Annie Dana, La signature du temps, Rougier, 2017.
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On a beau nier le passage du temps, il laisse en nous sa
signature. On a beau recouvrir celle-ci de fards sur le visage, de
"follicules déposées par couches sur [la] mémoire", elle reste là,
invisible et gravée en nous, jusqu'à ce qu'un instant de lucidité
vienne gratter les artifices de la vie. C'est ce moment de lucidité qui
est à la base de ce recueil.
"Pourquoi faut-il qu'aujourd'hui
délaissant mon illusion
je veuille goûter
une seule fois
la saveur de l'inexorable ?"
Face à ce moment où il faut regarder le temps en face, les
réactions sont diverses. Le prisonnier, "front contre l'œilleton",
guette anxieux le visage du parloir ; le bavard qui a prolongé la
soirée "au festin de la parole" mendie une dernière réplique en
accompagnant le dernier invité ; la chrysalide hésite à briser son
cocon, redoutant la vie "depuis qu'elle la savait mortelle". La plus
émouvante est sans doute cette femme étendue dans la nuit sur un lit
défait, "les yeux clos / déjà nue / qui ne dort pas / ne rêve pas /
n'attend personne", ouverte à "la caresse du temps".
Car il y a aussi un temps complice : celui qui aime au
présent, oublie au passé, espère au futur. Il faut savoir lui faire
confiance même si, parfois, l'homme imprudent mélange les temps. Que se passe-t-il quand on
conjugue aimer au passé, oublier au futur ? Dure épreuve, mais c'est
aussi "faire la part belle aux sentiments" que de conjuger tout à
l'envers... Alors, il ne reste plus qu'à attendre le dernier temps,
celui du détachement, "immobile et glacé / ultime escale après tant de
haltes / de passions dévorées / d'illusions combattues".
De la peur à
l'apaisement, les instants volés au temps sont ici évoqués avec
pudeur, à travers des images riches, des rythmes sonores, des
sensations brutes, des réflexions lucides et parfois désabusées. Il se
clôt sur la seule nécessité qui surnage "dans le vacarme des orages" :
survivre.
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Sonia Ristic,
Une île en hiver, Le Ver à Soie, 2017.
Ne la cherchez pas sur la carte : elle n’y figure pas. Et surtout, elle
n’a pas de nom. Comme dans les contes, c’est l’île, tout simplement, la
ville s’appelle la ville, le village le village, et le château, le
château. Quant à ses habitants, ils portent des noms mythologiques,
avec le léger décalage d’une référence assumée. On y croise « Pandora
comme la femme qui a la boîte », « Ulysse comme le voyageur », « Salomé
comme celle qui dansait », « Abel comme le préféré de Dieu ». Alors on
assume la fonction mythologique, mais toujours avec un léger décalage.
Pandora sort de sa toute petite boîte les contes qui constituent la
mémoire de l’île, Ulysse parcourt sans fin le chemin du village à la
ville pour porter les prophétie d’une vieille gitane, et Abel…
Abel ne vient
pas mourir, mais tuer. Orphelin et amnésique, innocent comme Abel, il
débarque un beau jour pour prendre possession de la maison du docteur,
qui lui a été léguée en héritage. Mais d’emblée, tout est à nouveau en
décalage, au point que l’on peut se demander s’il ne rêve pas, ou s’il
n’est pas mort et passager de Charon — car le batelier s’appelle tout
simplement « le passeur »... Tout autour du bateau dansent les
baleines, et personne ne s’en étonne. Il a l’impression de « passer
dans un autre temps », de « traverser le miroir », de « venir d’un
autre monde ». Il faut dire que ce « golden boy, l’enfant chéri du
nouveau millénaire », prisonnier de la spirale du temps qui passe trop
vite, pense tout savoir parce qu’il est au courant de tout ce qui
survient et qu’on oublie le lendemain. Le reste, la mémoire, est « le
luxe de ceux qui n’ont que du temps ». Homme sans passé, mais à cause
de cela, sans autre avenir que la course infinie après le présent, il
entre dans un monde où le temps s’est arrêté, au sens propre : de même
que l’île a rompu avec l’espace des hommes, le campanile a cessé
d’égrener les heures, les hommes ont arrêté de mourir, l’automne s’est
suspendu dans un été indien hors saison, la partie d’échec entamée
entre le maire et l’apothicaire s’est interrompue sur un mouvement
impossible à achever. On attend. Qui ? Abel. Quoi ? Le retour du temps,
l’arrivée, enfin, de l’hiver, la possibilité, enfin, de mourir.
« Ici,
vous retrouverez beaucoup de choses qui ont disparu », dit simplement
le passeur au voyageur stupéfait. Et d’abord, Abel retrouvera la
mémoire, par de vagues réminiscences, par les histoires de Pandora, par
les révélations de la Vieille, par les dessins abandonnés par le
Docteur… Ce passé, se monde d’au-delà du miroir, il ne faut surtout pas
le révéler. Il est fait de contes étranges et significatifs, comme la
partie d’échecs entre le maire et l’apothicaire pour savoir lequel des
deux épousera la comtesse, et qui reste en suspens parce que nul ne
peut se décider à la victoire, ni à la défaite. À tel point que la
comtesse en dépérit, puis en meurt… Une partie dont l’enjeu, comme dans
le
Septième sceau de Bergman, est l’autorisation, pour le gagnant, de mourir en premier... et donc de retrouver la comtesse dans la mort.
Le passé est
fait de symboles forts, comme les voiles de deuils enterrés pour qu’ils
puissent refleurir. De prédictions qui attendent sans fin leur
réalisation, comme la chute d’Ulysse, le passeur d’oracles courant sans
fin du village à la ville, pour remettre en marche le temps. D’étranges
pratiques, comme les soins paradoxaux administrés par le Docteur. De
scènes inspirées, comme l’arrivée des gitans sur douze barques menées
par la Vieille, juchée sur un piano à queue. De fatalité paisiblement
acceptée, comme celle du jeune homme si timide qu’il n’a jamais levé
les yeux et qui tombera incontinent amoureux du premier qu’il
regardera. De moment forts et dignes, comme le renvoi de Dieu par un
curé désespéré : « Va-t’en. C’est chez moi, ici. Cette île et cette
église, c’est chez moi, et Tu n’es plus le bienvenu. » Et toutes ces
histoires s’imbriquent les unes dans les autres avec la logique des
contes. C’est cela qui fait la force de ce court roman, dont on ne peut
perdre une ligne. Pour que la logique reprenne ses droits, il faut que
« l’enfant chéri du nouveau millénaire » assume son nom d’Abel, « le
préféré de Dieu », mais d’un Dieu qui a déserté l’île. Il faut que le «
treizième mort », comme un messie inconscient de son rôle, vienne
consoler la dernière mère,
mater dolorosa
qui s’ignore. Oui, il y a une dimension religieuse dans ce récit qui a
mis Dieu à la porte, par des symboles plus ou moins apparents, et par
la place donnée à la parole — la « Bonne Parole » — dans l’avènement du
dernier jour : les récits de Pandora, mais aussi ceux qu’il faut
apporter aux mères pour qu’elles puissent faire leur deuil, et ceux que
chacun porte en lui sans savoir à qui il doit l’adresser. Si Abel,
l’homme sans mémoire ni passé, délie le temps en souffrance, c’est
aussi parce qu’il ignore tout et donne au récit la nécessité de se
dérouler.
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Werner Lambersy, Départs de feux, Tipaza, 2017.
« Jamais / un poème n’a empêché la guerre »
C’est sur un
constat amer que ces feux de poésie prennent leur départ. Les images
négatives semblent s’accumuler dans une atmosphère de guerre, de
cruauté, de désolation. On coupe les pattes aux oiseaux du paradis, la
meute suit les curées et l’on attend le jour où le dernier homme tuera
l’avant-dernier. L’éternité passe-t-elle dans le visage lumineux d’une
fille ? Le métro avale tout.
Et pourtant, ces
notations ne parviennent pas à troubler une sorte de sérénité qui n’est
pas résignation, mais attention permanente, ouverture du corps et de
l’âme aux petites épiphanies du quotidien, et qui s’amplifie tout au
long du recueil. La mort est proche, et peut-être la fin du monde ?
« Ce n’était pas
Prévu pour une éternité
Ni même un temps
Pas pour tout le
Temps mais longtemps »
Il y a chez
Werner Lambersy un art de l’éphémère qui permet de retrouver l’éternité
dans un instant hors du temps. « Pourquoi se rappeler / Le jour le
siècle /ou l’heure », quand on est si bien sous un arbre, la tête à
l’ombre, « Les pieds dans l’herbe / Sans demander / Ce que trille la
merlette » ? Dans le rythme court du vers, ample du poème, le moment
qui passe et que l’on voit passer illumine la conscience de sa
disparition. Le poème se déploie alors simultanément au niveau de
l’homme et du cosmos, qui ne font plus qu’un dans des images d’une
évidence foudroyante. Si Dieu, pour Moïse, était celui qui est, il faut
préférer l’inverse — le néant, la trace impalpable, « une ombre / De
mouette / sur la plage plus émouvante / Que dans le ciel ».
Alors, le
recueil devient une célébration des sens, de la femme, bien sûr,
omniprésente dans l’œuvre du poète, mais aussi des cinq points de
contact entre l’homme et le monde, entre l’éphémère et l’infini.
L’ouïe, lorsque les coquillages, sur la plage, font « un remue-ménage
de vaisselle ». La vue, lorsque l’obscurité « n’est plus qu’un clapotis
d’astres / contre le quai désert de l’univers ». Le goût, lorsque le
cosmos devient un brouet, « une soupe brûlante puis froide / Puis
l’assiette est vide ». Le toucher, lorsque les fumées glissent comme un
porte-jarretelle « Sur le galbe lisse des cuisses / De l’usine atomique
». L’odorat, avec le vent de mer, « bagué / D’oiseaux / Et d’iode à
chaque doigt ». Le monde entier est un appel à s’ouvrir, au minuscule
détail qui donne accès à l’infini, à l’instant qui contient l’éternité.
Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap. La chute de la grand-roue, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.
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Aurélien Delsaux,
Sangliers, Albin Michel, 2017.
« Oh, pitié pour les hommes fatigués d’histoire. Oh, que ce fleuve de
sang s’écarte de nous. » La prière, hallucinatoire, conclut un des
passages les plus bouleversants de ce roman hors normes. Et si les
hommes, ballottés par la violence et leurs instincts primitifs,
retournaient à la bête ? S’ils déboulaient comme une harde de sangliers
pour nous poser la question fondamentale, l’existence du mal, avant
d’être emportés par un fleuve de sang issu du fond des âges ? « Aie la
patience d’écouter. Quand tu croiras ta besace d’histoire suffisamment
pleine, soupèse et pense bien : de la paix ou de la guerre future,
chaque bonhomme est en chaque instant comptable. »
Oui, comptable, car «
Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes », rappelle Dante,
invoqué en épigraphe. Et des bêtes, il n’en manque pas dans le petit
hameau des Feuges, « entre la bande bleue du Rhône et les masses grises
des Alpes ». Autour de Lionel, le personnage central, suivi durant les
cinq années de son adolescence, le père, d’abord, surnommé le Chef,
grand chasseur et grand chômeur devant l’éternel, semblable au tigre
qui s’amuse avec sa proie blessée. Fils d’un premier lit, le demi-frère
Matthias, ensuite, surnommé le Singe, un enfant noir humilié
quotidiennement, pour la couleur de sa peau, pour son intelligence,
pour sa culture — ne se met-il pas à étudier le Cid par cœur ? La mère
commune n’est appelée que la Grosse, et ne sort de son mutisme que pour
de longs délires inspirés. Mais tiraillé par ses dissensions
politiques, le village tout entier se divise bientôt en « Moutons noirs
» (l’extrême gauche) et « Jeunesse identitaire », dont le logo figure
un sanglier sur fond bleu. Les deux camps ne connaissent que la
violence, manifestations musclées ou ratonnades. D’entrée de jeu, le
sang. Le sang de Lionel, qui « ne cessait pas de lui pisser du nez ».
Petit ruisseau qui finira, comme le flot rouge des Jugements derniers
byzantins, par se répandre sur le monde. Oh, pitié pour les hommes.
Sans doute,
certains personnages résistent à la métamorphose. Ils ont encore un
pied dans l’art — « La littérature, n’est-ce pas, c’est l’outil qu’on a
inventé pour ne pas redevenir des bêtes ». Le sculpteur Gottschalk
connaîtra la gloire ambiguë d’une exposition. Max, le séminariste
défroqué devenu cafetier, peint secrètement des icônes dans son
arrière-boutique. L’instituteur écrit tout aussi secrètement un grand
livre contre le fascisme. Mais l’idéal peut-il encore sauver le monde ?
L’art n’est-il pas tout imprégné de cette réalité sordide dont il ne
parvient pas à se dégager ? Le peintre trouve les visages des saintes
dans des revues pornographiques. Cherchant en vain le modèle de Judas,
il est prêt à lui donner son propre visage, symbole de la trahison
fondamentale de l’artiste. Quant à l’instituteur, pour connaître le
succès, il finit par écrire un roman violent et orgiaque. Non, le salut
ne viendra pas de l’art. Trop de compromissions.
Il faut renoncer
à raconter les péripéties de cette épopée d’un village, à évoquer les
personnages hauts en couleur qui s’y bousculent, à faire passer le
souffle de la phrase qui, par moment, l’anime. Les protagonistes,
d’ailleurs, sont moins les hommes et les femmes qui parlent et
gesticulent que les forces de la nature, arbres et animaux, divinités
sanguinaires ou tutélaires hissées à la dimension de symboles. Les
sangliers, bien sûr, qui ont donné son titre au roman, à la fois
solitaires (c’est ce que signifie leur nom de
singularis porcus)
et rassemblés en hardes. Les serpents, qui balisent le récit sous forme
de sculpture, de nœuds de couleuvres, de dépouilles de vipères, ou
écrasés par la Vierge dans les sermons du curé dépressif. Les arbres
tour à tour protecteurs, détournant les balles meurtrières, ou
menaçants, laissant sourdre du sang. Symboles de fidélité, de
constance, d’enracinement dans l’Histoire, ils peuvent inciter au repli
identitaire. Mais pour le petit « Singe » sauvé par la littérature, ce
sont aussi des « accoucheurs de livres ».
Ces indices
parsemés tout le long du roman — les arbres, les sangliers, les
serpents, le sang, mais aussi des thèmes plus généraux, les invasions,
les récits, la fuite… — constituent une trame sous-jacente qui donne
sens à l’histoire, foisonnante, révoltante, parfois. L’invasion des
sangliers, des mouches, de l’eau (l’inondation), des voleurs dans les
églises ouvertes, des citadins gagnés à la permaculture, ne fait que
sensibiliser à des peurs plus sournoises : l’invasion des
nord-africains, pour les uns ; l’invasion des idées fascistes, pour les
autres. Renvoyés dos à dos, moutons noirs et sangliers bleus sont en
fin de compte tributaires d’une Histoire arrêtée, figée, au nom de
laquelle ils sont prêts à tout. Il ne faut pas dévoiler la fin,
glaçante, difficilement supportable. Mais une des clés qui permettent
de la comprendre réside sans doute dans les délires de la Grosse, dans
les contes du grand-père, dans le roman de l’instituteur. « Tiens-toi
loin de la forêt, trésor, prophétise la mère, — ne rejoins pas les
arbres — prends garde aux autres qui veulent t’y mener — prends garde à
tous les autres — reste avec moi », et de dénoncer l’ensorcellement de
son fils, sa métamorphose en « serviteur de la forêt furieuse »,
annonçant sa trahison : « Des torrents de sang — sauvez-le, c’est mon
dernier, c’est le seul qui restera ».
Les récits,
mythes, légendes, fictions ou délires, sont comme le masque signifiant
de ce roman ancré dans un monde réel, ou du moins vraisemblable. Les
légendes sur les gitans, qui ont volé les clous du Christ pour en
vendre la ferraille, expliquent la méfiance dont ils font l’objet bien
plus que la réalité des faits. Les inscriptions illisibles d’une pierre
tombale portent des noms plus terribles que si l’on pouvait les
déchiffrer. Et le roman sanglant de l’instituteur se clôt par une
phrase qui pourrait servir de conclusion à celui d’Aurélien Delsaux : «
Peut-être nous. » Tout homme est en fuite de ce qu’il n’ose regarder en
face. La violence traduit sa peur. Alors, avant de condamner,
posons-nous la question : Peut-être nous.
Dans ces
conditions, ni l’art ni la littérature ne peuvent sauver le monde. À
moins que… Ce qui transcende la brutalité sauvage de ce roman, c’est la
langue, ample, inspirée, bien loin de ce « français pointu, sans un
gramme de gras dans la langue : sans tache au tablier, sans boue au
soulier » des citadins. Comme dans les « racontées » du grand-père,
c’est au contraire un français « sur mesure », ou se mêlent « des
expressions déguenillées de patois, la roture de l’argot et le grand
endimanchement des dictionnaires ». Une langue qui réconcilie, dans un
même souffle, tous les niveaux de langages et tous les mots de la
création. Oui, sans doute, c’est la langue, ainsi maniée, qui nous
retient de redevenir des bêtes.
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Stéphane Héaume,
Dernière valse à Venise, Serge Safran, 2017
Il est des
récits gigognes dont les éléments s’emboitent avec une telle précision
que l’organisation en fascine tout autant que le récit ou l’écriture.
Stéphane Héaume convoque ici, si discrètement que l’on hésite à s’en
apercevoir, la musique, le ballet, le cinéma, la peinture, la
littérature, sans oublier les allers-retours subtils entre réalité et fiction,
dans un jeu foisonnant de miroirs affrontés.
Le titre semble déjà marier la
Mort à Venise de Visconti et le
Dernier tango à Paris
de Bertolucci. Le rapport ? Une liaison amicale ou amoureuse, mais
trouble, entre deux personnes séparées par l’âge, dans une atmosphère
de délétère déréliction. L’épigraphe empruntée au
Printemps romain de Mrs Stone,
de Tennessee Williams, confirme la piste, celle d’une
femme vieillissante rencontrant un jeune homme, dans une « dérive
infinie du temps et des êtres ». Aussi, comment ne pas penser, en
ouvrant le livre de Stéphane Héaume sur la passacaille de
Jean-Sébastien Bach, au célèbre ballet de Roland Petit,
Le jeune homme
et la mort, dansé jadis sur cette musique ? Thème également illustré par un
tableau d’Albert Besnard reproduit à la fin du récit, représentant la
mort sous la figure d’une prostituée aguichant un jeune homme. Autant
de miroirs placés autour du récit principal et qui en renvoient des
reflets à chaque fois légèrement déformés.
Car il est bien
question, dans ce court récit, d’une rencontre entre un quarantenaire conservant quelques
attraits d’une jeunesse encore proche et une septuagénaire gardant de
sa jeunesse déjà lointaine de superbes jambes de danseuse de revue —
comment ne pas penser à celle qui dansa jadis le ballet de Roland
Petit aux côtés du tout jeune Noureev, Zizi Jeanmaire, avec des jambes, disait
Boris Vian, plus longues que son corps…
La rencontre
emprunte son décor à un café de Venise. Scène de séduction, scène de
mensonge : Rodolphe Marchant, agent immobilier ruiné et à la rue, se
fait passer pour Rodolfo Marchanti, ténor à la Scala. Il nargue le
pronostic fatal que vient de lui infliger un médecin en se payant une
dernière tranche de rêve — la passacaille de Bach joue
sotto voce
sa basse obstinée : en courtisant l’inconnue, le jeune homme ne
danse-t-il pas avec sa propre mort ? Qu’importe ! Grâce à une curieuse
coïncidence
et à la malice du nombre 7, le jeune homme déjà vieux et la vieille
femme toujours jeune passent ensemble une semaine idyllique. Jusqu’à ce
qu’il découvre à son tour que sa compagne lui ment.
Dorothy White se métamorphose en Dorotea di Posa Alba et... laissons un
peu de surprise au lecteur. La fin, avalée par la grande ombre du
campanile, semble rendre l’un et l’autre à la grisaille de la « vraie
vie ». La passacaille grince, l’inconnue de Besnard grimace de ses
trente-deux dents.
La fin ? Pas si
vite ! Il reste le miroir le plus sournois du roman : la réalité qui
l’a inspiré, s’il faut du moins en croire la « note de l’auteur » qui suit :
Dorothy / Dorotea s’y transmue en Dorothée Blanck, comédienne qui a
joué dans les films de Jean Renoir, de Jean-Luc Godard, d’Alain
Resnais et croisée par hasard par le romancier… « J’ai assisté à la scène qui ouvre ce récit — à peu près la
même », nous assure Stéphane Héaume. Croix de bois, croix de fer.
Il le dit, c’est vrai, d’ailleurs on connaît Dorothée. Mais on tourne
les pages, l’inconnue de Besnard lève ses jupons et la passacaille de
Bach n’a pas fini son entêtante ritournelle. On retrouve le récit, ou un autre récit, avec les mêmes personnages, plus
tard, autrement, et curieusement le rapport des âges s’est inversé. Comme si, une fois de plus, on était dans un miroir. Pris
entre les lames de ciseaux de la fiction, la réalité abdique. Qu’on lui coupe
la tête.
Incroyable récit
où tout devient signifiant, où les clins d’œil donnent des clés de
chambres closes, où le théâtre a plus de réalité que la vie. L’amour
devient un ballet que Rodolphe donne à un public imaginaire, tandis que
passent, grimés, les personnages de sa vie. Les brumes de l’alcool sont
un rideau tombé sur lui. L’opéra chanté à la
Fenice lui parle de son
amour impossible. La confusion entre fiction et réalité atteint son
apogée dans quelques pages fulgurantes où Rodolphe s’identifie, « à
travers le tumulte d’une salle fantasmée », à l’amour de jeunesse de
Dorothée, mort cinquante ans auparavant en ange foudroyé. Un petit livre
fascinant dont on n’a sans doute pas fini de démêler les allusions, mais qui nous emporte dans sa valse.
Voir aussi
: Sœurs de sable.
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Louise L. Lambrichs, Quelques lettres d’elle, La rumeur libre 2017.
« On n’écrit jamais le roman qu’on imagine, mais toujours un autre, et
c’est en quoi l’existence ressemble beaucoup plus à un roman que bien
des romans à l’existence. » Nous voilà avertis… Les cent lettres d’une
femme qui signe simplement L. (et non L.L.L., bien sûr, même si la
narratrice est romancière !), précédées d’une « note sur l’origine et
l’établissement du manuscrit » ne constituent pas un roman (le terme
n’apparaît nulle part), mais tout au plus un « cadre romanesque »
(concède la quatrième de couverture) : un ensemble de courriers et de
poèmes dont toute cohérence a été sciemment écartée. Retrouvés, précise
la note, dans un ordinateur découvert dans une demeure de province, ils
avaient été disposés par leur auteur dans un ordre dont la logique n’a
pu être reconstituée. Un « classement à plusieurs entrées, crypté par
un ensemble de chiffres et de lettres associant divers paramètres »
tellement complexe, sinon incohérent, que l’éditeur a préféré y
renoncer ! Du reste, un choix arbitraire d’une partie de ce courrier et
l’absence volontaire de réponses ne permettent pas la reconstitution
d’une correspondance dans sa continuité chronologique ni thématique.
Pourquoi cette
présentation ironique ? Sans doute pour rendre sensible l’idée qui
traverse le livre : toute théorie préalable fausse la pensée et empêche
une vision sans a priori de la réalité. C’est à mon sens l’aspect le
plus séduisant de ce livre, de faire, en quelque sorte, de la pensée le
sujet, sinon un personnage à part entière d’un roman. « Penser par
soi-même, c’est toujours penser dans les failles des théories
dominantes » proclame la signataire. Revendiquant la singularité de sa
pensée, elle oppose la réalité du monde qu’elle perçoit au réel qu’elle
construit. Le réel n’est pas ce que nous nommons les « réalités », «
mais ce qui échappe aux théories qui tentent de le cerner ». De là les
malentendus qu’elle dénonce de lettre en lettre à ses correspondants.
Ceux qui croient parler du réel ne parlent que des réalités
conjoncturelles : ils pensent s’accorder sur celles-ci, mais divergent
profondément sur celui-là. Ils ne peuvent conclure que des accords
imaginaires, sinon stratégiques, qui ne peuvent durer bien longtemps. «
C’est de ces imaginaires, présentés comme du réel, que naît toute
guerre ». Et c’est vrai en particulier des hommes, champion des
systèmes abstraits, qui « pensent avec une ceinture psychique de
chasteté » !
Opposition
certes classique, mais qu’elle élargit dans une réflexion originale,
familièrement baptisée PPP (petite philosophie portative) et qui se
résume en une équation : Réel = Être = Possible = Inconscient. Le Réel
est l’Être, dont chacun fait partie, et se constitue de tous les
possibles que chacun parvient à exhumer de son inconscient. En
s’interrogeant sur soi, l’écrivain met au jour « un réel humain » qui
contient une part de vérité inaccessible par la réflexion, sanglée dans
ses théories préalables. « La vérité ressemble à la Lune, elle a
toujours une face cachée. De profil, chacun n’en voit que la moitié.
L’autre moitié, la voix portée par un souffle unique, se trouve dans la
littérature. » Parce qu’elle donne accès à l’inconscient, source de
toute création, la littérature permet d’échapper à la dictature des
théories et des cadres de pensée dans lesquels on enferme le réel comme
dans un lit de Procuste, l’amputant de la moitié de ses possibles, donc
de son être. Seuls les écrivains ont les yeux ouverts, quand les
intellectuels ont du mal à penser sans théorie préconçue. « Toute
théorie fonctionne comme une forme d’empêchement à la pensée du monde. »
Voilà qui
explique le refus de classer ces lettres selon un ordre préalablement
fixé qui en réduirait les potentialités de lecture. Mais aussi le refus
d’un roman conjoncturel, qui resterait au niveau de l’anecdote —
l’intrigue amoureuse qui le traverse reste ténue, le lecteur ne saura
en fin de compte pas grand-chose de l’un ni de l’autre des
correspondants ; seul un court passage, savoureux, racontant la visite
d’un professeur sujet à des crises de sommeil subit, sacrifie pour un
moment au plaisir de la narration. Le lecteur inattentif se demandera
sans doute quand le récit va commencer. Il ne remarquera pas,
précisément, qu’il est en son cœur. Récit, plutôt que portrait, d’une
âme rebelle, d’une incroyable lucidité sur elle-même et sur les autres,
sans concession, mais l’humour acéré et la répartie immédiate. On se
délecte d’un billet d’humeur à un correspondant dont la lettre, « aussi
plate qu’une poitrine de mannequin anorexique », l’a mise dans une
humeur de dogue ; d’une réponse à un éditeur qui a refusé un manuscrit
; d’un courrier perplexe au Professeur qui fait le « bien grand honneur
» de s’intéresser à son œuvre, mais qui n’y cherche que l’écho de ses
propres pensées ; d’une lettre acide au critique littéraire qui lui
adresse un article qu’elle estime sans rapport avec son œuvre ; du
congé donné à un psychanalyste qui l’a suivie mais qui ne peut
concevoir l’âme de sa patiente qu’à travers la sienne... Ces
correspondants n’apparaissent qu’en creux dans les réponses à leurs
propres lettres. Mais qu’importe leur « réalité » ? Un même et
pitoyable « réel humain » se dégage de ces réponses : tous sont
obnubilés par leurs problèmes, par leur personne, par la cohérence de
leurs théories dans lesquelles ils voudraient bien plier la mystérieuse
et rebelle L.
Plus
profondément, cette manière de ne définir les personnages qu’en creux
rejoint la thématique de la présence et de l’absence qui traverse le
roman. Dans une maison ouverte, qui accueille famille et visiteurs de
passage, professeurs en vadrouille et romanciers sans le sou, au milieu
des « êtres charmants et fantaisistes » qui l’égaient, l’absence de
l’homme aimé est d’autant plus sensible. Mais n’est-ce pas cette
absence qui permet à la narratrice de développer une « secrète présence
en [elle] » qui donne à sa pensée une respiration nouvelle ? Familière
des « abîmes échappant aux regards des dieux », elle se nourrit de ces
failles dans la réalité qui donnent accès au grand magma souterrain du
réel. « Je vous parle, moi, d’un abîme intérieur auquel j’ai
régulièrement affaire, un gouffre obscur plein de ciels ouverts à tous
vents et où viennent s’imprimer des lettres, des phrases, des images
qui s’arrachent tantôt péniblement, tantôt brutalement et sans
difficulté de mes ombres intérieures. » Pour le lecteur attentif, les
failles de la narration sont autant de fenêtres ouvertes sur ces
abîmes, et l’écriture tout en finesse de Louise L. Lambrichs, attentive
au mot juste et à l’image percutante, en donne une image d’autant plus
terrible.
Voir aussi
: Mapensa, Les amants de V., Bris & collages. Sur le fil, envolées. La vie ça finira un dimanche.
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Dominique Le Brun,
Antarctide, le continent qui rendait fou, Omnibus, 2017.
« Les scientifiques et les enquêteurs le savent bien : chercher ce qui
n’existe pas conduit parfois à de grandes découvertes. » Encore faut-il
s’être convaincu que ce qui n’existait pas pouvait bien exister. Et
pour cela, on peut faire confiance à l’imagination des écrivains, à la
mauvaise foi des explorateurs, à la rapacité des commanditaires, à la
crédulité des lecteurs… À l’homme, en somme. Il est si facile de le
faire rêver, de l’appâter, de le convaincre. Un mot parfois suffit.
Antarctide, avec ses échos inconscients d’Atlantide… Et les
imaginations s’enflamment !
Curieuse
histoire, que celle d’un continent austral aux promesses mirifiques.
Elle commence par des conclusions farfelues tirées d’une observation
judicieuse. Les Grecs avaient démontré la sphéricité de la terre, un
bon point… mais en avaient conclu qu’un continent austral était
nécessaire pour l’équilibrer, un « envers », un « Antichtone » ou des «
antipodes » marchent bien évidemment la tête en bas, vingt siècles
avant la découverte de la gravitation universelle… Même si les
universitaires médiévaux, plus pratiques, avaient observé sans
l’expliquer que les mouches pouvaient bien faire le tour d’une pomme…
C’est Aristote
qui baptise, et durablement, Antarctique ce continent supposé… Mais la
théorie (exacte) d’une alternance entre zones chaudes et tempérées
entraîne à concevoir un Antarctique tempéré au climat propice à la
culture. Les préjugés sont tenaces. Ce savoir, à peine maintenu par
quelques savants médiévaux mais négligé, voire combattu parce que
contraire à la conception religieuse du monde, se transmet aux
explorateurs avec tous ses fantasmes.
Un voyageur
aujourd’hui bien oublié va donner un nouveau souffle au mythe d’une
idyllique « Terra Australis Incognita ». Au XVIe siècle, Gonneville
découvre un rivage paradisiaque peuplé de bons sauvages accueillants
et… ramène avec lui le fils du chef de la tribu. Preuve irréfutable !
Hélas, il est incapable de reconduire ensuite son invité dans sa
famille et, désolé de ne pouvoir tenir parole, l’adopte. La mythique
terre de Gonneville est née, et entretient les illusions des Européens.
Son histoire est rocambolesque. Elle commence un siècle plus tard,
lorsque Louis XIV taxe les étrangers et leurs descendants : ceux du
chef indien doivent alors démontrer, pour y échapper, qu’ils se sont
retrouvés malgré eux en France, et déterrent un récit qui « pourrit
dans les poudres du greffe d’une amirauté » ! Voilà relancé le mythe de
la terre de Gonneville !
Qui cherche
trouve. Un Normand finit bien par la dénicher, au Brésil, car la «
belle et grande rivière » qui le traverse évoque « celle de l’Orne qui
baigne les murs de Caen en cette province de Normandie », ça ne
s’invente pas. Il est vrai que grâce à Cook la Tamise coule en
Nouvelle-Zélande. On reconnaît ici le vieux ressort des grandes
découvertes (y compris des explorations spatiales !) : retrouver une
terre d’accueil favorable si semblable à la nôtre qu’on peut lui donner
les mêmes noms, ou des noms tout droit tirés de la Bible. Les îles
Salomon sont ainsi un souvenir d’Ophir, la mythique contrée dont le roi
biblique tirait ses richesses.
Du moins pour les plus honnêtes des
explorateurs. Car il y a aussi d’authentiques escrocs. Kerguelen, qui
ne parvient pas à débarquer sur un archipel à cause du mauvais temps,
revient dire à Louis XV qu’il a découvert une mythique terre
d’abondance et obtient des subsides et un avancement pour la coloniser.
Mais cette « découverte » sert surtout à justifier son retour prématuré
avant l’aboutissement de sa mission primitive, et l’abandon d’un de ses
navires, afin, prétend-il, d’assurer à la France la possession de cette
colonie. Le retour du bateau abandonné rétablira les faits et Kerguelen
sera condamné. Quant à Queirós, il déduit l’existence d’un continent
austral d’indices aussi vagues que les secousses sismiques qu’il ressent
sur une île, si importantes qu’il en déduit à une superficie plus
grande qu’il n’y paraît ! À la couleur de la peau des indigènes, il
conclut à la douceur du climat : c’est sûr, il a découvert le continent
paradisiaque recherché depuis l’antiquité !
L’accueil en
Occident de ces vraies fausses découvertes est tout aussi irrationnel
et a des conséquences inimaginables. Parfois, tout simplement,
l’incrédulité : on découvre tous les jours des terres inconnues, cela
en devient lassant… Torrès repère par exemple un détroit grâce auquel
on peut habilement négocier les courants pour passer vers le Pacifique
par le nord de l’Australie : son rapport est aussitôt enfoui dans les
archives espagnoles. Parfois, le retour est plus saugrenu encore. Le
monde ayant été artificiellement divisé entre puissances occidentales,
certains explorateurs sont tout bonnement incarcérés à leur arrivée
pour avoir outrepassé les autorisations ! Il ne suffit pas d’être
conquistador : il faut que cela se fasse dans les règles, et pouvoir
convaincre les puissants.
En revanche,
lorsqu’un navigateur a le bagout « d’un agent immobilier ou d’un
voyagiste », ses boniments peuvent lui attirer fortune et faveur
royale. Les profits que l’on peut escompter sont le critère principal :
on estime que Drake a rapporté à ses commanditaires (dont la reine
d’Angleterre) un profit de 4700 %. La popularité des récits maritimes
entraîne un autre phénomène : la recherche du pittoresque, qui fera du
récit de voyage un genre à la mode, et rentable pour les éditeurs. Dans
la course aux richesses de l’Orient, d’ailleurs, les terres australes
n’intéressent qu’indirectement, pour servir d’escale aux vaisseaux de
commerce. Tous les arguments sont alors bons : Bouvet de Lozier insiste
pour que les îles qu’il découvre soient converties par les Français
catholiques avant que n’y débarquent des protestants ! Plus pratique,
Cook prédit le plein emploi que susciterait dans les usines anglaises
un commerce avec les nouvelles contrées…
La découverte du
monde est donc, avant tout, un récit. Récits mythiques qui font partir
les explorateurs. Boniments de camelot qui leur ouvre les caisses de
riches financiers. Mémoires justificatifs qui tâchent d’excuser leurs
échecs, ou leurs crimes. Parfois, la réalité se rappelle cruellement
aux hommes. Le mythe du « bon sauvage » peut devenir dangereux pour
ceux qui y croient mordicus. Lapérouse, après avoir vu ses hommes
décimés sur l’île Samoa, exprime sa colère contre les philosophes qui
leur ont parlé d’hommes pacifiques. « Ce malheureux Lamanon, qu’ils ont
massacré, me disait la veille de sa mort que ces hommes valaient mieux
que nous. » Un des grands mérites du livre de Dominique Le Brun — outre
son incroyable érudition et le pittoresque des anecdotes — est de
décortiquer les préjugés fatals et les erreurs d’analyse qui se
révèlent meurtriers. Croire, par exemple, qu’un civil ne peut diriger
une expédition militaire. Ou qu’on explore un continent glacial « à
l’anglaise », avec des chevaux, et non « à la norvégienne », avec des
skis. Privilégier « une sorte de mystique de l’effort humain » qui fait
préférer une mort héroïque à la reconnaissance d’un échec.
De l’antiquité à
nos jours, l’Atlantique prend ainsi des formes diverses résumées dans
les sous-titre des différentes parties : un continent tour à tour
deviné, fantasmé, entr’aperçu, (enfin) accosté, (hélas) sublimé, et
aujourd’hui menacé. Car à force de le découvrir et de le perdre, il
faudra bien faire la part de la vérité et du mensonge ! Lorsque
Dalrympe publie une carte du continent austral fondée sur sa seule
imagination, la Royal Navy a le bon réflexe : elle envoie le capitaine
Cook s’assurer que les terres représentées… n’existent pas ! Ce voyage
apparemment inutile aura une conséquence décisive : on comprend que le
mythique continent tempéré est un leurre et que l’Antarctique n’a aucun
intérêt ni colonial, ni commercial. Il ouvre la voie à des explorateurs
mieux motivés.
Mieux motivés ?
Voire ! Car la graisse et la peau des baleines et de phoques est très
recherchée… Le XIXe siècle sera peut-être moins crédule, mais tout
aussi rapace. Avec cette conséquence inattendue : comme les
explorateurs ont massacré tout ce qu’ils pouvaient trouver sur les
côtes, ils sont forcés de s’enfoncer dans le continent et de
l’explorer… On voit alors d’autres types de comportement. L’intérêt
immédiat ayant disparu pour ces terres arides, glaciales et inhabitées,
il n’y a plus à cacher les routes pour éviter la concurrence
commerciale ou religieuse : au contraire, il faut proclamer ses
exploits urbi et orbi, et diffuser largement les informations dans la
presse ou dans le monde scientifique. Un nationalisme bien de son temps
s’en mêle. Dumont d’Urville est le premier à débarquer sur le continent
Antarctique. Comme Tintin sur l’île mystérieuse, il commence par y
planter le drapeau tricolore. « Notre enthousiasme et notre joie
étaient tels alors, qu’il nous semblait que nous venions d’ajouter une
province au territoire français par cette conquête toute pacifique. »
Pour d’autres, c’est le côté sportif qui prévaut : il s’agit de battre
des records, d’arriver avant son concurrent. Imagine-t-on la tête de
Scott lorsqu’il arrive enfin au pôle Sud, et qu’il y trouve… une lettre
d’Amundsen lui demandant de la transmettre au roi Haakon II de Norvège
! Dans ces contrées solitaires au climat rude, le XXe siècle ajoute le
besoin de repousser sans cesse ses limites, de pousser l’homme à ses
extrêmes dans une « étrange confrontation avec le mystère d’une nature
grandiose qui dicte ses lois ».
Est-ce à dire
que l’Antarctique a définitivement perdu sa capacité à susciter des
mythes ? Qu’il suffise d’évoquer la légende d’une base de sous-marins
allemands durant la guerre ou, plus près de nous, d’un garage
souterrain pour soucoupes volantes. Lorsque l’homme veut rêver, rien ne
peut l’en empêcher. Sinon lui-même, et ses propres erreurs. Car
désormais connu, colonisé, exploité, l’Antarctique est devenu un
continent menacé, en particulier par le réchauffement climatique et la
fonte des glaces. Et le lieu d’une prise de conscience écologique. Le
livre finit sur la visite qu’y fait en 2016 John Kerry, chef de la
diplomatie américaine et militant de la lutte contre le réchauffement
climatique. À nous, aujourd’hui, de protéger le continent qui nous a
tant fait rêver.
Histoire
insolite, pleine d’enseignements sur les comportements humains, mais
aussi truffée de récits de voyage à découvrir ou redécouvrir. Certains
ne manquent pas de poésie, comme le journal de Dumont d’Urville, qui
voit dans les montagnes de glace se dessiner d’étranges paysages. «
Quelquefois même on croirait avoir sous les yeux un joli village, avec
ses châteaux, ses arbres et ses riants bocages, saupoudré d’une neige
légère ».
D’autres
fourmillent de détails pratiques qui, avec le temps, ne manquent pas
d’un humour parfois involontaire. On apprend ainsi que le pôle sud fut
découvert par un Belge, Gerlache de Gommery, qui le premier osa
hiverner dans la banquise à bord du Belgica. Son audace prépare la
découverte du pôle Nord. Pratique, et soucieux d’éviter une
désespérante monotonie durant le repos forcé de l’hiver, il dresse
vingt-huit menus différents pour une même semaine, à quatre repas par
jours. Mais la variété réside surtout dans les noms des plats, toutes
les conserves ayant le même goût… Son cuisinier y découvre alors l’art
d’accommoder les restes : le troisième jour, les reliefs des deux
premiers sont mélangés pour un repas. Mais pour la fête nationale, on
se préoccupe de plats belges, avec du filet d’Anvers, du boudin de
Liège et… du pingouin royal rôti, sauce venaison ! Sa description de la
faune locale ne manque pas non plus de piquant. Le manchot impérial
ressemble, de dos, aux Frères des Écoles Chrétiennes : « Son énorme
embonpoint témoigne d’une préoccupation unique : il est bien évident
qu’un bon repas, suivi d’une paisible digestion, est à ses yeux la
grande affaire de la vie. » À la différence des petits manchots, qui
évoquent plutôt des philosophes et restent tranquillement où on les
pose…
Récits plus
dramatiques, parfois, mais combien plus instructifs ! Shackleton puis
Scott imaginent ainsi que l’on peut parcourir l’Antarctique sur des
poneys et négligent d’apprendre à skier. Sentimentaux comme peuvent
l’être des Anglais vis-à-vis des animaux, ils se préoccupent du sort de
leurs compagnons à quatre pattes, mais imaginent qu’ils partagent leur
conception britannique de l’héroïsme gratuit. Les poneys, écrit
Shackleton, refusent d’avancer lorsque les hommes s’attèlent à leurs
côtés, « force nous est donc de les laisser tirer seuls ». Certes, il
aura du chagrin de les voir mourir, après une longue souffrance, rendus
aveugles par la réverbération. Mais, pratiques, il accommode de viande
fraîche son quotidien.
Voilà donc un
petit bloc de fraîcheur, massif comme un iceberg avec ses 600 pages,
mais savoureux comme un glaçon dans un whisky, pour refroidir les
cervelles échauffées des explorateurs sans scrupules et pour donner aux
autres les recommandations de la meilleure conseillère : l’expérience.
Voir aussi
: Vauban, L’inventeur de la France moderne, Quai de la douane, C'est pas la mer à boire. Charcot.
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Patricia Castex-Menier, Soleil sonore, Rougier, 2017.
|
Visiter la Grèce n'a jamais été facile. Trop de passé se
bouscule dans la tête, rayonnant comme les souvenirs d'humanités
classiques, sombre comme ceux de la dictature militaire. Il s'y ajoute
désormais la gêne du touriste débarquant, avec l'insouciance des
vacances, dans un pays en crise profonde. "Bonne et mauvaise
consciences mêlées", il traverse ses souvenirs qui se projettent sur
les lieux, sur les instantanés d'une vie quotidienne brodée d'éternité.
Les éléments, les monuments, les hommes, l'Histoire se confondent dans
de courtes fulgurances qui deviennent poèmes.
Ici, c'est un poulpe pendu à une corde, séchant comme un bas
ou un porte-jarretelles — "La mer vient de faire / Sa lessive de petit
linge". Là, c'est la silhouette solitaire de l'outil appuyé contre un
mur. Ou le braiment couleur de rouille d'un âne amené à remplacer une
bicyclette ! Cette fusion des éléments animés et inanimés éveille à
l'occasion des résurgences mythologiques. Sisyphe et Empédocle ne sont
pas loin... La chèvre égorgée pour le festin du dimanche a des cris
d'Iphigénie.
Mais ces instantanés floutés par les images deviennent graves
lorsque les souvenirs de la dictature ce mêlent aux visions. Les ronces
déchirent les jambes comme les barbelés des camps. La parole se fait
furtive, le message est livré au hasard d'une bouteille à la mer, le
poème est révolte dérisoire — sinon aléatoire. Mais il témoigne,
éternellement, et en cela se délivre du temps, celui de la prison, ou
celui des vacances.
Poèmes roulés
dans le papier a cigarette,
comme des corps dans le linceul
jetés par-dessus bord.
Les bourreaux
butteront plus tard
sur les mots retrouvés au rivage |
Léo Beeckman,
Poèmes quantiques, maelstrÔm reEvolution, 2017
Pour tous ceux — et ils sont nombreux, aussi nombreux, en fait, que
ceux qui l’ont rencontré — qui se désolent de ne plus voir la figure de
Léo au détour d’un salon du livre — toujours souriant, toujours
attentif à l’autre, perpétuel dispensateur d’une amitié inépuisable —
un recueil de poèmes retrouvés après son décès est apparu comme une
consolation. Mais ce n’est pas que cela. Celui qui a tant fait pour que
vivent les livres des autres était — qui le savait sinon quelques
proches ? — un véritable poète. Il n’y a pas besoin d’avoir connu et
aimé Léo pour être happé par ces douze textes d’une force et d’une
limpidité exceptionnelles.
Qu’ont-ils de
quantique, ces poèmes ? Un clin d’œil, bien sûr, entre le poème et le «
cantique ». Mais dès le titre, phonétiquement pléonastique, on devine
le thème du dédoublement qui traverse le recueil en évoquant le
phénomène de l’intrication quantique — ces interactions entre deux
particules quelle que soit la distance qui les sépare. Le point de
départ est une situation banale, quotidienne : descendre un escalier,
se raser, téléphoner à sa femme, regarder par la fenêtre… Mais la
réalité est aussitôt clivée, les personnages se dédoublent, les temps
se confondent. Le
doppelgänger,
l’inconnu qui nous ressemble comme un frère, nous guette au tournant,
remonte l’escalier, se déguise en mendiant au coin d’une rue… L’homme
quantique interagit avec lui-même, l’homme vieillissant avec l’enfant
qu’il a été, le blanc avec le noir, l’ami avec l’ami.
Rien de pédant
ou de pesant dans cette thématique que l’on pourrait juger
intellectuelle. D’abord, parce qu’on reste en permanence dans
l’évocation d’un événement quotidien ; ensuite parce qu’une autre
distance s’introduit dans ces poèmes, celle de l’humour ou de
l’autodérision. Si quelqu’un vous ressemble « comme deux gouttes d’eau
», les interactions prendront la forme d’
encyclies,
ces ondes concentriques qui se forment dans l’eau et qui forment en se
combinant des figures géométriques complexes. La lame de rasoir
glissant sur le cou évoque une tête coupée. Le mari agacé que sa femme
ait croisé son double lui lance : « Débrouille-toi, je ne peux être
partout à la fois ».
Mais cet humour
est pudeur, car les thèmes sont graves et l’écriture dépouillée cherche
dans l’humour à éviter le lyrisme ou le pathos. La mort, le racisme, le
colonialisme, le vieillissement traversent le recueil sans jamais
s’appesantir. Une planète « Où on brûle les livres / Où on coupe les
têtes / Où on crève les yeux / Où on arrache les langues / Où on
attache les mains / Où on bouche les oreilles » ne peut être dirigée
que par des hommes sans tête. Pourtant, pour ceux qui ont encore une
tête et des mains, il restera toujours « Des mots à imprimer / Des
joues à caresser / Des yeux à pleurer / Des langues à chanter / Des
mains à serrer / Des paroles à écouter ». Tel est le miracle du
dédoublement quantique, du cantique dédoublé, où le noir révèle le
blanc, où la mort suscite la vie, où les dieux n’existent que par les
hommes et les hommes par les dieux qu’ils se sont créés. Tel est le
miracle qu’a su créer Léo après sa disparition, d’être plus présent
encore par ce qu’il nous laisse, avec cet ultime clin d’œil de clore ce
recueil sur le mot « exister ». Comme si, en s’en allant, il assumait
le vide pour nous laisser le trop-plein de sa présence.
« Pardonne-moi petit
De ne pas jouer à la marelle
Pour atteindre le ciel
J’ai encore des cailloux
Plein les poches
Et trop de poids
Dans la tête
Pour laisser les mots
Au vide. »
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Michel Lambert
, Le lendemain, nouvelles, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.
« Quand j’étais journaliste, il y avait dans la salle de rédaction un
type qui tapait sur son clavier plus vite que la moyenne, mais pas
assez pour être au niveau des plus rapides. Et pour cause : il n’avait
qu’une main. À moi aussi il manque quelque chose. » On pourrait établir
le même diagnostic de la plupart des personnages de ce recueil : il
leur manque quelque chose — ou, pour reprendre le titre du premier
recueil de l’auteur, ils ont tous une « toute petite fêlure »…
Ce qui leur
manque ? Un lien, le plus souvent, avec un passé dont ils n’ont jamais
pu totalement se délivrer, mais qui a désormais le triste fumet du
révolu. Si l’image de la main est aussi marquante, c’est peut-être
parce que leur passé reste présent comme un membre fantôme après une
amputation. Visite à un ami que l’on n’a plus vu depuis vingt-cinq ans
; oubli d’un film ; séparation douloureuse de deux amants ; retour dans
la ville de son enfance… Les situations sont variées, mais se résument
toutes à cette rupture temporelle dont on prend brutalement conscience.
Parfois, il ne s’agit que d’un détail insignifiant — « Ça n’avait
aucune importance, bien sûr, sauf qu’il ne savait plus. » Parfois,
c’est un parallélisme ténu — la douceur de l’air, la lumière tamisée
d’un crépuscule — « Tu vois, l’ironie du sort. Ma carrière de cinéaste
va s’achever sous la même lumière. » Une des nouvelles les plus
réussies, de ce point de vue, est à mon sens « L’hiver en hiver »,
concentrée sur deux personnages qui se sont trouvés sur un site de
rencontre. Indifférence au passé, dont il n’est pas question ; au
présent, mensonger comme les pseudonymes qu’ils se sont donnés ; au
futur, qu’ils n’envisagent pas. Mais avant de rentrer ensemble chez
l’un ou l’autre, sans préférence, l’homme tient à montrer à la femme la
résidence où il a vécu son enfance — pourquoi ?
Le principal
intérêt de ces nouvelles tient à cette atmosphère mélancolique et
résignée qui nous plonge d’emblée dans un tableau de Hopper —
comparaison pleinement assumée par l’auteur et par un de ses
personnages. Une attention à de petites nuances de la pluie — « Non pas
une pluie de demoiselle mais une pluie de marin, de perdition, qui
rendait toute sortie impensable » — ou au vert des arbres, qui n’est
pas le même avant et après un rendez-vous Un flou savamment entretenu
sur les lieux et sur les époques — aucun nom de ville, mais une
attention particulière aux noms de rues, de parcs, de bars, qui rendent
le lecteur complice du récit : si on ne lui précise pas le nom de la
ville, c’est qu’il est pour lui évident, que c’est tout aussi inutile
que de préciser le siècle où l’on vit… S’il ne reconnaît pas Bruxelles,
ou Bruges, ou un mélange des deux, il devra se contenter d’indications
vagues — des thermes, la mer, un jardin botanique. En revanche, son
attention sera aussitôt requise sur un infime détail – le boîtier rouge
et noir de la ceinture de sécurité.
Cet usage du
flou artistique répond à la focalisation de l’attention en fonction des
sentiments ou des émotions. « La peur, le désir, n’importe quel
sentiment très fort réveille les sens, on regarde tout, note tout, dans
une sorte d’urgence. » Souvent, c’est tout ce qui nous sera dit de la
détresse ou des espoirs d’un personnage : le regard qu’il lance sur un
détail inattendu. Une statue recouverte de neige évoque le souvenir
d’un enfant mort ; une « énorme boule de neige noir » gonfle
douloureusement le ventre — et pourtant, rien ne se saura sur une
possible paternité. Tout est dans la perception subite de l’absence —
comme celle d’un membre fantôme.
Le lecteur
n’aura qu’à reconstituer l’histoire, s’il le souhaite, ou, comme le
personnage, se dire qu’après tout, ce n’est pas l’essentiel. Car
l’intrigue, bien souvent, joue du même flou artistique que la
description. Les dialogues comme le récit font l’impasse sur les
référents. « Elle savait qu’il savait », mais que savent-ils que nous
ignorons ? « Nous allons faire une bonne équipe », mais pour quel
travail ? « En a-t-il entendu parler ? » Mais de quoi ? Ces
petites agaceries au lecteur font partie de l’atmosphère fantomatique
construite autour des personnages. Peu de choses ? Mais si c’était dans
ce peu de choses que résidait, en fin de compte, le principal ? «
Quelques gouttes d’eau. Plus tard, Roland s’en souviendrait comme du
meilleur de ce qu’ils avaient vécu. »
Voir aussi : Le
jour où le ciel a disparu,
Dieu s'amuse,
Le métier de la neige, Quand nous reverrons-nous ?,
Une touche de désastre.
Le ciel me regardait.
Cinq jours de bonté.
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Amina Saïd,
Chronique des matins hantés, peintures d'Ahmed Ben Dhiab, éditions du Petit Véhicule, 2017.
"Je me souviens de quelque chose / comme une lumière inflexible / qui
ferait la chronique des matins" : l'atmosphère très particulière
d'Amina Saïd se retrouve dans ces quelques vers qui ont donné son titre
au recueil. La mélancolie du souvenir se heurte à l'inflexibilité de la
lumière ; une sensation ténue se cherche dans des approximations
("quelque chose comme") ; l'impression fugace se traduit en mots
(chronique). Une triangulation sans cesse réinventée entre l'homme, le
cosmos et l'écriture. Sans cesse réinventée, car "dans les matins du
poème / chaque jour la vie change de sens". Et c'est cette vie, dans
ses infimes mouvances, qu'il s'agit de célébrer.
Amina Saïd
interroge les limites, les confins, le moment de rupture, ou de passage
: l'horizon, le crépuscule, la mort, la pénombre... Elle interroge
paisiblement un au-delà des choses ou du temps, que l'on devine
subrepticement : "L'horizon est le presentiment / d'un ailleurs du
monde". Expérience mystique, comme le poisson de Platon qui entrevoit
le monde en franchissant la frontière de l'eau ? Au fond, n'est-ce pas
le rôle du poète de laisser poindre l'ailleurs dans les interstices
entre les mots ? Parfois, on a l'impression d'une certaine agressivité
des mots, aux définitions trop strictes, tranchées et tranchantes —
"les vivants ont des mots plein leur bouche / qui sont comme des
dents". Mais il suffit de les frotter entre eux, comme des pierres
roulées par le torrent, pour adoucir leurs arêtes. "Les mots sont des
êtres / qui ont perdu leur cri et leur définition". Les rencontre
parfois saugrenues sont ressassées en de longues combinaisons, comme
les cailloux roulés par la rivière : "la mort est une orange hérissée
de pointes de feu", "la mort est une
orange / qui soudain ressemble à un soleil", "toutes les oranges sont
des soleils / et toutes les morts / mènent de l'autre côté du
soleil"... Et les mots émoussés laissent passer un long flux de silence
qui nous introduit ailleurs, dans l'ailleurs.
En poésie, dans
cette recomposition de la page qui donne au blanc plus de place qu'à
l'encre, le silence devient nourricier, le néant définit en creux un
autre monde. "Le silence est un miracle inachevé / où le monde prend
forme d'un seul coup" : il appartient au lecteur d'achever le miracle,
d'écouter ce qui se dit "dans le silence complice / qui fait soudain
taire le monde". Ce sont sans doute les passages les plus lumineux de
cette "chronique du matin", dans cette ouverture de la langue à tous
les possibles.
Moins
convaincante, peut-être, la forme sentencieuse adoptée par certains
poèmes, qui semblent vouloir définir le monde par des formules d'aspect
proverbial ("l'horizon est", "la mort est", "tout poème est",
"l'absence est"...) ou dans de longues anaphores au lyrisme parfois
insistant ("ne reviens pas", "Il se peut"...). Un lyrisme qui n'est pas
toujours à l'abri d'une certaine préciosité dans les images ("graver un
chant
sur les paupières de l'eau"), dans le renversement des référents ("on
arrache leurs mains aux ongles") ou dans le passage du concret à
l'abstrait ("la dignité d'un pain se dévoile / dans la réalité de
l'épi"). Mais lorsque la vision se laisse porter sans fioritures dans
sa nudité fondamentale, elle peut aussi devenir bouleversante : "un
peuple de morts / porte le monde en terre / le jour ni la nuit ne
tolèrent de témoins". Le poète est alors au-delà des mots, au-delà du
monde et au-delà de lui-même : il est, tout simplement, dans le flux de
la vie qui le traverse et nous emporte avec lui, car "il ne
suffit pas d'écrire mais être / écriture parole voix pensée silence /
les mots comme des éclats de vie / dans la sombre et tenace écriture du
monde".
Voir aussi
:
Le corps noir du soleil.
Dernier visage avant le noir.
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Werner Lambersy,
La chute de la grande roue, Le Castor Astral, 2017.
Rêve d'enfant, de voir le monde de haut et de tutoyer les étoiles, du
haut de la grande roue. Rêve de poète, aussi, car le monde trouve dans
la poésie une infime distance qui invite à le regarder d’une autre
manière. Mais « la grande roue / De l'écriture tourne sans / Fin », et
comme les rêves d’un jour, elle retombera. Autour de cette métaphore,
mais aussi de tout ce qui emprunte un trajet circulaire (le temps
cyclique, les orbites des astres...) se construit la première partie de
ce recueil. Même les roues ont une chute, lit-on en filigrane, et le
lent dépérissement contredit la circularité du temps. La grande roue
est temps de fête. « Quand s'éteignaient / les lampions souvent / on
était vieux. » Sans doute, dans les débris des rêves naissent encore
les poèmes. Pour combien de temps ? La chute de la grande roue n’est
pas seulement la chute de nos rêves : c’est la sensation que le
linéaire, brutalement, a brisé le temps cyclique.
Des quatre
cycles qui composent ce recueil, comme les quatre saisons qui
circularisent le temps, le premier, qui a donné le titre général, peut
sembler le plus désabusé, ou de moins nostalgique. Mais les mêmes
thématiques courent à travers les suivants : rêves et souvenirs
d'enfance, inquiétude, voire épouvante devant le monde qui laisse la
finance l'emporter sur la culture... Le même lien intime se tisse entre
les éléments du cosmos, les plus infimes détails du monde qui nous
entoure, les sentiments qui nous animent et les mots qui les
traduisent. Cette unité fondamentale de toutes les strates de l'univers
est une constante dans la poésie de Werner Lambersy et en inspire les
images les plus fortes. Chaque page a sa fulgurance et chaque lecteur y
ajoutera les siennes : « Moi qui longtemps pris / La nuit pour le marc
/ Du jour » — Horizon / Sur lequel la mort / Cloue les paupières du
vide » — « Les châteaux de cartes / Des derniers lampadaires »...
Discrètement,
dans chacun de ces cycles, une thématique spécifique court comme un fil
rouge. La grande roue, bien sûr, dans le premier. Le sel, qui revient
comme un leitmotiv dans le deuxième, exaltant lorsque la « route du sel
» définit le cheminement des poètes (« Ils vendent le désert / En
échange de la soif »), inquiétant lorsqu’on évoque les chamelles
chargées du sel pour les morts… Le voyage, les pays lointains
fournissent de somptueuses visions à la troisième partie, quand la
quatrième, plus sédentaire, explore la ville, le quotidien, la maison…
Mais le véritable fil rouge entre ces instantanés est le poème, « plus
fugace et / Obstiné / que le moustique avant / L’attaque ».
Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap.
Départ de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
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Otto Ganz,
Du fond d’un puits, maelstrÖm reEvolution, 2017.
« Ce n’est qu’au fond du puits que l’on voit la misère, la Grande
Misère qui bat mille coups sur les vitres. Le reste n’est qu’un
maquillage de surface ». Ces courts textes, écrits en un mois « d’une
décennie inenvisageable », bouleversants, admirables de cruauté, ou de
lucidité, ce qui revient au même, nous mettent face à la question la
plus dérangeante qui soit : est-ce dans ce que nous croyons la vie
ordinaire que l’on voit le monde tel qu’il est, ou dans le désespoir
absolu de la dépression ? N’est-ce pas au moment où l’on est déconnecté
de soi et des autres que l’on acquiert une redoutable lucidité sur le
monde ? Ou, à l’inverse, est-ce au fond du puits que l’on devient
aveugle, prisonnier de ténèbres qui ne nous renvoient qu’à nous-mêmes ?
Celui qui écrit
— « un homme que je ne connais pas mais qui me ressemble » — est à la
fois dedans et dehors, happé par le gouffre qu’il a ouvert en lui-même
et accoudé à la « margelle du monde », les yeux ouverts sur le néant.
Il ne cherche pas la lumière, il n’est pas aspiré par l’obscurité, mais
tente de trouver le « juste équilibre » entre les deux. Laquelle est
illusion, laquelle réalité ? Les textes parlent de reflet, de miroir,
de transparence, de vitre... Le front aux vitres, comme les veilleurs
de chagrin d’Éluard, il sait qu’il y a désormais un dedans et un
dehors, incompatibles. L’entrée et la sortie sont devant nous, « mais
sur un autre plan de la réalité ». Peut-être est-ce cela le plus
terrible : ne pas savoir quelle vie est un songe, et laquelle réelle.
Il n’y a qu’une solution : accepter. « La vraie misère est de se
révolter contre son état », clame la dernière page. Et c’est un espoir
: celui d’échapper à la « Grande Misère » aux pompeuses majuscules
entrevue au fond du puits.
Il y a
dans ces poèmes qui vous arrivent comme une gifle en pleine figure un «
effroi d’être présent » qui n’est pas sans évoquer la nausée de
Roquentin, la découverte insoutenable de l’existence des choses. Les
hommes, au fond du puits, ne sont que des carcasses jetées sur leurs
propres épaules, et on les voit. Et cette interrogation fondamentale
sur la réalité et son reflet affecte les mots eux-mêmes, matière
première de l’écrivain. « Une parole n’est fiable que si elle reflète
une pensée, et non une idée en construction. Une pensée n’est valide
que si elle est stable. » Qu’est-ce qu’une pensée stable ? Celle qui
échappe à l’instant, au tourbillon des secondes qui constituent une
minute, une heure, une journée ? Oui, la hantise de l’éternité traverse
ces poèmes qui, souvent, semblent les étincelles d’un briquet allumé
pour entrevoir les parois du mur. Le vocabulaire parle d’éternité (
infinité, interminable, définitif, pérennité, toujours…), mais l’éternité est-elle une durée ou une répétition ? Les mots partagent aussi cette hantise (
tourne en boucles, routine, nième…).
Où trouver la durée qui ne soit pas un amas de secondes ? Un jour qui
ne soit pas le lendemain d’une nuit ? « Chaque nuit gagnée sur l’effroi
du même réveil ».
C’est cela la
vraie misère, non pas celle qui nous terrifie au fond du puits, mais
celle qui nous attend à la sortie, si on n’a pas acquis, à la remontée,
la sagesse d’accepter le monde tel qu’il est : une illusion inventée
par les hommes pour supporter ce qu’ils ont entrevu dans un éclair de
lucidité. Il faut y voir un message optimiste, car tant que l’homme
saura créer cette illusion, il sortira du puits où, dit-on, loge la
Vérité. « Le fond d’un puits est à ciel ouvert. Quiconque veut partir
est libre. » Même si l’on est conscient de la difficulté de remonter ;
même s’il reste, au sortir, la véritable question : « où aller ? »
Voir aussi
:
Pavots,
Matière d'être,
On vit drôle,
Technique du point d'aveugle,
Les Vigilantes.
Prière de l'exaltation.
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Claire Castillon,
Rebelle, un peu, L’Olivier, 2017.
Vingt-neuf courtes nouvelles, vingt-neuf portraits d’adolescent(e)s
(presque toutes des filles) confronté(e)s à des situations
problématiques : conflits avec leurs parents, échec amoureux, anorexie,
les colonies de vacances, la mort d’un ami, la maladie d’un proche… Ils
réagissent avec leur système de valeur, leur propension à exagérer les
conséquences d’une décision, leur confusion entre le provisoire et le
définitif… Et leur envie d’exister pour quelqu’un, de sauver son
prochain pour qu’il le regarde, de pleurer sa mort pour poser à
l’inconsolable, ou de mettre en colère des parents trop indifférents,
pour au moins s’attirer une réaction. Ils sont touchants parce qu’ils
croient inventer le monde qu’ils découvrent, qu’ils affrontent des
problèmes qu’ils croient seuls connaître, et que nous avons si souvent
traversés…
Mais, en
général, ils réagissent avec détermination et optimisme. « J’ai envie
d’une existence colorée, dit d’entrée de jeu la première d’entre elles,
d’une vie amusante : je ne suis pas sur terre pour m’ennuyer. » Quant à
la dernière, qui se réveille paraplégique, elle se réfugie dans les
clés de sa maison pendues à son cou : « Avec de tels générateurs, et
même si EDF plantait, il ne peut plus rien m’arriver. » Ce contre quoi
ils se révoltent, et que, souvent, incarnent leurs parents, c’est au
contraire la grisaille de la vie normale (« même bronzés, mes parents
sont gris »), le ronronnement du quotidien (« ils ressemblent à deux
rats de corridor »), la pusillanimité de la vie (« je voudrais des
parents qui éclaboussent »).
Claire Castillon
leur donne la parole avec complicité et empathie, mais aussi avec un
humour parfois décapant. Désopilants, les parents professeurs de chimie
et de physique qui mettent trop de NaCl dans la soupe parce qu’ils ne
peuvent pas parler de sel. On rit jaune avec ceux qui n’offrent à leur
fils que des santons à l’effigie des généraux d’Hitler, et qui mettent
le Führer dans la crèche à la place de Jésus, « parce que c’est le seul
qui rentre dans la mangeoire ». Et plus franchement à l’évocation de la
mère peintre qui expose dans la boucherie et qui parle de vernissage
quand elle envoie le père acheter des côtelettes.
Parfois,
l’humour est à la frontière avec une poésie surréaliste, et c’est
peut-être là qu’il a ses plus beaux effets. « Si j’avais su que grandir
était si vaste, soupire une ado, je n’aurais pas attendu d’avoir zéro
mois pour naître. » Certains rapetissent, d’autres craignent que les
insultes ignorées rôdent sur le sol, certains rêvent de gagner beaucoup
d’argent pour commander de belles tombes à leurs parents… Rebelles ?
Oui, un peu. Mais surtout, extraordinairement vivants.
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Éric Berr,
L’intégrisme économique, éditions LLL, 2017.
Et si la cigale avait raison ? Avouons que nous avons tous voulu le
croire, quand nous découvrions cet hymne à l’égoïsme et à la médiocrité
qu’est la fable de La Fontaine. Ou quand Margaret Thatcher a voulu
gouverner un pays en petite épicière. Or, nous dit un économiste
atterré, le prétendu bon sens de la fourmi est démenti au niveau
macroéconomique : la dépense d’investissement, financée par
l’endettement, va générer des revenus dont profiteront les entreprises
et les ménages. Vouloir sauver l’économie par l’austérité a plusieurs
fois été démenti par les faits ; continuer à l’affirmer constitue une
forme de religion, sinon d’intégrisme. Comme toute religion,
l’intégrisme économique nous pousse à accepter « un ensemble de
prémices incertaines contre la promesse d’un avenir radieux. »
Éric Berr joue à
fond de la métaphore. Il distingue parmi les intégristes des
théologiens, des évangélistes, un clergé, qui imposent un catéchisme
fondé sur l’Ordre apostolique néolibéral au nom du dieu Marché,
inspirés par une « main invisible » en guise de Saint-Esprit, et
condamnant les blasphèmes (la contestation des bienfaits du Marché) et
les sacrilèges (toute action visant à trop le réguler). Le livre est
principalement structuré selon les « dix commandements » qui nous sont
présentés comme des vérités souveraines et intangibles, et qu’il
s’attache à démonter.
Dans un premier
temps, cependant, il analyse les méthodes utilisées par les sectateurs
pour répandre leurs idées, et cette première partie est à mon sens la
plus intéressante de l’essai. Tout pouvoir repose sur une légitimité.
Or, comment imposer à toute une population, à l’échelle mondiale, des
règles du jeu qui seraient à la fois fausses et défavorables à la
grande majorité ? Dans la lignée de Max Weber, Éric Berr l’explique en
distinguant un « pouvoir de » et un « pouvoir sur ». Le pouvoir de tout
faire est certes limité, du fait de la rareté des ressources
disponibles : il est illusoire de vouloir rendre tout le monde
millionnaire. Il faut donc lui préférer un pouvoir sur les autres, qui
convainque de poursuivre un but qui nous échappe sans que nous
puissions y voir notre intérêt immédiat. Tel est bien le principe d’une
religion, qui fixe un but lointain et inaccessible ici-bas (le paradis)
pour faire accepter des règles défavorables aux individus. Transposé
dans le monde économique, le processus consiste à proposer un « paradis
économique » lointain (la croissance, le plein emploi…) pour mieux
imposer un ordre qui ne bénéficie qu’à ses promoteurs. Pour cela, il
faut donc renoncer à la persuasion (moyen de conviction du « pouvoir de
») pour obtenir la soumission par des moyens détournés : la rétribution
(offrir une récompense pour faire accepter une situation
désavantageuse), la dissuasion (menacer de représailles), la force
(contrainte effective), ou la manipulation, plus subtile parce proche
de la persuasion.
Les « dix
commandements » de l’ordre néolibéral, qui forment le corps du livre,
sont donc des outils de persuasion, de dissuasion ou de rétribution qui
nous font accepter des sacrifices au nom d’un avenir meilleur toujours
repoussé. Pour les neutraliser, il suffit de démontrer qu’ils reposent
sur des erreurs historiques ou intellectuelles. Disons-le tout de
suite, je partage beaucoup d’idées, de craintes, d’espoirs, d’idéaux de
ce livre, et ne demanderais qu’à être convaincu. Mais pas de cette
manière. L’ironie est une arme redoutable et qui fait mouche, mais elle
égratigne sans donner le coup fatal, et à haute dose, on ne sent plus
sa piqûre. Lorsqu’elle tourne à la rhétorique creuse (« les miettes
jetées à la plèbe »…), elle dessert plutôt la crédibilité du discours.
Et pourtant, l’analyse est intelligente, compréhensible par un novice
en économie moyennant le minimum d’effort intellectuel nécessaire pour
comprendre des processus complexes, et les arguments convaincants. Ils
le seraient davantage, cependant, s’ils s’appuyaient sur des références
extérieures ou officielles. Mais celles d’Éric Berr sont le plus
souvent internes au mouvement des économistes atterrés ou à des auteurs
proches. C’est prêcher à des convaincus, mais je ne suis pas sûr que
cela fasse avancer la cause. Apprend-on que le Parlement européen
évalue à 1000 milliards d’euros le coût annuel de l’évasion fiscale ?
Il serait plus efficace de donner la source de l’information, plutôt
qu’une référence au Manifeste des économistes atterrés. Cite-t-on une
phrase de George Stigler ? Il vaudrait mieux renvoyer à un de ses
livres ou à une de ses interventions, plutôt qu’à Bernard Maris. Le
lecteur sincère qui souhaite se faire une opinion sans préjugé devient
méfiant. Et il se dit que, peut-être l’auteur applique sans le vouloir
le dixième commandement qu’il dénonce chez les intégristes économiques
: « le caractère objectif de tes recommandations tu affirmeras ».
Peut-on reprocher à la fois à l’adversaire de constituer l’économie en
science rationnelle fondée sur des chiffres solides, et de nous pousser
à agir en fonction de nos émotions et non de notre réflexion ? Peut-on
à la fois récuser le caractère objectif des recommandations économiques
et prétendre s’adresser à l’intelligence ? Le sujet aurait sans doute
mérité mieux qu’un pamphlet — sauf s’il ne souhaite prêcher qu’aux
convaincus.
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François Jullien,
Une seconde vie, Grasset, 2017.
De livre en livre, François Jullien développe une pensée originale,
inspirée de la philosophie chinoise des transformations intérieures :
selon lui, depuis Hegel, une « logique des renversements » tente de se
substituer à la « logique de l’identité ». Cette dernière, issue de la
pensée grecque, affectionne des concepts aux contours nets qui
s’opposent de manière tranchée : on passe à l’un en abandonnant
l’autre. Dans la pensée chinoise, chaque concept est présent dans son
contraire, comme dans le symbole du ying et du yang : le poisson noir a
un œil blanc, et vice versa. Ainsi, la transformation s’effectue
lentement au sein d’un même concept, et le passage de l’un à l’autre
s’effectue imperceptiblement, sans opposition stricte. Dans ce nouvel
essai, il applique ce principe aux évolutions de l’existence, lorsque
nous avons l’impression de commencer une « seconde vie ».
La seconde vie
n’est pas, soudain, un changement radical qui viendrait d’un nouveau
regard porté sur nous-même, comme dans le mythe de la caverne, où les
hommes, en se retournant, voient soudain les objets dont ils ne
connaissaient que l’ombre. C’est plutôt une « clairvoyance », une «
lucidité » qui décante peu à peu notre regard sur la vie et qui nous
permet de voir une nouvelle vérité non par déchirure, mais comme par
transparence. Pas de « coupure », donc, pas besoin de « dépouiller le
vieil homme », pas de vœu de Nouvel An pour un « nouveau départ ». Un
peu de conscience se « capitalise par réfléchissement de la vie passée
» et nous permet d’opérer de vrais choix. Notre première vie était
chargée des déterminismes de notre enfance. Mais si l’on s’en déprend
petit à petit, on prend du recul avec ce qui nous a conditionnés et une
véritable liberté apparaît. Il faut donc se défaire de nos croyances,
ou plutôt de nos « adhérences », dont il convient de se « dégager »
plutôt que de les rompre. Il faut cesser de penser à une « autre vie »,
un « autre monde », pour nous positionner dans un « hors-monde ».
C’est ce
qu’indique, dans son analyse, le terme « second », qu’il préfère à «
deuxième » : second (du latin
secundus) se dit de ce qui suit (du latin
sequi)
: la seconde vie procède de la première, la deuxième la fait entrer
dans un ordre nouveau, qui sera suivi d’une troisième, puis d’une
quatrième. Second n’introduit donc pas une coupure, mais une pliure
dans le cours des choses.
Les occasions
qui nous font prendre conscience de cette mutation insensible peuvent
être variées. Projeter sa mort en face de soi ; effectuer un bilan de
sa vie ; chercher, dans les interstices entre les langues et les
cultures, les écarts qui nous permettent de déjouer les clichés
culturels... Mais on ne peut « forcer » ce second temps de la pensée,
il n’y a pas de stratégie pour prendre conscience d’une transformation
intérieure.
Cette idée,
simple et évident pour qui a suivi l’œuvre de ce philosophe atypique,
se décline de manière intelligente sur différents concepts auxquels il
nous invite à réfléchir : sagesse, expérience, lucidité... La sagesse,
par exemple, généralement comprise comme une « compensation » au
vieillissement, tient plutôt de la résignation, d’un « affaissement de
la pensée ». Il lui préfère la conception chinoise de la sagesse, liée
à la disponibilité de l’esprit par retrait de tout ce qui l’encombre.
L’expérience présente en français une ambiguïté inconnue de l’allemand
entre ce qui s’enregistre inconsciemment en nous (
Erlebnis, « un homme d’expérience ») et ce que l’on expérimente pour le connaître (
Erfahrung,
« faire l’expérience de »). La lucidité n’est pas découverte (comme la
première expérience), mais découvrement (comme la seconde), ce n’est
pas la fracassante révélation, mais « de l’expérience décantée ».
Ces exercices
linguistiques ne sont pas de simples jeux d’esprit. Ils nous font
comprendre les mécanismes de cette « seconde vie ». La vie nous fait
par exemple passer de l’expérience par innovation (expérimentation) à
l’expérience par capitalisation, née de la mutation silencieuse qui se
fait tout au long de la vie. Mais cette seconde expérience n’est pas la
simple résignation de la sagesse : elle nous permet de renouer avec
l’innovation aventureuse, de renouer avec la première expérience — de
même que nous retrouvons l’œil blanc dans le poisson noir. C’est ce qui
rend la lecture de cet essai stimulante, car il nous invite à voir et
penser différemment des concepts qui nous semblaient évidents, et à
appliquer ces nuances à nous-mêmes. Les chapitres sur le « second amour
» ou sur la « relecture » en constituent de parfaites applications
pratiques.
On peut certes
déplorer que sur un thème aussi essentiel, le livre n’ait pas toujours
la limpidité des précédents et s’amuse un peu trop de raisonnements par
jeux de mots (déceler – desceller), de décompositions étymologiques
(ex-ister), de parenthèses explicatives… S’ils peuvent lasser et font
penser aux raisonnements trop « épineux » dont parlait Cicéron, qui
forcent à s’incliner plutôt qu’à approuver, on peut les prendre pour
des exercices intellectuels destinés à briser nos catégories mentales
et nous invitent à nous dégager l’esprit pour pénétrer dans une seconde
lecture.
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Georges-Olivier Châteaureynaud,
Aucun été n’est éternel, Grasset, 2017.
Certes, on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans… mais qu’est-ce
que c’est bon de se le rappeler un demi-siècle plus tard ! Surtout
quand l’adolescence a pour cadre les années beatnik, en 1965, durant un
été où Aymon, protagoniste de ce roman, échappe au confinement parental pour connaître la Grèce,
puis Tanger, puis Londres, dans une béate insouciance estivale. D’un
côté, des parents trop vieux, une mère sexagénaire et un père
nonagénaire, en train de mourir dans un appartement d’helléniste
poussiéreux. De l’autre, la découverte du sexe, de la drogue, de la
musique, de la camaraderie spontanée des cheveux longs, des auberges de
jeunesse et des récitals improvisés sur une place publique. Comment
hésiter ?
D’abord, on a
l’impression que le temps s’accélère : les jeunes héros « dévalent à tombeau ouvert
la pente de la vie », mais celle-ci, « de toute façon, ne mène nulle
part, qu’on y aille à tout berzingue ou à petit pas. » Ils en
profitent. Mais petit à petit, la nouveauté s’émousse, les découvertes
deviennent routines, on s’englue dans les mêmes gestes. À Athènes, les
jours « passent tels les wagons vides d’un train qui ne va nulle part
». Alors on change de continent. On rêve de Katmandou, mais on se
retrouve à Tanger, dans la villa d’un riche excentrique où l’on puise à
volonté la drogue dans un grand vase collectif. Le paradis ? On
pourrait le croire, mais pas longtemps : « quelques jours d’harmonie,
rien de plus. Certainement pas le bonheur. Rien que l’insouciance. »
Surtout, chaque séjour se rompt par un drame. Une rivalité avec une
bande de caïds. Une overdose. Un suicide. On se joue les dix petits
nègres : tour à tour, les proches disparaissent et vous laissent seuls
face à vos angoisses. La bande s’effiloche au fil des aventures.
La bande est
sans doute le personnage principal du roman. Comme les jeunes filles en
fleur de Proust, elle a sa personnalité collective, mais chacun est
individualisé par un trait de caractère, un talent, un détail physique.
Naze a une croix gammée tatouée sur la main ; Angi est anorexique ;
Kilian, « élu par le feu », au sens propre et au figuré, défiguré par
l’explosion d’un poêle, mais guitariste virtuose... Et Aymon a ses
parents inavouables, dont il a secrètement honte. Au fond, chacun a ses
problèmes, comme une « araignée » qui le suce. « Naze avait son
araignée bien visible sur le dos de la main. Anji avait la sienne au
fond d’elle-même, aspirant toute sa chair dans une caverne intérieure
». Sans la lourdeur d’un roman initiatique, le récit finit par mettre
Aymon en face de ses questions fondamentales, et le préparer à rentrer
à Paris. « La paix intérieure manquait à son paquetage d’origine » : il
ne la trouvera pas ailleurs, mais il regardera différemment le monde
qui l’entoure. Ce révolté sans courage finit par « penser à son père
comme à un être humain contraint à cohabiter avec lui-même ».
Les romans de
Georges-Olivier Châteaureynaud entretiennent avec le réel des relations
ambiguës. On peut penser que celui-ci est plus en prise avec le monde
concret que ceux qui nous plongent d’emblée dans un univers imaginaire,
fantastique ou symbolique. On n’y croise pas de petit faune ou de démon
à la crécelle. Mais la réalité ne semble exister qu’à travers un
filtre, celui de la drogue, de la musique, ou de la photographie. La
réalité a besoin de clichés pour être perçue. Les uns photographient
les monuments pour prouver aux amis que la Grèce existe « pour de bon »
; Aymon, qui a grandi entre les photos des mêmes sites, ne parvient pas
à les voir autrement que sur les clichés — non sans humour, puisque
l’un d’eux « trônait dans les toilettes » et que « l’illustre édicule »
en a hérité les relents dans sa mémoire… Le romancier résiste longtemps
à la tentation d’inscrire le récit dans une référence mythologique,
mais finit par lâcher, au détour d’une page, une allusion à Icare, qui
a laissé fondre la cire de ses ailes au soleil de la frime. C’est sous
son signe qu’on a envie d’inscrire ces rêves brisés d’adolescence.
Et sous le signe
de l’argent, qui tisse entre les personnages un réseau invisible. Il y
a ceux qui en ont, ceux qui n’en ont pas, ceux qui en rêvent, ceux qui
en auront. L’argent est un pays « plus vaste qu’aucun autre, puisqu’il
se superposait sur tous et les englobait telles les colonies d’un
empire secret ». Il ne semble pas poser problème : lorsqu’on en manque,
on rencontre un ami fortuné qui vous paie des billets d’avion, ou on
demande un mandat à sa mère. Killian attend sa majorité pour toucher
une confortable prime d’assurance qu’il dépensera rapidement. Mais
derrière cette manne permanente, il y a la crainte d’en manquer un
jour, qui finit par rappeler la brebis égarée au bercail et le
confronter au drame familial qu’il a cru évacuer en partant. La réalité finit
toujours par se rappeler à celui qui la nie.
Et, pour le
plaisir du lecteur, il y a la langue claire et riche de Châteaureynaud.
Une écriture limpide, qui ne s’interpose pas entre le récit et le
lecteur, mais qui sait trouver, par moment, l’image juste, l’intuition
fulgurante : « Les minutes s’écoulaient comme les gouttes d’eau d’un
robinet mal fermé » ; « La gare était pleine d’inconnus inutiles »…
Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant
tabassé
par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre, De l'autre côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.
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Marc Pirlet,
Un jour comme un oiseau, Murmure des soirs, 2017.
« Que retenir dans le flot des souvenirs ? Lesquels méritent, plus que
d’autres, d’être consignés ? » Question déterminante pour un écrivain,
et plus encore lorsqu’il travaille sur la mémoire des autres. En 2014,
Marc Pirlet a publié un court récit fondé sur les souvenirs de Bruna,
Polonaise communiste rescapée du camp de Ravensbrück. La mort de Bruna,
un an plus tard, laisse l’auteur avec toutes les questions qu’il n’a
pas pu lui poser. Un nouveau dialogue s’engage alors, avec les lieux —
le cimetière où elle repose, qui évoque par sa disposition un nouveau
camp de concentration, le mémorial de Ravensbrück, Bedzin, sa ville
natale en Pologne, Billy-Montigny, où elle a vécu...
Ce petit livre,
paru dans le même format, pourrait n’être qu’un « post-scriptum en
forme d’éloge et de remerciement », comme le présente son éditeur. On y
retrouve les « chutes » des entretiens avec Bruna, de son vivant : tous
les souvenirs ne sont-ils pas d’égale importance, s’ils ont survécu aux
décennies ? Des plus saugrenus (la grand-mère qui, voyant pour la
première fois des bananes, les prend pour des haricots géants) aux plus
terribles (cette déportée sortant du rang, à Ravensbrück, pour se
planter devant la surveillante en chef, alors enceinte, et vouer son
enfant à naître sourd et aveugle). Souvenirs ténus, souvenirs précieux
: qui se permettrait de les juger ? Ils sont comme un chant d’oiseau
que l’on ne remarque pas, mais que Bruna écoute, au milieu d’un bois,
après s’être évadée, et qui la rassure. L’oiseau plane tout le long de
ce récit et accompagne, témoin discret, les épisodes de sa vie. À
Ravensbrück, il survole le camp, porteur de rêve d’évasion à tire
d’aile. À la fin de sa vie, place de l’Opéra, quand elle peut à peine
marcher sur ses genoux douloureux, un oiseau à la patte blessée
s’attache à elle. Infiniment précieux, ces oiseaux, car ils témoignent
de la vie d’une petite note ténue. « Un jour comme un oiseau » :
n’est-ce pas cela qui nous aide à voir la lumière.
Mais ce récit
est plus qu’un post-scriptum. C’est une réflexion nourrie aux
témoignages d’autres déportés et dans un dialogue muet avec celle qui
l’a inspiré. Une incroyable énergie se dégage de ce portrait de la
vieille dame. La volonté de survivre au camp, bien sûr, mais aussi
celle de sortir jour après jour, lorsque l’âge est venu, et de se
rendre au même café pour ne pas s’enfermer dans sa solitude. Un effort
épuisant qui a fini par la tuer. Volonté d’aller au bout de ses
souvenirs, de son récit, même si raconter est devenu une épreuve,
volonté de voir les photographies de Ravensbrück, même si elle sait
qu’elles lui feront mal... Il n’y a pas de leçon à tirer d’une vie qui
ne s’est jamais voulue exemplaire, mais un témoignage sur les priorités
de la vie. Lorsqu’il rencontre Bruna, Marc Pirlet écrivait un roman qui
lui tenait à cœur et qu’il a interrompu malgré les deux cents pages
déjà rédigées. Peut-être ne s’y remettra-t-il jamais. Mais la priorité
était d’écouter Bruna, comme, un jour, pour Bruna, la priorité fut de
s’arrêter dans sa fuite pour écouter un chant d’oiseau.
Voir aussi : Histoire de Bruna.
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Régine Detam
bel, Trois Ex, Actes Sud, 2017
« Il existe de nombreuses formes de haine, et "l'amour" d'une femme
pour un homme est une de ces variantes. » Trois de ces variantes sont
ici analysées sous la plume que la romancière a confiée aux trois
épouses successives d'August Strindberg. On connaît la profonde
misogynie du dramaturge suédois, passée parfois par des pamphlets
haineux contre telle de ses épouses. Il était tentant de leur donner à
leur tour la parole. Siri, jeune baronne qui rêve de théâtre, qui
divorce pour l'épouser, et qui le quitte après des scènes épiques pour
vivre avec une autre femme, « juive qui plus est », a le plus pâti de
ses attaques. Peut-être parce qu'ils sont encore jeunes, ambitieux, et
que l'amour de Strindberg, qui ne s'est pas éteint, a gardé sa force
dans la rancune. Un amour « de pire jalousie réciproque », analyse la
troisième épouse : jalousie pour le talent de l'un, pour la beauté de
l'autre... La journaliste Frida savait qu'elle s'engageait dans « une
histoire bien compliquée », mais elle a l'âge des « amours abyssales »
qui l'aident à se libérer des routines familiales... et se retrouve la
proie d'un homme torturé qui ne communique plus avec elle qu'avec des
papiers fielleux glissés sous la porte. L'actrice Harriet était
peut-être une carriériste, mais subjuguée par le dramaturge. Toutes ont
connu à ses côtés un enfer qu'elles n'imaginaient pas.
Sous la plume de
Régine Detambel, elles ont cependant des points communs. Ces femmes
livrées à l'ogre littéraire n'en ont pas moins une forte personnalité
et se montrent actives dans leurs rapports avec les hommes. C'est Siri
qui a pris les devants avec Strindberg, l'a invité chez elle, a décidé
du divorce avec son précédent mari, pour « mettre de l'ordre dans sa
vie ». Harriet ose le premier baiser et Frida entreprend de le détacher
de Siri. August les confond parfois, appelle l'une du prénom de
l'autre, et en lisant le livre qu'il consacre à déchirer sa première
épouse, sa deuxième comprend que ce sera bientôt son tour. D'étranges
parallélismes se révèlent entre ces femmes - dont aucune n'assistera à
son enterrement. Plutôt que des épouses successives, c'est « la » femme
qu'elles incarnent, la femme imaginaire qui nourrit à la fois les rêves
de Strindberg (trouver « une femme qui puisse le réconcilier avec
l'humanité ») et ses terreurs injustifiées (voir les femmes prendre un
jour la place et le travail des hommes), rêves et terreurs qui
nourrissent tour à tour sa misogynie et son amour. En cela, ces femmes
ont encore bien des choses à nous dire un siècle après la mort de
l'écrivain suédois.
La courte évocation de ces trois
femmes est surtout l'occasion d'évoquer, indirectement la personnalité
complexe de Strindberg, écrivain, peintre, alchimiste, torturé par la
vie et par sa propre folie, mais habité par une force qui le dépasse —
« les doigts déjà fous d'une faim dévorante » lorsque l'écriture le
démange. Une folie désespérée, destructrice, qui se projette sur ses
relations avec les autres, et avec ses femmes. « Le mariage, c'est du
cannibalisme », écrit-il. Mais la séparation donne des envies de
meurtre, il rêve de magnétiser les photos de ses enfants pour qu'ils
tombent malades, pas trop gravement, mais suffisamment pour qu'on lui
demande de venir à leur chevet. Les plus belles pages de ce roman sont
sans doute ces scènes où l'on hésite entre génie, folie et désespoir
extrême.
Voir aussi :
Son corps extrême,
Opéra sérieux.
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Werner Lambersy, Ball-trap, L’âne qui butine, 2017. |
|
« Pull ! Ball trap !
Circulez, il n’y a rien à voir ! » Ainsi se résume la mort d’Angélique,
la grand-mère maternelle. « Elle disparut de ma vie comme une cible
d’argile explosée en plein vol. » Mais n’est-ce pas l’exercice favori de
la Mort, de s’entraîner au tir au pigeon avec des disques d’argile,
tout autour de nous, avant de tirer le coup de grâce, le seul qui nous
concerne ? Avec l’âge, on la voit de plus en plus experte au maniement
de son arme. Les parents, les amis tombent comme éclatent les petits
plateaux jetés en l’air sous le fusil du chasseur. Il y a du mémorial
dans ce long récit en prose — exercice rare pour le poète — où
s’alignent les morts de son histoire. Le grand-père qui meurt en plein
milieu de son nom inachevé. La mère enterrée par un ancien amant
thanatologue avec son petit chien sacrifié comme jadis les serviteurs
des grands. Le beau-père médecin qui prédit paisiblement sa disparition
dans les quatre ans. Et Bauchau, Bhattacharya, Zabor, Lamy, et Babette,
« qui désormais restera jeune à jamais »...
Face à
l’hécatombe régulière, mais qui accélère son rythme, si l’on ne veut
s’abandonner à un désespoir ou une révolte également stériles, il n’y a
que l’acceptation de l’inéluctable. Se réveiller en pleine nuit «
conscient que tout est comme cela doit, pourvu que je ne m’en mêle pas
; porté par une sorte de Mer Morte où l’on ne peut que flotter ». Il y
a alors une jouissance de la beauté pure, « dont l’évidence ne s’appuie
sur rien ». Il y a celle qui dort à nos côtés, « qui m’enveloppe du
rythme léger de sa respiration ». Comme le résume von Knapheyde, qui
anime la collection Xylophage à l’Âne qui butine : « est sujet à
l’errement / des plus créatifs de l’inconditionnel / celui qui / entre
l’Éros et le Thanatos / croque l’os et son alter ego / in vivo / Ball-trap
à prendre ou à aimer. » C’est entre Éros et Thanatos que Werner
Lambersy nous entraîne dans un parcours apparemment erratique sur la
mer de ses souvenirs. Et l’on ne peut que songer aux Dernières nouvelles d’Ulysse,
un de ses recueils les plus accomplis : comme le héros grec errant de
Thanatos (Troie) à Éros (Pénélope), comme son avatar irlandais Leopold
Bloom, errant de la mort au sexe, au cœur de Dublin, le « je » de ce
récit erre dans la mémoire de Werner Lambersy, entre souvenir révolté
des disparus (comme Tyll Ulenspiegel, les cendres de Claes battent sans
fin sur sa poitrine) et présence émerveillée aux vivants.
« Devant la
mort, j’ai toujours dressé la brutale vérité de la chair, la chaleur
des corps. » Les femmes aimées traversent le récit avec le même
sans-gêne désordonné que la camarde. N’y cherchons pas une logique dont
le monde qui nous entoure n’a que faire. N’y cherchons pas plus un
itinéraire construit que dans l’Odyssée.
On se laisse ballotter d’image en image, de fulgurances en naufrages,
car le poème n’est pas le « gluant papier tue-mouche » qui arrête dans
sa course « la guêpe ou l’abeille du beau ». Il faut lui laisser son
rythme, son souffle, son vol incohérent, qui pour l’observateur
attentif se révèle une danse. À condition qu’il se laisse flotter sur
lui comme sur la Mer Morte.
Un court recueil de poèmes, Je me suis fait un non,
est annexé à cette odyssée de la mémoire. Daté d’un voyage vers Malte
dans un conteneur, en 2014, il semble à première vue étranger au récit.
Mais lui aussi fouille à rebrousse-mémoire « dans le vieux / coffre à
jouet du / Temps »...
|
Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, La chute de la grande roue, Départ de feux,
Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
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Frédérick Tristan, Le passé recomposé, P. G. de Roux, 2017.
« Depuis ce matin où il s’éveilla octogénaire, le romancier décida de
se remettre à écrire afin de ne pas s’oublier. » Cet aveu, au détour du
trentième chapitre, est une des clés de cet ouvrage qui se présente,
sur la couverture, comme un « récit » et, sur la page de garde, comme
une « anamorphose ». On a vite compris que l’octogénaire et le
romancier ne sont que des manières de désigner, à la troisième
personne, celui qui répugne au « je ». « Le
je d’un auteur est toujours le masque de son
moi
», professe-t-il, autant choisir d’emblée le « il », qui se dénonce
lui-même comme un masque et rétablit la sincérité de l’auteur, biaisée
par la première personne, en le désignant ouvertement comme un
personnage et non comme un narrateur. Mais rien n’est simple chez
Frédérick Tristan : l’octogénaire, le romancier, le voyageur, le moi
(qui apparaîtra furtivement dans le même trentième chapitre !) ne sont
pas les mêmes personnages, dans sa conscience qu’il compare à une «
pâte feuilletée ». Aucun ne peut revendiquer l’existence, mais leur
superposition permet des passages de l’une à l’autre couche de la
conscience : c’est dans ce mouvement permanent, dans ce courant
dynamique inhérent à la vie, que se constitue la personnalité.
« ...afin de ne
pas s’oublier ». Autre clé de lecture, puisque le récit, comme la
conscience de l’auteur, commence par une amnésie. La mémoire effacée du
jeune enfant, durant l’exode de la Seconde guerre mondiale, la
conscience dévastée dans laquelle il faut « trier des bribes de
souvenirs » comme des chiffons dans une déchetterie, est le point
aveugle qui seul nous permet de voir. Le travail d’une vie sera de
transformer cet épisode traumatisant une « véritable matrice, vide
inaugural pareil à l’ultime ». Et le travail de l’octogénaire sera de
réunifier ces différentes manières d’affronter la mémoire de l’oubli.
Un « passé recomposé ».
Car plusieurs
chemins sont possibles pour explorer une identité morcelée par l’oubli.
Le premier est d’investir des hétéronymes de l’illusion d’exister, «
une façon de se retrouver », de « se donner corps au creux de l’énigme
». Le pseudonyme est alors un « intensificateur d’identité » qui assure
au moins une unité à celui qu’on invente de toute pièce. L’enfant y a
eu recours, devenant Pacrasse ou Rastapan. Puis l’adolescent, qui
deviendra Danielle Sarréra. L’adulte se fera appeler Frédérick Tristan,
qui lui-même éclatera en une série d’autres hétéronymes, tantôt
personnages, tantôt éditeurs de ses propres livres ! Petit à petit, «
l’écriture devient elle-même le personnage central du récit »,
reléguant hors de son champ l’auteur, l’éditeur et les personnages.
Quant au « je » furtif : « Sans doute, à mon tour, avais-je revêtu
l’habit d’un personnage ».
Mais peut-on
échapper au morcellement par l’éclatement de l’identité ? Peut-on, pour
sortir du labyrinthe dans lequel on s’est perdu, devenir soi-même le
dédale ? Il est une autre voie vers l’unité fondamentale, celle du «
vide plein » : non celle de l’addition, mais celle de la soustraction.
Lorsqu’il se retrouve éditeur de ses propres livres, l’auteur comprend
qu’il s’agit d’une « façon de disparaître » et non de se retrouver. Le
vide — anagramme de Dieu — est l’autre voie identitaire, qui se dessine
petit à petit par l’expulsion de l’homme
dans son œuvre, puis par l’expulsion de l’auteur
de
son œuvre. Remplacer le « je » par des pièces génériques (le romancier,
l’octogénaire, le voyageur...) est une manière de transformer la vie en
jeu d’échec, immatériel.
L’écriture est
le premier révélateur de cette voie négative. La fiction substitue au
réel (ou prétendu tel) un imaginaire d’un autre ordre, invisible et
impalpable, mais non moins réel. Non pas un dégorgement stérile
d’imagination dépourvue de sens, mais la doublure invisible et
cohérente du monde apparent. « La fiction est une ruse du réel pour
s’expliciter mieux » : dégagée du conjoncturel comme le récit se
débarrasse de l’anecdotique, la réalité du récit est éternelle d’avoir
échappé à son inscription dans le monde. Ainsi l’écrivain apprend-il à
« tuer la mort par la substitution du néant en œuvre, geste d’un
au-delà ici présent par le texte, empreinte d’un passage plus
significatif, et donc plus vrai, que l’absorption fatale du trou noir ».
La philosophie
chinoise est le deuxième révélateur. « Le vide du Tao considéré comme
un plein l’incita à supposer que la véritable dimension de la réalité
n’était pas dans le visible mais dans l’invisible ou, plus précisément,
dans la faille. » Dans le mille-feuille de la conscience, les
interstices sont peut-être plus importants que les couches de pâtes. De
même que le vide est au cœur de l’amnésie, qui le crée au sein de la
mémoire, le néant reconstruira l’identité perdue.
Quant au
troisième révélateur de ce vide plein, peut-être est-ce l’expérience
mystique que l’écrivain avoue, à cinquante ans, lorsqu’il a réussi à se
dévêtir « de son anxieuse recherche d’être ». Aveu discret et précieux
chez un auteur qui s’est toujours méfié du terme : mais l’état qui
emprunte tout naturellement à la tradition religieuse (grâce, béat,
communier, Pâque...) est la porte vers un « non-être » qui révèle
peut-être le « corps de fée » que le livre s’est donné en sous-titre.
Nous comprenons alors pourquoi ce « récit » est une « anamorphose ». Il
tient de la métamorphose, la révélation d’une forme glorieuse ignorée,
mais biaisée par l’angle de vue. Le terme renvoie presque
automatiquement à la plus célèbre d’entre elles, un crâne peint sous un
angle oblique, et qui paraît une tache sur le tapis des deux
ambassadeurs peints par Holbein. Lorsqu’on se déplace sur le côté du
tableau, la tête de mort se révèle et les portraits des deux hommes
disparaissent. Ce néant qui a pris leur place n’est pas celui de la
mort, mais ce « néant en œuvre » qui est parvenu à la tuer.
Voir aussi : Le fabuleux bestiaire de madame
Berthe, Petite suite
cherbourgeoise,
L'amour
pèlerin,
Le manège des fous, Anagramme du vide,
Monsieur l'Enfant
et le cercle des bavards,
Le chaudron chinois,
Enquête
sur l’impossible, Don
Juan, le révolté, Brèves de rêves, La fin de rien, Dernières nouvelles de
l'au-delà.
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Belinda Cannone,
S’émerveiller, Stock, 2017.
« Sait-on
exactement ce qui compose l’écheveau touffu de nos émotions à un moment
donné ? » C’est à répondre à cette question que s’emploie Belinda
Cannone, de roman en roman et d’essai en essai. Le sentiment
d’imposture, le désir ont retenu son attention, aiguisée comme un
scalpel sur le fusil d’une langue riche et précise. Dans cet essai
entrecoupé de courts poèmes en prose, elle s’interroge, et nous
interroge, sur l’émerveillement.
La forme du
livre est le résultat d’une rencontre : une réflexion de longue date
sur le thème arrive à sa conclusion au moment des attentats de 2015,
qui semblent ruiner l’idée même d’émerveillement, mais simultanément,
une collaboration avec l’ARDI (Association régionale pour la diffusion
de l’image) lui procure de nouveaux sujets d’émerveillement : une
collection de photographies sur lesquelles il lui est proposé d’écrire
de courts textes. Le résultat est convaincant. S’émerveiller, c’est
donner à voir plus encore que voir, et ces courts textes poétiques, en
écho par un mot, par une idée, avec les analyses qui les précèdent,
nous font pénétrer de nous-mêmes au plus intime de la réflexion. Car
plus qu’une analyse, c’est une invitation à nous émerveiller qui nous
est adressée ici.
S’émerveiller,
donc. Et parvenir à distinguer cette sensation si difficile à cerner de
concepts proches : éblouissement, jouissance, étonnement, admiration,
mais aussi émotion devant le sublime ou devant la merveille. Les
nuances que Belinda Cannone nous propose sont toujours justes, et
éclairantes. Dans toutes ces mises en contact soudaines avec quelque
chose qui échappe à la compréhension immédiate, il y a une épiphanie,
un « présent pur », un « regard d’enfance » débarrassé des schémas
d’interprétation adultes. Cela ne dure qu’un moment — sous peine,
sourit l’auteur, de devenir le ravi de la crèche. Et pourtant, ce n’est
pas la même chose. Ce qui nous éblouit ou nous étonne est souvent
quelque chose d’exceptionnel, de grandiose, de lumineux. On peut en
revanche s’émerveiller devant un élément banal du quotidien et admirer,
sans s’en émerveiller, un spectacle majestueux. La surprise entre pour
beaucoup dans l’étonnement, mais on accède à l’émerveillement « par
vigilance ou par surprise ». Il nous saisit devant quelque chose «
qu’on n’attend pas, qu’on ne sait pas attendre », car le rôle du
spectateur est plus important que le statut de ce qui l’émerveille.
« C’est à
l’intersection de mon regard, armé par ma langue, et de la réalité, que
surgit la possibilité de s’émerveiller. » C’est ce dynamisme, cet
aller-retour entre un objet et un sujet, qui caractérise cette
expérience. Il faut être perceptif, car « cette disposition est une
conséquence de la faculté de joie qui est elle-même une expansion du
désir de vivre ». Aussi faut-il se débarrasser de tout ce qui encombre
la perception immédiate de la réalité : le nihilisme, l’enténèbrement,
le malheur, mais aussi le narcissisme, car le moi est le premier
obstacle à l’imprégnation par la merveille : « s’y laisser enfermer
nous empêche d’être ce bel instrument à saisir le monde ».
S’émerveiller, c’est « accéder à la voyance, à la disponibilité
poétique au monde ». Ce n’est possible que si nos yeux sont tournés
vers l’extérieur, et pas vers notre nombril.
Cet
anéantissement du moi pour s’ouvrir totalement au monde, à chaque
détail qui contient la totalité de l’ensemble, est sans doute proche de
l’expérience mystique, du « sentiment océanique » de Romain Rolland, de
« l’expérience intérieure » de Bataille. Belinda Cannone consacre un
chapitre à ces expériences, pour les distinguer de l’émerveillement,
qui tend vers elles de façon asymptotique, sans les atteindre. Mais le
sentiment océanique et l’émerveillement ont en commun une sensation de
« hors-soi », et une jubilation qui nous réconcilie avec le monde, et
avec nous-mêmes.
En fin de
compte, le mot qui s’approche le plus de ce sentiment est peut-être une
« surprésence ». Surprésence du monde, d’abord, qui n’est pas sans
évoquer le « trop-plein d’existence » à la base des expériences de
Roquentin, dans la
Nausée de
Sartre. Une « présence considérable des objets, apparaissant soudain
dans une lumière extraordinaire quelle que soit leur valeur intrinsèque
». Mais aussi une surprésence au monde, qui tient à nous et non pas à
ce que nous regardons, une « capacité de se tenir dans un état de
présence extrême
au
monde, qui le fait advenir dans son éclat. » En fin de compte, il faut
être deux dans l’émerveillement, pour pouvoir ressentir, un bref
instant, la certitude de n’être qu’un.
Cette réflexion
est loin d’une analyse philosophique abstraite, non seulement grâce aux
photographies et aux poèmes en prose qui jalonnent le texte, mais
surtout par le souci de Belinda Cannone de fonder son analyse sur des
exemples concrets, empruntés au quotidien, l’apparition de chevreuils
derrière une fenêtre, une méditation devant un chêne, le choc d’une
stalactite ou le geste tendre de l’Amant. Et surtout, parce que son
écriture, souple et précise, aux formules confondantes, est elle-même
source d’émerveillement.
Voir aussi : Le nu intérieur, Le don du passeur, Le sentiment d'imposture, Le nouveau nom de l'amour.
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Hubert Haddad,
Premières neiges sur Pondichéry, Zulma, 2017.
Hochéa Meintzel, un vieux violoniste virtuose de Jérusalem, arrive en
Inde à l’invitation d’un festival de musique. Obsédé par un passé qui
lui a pris toute sa famille, dans le ghetto de Lodz, les camps
d’extermination, les attentats à la bombe de Jérusalem, il ne se sent
plus aucune attache avec son pays ni avec sa culture. Son départ se
veut sans retour. C’est l’occasion pour lui d’une quête du néant,
au-delà des mémoires écorchées qui n’ont engendré que la haine, la
violence et la mort. « Je ne suis plus Israélien et je ne veux plus
être juif, ni homme, ni rien qui voudrait prétendre à un quelconque
héritage. » Persuadé qu’il s’installera en Inde, il y voit un retour
aux sources — n’est-ce pas là que fut inventé, six ou sept mille ans
plus tôt, le
ravanastron, ancêtre du violon ?
Accueilli par
une jeune musicienne qui lui servira de guide, il entreprend alors un
voyage initiatique dans le sud de la péninsule, une errance semblable à
un long labyrinthe, qui le mène à Kochi, l’antique Cochin, qui a elle
aussi connu les vicissitudes de l’Histoire. « C’est le lieu du dernier
pas, loin de la folie des hommes », lui dit sa guide. Dans le refuge
qui l’accueille, en attente d’une tempête qui s’annonce mémorable, un
petit groupe se compose dans une communion improvisée autour d’un «
pauvre agneau sacrifié » : toutes les religions s’y côtoient, un
chiite, un sunnite, une Indienne, des anglicans, des bouddhistes, un
juif... Le dernier pas, c’est vrai, dans la quête du néant, du silence,
d’une fusion universelle et indifférenciée. Il y apprend que la foi ne
peut être proclamée. « Dieu n’est pas une fête municipale. Dans un
monde délivré des religions, on reconnaîtrait les gens de foi à leur
silence. »
Est-ce là la fin
du parcours initiatique, ou le début d’une seconde étape ? Le
labyrinthe extérieur, dans lequel il a erré jusqu’au refuge, se double
d’un autre, intérieur, au cours d’une expérience confondante : « il
déambule à nouveau, cherchant l’issue dans les souterrains du fond du
sang et des secrets, le labyrinthe à lui-même inconnu, tombeau de
galeries tournantes que nulle lueur jamais n’accroche. » Un autre
voyage commence alors, en lui-même, avec un nouveau guide : un petit
air jailli de son enfance, entendu dans le ghetto de Lodz et qui va le
guider comme un fil d’Ariane.
Car à Kochi, il
y a une synagogue et une petite communauté juive issue du fond des
âges, remontant peut-être à l’époque de Judas Macchabée ou d’Hérode. Le
récit bifurque, les branches s’entremêlent en un savant contrepoint,
celle du musicien en quête d’oubli et de la communauté attachée à sa
mémoire. Dans un mélange d’humour et de poésie, celle-ci s’apprête à
vivre le grand jour, l’anniversaire de sa fondation, dans la tempête
qui s’annonce. Le hazzan qui bégaie dispute le juif noir qui dessert la
synagogue, Sarmad le brocanteur et Dätan, le maître de forge,
entreprennent de raconter la légende originelle, l’arrivée des juifs à
Kochi, la fondation d’un petit royaume qui laissait toute sa place aux
autochtones, la transmission du souvenir sans en dévoiler les secrets,
la constitution d’une langue qui mélange toutes les autres... Ce
royaume juif jadis prospère, loin de la Terre sainte, est fier d’être
resté « le seul royaume juif depuis la ruine de Juda ». Ce joyeux
mélange n’est pas sans évoquer celui du refuge où a échoué Hochéa
Meintzel, sinon qu’il n’a qu’une religion, et qu’il maintient une
tradition que cherche à fuir le violoniste.
Qu’est-ce qui va
les rassembler ? Le hasard d’une rencontre, une nécessité extérieure,
la tornade qui empêche le visiteur de partir, et une nécessité
intérieure : une ironique question de quorum. La petite communauté
s’est réduite au fil des siècles : pour la cérémonie qui requiert dix
mâles adultes, elle n’a pu en réunir que neuf. Hochéa le déraciné
devient l’homme providentiel pour renouer les racines. Que devient
alors sa quête de l’oubli ? Elle n’est pas reniée, mais prend un autre
sens, paradoxal. La petite musique venue du fond de sa mémoire de Lodz
le lui révèle, ainsi que la jeune musicienne qui lui sert de guide,
qu’il retrouve le lendemain. « C’est par l’exil et l’exode que nous
existons. Celui qui l’oublie perdra sa mémoire. Je crois que beaucoup
l’ont perdue en prenant possession de leur rêve, ils ont oublié
l’espérance. » Le futur se greffera toujours sur le passé : quelle
espérance nourrir si l’on a perdu la mémoire ? Si Hochéa reste en Inde, que
deviendra la complicité affectueuse qu'il a nouée avec la jeune femme, et qu’ils n’hésitent pas à nommer amour ? Une
impossibilité ou une routine. Partir pour ne pas se perdre, retourner à
Jérusalem pour rester à Kochi, comme le petit air de Lodz a dû venir en
Inde pour ne pas se perdre.
Dans une
intrigue sinueuse comme un labyrinthe, mais en fin de compte d’une
clarté lumineuse, le roman se déroule dans une alternance de scènes
intimes ou grandioses, mais toujours somptueuses, entre méditation,
poésie et humour. On y retrouve les thèmes et les obsessions chers à
Hubert Haddad : la mémoire blessée, la plaie vive des proches décédés,
l’identité qui se définit par sa quête plus que par ses racines, la
quête d’un néant revivifiant, l’appel à l’apaisement entre les peuples,
et en particulier dans le conflit israélo-palestinien, cette « guerre
de cent ans entre l’empire de Lilliput et celui de Blefescu »... Et
surtout, dans une écriture maîtrisée, des formules bouleversantes de
poésie et de sens, qui nous entraînent dans une réflexion infinie : les
rêves, « torches jetées dans un puits » ; l’aube, « simple blessure du
vide » ; « Hier est une tombe fraîche où tous les jours vécus se
désagrègent, et demain n’y rajoutera qu’un peu de terre »...
Voir aussi : Le camp du bandit
mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des songes, Palestine,
Géométrie
d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Mâ, Le
nouveau nouveau magasin d’écriture, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé.L'invention du diable, La symphonie atlantique.
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Martine Roffinella,
L’Impersonne, François Bourin, 2017.
« Quand on buvait on était plein d’amour ». Dès la première phrase,
impersonnelle, le lecteur comprend que la narratrice a perdu la
première personne. Elle restera une « Impersonne », « non pas un
fantôme mais un organisme inhabité du point de vue du cœur ». Et l’on
comprend pourquoi. La boisson, ou plutôt la sortie de l’alcoolisme,
puisque le verbe est au passé. La force de ce récit tient dans
l’ambiguïté du rapport à l’alcool. Se penchant sur son passé
d’alcoolique, à la cinquantaine, la narratrice en dissèque sans
complaisance les dangers, les excès, les querelles déchirantes, la
perte du travail... Mais au moins, elle existait. Il y a des
accommodements avec l’alcool. L’étudiante en lettres les connaissait —
le petit verre de cognac donne du corps à Rousseau, mais Balzac induit
à la sobriété... L’amoureuse aussi les pratiquait : avouant crument
qu’elle n’aimait guère le sexe, qu’elle « s’y collait comme au bagne »,
elle s’encourageait d’un petit verre de vodka. Et dans la vie
professionnelle, les bières aidaient volontiers à franchir le cap
difficile ou à sceller des amitiés de travail.
En fait, le
problème ne vient pas de l’alcool, ni de l’abstinence, mais de
l’Impersonne, celle qui se sent, au fond d’elle-même, blessure et
béance, « un appartement vide un local sonore ». Au moins l’alcool «
meuble tout ce silence entrecoupé de verres à remplir remplis bus ».
Prenant conscience de ses échecs, amoureux, professionnels, amicaux,
décidée à changer de vie, elle cherche d’autres meubles, avec
application, enthousiasme ou désespoir. Ou humour, aussi, car jamais
elle ne s’attendrit sur elle-même. Elle se trompe, parfois, comme dans
l’épisode, mi dramatique, mi savoureux, du retour à la foi. À l’église,
au milieu de « milliers d’humains solidifiés statufiés rassemblés
scellés devenus dalle pour accueillir les prières », elle a
l’impression de « s’agenouiller sur des crânes compactés des ossements
des déchets d’espoir devenus aussi durs que béton ». Oui, peut-être
est-ce un nouveau meuble, ce « Jésus tout propre tout intact » mais
peut-être est-ce aussi une nouvelle prison. « On a l’impression d’être
séquestré par la vérité après avoir été emprisonné dans l’alcool ».
Même chose en
amour, avec d’anciennes amies que rassure la période d’abstinence, ou
la « Rencontre Raisonnable » qui pourrait la sauver, ou l’admiratrice
venue du nord pour bouleverser sa vie en tâchant d’y mettre de
l’ordre... Mais elles aussi, à leur manière, sont des Impersonnes.
Aucun prénom ne nous aide. Elles ne sont que « la liaison », « l’autre
», « la relation »... Et l’alcool n’est plus là pour recoller les
sentiments. « On s’aperçoit qu’il n’y a rien à recoller car pas d’objet
qui aurait pour nom Amour aucune sorte de sentiment qui ressemble à ça
». Car le grand prêtre de l’union, c’était l’alcool.
Ce sont sans
doute les pages les plus dures, et les plus fortes du livre, en
particulier la longue conversation avec l’ancienne amie qui finit par
lâcher que « sobre c’est encore pire ». « Il y a un truc déjà mort en
toi c’est la sensation que j’ai que tu es déjà un peu cadavre quelque
part tu trimballes un organe mort et à tous les coups c’est le cœur
alors tu comprends ça fiche une trouille bleue je ne suis pas
nécrophile ». Ne comptez pas sur la fin pour moraliser ce désarroi.
Devant tous les possibles qu’elle envisage — « ce parking à rêves » —,
la narratrice « préfère y voir clair ».
Si, il y a
quelque chose de lumineux, de sensuel, de fulgurant dans ce livre :
c’est l’écriture. Cette phrase sans ponctuation, qui ressemble à un
délire, mais d’une limpidité déconcertante. À aucun moment on ne se
sent perdu. Les formules sont fortes, les mots précis, les phrases
tranchantes. Et la fluidité de l’absence de ponctuation correspond à
celle de l’alcool, de la vie qui s’écoule, de la réalité qui s’estompe.
« On entend la proposition c’est comme si elle était lisse de l’eau qui
coule on plonge les mains dedans pour retenir le sens des mots mais ça
coule coule on ne comprend goutte les phrases fuient dans la liquidité
le caniveau ». Atypique (mot qui ne veut rien dire, mais faute de
mieux), intransigeant, impitoyable, ce récit nous brûle comme un alcool
trop fort. On le consomme sans modération.
Voir aussi :
Recherche de fuites,
État d'un lieu désert,
Inconvenances,
Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro. Lesbian cougar story. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Conservez comme vous aimez. Pour une absente. Les cloîtrés d'Aurillac.
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