Hubert Haddad,
Vent printanier, Zulma, 2010.
« C’était la
veille du Carnaval.. On avait accroché des fanions sur les ormes de la
place. Des employés municipaux achevaient de tendre un calicot rouge
orné de masques grotesques avec l’inscription : FÊTE DE LA MORT. »
C’est bien sûr « La Mortaise » qu’il fallait lire. Mais c’est trop
tard. L’image est en nous. Elle grimace, comme un tableau d’Ensor. Les
identités se fondent, les temps se confondent, les événements se
répondent. Une écolière en poursuivant son chat devient une petite
juive déportée dans un camp. Un enfant juif égaré dans la colonne des
tziganes est sauvé par l’étoile jaune cousue sur sa poitrine. Mascarade
macabre, en quatre courtes nouvelles, qui condamne à la gaieté pour
avoir échappé à l’horreur — deux protagonistes gagneront leur vie dans
des mariages, à jouer du violon ou tirer les portraits des époux,
triste ironie d’un destin goguenard qui les a épargnés.
« Vent
printanier » était le nom de code de la rafle du Vel’ d’hiv. Les
nouvelles que l’horrible euphémisme a inspirées à Hubert Haddad
évoquent le devoir de mémoire né d’une culpabilité diffuse à travers
une transmission ténue, un passage rituel de génération entre n enfant
et un vieillard, entre un absent et un vivant. À la frontière indécise
entre fiction et réalité, ils nous disent que le passé, comme une ombre
oubliée au bord de l’Achéron, reviendra sans cesse se mêler au présent
tant qu’on n’en aura pas payé le passage.
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Voir aussi
:
Le camp du bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des songes,
Palestine,
Géométrie
d'un rêve,
Le nouveau nouveau magasin d'écriture, Opium Poppy, .Sonetti di dolore,
Le peintre d'éventail,
Mâ,
Premières neiges sur Pondichéry,
Casting sauvage.
Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable,
La symphonie atlantique.
Vincent Engel,
Le mariage de Dominique Hardenne, J.C. Lattès, 2010.
Après une
apocalypse nucléaire qui le laisse seul survivant au monde, Dominique
Hardenne rentre dans son village. Mais comment réinventer la vie pour
soi tout seul ? Il ne s’agit pas d’une question de philo pour le bac,
mais d’une situation qui, par l’effroi qu’elle provoque, interroge le
romancier. C’est le personnage, ici, qui doit y répondre, à tel point
qu’à certains moments, le récit passe brièvement à la première
personne, comme si le brouillage des consciences entre le protagoniste
et le romancier (en termes pédants, entre homodiégèse et hétérodiégèse)
était la conséquence ultime de la situation de base : le dernier homme
sur terre n’aura plus personne pour le regarder ni pour l’écrire, pas
même un romancier.
Dans un premier
temps, il s’agit de reconstituer les conditions de vie. L’avantage de
la guerre « propre », c’est de laisser au survivant les provisions de
tout un village, un stock d’essence, voire un groupe électrogène et
tous les appareils nécessaires pour se débrouiller seul dans un monde
voué à la technique. Mais la vie n’est pas que la consommation
jusqu’à l’épuisement des stocks accumulés. Dominique Hardenne est un
gars de la terre ; il a aussi appris les gestes de réconciliation entre
l’homme et le cycle de la nature. « Il préférait encore la terre aux
femmes, même si rien ne prouvait que la terre ne se moquerait pas aussi
de lui. » Nouvel Adam au lendemain d’une apocalypse, il cherche le
salut dans l’humus.
Cela
suffira-t-il pour ne pas devenir fou ? Il faut ensuite reconstruire la
société avec les morts, vitrifiés par la bombe dans une occupation
quotidienne, et en particulier se trouver une Eve — Nathalie, qui
l’avait méprisé avant son départ pour la guerre, est désormais une
poupée docile pour un mariage de fiction. Car à la disparition de
l’humain survit la fiction. « L’exceptionnel, n’est-ce pas de
réinventer des gestes ancestraux éteints ? » Dominique Hardenne
réinvente la société, ses rites, ses contraintes, le mariage,
l’enterrement, la flamme de la présence divine dans la chapelle, puis
les élections, le procès… Son procès, car à force d’avoir rendu vie aux
autres, il a réinventé la suspicion, la contradiction, l’accusation, la
haine. C’est peut-être le plus terrible dans la lente dérive de ce
roman : réinventer l’humanité, ce n’est pas reconstruire un monde
idéal, c’est reprendre une œuvre maléfique enracinée dans la conscience
humaine. Sans but ni raison, ni malédiction. Parce que c’est comme
cela. « Parce que la vie, l’histoire et le destin étaient de grands
gosses capricieux, incapables de se concentrer longtemps sur un même
jeu. » Parce qu’en faisant le premier pain de la nouvelle ère, on fait
surgir les premières fourmis, qui, toujours, auront le dernier mot.
Le roman ne se
veut ni philosophique, ni pesant. Il a son humour, notamment pour
imaginer la mère Amédée, la bigote du village, transformant sa maison
en bordel militaire. Les découvertes peuvent engendrer des réflexions
plus graves, en passant, sans jamais peser sur l’économie du roman.
Ainsi devant la télévision qui « trône » sans image, comme un crucifix
: l’une et l’autre ne sont-ils pas comme « des dieux qui avaient séduit
les hommes par leurs paroles et leurs gestes et qui continueraient de
fasciner même quand il ne s’agissait plus que d’images immobiles et
muettes » ? Devant le mutisme du monde et des hommes, la parole ne peut
plus être que la sienne, même sans interlocuteur ni lecteur. Pour
reconstruire une humanité de fiction, Dominique Hardenne doit retrouver
le langage, l’écriture, l’histoire du village durant sa longue absence.
La métaphore de la société nécessairement vouée au mal, l’interrogation
d’un Dieu définitivement absent, la tentative désespérée de
resacralisation passent alors par une allégorie de la représentation,
de la fiction, de l’écriture.
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Voir aussi
:
Les angéliques La peur du paradis,
Les absentes,
Maramisa,
Les vieux ne parlent plus,
Le désir de mémoire.
Caroline de Mulder,
Ego tango, Champ Vallon, 2010.
Deux couples
dans leur passion du tango, Ezequiel et la narratrice, Alexis et Lou.
Deux couples qui se cherchent et se repoussent. Disparitions subites et
retrouvailles. Jalousies, aussi, car, bien entendu, la narratrice est
attirée par Alexis, qui aime Lou, alors qu’il est déjà marié… Alors,
quand Lou disparaît subitement, on pense à un meurtre. Mais nous ne
sommes pas dans un roman policier. La narration n’est qu’un mince fil
qui ne forme pas trame. La trame, c’est le tango, omniprésent,
étourdissant. « Le tango libère les gestes, la mémoire du corps. » Les
personnages qui se heurtent, se cherchent, se perdent, prennent sens
lorsqu’ils se retrouvent corps à corps.
Un passage
semble contenir en lui toute la force et l’ambiguïté du roman. Alexis
rêve d’un film sur le tango. Ezequiel lui emprunte sa caméra et, pour
s’amuser, filme à l’aveuglette sa compagne. Celle-ci se découvre
fascinée : « En morceaux je suis belle, un bras, un bout d’épaule et
les jambes coupées, le cou sectionné. » Ces morceaux éparpillés
répondent à d’autres visions de personnages éclatés. Ezequiel sur un
divan, les jambes de-ci de-là. Une femme belle de profil, vilaine de
face. La vision d’Alexis, surtout , « de chair, de sang, en chair et en
os, on lui a brisé le, corps et en feu, et en cendres, dispersé,
partout, où qu’on regarde […] le tronc et un bras, une jambe à tort, et
à travers sa peau dépassée, crevée de cartilages, de fragments d’os »…
Le tango est le kaléidoscope qui, de ces membres épars, reconstitue des
personnages, qui semblent se disloquer dès qu’ils sortent de la piste.
On comprend l’addiction des danseurs, qui se réapproprient par la danse
un corps en lambeaux.
Mais surtout, le
tango est dans l’écriture. Il lui donne rythme et sens. Des phrases
courtes, nominales, saccadées, brutalement interrompues, alternent avec
des périodes amples, virevoltantes de parenthèse, de tirets, de
virgules. Comme dans la « sacada », où la jambe de l’homme fait
obstacle à celle de la femme, la phrase bute sur un point inattendu et
doit dévier son parcours. L’effet est parfois surprenant, lorsqu’on ne
peut achever d’exprimer un sentiment — « J’ai dit je l. » — ou
lorsqu’on contient sa colère — « Je te prie de. » Mais la répétition du
procédé finit par tourner au tic d’écriture — « S’il pense que. » — «
Alors, que. » — « Pas un geste ou je. » — « Lou me donnait
des envies de. » — « Pas d’elle pour. » Le lecteur, bringuebalé
dans ces pas virtuoses, en ressort tout étourdi.
C’est que
l’écriture, ciselée mot à mot, est toujours sur la ligne de crête entre
fulgurance et préciosité. Caroline de Mulder excelle à créer une
atmosphère d’une notation rapide. Lorsque la narratrice, qui a des
problèmes d’alcoolisme, se maquille : « Un verre de mauvais vin : je
fais toujours les lèvres en dernier. » Cela sonne juste. Certaines
expressions font mouche — « je souris désossée » — d’autres tombent à
plat — « mon cœur bat comme plâtre ». Parfois, les clichés sont brisés
avec bonheur — « tuer le temps à coups de talon » — et à d’autres
moments ils s’accumulent sans raison — « Lui si à cheval sur
l’étiquette était à couteaux tirés ». Des images de bon aloi — « une
emplâtre sur une jambe de soie » — alternent avec des échafaudages
sémantiques tarabiscotés — « La lame larme à blanc dans le noir. » Mais
dans la platitude de l’écriture blanche à la mode, on ne peut qu’être
séduit par cette recherche dont on osublie vite les excès.
Voir aussi
: La pouponnière d’Himmler.
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Christophe Pradeau,
La Grande Sauvagerie, Verdier, 2010.
Ceux qui en
souffrent sauront d’emblée de quoi je parle ; de quoi, en fait,
Christophe Pradeau parle. Il les appelle des « mouches ». Les
ophtalmologues les nomment « corps flottants », et évoquent un
épaississement du vitré : un « grouillement de bâtonnets, virgules et
macules qui dérivent à la surface du regard ». Ceux qui en souffrent
savent combien le monde en est discrètement perturbé, apparaissant à
travers un voile invisible, mais impossible à oublier.
Et ils sauront
pourquoi ce roman est avant tout celui du regard. Au centre de récit,
une tour, la plus vieille lanterne des morts de France, qui nargue la
narratrice, parce qu’on ne la découvre qu’en prenant de la distance,
que les maisons la dérobent avant qu’une échappée la révèle. Parce
qu’on ne la voit qu’à travers un autre regard, celui des touristes (on
est si habitué à sa présence qu’elle disparaît de la conscience), celui
des guides bleus. Parce qu’elle est toute embrumée de légendes, de
secrets de famille, de drames ignorés. Pour la voir, il faut s’éloigner
; pour la connaître, il faut s’expatrier, retrouver, au fin fond du
Canada, les carnets de voyage enfouis dans la terre par un peintre de
la région expatrié au XVIIIe siècle. Retrouver, comme si elle attendait
de toute éternité l’oreille où déposer un secret, la lointaine
descendante de ce peintre. Découvrir pourquoi cette tour, au lieu-dit «
La Grande Sauvagerie », porte le nom que l'on donne, au Canada, aux
terres inexplorées, le grand blanc des cartes de géographie. Oser
monter dans l’observatoire construit par la famille à côté de la
lanterne des morts et, dans la lunette d’approche restée braquée sur un
objectif précis, découvrir un regard perdu depuis un demi-siècle. Le
temps alors se referme comme un piège ; la narratrice a devant elle «
la vieille femme qui était moi et qui était une autre », épinglée «
dans la prison d’un regard ».
Il ne faut pas
en dire plus pour ne pas déflorer ce récit, haletant, captivant,
poétique. Sinon que ce regard est aussi celui d’un auteur à l’écriture
solide, nerveuse, modulée en longues phrases où le lecteur ne se sent
jamais perdu, et en images percutantes pour évoquer la tour qui
s’impose « avec l’autorité parcheminée d’un paysage d’automne », ou la
mer qui brûle, « marquée au fer rouge par le sifflement visqueux des
coulées de lave ».
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Jean-Pierre Védrines,
Blanche et Jean, Le Bruit des autres, 2010.
Jean, c’est
Giono, dont la passion secrète pour Blanche Meyer a été révélée en 2004
par Hubert Nyssen. Au-delà de l’enquête historique ou de l’analyse
littéraire, reste-t-il une place pour la littérature dans ce petit
scandale à retardement ? Jean-Pierre Védrines a relevé le défi en
une cinquantaine de très courts textes qui donnent de la chair à cette
passion étouffée. De la chair, avec ses sensations brutes plus que des
sentiments évanescents : le goût de l’absinthe sur les lèvres, l’odeur
verte de la chair, la sirène d’une usine au lointain, et jusqu’à « la
beauté sensuelle de l’ombre », tout nous prend par les sens. Par la
vue, surtout. Les formes, les couleurs en disent plus que les mots. Le
corps de l’homme mûr est plus touchant que « la radieuse beauté de la
jeunesse » : « Du ventre. Des formes arrondies. Comme un dessin que
l’on commence à gommer. Et lorsque l’on essaie, ensuite, de retrouver
la forme première, l’on ne restitue qu’un tracé maladroit, empâté. »
Voilà pourquoi ces courts textes nous touchent.
Et derrière les
couleurs, la lumière, qui baigne ce livre à la gloire du midi, de la
Provence, du soleil. Dans le premier texte, un soleil blanc émerge du
bleu des collines ; dans le dernier, il flamboie dans le bleu profond
du ciel. Entre les deux, le soleil est devenu la transparence de
Blanche, la lumière de la vie, le rayonnement de Jean. « C’est alors
qu’elle imagine de naître dans la lumière de son regard. »
Dans cette
lumière toute-puissante, généreuse et apaisante, l’univers tout entier
s’anime, le vent creuse les traits, la colline se glisse sous la nuque,
le hêtre devient un personnage de roman… C’est une passion cosmique,
dans l’évidence de sa découverte, que parvient à rendre le poète, par
petites touches délicates ou ardentes. Comme le romancier transcendé
par sa passion, le poète « fait jaillir le sang et le vin bouillonnant
du livre ».
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Sigismund Krzyzanowski,
Souvenirs du futur, tr. Anne-Marie Tatsis-Botton, Verdier, 2010.
« La
supériorité d’un but modeste sur un grand, c’est qu’il est accessible.
» Voilà une sentence frappée au coin du bon sens, du moins dans la «
vraie vie ». Et le lecteur n’est pas loin de se laisser prendre au
piège. D’un côté, le protagoniste rêve de voyager dans le temps ; de
l’autre, une riche veuve cherche tout simplement un père à de
substitution à son enfant. À la fin du roman, on se rend compte que le
plus inaccessible de ces deux buts a seul été atteint. À qui va la
supériorité ? Au roman.
Telle est la
magie de Krzyzanowski, que les éditions Verdier nous font découvrir
avec une belle opiniâtreté depuis près de vingt ans. Né en 1887, mort
en 1950, presque inconnu de son vivant en URSS, où il ne fut jamais
publié, c’est aux yeux de quelques initiés qui parviennent à prononcer
son nom un des auteurs majeurs du XXe siècle. Ses nouvelles ou ses
courts romans se glissent entre les interstices du réel. Dans
Le Thème étranger,
un personnage avait déjà démontré que la lumière pouvait
scientifiquement être composée de 49.993/50.000e d’obscurité sans que
nous ne nous en rendions compte, grâce au phénomène de persistance
rétinienne. Dans
Le Marque-Pages,
il imagine la « superficine », une substance capable d’élargir à
l’infini — c’est-à-dire jusqu’au néant — la superficie d’un minuscule
appartement. C’est la version temporelle de cette superficine que nous
trouvons dans ces
Souvenirs du futur,
où le protagoniste, Max Sterer, invente non pas une banale machine à
remonter le temps, mais un « coupe-temps » qui lui permet de voyager
dans le futur. La force du romancier, sa crédibilité et son humour
consistent à décrire minutieusement cette invention, et à en justifier
scrupuleusement les principes.
La constatation
de base est simple. « Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque
“instant” il y a une certaine complexité, une espèce de temps
intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on
traverse la rue ». Le paradoxe du présent, qui n’existe pas puisqu’il
s’agit d’un point mouvant entre le passé et le futur, mais qui est seul
à exister puisque le futur n’existe pas encore et que le passé n’existe
plus, est une des vieilles apories de la pensée occidentale. L’idée
d’un présent étendu a traversé les siècles, des philosophes aux
linguistes (la psychosystématique de Guillaume est tout entière fondée
sur ce principe) et aux romanciers (Bosquet de Thoran en a donné une
illustration remarquable dans
La petite place à côté du théâtre).
Idée de mystique, qui fait éclater l’unité minimale du temps comme le
physicien fait éclater l’atome. La même énergie foudroyante s’en
dégage. Voilà pourquoi je suis tombé dans les romans de Krzyzanowski
comme on tombe dans un puits — pour reprendre l’image de Georges
Bataille.
Le récit après
cela compte peu. Il passionnera l’amateur de science-fiction, sinon de
nouvelle fiction, car il donne corps à la doublure du monde, qui ne se
réduit pas à une imagination de romancier, mais qui appartient tout
entier à l’imaginaire. « La plupart des actes réels qui sont entrepris
au nom de l'irréel lui donnent une part de réalité », professe le
romancier dans
Le marque-page.
Il passionnera aussi l’historien de la littérature, sinon l’historien
de l’URSS, par les petits détails de la vie moscovite sous le
stalinisme. Je ne pointerai que celui-ci : « Les gens comptaient le
nombre de grains de semoule, et la même queue de hareng nageait de
soupe en soupe sans jamais arriver au néant. » Il comblera le lecteur,
tout simplement, attentif à une écriture forte et précise,
remarquablement rendue par Anne-Marie Tatsis-Botton.
Mais il comblera
surtout le poète, le revenu d’ailleurs, le Lazare ressuscité des
visions foudroyantes, et qui se retrouve étourdi au milieu du monde. «
Comme c’est étrange : moi qui, il y a si peu de temps, forçais les
étoiles à foncer dans la nuit comme un vol de lucioles, je suis ici,
parmi vous, je suis de nouveau sur ce radeau ridicule et somnolent qui
ne sait que voguer au fil du courant, et qu’il est convenu
d’appeler “le présent”. » Que lui reste-t-il ? Le silence. Le silence
du linguiste, dans ce roman, qui sait se taire en vingt-six langues, un
silence qu’il ne rompt que pour poser la question cruciale. Le silence
dont est tout entier constitué l’
Évangile du Silence, dans
Le club des tueurs de lettres
: le livre qui ne peut être écrit, puisqu’il réunit tous les passages
où le Christ a préféré se taire. Mais ce silence est peut-être composé,
comme la lumière, de 47.993/50.000e de véritable parole : l’ultime
révélation, celle qui ne passe pas par les mots, et qui ne se laisse
réduire à aucun dogme.
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Voir aussi
:
Le club des tueurs de lettres,
Fantôme,
Rue Involontaire.
Jérôme Ferrari,
Où j’ai laissé mon âme, Actes Sud, 2010.
Non sum dignus… Hors de toute
référence religieuse, car ce serait limiter la portée d’une question
tout simplement humaine, l’angoisse de ne pas mériter le pouvoir que
l’on détient a engendré des œuvres bouleversantes. La confrontation
entre l’homme arrivé aux honneurs et conscient de son indignité et
celui qui a été touché par la grâce mais en situation sociale
d’infériorité permet de cerner l’expérience la plus terrible pour un
homme : reconnaître ce que l’on ne pourra jamais être, et le détruire.
Ainsi sont nés les couples douloureux de Salieri et de Mozart dans l’
Amadeus de Schaeffer, de l’abbé Robion et d’Abdelkader, dans
Le jardin d’Orient de Martine Le Coz, du Christ et de Pilate dans
Le Maître et Marguerite
de Boulgakov. Ce dernier roman sert discrètement d’exergue à Jérôme
Ferrari, qui situe à Alger, en 1957, la rencontre entre le capitaine
Degorce, officier chrétien devenu tortionnaire par devoir, et Tahar,
chef prisonnier de l’ALN. Degorce a survécu aux épreuves de la
Résistance et de la guerre d’Indochine : face à la torture, à
l’humiliation, il s’est senti homme, et grandi par la douleur. Mais au
moment de faire subir à l’autre ce qu’il a lui-même enduré, il sent
qu’il perd son âme, sa foi, l’amour de ses proches, sa dignité d’homme.
Les confrontations ici sont multiples. Entre le prisonnier et son
geôlier, bien sûr, dans le poids de quelques paroles énigmatiques ou
paradoxales où se renverse le rapport d’autorité entre le vainqueur et
le vaincu. Mais aussi, entre Degorce et sa femme. Face à l’angoisse, le
silence : impossible de raconter à une famille ce que la guerre a fait
de lui ; alors les lettres s’espacent, se diluent dans des banalités,
cessent. Mais devant la page blanche qui ne sera pas remplie s’écrit la
véritable lettre. « C’est ainsi. Quelque chose surgit de l’homme,
quelque chose de hideux, qui n’est pas humain, et c’est pourtant
l’essence de l’homme, sa vérité profonde. Tout le reste n’est que
mensonge. »
Mais aussi, et surtout, entre Degorce et l’ami de toujours, le
lieutenant Andreani, qui ne peut plus reconnaître celui qu’il a admiré
en Indochine. De longs monologues d’Andreani, sur le ton de l’invective
sacrée, explorent la fissure, puis l’abîme qui se creuse entre les deux
hommes, qui tous deux sont fidèles à leur conception du devoir. Pour
chacun des deux, il ne peut y avoir que trahison, de la fraternité
d’armes ou de la fidélité à la hiérarchie. Sans le savoir, c’est eux
qu’ils ont trahis, car le bourreau est sa première victime. S’il y a
condamnation (le procès d’Andreani), la sentence a été prononcée par
Degorce contre lui-même : « j’ai laissé mon âme quelque part derrière
moi, et je ne me rappelle ni où, ni quand ». Pour les deux, il n’y a
plus de salut possible. « Et c’est l’heure où je me penche doucement
vers vous pour murmurer à votre oreille que nous sommes arrivés en
enfer, mon capitaine — et que vous êtes exaucé. »
Cette triple confrontation (à laquelle il faudrait ajouter celle du
capitaine et du prisonnier communiste) donne au roman une tension à la
limite du supportable. Car il n’y a de salut que du côté des victimes,
mais celles-ci aussi, un jour, et sans savoir comment, peuvent devenir
bourreaux.
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Voir aussi
:
Le sermon sur la chute de Rome.
Catherine Ternaux,
Les cœurs fragiles, L’escampette, 2010.
Réveillé en sursaut par un
mauvais rêve, un homme s’inquiète du visage souriant de sa femme. On
peut être jaloux d’un fantasme inconscient. Il décide d’envoyer dans le
rêve de sa femme, pour en chasser un éventuel rival, le chien de son
propre cauchemar. Et cela fonctionne : dans un demi sommeil, il voit
surgir un inconnu poursuivi par le molosse... avant de se reconnaître
dans le fuyard ! Cela pourrait s’arrêter là : il s’agirait d’une
nouvelle humoristique, gentiment absurde et bien menée. Mais voici un
rebondissement, puis un autre, et une chute inattendue ! Et cela donne
un récit original, qui mène jusqu’à ses conséquence extrêmes la logique
de l’irrationnel avant de nous rappeler, dans une ultime pirouette,
qu’il répond lui aussi à des motivations humaines, car l’irrationnel
n’est pas une fantaisie de romancier : c’est une composante essentielle
de notre vie. Sur une nouvelle, parfois, on a envie de couronner un
recueil. La bonne nouvelle, c’est qu’il y en a dix autres.
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Lionel Salaün,
Le retour de Jim Lamar, Liana Levi,
2010.
On sait combien
la guerre du Vietnam a laissé de cicatrices dans la
mémoire américaine. « Il y a trois sortes de gars
qui sont revenus de là-bas : les vivants, les morts et les morts
vivants. » C’est l’histoire d’un de ceux-ci, Jim Lamar, que
raconte ce premier roman. Ce qui intéresse Lionel Salaün,
ce n’est pas tant l’aspect sociologique que l’occasion qui lui est
offerte de pénétrer dans une douleur à vif, dans
la complexité d’un personnage écartelé entre ses
souvenirs, ses amitiés, ses promesses, et l’immense lassitude
qui s’empare du « revenant », rendant dérisoire tout
ce qu’il peut vivre désormais. Face à lui, un narrateur
de treize ans, Billy, grandi dans un monde qui a voulu oublier : le
roman se situe en 1992, et Jim Lamar a différé de longues
années son retour subreptice dans son village le long du
Mississipi. Qu’a-t-il fait ? Comment lui pardonner la mort de ses
parents, sans nouvelles de lui ? Comment ne pas imaginer le pire dans
ce qu’il a connu au Vietnam ? Dans le village, tout le monde
s’écarte de lui. Seul Billy, qu’il a soigné d’une
foulure, revient le voir. Au fil de leurs conversations, le gamin va
totalement revoir sa vision simpliste du monde, et des hommes.
Le roman est
construit très rigoureusement autour de deux retours au village
: celui de Jim, à qui l’on ne peut pardonner ce que l’on ignore,
et celui de l’oncle Homer, mauvais gars à qui le père de
Billy vent donner une nouvelle chance. L’ironie de la situation veut
que la confiance du père ait été mal
placée, ce que Billy et le lecteur découvrent très
rapidement : c’est de l’oncle Homer qu’il fallait se méfier. Les
souvenirs de Jim s’insèrent en longues digressions dans cette
structure, selon un fil narratif assez classique : une promesse faite
à des compagnons de combat l’engage à retrouver leurs
familles à travers l’Amérique.
L’intérêt du roman réside surtout dans la rencontre
entre un homme revenu de tout et un enfant qui n’est pas encore
entré dans la vie. Les évidences du gamin, si vite
oubliées dans l’âge adulte, reviennent à la surface
chez celui qui a balayé son passé, à tel point que
le discours de Jim semble pour Billy « l’écho de [ses]
propres pensées ». Le Mississipi les réunit, parce
qu’eux seuls savent encore le voir dans un village qui ne fait que
l’utiliser. Et la peur, celle que l’enfant doit cacher pour se faire
respecter par ses condisciples ; celle que l’adulte a vécue dans
sa chair, la peur absolutoire, qui justifie tous les actes, et qu’il
faut savoir reconnaître en soi.
Il est dommage
que l’écriture, forte et précise dans l’analyse des
personnages, se laisse aller, dans la narration, à des
clichés de roman feuilleton dont l’accumulation alourdit le
récit. Parfois, on croit entendre le sous-préfet aux
champs (« Notre édile, assumant ses
responsabilités, s’était pointé à la ferme,
la mine enfarinée, pour, sous couvert de saluer le fils prodigue
au nom de la communauté, sonder ses intentions »). Nous
sommes dans un premier roman, bien mené et prometteur. L’auteur
trouvera sa langue, sans doute dans la simplicité, qui lui
permet de beaux effets (« Je lui devais bien ça. Et je ne
regrettais rien »), plus que dans la grandiloquence toute faite
(« trois mots qui m’étreignirent le cœur comme des mains
de glace »). Il faut lui faire confiance.
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Douna Loup,
L’embrasure,
Mercure de France.
On entre dans ce
roman comme dans une forêt, en écartant doucement les
branches, et aussitôt saisi par un parfum puissant, une
qualité particulière de silence, une complicité
d’humus sous le pas. Le narrateur, un ouvrier de vingt-cinq ans, n’a
que deux passions : la chasse et les femmes. Il ne s’abandonne sans
réserve qu’à la première, pour laquelle il admet
une totale dépendance. Comment s’en étonner ? Il parle de
la forêt comme d’une femme « qui voudrait l’homme sans lui
dire », avec une sensualité qui vous saute au visage, dans
un don total et jaloux.
Les femmes
n’apparaissent d’abord qu’indirectement dans son discours. Dans la
splendide évocation de la forêt, bien sûr, puis dans
celle des rêves, qui doivent rester voilés comme une
femme, dans les conversations entre hommes, dans les journaux dont il
ne parcourt que les titres, la page des sports, quelques lignes au
hasard, et les photos de femmes. Tout cela forme, au fil des pages, une
obsession discrète à peine traversée de
désirs vite assouvis ou réfrénés — la
tenancière d’un stand de tir, une voisine
délaissée par son mari...
Mais un jour,
deux intrusions vont bouleverser ce petit univers dont on a
perçu la fragilité. Au cœur de « sa »
forêt, qui ne parle que de vie et de désir, il
découvre un cadavre, incongru, un jeune mystique qui s’est
laissé mourir de faim dans un fourré. Peu après,
une jeune réfugiée sans domicile entre dans sa vie par
effraction, dans un troublant mélange de violence, l’arme au
poing ; de désir inavoué, ils se reconnaissent
frère et sœur tout en jouant de leurs nudités faussement
innocentes ; de complicité agressive, l’un et l’autre craignent
de perdre cette indépendance qui leur pèse sans qu’ils en
aient conscience. La femme, la forêt, la vie, la mort, la
liberté, le don : tout se mélange en un étrange
ballet dans sa tête. À côté du mort, il a
découvert le carnet de bord de son lent suicide, qui contredit
avec une paisible certitude tout ce à quoi il a cru : «
Voici mes principes de vie devant l’Éternel », proclame le
mort. Celui qui n’a vécu que devant le transitoire, la chasse,
la drague, le mouvement perpétuel qui ne répond
qu’à des finalités immédiates va pour une fois
chercher un horizon plus lointain à sa vie, une unité
dans l’éclatement de ses désirs et de ses instincts.
« La nuit passée est comme l’inverse d’une bombe,
note-t-il, elle a fait de moi un homme rassemblé en entier. Un
bloc. »
La fascination
qu’exerce ce stupéfiant roman tient à la
délicatesse avec laquelle il effleure des sujets que l’on sait
essentiels, des informations qu’il distille au hasard d’une phrase. Au
lecteur de deviner l’importance de la femme, la fragilité d’un
univers en suspens, de reconstituer la crise morale, en s’aidant de
notations subreptices qui situent vaguement dans le temps (on parle
encore en francs), dans l’espace (le nord est une destination lointaine
qui oblige à loger sur place).
Et puis, il y a
l’écriture. Dès les premières phrases, on est pris
dans un rythme très sûr, dans une langue tantôt
somptueuse, tantôt aux effets subtils. Des formules d’une brusque
évidence (« ses yeux bricolent pour y voir »), mais
aussi d’imperceptibles détournements de sens. « Pointer
mon corps dans cette usine » joue adroitement sur la pointeuse et
sur « se pointer ». « C’est comme ça que se
finit le samedi », par une tournure pronominale (« se finit
» ne dit pas la même chose que « finit ») donne
au temps une épaisseur insoupçonnée. Tout est en
finesse et en nuances, jusqu’aux mille tonalités du silence.
Celui de la montagne n’est pas celui de la forêt, celui de la
confiance n’est pas celui de la suspicion. Écoutez celui du
champ de tir : « J’aime le silence qui se débat entre le
son des balles, il est opaque, il fait comme des coussins de plume sous
la tête, il ramasse le présent qu’on éclate en
morceaux. » Et celui du doute, lorsqu’il faut choisir entre deux
styles de vie : « Le silence entre nous se fait étroit, il
ressemble à un couloir sombre où se faufileraient toutes
sortes d’ombres. » Ou de la confiance retrouvée : «
Eva n’a pas peur de mon silence. Elle voit bien mes yeux bafouiller de
lumière. »
On peut bien
sûr s’étonner du style d’un ouvrier de vingt-cinq ans qui
ne lit que les titres des journaux, ou des détours
empruntés par la romancière pour le justifier — la
voisine, professeur de lettres, lui a donné le goût de la
lecture et des mots rares. Très vite, on cesse de se poser la
question de la vraisemblance. Nous sommes dans un autre univers,
très fort, incroyablement assuré pour un premier roman,
qui s’est inventé ses propres règles et sa propre langue.
Il n’y a plus qu’à sy abandonner, comme on regarde,
troubmé, en devinant à moitié ce que l'on ne peut
voir, dans l'embrasure d'une porte entrouverte.
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Max Genève,
La cathédrale disparue,
éd. Bayol, 2010.
Max
Genève aime les livres inclassables. L’étiquette «
policier » lui convient aussi mal que « fantastique »
; il y a chez lui de l’humour et de la poésie, les anges y
côtoient des femmes bien en chair. La nouvelle lui convient bien,
car il peut, dans un recueil, jouer de toute sa gamme.
Je n’ai pas
choisi le mot au hasard. La musique, au centre de plusieurs nouvelles,
est un thème récurrent chez lui. Elle fonctionne souvent
comme un signal, un lieu de basculement. Tantôt, elle nous
ramène à la chair la plus crue, comme dans la fascination
de Jenny pour le saxophone d’un jazzman (et j’ai en mémoire un
singulier concert de Messiaen, dans
L’ingénieur
du silence). Tantôt, elle ouvre vers un univers
dématérialisé, comme le son du loup émis
par des guitares disparues. Lien entre les vivants et les morts, elle
inspire la plus touchante de ces nouvelles, « L’enfant qui jouait
du violon pour les morts ».
Entre deux
mondes, les protagonistes sont souvent étrangers à
eux-mêmes, à leur rôle social, à leur vie.
Pas étonnant qu’ils se retrouvent soudain ailleurs, dans un
passé révolu, dans des vêtements qui ne sont pas
les leurs, dans une fosse à présidents déchus, ou
invisibles, tout simplement. En voyageant au bout d’eux-mêmes, ne
parviendront-ils pas à renaître, innocents,
débarrassés de leur passé et de leur encombrante
conscience ? Peut-être est-ce cela qu’ils cherchent, en fin de
compte : l’oubli. Le président malgré lui ne demande
qu’à rentrer dans l’ombre ; le commissaire à la retraite
voudrait qu’on ne le salue plus par son titre. L’un voudrait fuir une
vie où il fait peur aux enfants ; l’autre espère
échapper à une vie triste et vide. Alors ils partent vers
Terminus, « la dernière grande ville avant la fin ».
Mais après la ville de Terminus, il y a le village de Terminus,
puis le poste de Terminus, et au-delà, peut-être, un
nouveau départ ?
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François Taillandier,
Les romans vont où ils veulent
(
La Grande Intrigue, IV),
Stock, 2010.
Adam et
Ève se sont couverts après avoir mangé du fruit
défendu. Le soir même, ils se cachent aux yeux de
Yahvé, parce que, prétendent-ils, ils ont honte
d’être nus. « Ce qui, en bonne logique, prouve que dans
l’intervalle, ils se sont déshabillés. » Allons
jusqu’au bout de la logique : cet après-midi-là, au
moment où leurs vêtements tout neufs eurent
éveillé le désir de les ôter, cet
après-midi dont ne parle pas la Genèse, nos premiers
parents ont inventé l’érotisme.
Ce petit
problème de théologie appliquée aux mille et un
aspects de la vie quotidienne (discipline jadis enseignée par
maître Ménofauste à la faculté de
Gehirnhautenzündung) n’est pas né par hasard dans la
tête d’un romancier : c’est la question que se pose le narrateur
au milieu d’une orgie dans un appartement de la rive droite, quelque
six mille neuf cents ans plus tard. Une réflexion incongrue
d’une participante pâmée dans un orgasme mystique («
Tu es mon dieu... Où est Nathalie ? ») sert de tremplin
à une longue réflexion qui embrasse soudain l’histoire de
l’humanité pour faire apparaître « le fond de
l’affaire ».
Telle est la
magie de François Taillandier : une situation cocasse, un
parallélisme inattendu avec un épisode grave, et une
logique implacable pour balayer, entre les deux, la poussière de
l’Histoire et des préjugés, jusqu’au « fond de
l’affaire ». Un ton tour à tour sérieux,
amusé, épique (une exceptionnelle évocation des
morts au milieu de l’orgie), mythique (l’apparition d’un diable en
dandy New Age s’exprimant en alexandrins), se conjugue à une
langue limpide et à une ironie cruelle, vis-à-vis de
lui-même et de ses personnages — s’ils doivent choisir entre
« l’imbécillité pure et simple et l’acceptation
nietzschéenne de l’éternelle retour », c’est quand
même « avec une probabilité assez forte en faveur de
la première hypothèse ».
Les romans vont où ils veulent —
jamais titre ne fut plus approprié à un livre ! — est le
quatrième volume de
La Grande
Intrigue, dont on nous annonce prochainement le dernier tome. La
lecture des précédents n’est nullement requise pour la
compréhension anecdotique. Malgré les personnages
récurrents, situés dans une généalogie
annexée depuis le premier tome, chaque chapitre semble a priori
indépendant. Les resituer dans un ensemble plus vaste n’est
qu’un plaisir de gourmet. Certains pourraient constituer des nouvelles
: une partouze parisienne ; une succulente parodie de
téléréalité ; le lexique d’une langue
universelle, baptisée unilog, ultime métastase de la
mondialisation ; les réflexions désabusées d’un
curé de
campagne... Le
but de cette suite romanesque est discrètement rappelé
dans une lettre à un confrère imaginaire : décrire
« la disparition d’un monde en tant que témoin conscient,
ni passéiste, ni mouvementiste — simplement témoin et
conscient ». L’éclatement apparent de l’intrigue est
consubstantiel au projet.
Gardons-en donc
d’abord un plaisir subtil de lecture. Bien des pages d’anthologie
mériteraient d’être épinglées :
l’évocation du roi des Rats ; les fantômes
dévorés de désir, « pauvres Tantale du
révolu » ; les silences du grand-père Maudon : la
vision mystique des seins d’une disciple par un prophète
terrassé... Un plaisir intellectuel, ensuite. Bien des
réflexions nous invitent à porter un autre regard sur la
société moderne : la responsabilité de
l’écrivain, dans un monde de « telling » où
chacun tente de donner du sens au réel, qui n’en a
peut-être pas ; la théorie des contreforts, que l’on ne
voit pas, mais qui maintiennent l’espace intérieur où
l’on vit...
Mais il est un fil
rouge entre ces récits qui se veulent disparates : l’amour de la
langue, le sens du signe, à la fois signifiant sensuel et
signifié intelligent. L’excursus sur le port de la soutane peut
sembler saugrenu ; il trouve sa place dans le projet romanesque
lorsqu’on imagine le curé semblable à « un mot de
dictionnaire se promenant avec sa définition ». La place
accordée à la déchristianisation peut sembler
excessive : elle se justifie par la dénonciation d’un monde
« définitivement univoque ». Que vient faire, dans
un roman, la réflexion de Nicolas Sarkozy sur l’Africain qui
n’est pas « entré dans l’histoire » ? Qu’il suffise
de remplacer l’histoire par le mégamixer : « C’eût
été affligeant, mais c’eût été clair.
» Oui, cette suite romanesque en apparence décousue, cette
quête spirituelle dans un monde matérialiste, cette
écriture si personnelle et qui refuse d’avoir un style, tout
cela prend son sens et son unité, dans les toutes
dernières pages, dans cette profession de foi : « Moi je
pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était
en nous par le langage — mais que c’était un Dieu perdu. »
Dans quelques pages miraculeuses, François, tu nous le fais
retrouver.
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Voir aussi
:
Option
Paradis, Telling,
Il n'y a
personne dans les tombes,
L’écriture du monde,
La croix et le croissant, Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire.
Corinne Hoex,
Décidément
je t’assassine, éd. Les impressions nouvelles 2010.
La mort de la
mère est une épreuve fondatrice. Rien ne nous y
prépare. Chaque geste est un apprentissage et chaque maladresse
semble un assassinat. Apporter des fleurs au parfum capiteux. «
Ce ne sont pas des fleurs pour une chambre de malade ! » Une
plante en pot ? « De la terre dans ma chambre !
Évidemment, tu seras contente quand j’aurai le tétanos !
» Et les agrafes de l’emballage... Décidément, je
t’assassine.
Cette
culpabilité diffuse devant les situations les plus
élémentaires entretient une tension permanente dans le
livre. D’un côté, une mère autoritaire, volontaire,
qui lutte contre la mort — « Tu arraches l’air. Tu pioches l’air
comme un travailleur de force. » De l’autre, une fille qui n’a
que sa bonne volonté à opposer à
l’implacabilité des choses. D’un côté, une ancienne
commerçante qui collectionne pour jouer au scrabble les mots
« aux consonnes opulentes », aux lettres «
chères » qui valent leur pesant de points. De l’autre, une
romancière aux mots tout en délicatesse, aux images
puissantes, aux nuances précises.
Un lent
renversement de volonté s’effectue au rythme de l’abdication de
l’une et de l’apprentissage de l’autre. Le point central est
peut-être cette scène atroce où, devant choisir
entre la machine (à respirer) ou la morphine (pour l’aider
à mourir), la vieille dame ne peut prononcer que la syllabe
« ine ». Priée de lever l’ambiguïté,
elle parvient à articuler « mor ». Le roman (car il
se présente comme tel) redescend alors lentement vers la
délivrance, dans un processus de deuil patient. Un rêve
libérateur, lorsque la maison maternelle est vendue, et une
photo retrouvée dans un vieil album fonctionnent comme la
rupture du cordon ombilical. Dans une réalité symbolique
(le rêve, l’image), un lien est renoué avec la petite
enfance : l’apprentissage de la marche se confond en un éclair
avec celui d’une nouvelle vie, sans la main de la mère ; le mur
de la maison s’efface devant l’inconnu. Un livre très fort,
entre pudeur et impudeur, volonté et désarroi, qui boucle
avec une grave sobriété le cercle de la vie.
Voir aussi : Le ravissement des femmes.
Et surtout j'étais blonde,
Nos princes charmants . Les reines du bal.
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Jean-Marie Blas de Roblès,
La Montagne de minuit, Zulma, 2010.
Lors d’un
changement de direction, le gardien d’un collège jésuite
est mis d’autorité à la retraite. Un début qui
serait bien banal, si l’on ne croisait ce surprenant concierge dans une
bibliothèque orientaliste, où il se révèle
un spécialiste respecté du tibétain. Et si les
commères de son immeuble ne refusaient de lui confier leurs
enfants, à cause d’une très vieille histoire qu’il ne
finira jamais d’expier. Bastien est un personnage hors normes, une
sorte de saint, aux yeux de sa voisine Rose, ou d’extraterrestre,
version laïcisée de la singularité. Solitaire,
vivant dans un dénuement volontaire et dans un silence
tissé de mensonges et de non-dits, il fascine la jeune
mère, qui ne parvient pas à dénouer les rapports
complexes qu’elle entretient avec son fils. En un geste, en deux mots,
Bastien calme les angoisses du gamin. Rose offre alors au vieil homme
le voyage dont il rêve depuis toujours, vers la Montagne de
Minuit, au Tibet.
Roman
initiatique ? Si l’on veut, car à son contact, Rose apprend
à démêler sa propre vie et à son souvenir,
plus tard, elle rétablira le dialogue avec son fils. Mais
l’initiation ne consiste pas à trouver le chemin unique d’une
vérité dogmatique : c’est à l’inverse un chemin
tortueux à travers le brouillard opaque des mensonges, des
mythes, des faux-fuyants, des paravents qui aident à supporter
la vie. Les rapports entre Rose et Bastien sont d’autant plus intenses
que chacun, d’emblée, sait que l’autre lui ment, ou cache un
secret inavouable. Les liens se renforcent à l’incertitude. Dans
leur chambre commune, à Lhassa, Bastien ne semble pas faire
attention à Rose, qui prend une douche derrière un rideau
transparent, mais elle s’aperçoit que la vitre de la
fenêtre fait miroir, à l’endroit précis où
il se tient. La regardait-il ? Est-elle choquée ou
troublée de cette éventualité ? Répondre
à ces questions détruirait l’harmonie de leur
amitié.
La certitude,
à l’inverse, est assassine. Une vieille histoire de guerre
empoisonne la mémoire de Rose. Un tortionnaire nazi qui se fait
passer pour un résistant côtoie sa victime sous une fausse
identité, aux cérémonies d’anciens combattants.
Pour avoir révélé la vérité avec sa
rigueur d’historienne, Rose est peut-être responsable de la mort
de sa mère. À l’inverse, accusé d’un crime qu’il
n’a sans doute pas commis, Bastien se réfugie dans un mythe sans
fondement historique, mais si bien élaboré qu’il en
devient crédible. Rose tente de percer le secret du personnage
avec ses armes : les sources écrites, les documents officiels,
la rigueur tranchante de l’Histoire. Son fils s’y hasarde par les voies
incertaines du roman. Lequel des deux y parviendra ? La réponse
aussi doit rester dans l’incertitude. Le livre se clôt sur le mot
« vérité » écrit par l’historienne et
commenté par le romancier : « J’entends bien, mais je fait
quoi, moi, avec tout ça ? » Le romancier, ou le lecteur ?
Car il nous faut
bien en faire quelque chose, de cette histoire qui nous interroge sur
la responsabilité de l’écrivain et sur le sens de la vie.
Les deux questions sont liées. Peut-on commencer un roman, comme
le
Da Vinci Code, en
écrivant : « tout ce que cous allez lire est la stricte
vérité » ? Ou faut-il mener sa vie comme s’il ne
s’agissait que d’un tissu de mensonges ? Face à la montagne de
Minuit, Bastien mourra d’une « overdose de lucidité. Il y
a certains états d’évidence dont on ne se remet pas.
»
Jean-Marie Blas
de Roblès joue avec brio de cette incertitude fondatrice. Dans
une langue tour à tour limpide et poétique, il entretient
le doute, nous jette sur des fausses pistes, avec un art
consommé de la formule percutante, évidente par le choc
des mots, des sensations, du physique et du moral : « ses yeux
rayonnaient de souffrance vicaire » « un caillot de
mémoire dans sa tête »... Car dans ce monde
perméable où les rêves sont prémonitoires et
les mythes plus réels que la vérité historique, la
seule évidence est celle des mots et des images. Les personnages
se laissent guider par eux, et le lecteur leur emboîte le pas.
« La sensation physique sur son corps d’une pluie de clous et de
morceaux de viande crue l’éveilla en sueur vers minuit. »
L’heure de la montagne...
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Henri Giriat,
Droit
désir, poèmes, Le Moulin de l’Étoile.
La poésie
tente de donner voix à l’indicible, de donner à voir
l’invisible. Mais comment le dire, sinon par le mot — ou plutôt
le Nom, qui est « le voile et la révélation
». Il cache et révèle ce qu’il cache, car il
éveille le désir, et le désir mène à
l’amour, qui appelle l’Innommé. « L’innommé a lui
seul le pouvoir de nommer. / Verbe / il est le Nommer, / Verbe, / il
t’a déjà nommé. »
La
thématique chrétienne du Logos, de la Grâce, de la
Charité est sous-jacente à ces textes. Elle n’est jamais
exprimée, ce qui leur évite tout didactisme pesant. Bien
au contraire. Si l’on évoque les images traditionnelles du culte
marial — Tour d’ivoire, Verge ardente, Source scellée — c’est
comme « ferment de ton désir » et non comme
mystère dogmatique. Quelques allusions ésotériques
(Galaad, la pierre d’exil, l’orient, le plomb fondu transmué en
or...), platoniciennes (éros, ombre et apparence...) ne sont
aussi que des clins d’œil pour baliser ce chemin en douze étapes
vers l’anéantissement (« Cœur vide et nu »)
où se révèle « l’Un d’amour ».
Il y a de la
mystique au sens le plus pur du terme dans ces quelques poèmes
qui tournent autour du vide et du silence, avec un désir
brûlant qui (à l’instar des spirituels
médiévaux) ne craint pas la métaphore
érotique pour dire ce « droit désir »,
« autorisant la démesure de la passion / le vif et la
flamme / le déliement de tous les désirs / qu’ils fussent
de chair, / qu’ils fussent d’esprit » : la Verge Ardente — qui
unit les images mariales de la verge d’Aaron et du buisson ardent —
« est la force d’érection / épée
dressée qui te transperce axiale de la base au sommet ».
C’est dans cette métaphore expressive que se justifient le
titre, et le long cheminement du noir néant au vide lumineux.
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Otto Ganz,
Pavots,
Éditions du cygne.
Les pavots
symbolisent la mort et l’oubli nécessaire à la
métempsycose, dans le symbolisme mythologique, où ils
sont associés à Déméter. Certes, ce sont
des thèmes chers à Otto Ganz et que l’on retrouve dans ce
recueil. Mais il me plaît aussi que dans les emblèmes de
la Renaissance, chez Alciat ou Adriaen de Jonghe, ce soit la fleur de
l’amour, qui endort l’audace des hommes et leur procure l’oubli de leur
famille, de leur pays. Et ces quatrains de mort sont aussi des chants
d’amour. Le recueil s’ouvre comme un coup de revolver — « Je
crois / que l’éternité / est un claquement / entre deux
tempes » — mais il se clôt par ce constat semi ironique :
« Je crois / qu’il est inutile / de s’en faire / pour si peu.
»
Entre-temps,
cent cinquante quatrains, dont un crypté, forment un long credo
obsessionnel, comme une mise à plat de tous les thèmes
qui obsèdent le poète : la mort, le silence, le hasard,
le vide, l’amour... Le poème, bien sûr, et son inverse, la
vérité. Le premier n’existe que par sa négation :
« Je crois / au poème / s’il peut échouer /
à dévoiler le mystère ». N’est-ce pas le but
du poème de dire l’indicible ? Mais que serait l’indicible s’il
parvenait à être dit ? C’est dans la
nécessité de l’échec que se glisse le poème
; c’est dans l’interstice entre la vérité et le mensonge,
ces deux obscènes certitudes, qu’il pousse ses radicelles. Et le
quatrain suivant conclut, superbe : « Je crois / à la
vérité / de ce qui n’a pas / à être connu.
» Cent cinquante tremblements du croire, dans le crissement du
paradoxe, dans l’honnêteté du questionnement. Car celui
qui croit « en la torsion / de toute pensée /
linéaire » ne peut avancer qu’en cavalier du jeu
d’échec.
Il ressort de
ces très courts textes d’allure litanique une inquiétude
et un apaisement, un profond respect de l’autre avec un
nécessaire désenchantement — le respect, n’est-ce pas
accorder à autrui plus de confiance qu’il n’en mérite ?
Otto Ganz sait que tout homme, que tout moment, sont précieux
parce qu’irremplaçables, et éphémères. Il
dit l’unicité du geste, du visage, de la caresse. Mais il croit
en même temps « chacun / plus nombreux / que lui seul
».
Alors,
qu’attendre, quand un somnolent crapaud est juché dans l’espoir
? Peut-être que naisse un ange — il faut croire aux anges,
« lorsqu’arrive / qu’ils existent un peu » — même si
peu d’entre eux ont reçu « l’enseignement adéquat
», ils rendent précieux les moments fugaces de la vie :
parole de ceux qui se croient athée.
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Voir aussi
:
On vit
drôle,
Matière d'être,
Du fond d'un puits,
Technique du point d'aveugle, Les Vigilantes.
Prière de l'exaltation.
Ghislain Cotton,
Reconquista,
Luce Wilquin, 2010.
« Pourquoi
me faut-il toujours écarter cet épisode burlesque comme
un rideau de scène avant d’entrer dans le théâtre
de te vie ? » C’est sur ce décalage constant entre la vie
telle qu’elle se vit, telle qu’elle se voit, telle qu’on s’en souvient
ou qu’on la recompose que joue le narrateur. Une scène grandiose
d’enterrement ouvre le roman. Qu’en retient-on ? Le genou blanc d’une
violoncelliste pointant sous la jupe dans un troublant accouplement
avec son instrument. Une fausse note dans le recueillement, qui en
entraîne aussitôt d’autres, dans le souvenir. Car le
narrateur assiste à la mise en bière de son frère
jumeau.
Vrais jumeaux,
mais jumeaux de théâtre. Tout sent, volontairement, le
carton-pâte dans leur histoire. Leur naissance un 29
février. Leurs prénoms Tom et Sam, choisis en hommage
à Samuel et Thomas, les deux Beckett
vénérés par leur mère. La femme
passée de l’un à l’autre. Le remplacement du mort par le
vivant à la tête d’une secte qui elle-même pue le
décor... Quant au narrateur, traducteur farfelu qui
réussit une mystification mondiale, il ne nous réconcilie
pas avec le sens des réalités que l’on prête
inconsidérément à un romancier. À se
demander si Cornelius Farouk n’a pas mis sa patte dans l’histoire.
Tiens, si. « Tu sais ce que disait Cornelius Farouk ? Que
l’univers est assez grand pour contenir toutes nos illusions et
qu’elles sont elles-mêmes créatrices de
vérité. »
La voilà,
la vérité, celle qu’il lui faudra chercher (et
j’arrête de tenter de résumer une intrigue foisonnante et
sans cesse rebondissante), celle qu’il nous faut chercher sur
nous-mêmes. Car nous aussi vivons dans une fiction, celle qu’il
nous faut créer sans cesse pour survivre, « comme
l’araignée fait son fil ». Dans la vie comme dans un
roman, tout se construit. Les deux jumeaux sont les fils d’un
industriel du jouet qui a conçu un jeu de construction lucratif
: n’est-ce pas la même approche que l’un fera de la secte,
l’autre de la traduction ? Nous vivons dans un univers de mécano
dont nous avons perdu le plan d’ensemble. La seule alternative est de
poursuivre le jeu à l’aveugle, ou de le déconstruire pour
en percer le mécanisme. Telles sont les deux facettes des
jumeaux. Mais qui est l’un, qui est l’autre ? La clé est
peut-être dans l’abraxas que commercialise la secte : ce serpent
dont le regard tue jusqu’à sa propre existence à travers
son image reflétée dans un miroir.
Que nous
reste-t-il ? Le plaisir. Le plaisir de la construction, d’abord, d’une
ingéniosité jamais prise en défaut, à tel
point qu’on se demande, à lire la belle synthèse des
théories de la secte, si l’auteur lui-même n’aurait pas
envie d’y croire, dans un recoin oublié du cerveau... Le plaisir
des mots, surtout, que libère le récit par sa
théâtralisation même. Lorsqu’on est en retrait de sa
vie, on ne peut prononcer les mots qui sonnent faux, ceux de la
passion, qui paraissent affectés, les mots de l’engagement, de
la foi, de l’amour, les mots majuscules, exorbitants, usés par
des millénaires de mensonges. Vient le théâtre —
celui d’une secte, d’un roman, d’un discours politique, de tout ce qui
nous donne un rôle soudain à remplir et qui justifie tous
les mots. Et ils sonnent juste. La seule vérité est celle
du masque, parce que sans son abri, c’est la vérité que
l’on masque.
D’ailleurs, pour
terminer sur un sourire, n’est-ce pas des masques que nous croisons
à tous les coins de rue ? N’avons-nous pas rencontré ceux
qu’évoque l’auteur au détour d’un salon du livre ? Celui
d’un académicien français au masque d’ouistiti ou d’une
romancière en vogue chapeautée par Lewis Carroll. Vous
voyez bien que les personnages courent les rues. Mais
échappés de quel roman ?
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Voir aussi
:
Le passage des cinq visages,
La couleur des lupins.
Werner Lambersy,
Cupra Marittima, Laon, La Porte
(Poésie en voyage), 2010.
Un titre de
carte postale, on ne peut plus anecdotique : le nom d'une petite
station balnéaire au bord de l'Adriatique. "On ne peut pas aller
plus loin", nous avertit le premier vers. Eh bien si,
précisément. "Plus loin c'est la mer". Plus loin tout
commence, tout ce qui ne parle pas par les clichés, mais par les
mots, les véritables, venus du temps où "l'abolition du
sens des mots n'avait pas été promulguée", disait
Léon Bloy. Au-delà des corps, vieillissants, à
bout de souffle, "les valises bourrées d'ailes inutiles".
Là où autre chose prend la relève, pensée
?, esprit ?, poème ? Quelque chose, justement, qui nous aide
à "porter cela plus loin" (et je pense, à travers
André Beem, à Satie).
Ici, d'autres
yeux doivent réapprendre à lire "le manuscrit en braille
des étoiles", avec "l'astérisque en bas de la page des
oiseaux marcheurs". Il reste à faire signe "vers un autre
alphabet". Ici est un autre livre, un autre chant, amer, parfois,
paisible, souvent, parce que toujours juste, parce qu'indicible, sinon
dans le blanc de la page, là où le lecteur compose son
propre poème de silence. Parce que lui aussi est arrivé
au bout de lui-même, embarqué dans son corps et dans sa
vie comme dans une barque qui prend l'eau. Avc, dans la main, ce tout
mince recueil pour l'aider à aller un tout petit peu plus loin.
"L'art tient
À a
façon d'écoper
Près des
trous dans la coque."
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Voir aussi
:
Parfum
d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Achille Island note book,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
Georges-Olivier Châteaureynaud,
Le corps de l’autre, Grasset, 2010.
S’il nous
était donné, à l’hiver de notre vie, de
renaître dans un corps d’une vingtaine d’années avec la
conscience, les souvenirs, l’expérience de toute une vie, sans
doute considérerions-nous qu’il s’agit là du plus beau
cadeau que puisse nous faire le destin. C’est ce qui arrive à
Vertumne, critique littéraire valétudinaire et
acariâtre, lorsqu’il se fait assassiner par un petit truand sans
envergure. Un regard intensif, au moment de mourir, et le voilà
passé avec armes intellectuelles et bagages mémoriels
dans le corps de l’autre.
Le
problème, c’est qu’il a chaussé avec un nouveau corps un
nouveau train de vie, auquel il n’est pas habitué. Sans argent,
logé dans une mansarde, en rupture de famille, en froid avec sa
petite amie, affublé d’amis aussi paumés que lui, il
navigue à vue dans sa nouvelle vie, pataugeant dans les
mensonges et ne trouvant de solution que dans la fuite
perpétuelle.
Commence alors
une longue errance qui tient de l’odyssée, la partie la plus
importante évoquant le séjour chez Calypso : au bord de
la mer, dans une ville sans âme qu’il rebaptise incontinent
Néantville, il est recueilli par une alcoolique nymphomane qui a
le bon goût de ne rien lui demander. Mais peut-on rester
indéfiniment chez Calypso ?
Non, tant qu’il
n’a pas fait le point sur lui-même. Ses deux identités
(plus toutes celles qu’il se forge pour oublier celle qu’il ne peut
évoquer et celle qu’il refuse !) se mêlent dans son
esprit, et l’obligent à un retour sur lui-même. Lui qui
était fier de sa carrière littéraire, il
s’aperçoit qu’il n’était utile à personne, qu’il a
attendu de changer de peau pour rendre véritablement service
à un autre. Il se rend compte aussi que dans une époque
« de paroxysme et de fureur », il était passé
à côté des grandes révolutions sans
participer à rien. À quoi bon avoir vécu ? Et
voilà que son nouveau corps se fait entendre, non seulement par
des vigueurs et des appétits oubliés, mais par une
curiosité de jeune homme face au monde, comme si l’esprit de son
assassin déteignait peu à peu sur le sien. À
travers le récit romanesque, et sans jamais succomber à
l’analyse théorique, c’est une réflexion sur le sens de
la vie qui se dégage du roman. Lecteur par goût et par
profession, Vertumne a toujours vécu derrière un voile,
interposant en permanence un livre entre la réalité et
lui. Ce changement de corps, n’est-ce pas le retour de bâton de
la réalité méprisée ?
Sa conscience se
dilue alors dans un étrange brouillard qui constitue
paradoxalement la partie la plus vigoureuse du roman. Les rêves
prennent une surprenante consistance dans cette vie qui perd la sienne,
comme si les questions qu’il se pose dans le versant diurne de sa vie
trouvaient réponse dans le versant nocturne. À
Néantville où il a fait semblant de vivre se substitue la
ville sans nom qu’il arpente dans ses rêves. Un personnage
fantomatique, surnommé Cheval Fou, qu’il a connu un
demi-siècle plus tôt réapparaît pour fuir
aussitôt, marquant la confusion entre son monde intérieur
et celui qui l’entoure. Tout cela ne prendrait sens que dans un roman,
mais Vertumne est critique, non romancier. Il s’en rend compte
lorsqu’il tente maladroitement de franchir la barrière. Alors,
pour en sortir, pour échapper à la folie, il doit
accepter de devenir un personnage dans le roman d’un autre. Accepter
d’entrer dans la vie de son assassin comme dans un rôle qu’il
aurait à interpréter avec la conviction un peu surfaite
d’un acteur. Après tout, lui qui a toujours vécu
derrière le voile d’un livre, ne peut-il accepter ce nouveau
voile ? L’écran de télévision sur lequel se
clôt le roman évoque avec malice ce passage de l’autre
côté de la vie.
Gravité
et humour se mêlent avec bonheur dans ce roman qui est avant tout
un plaisir gourmet de lecture, par sa construction rigoureuse, par une
écriture à la fois souple et nerveuse, classique et
savoureusement actuelle, émaillée de formules qui
s’imposent par leur évidence : « Sa veuve avait encore
habité de longues années le musée de leur vie
commune. » « Le temps de se saouler
al dente ». « Lui qui
détestait les romans policiers s’était embringué
avec des baltringues. »
Voir aussi :
Petite suite cherbourgeoise,
Singe savant
tabassé
par deux clowns, L'autre rive,
De l'autre côté d'Alice, Résidence dernière, Le goût de l'ombre, Aucun été n'est éternel, Contre la perte et l'oubli de tout, À cause de l'éternité.
Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.
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Céline Minard,
Olimpia, Denoël, 2010.
«
Pimpaccia et impia et putain de pape et suceuse d’Innocent et vamp,
vampiria et femme à sceptre ». Telle était Olimpia.
Priorité aux mots, à leur rythme, à leurs
sonorités, à leurs suggestions tour à tour
anachroniques (vamp !), historiques (Innocent), géographiques
(Pimpaccia), tour à tour poétiques et
prophétiques, louvoyantes ou éructantes. C’est une femme
qui parle, une femme blessée, exilée,
détestée, mais toujours dominatrice. Maîtresse de
Didi, le pape Innocent X (celui dont le portrait, par Velasquez, a
trouvé une seconde jeunesse grâce à Bacon), Olimpia
Maidalchini est la véritable « papesse » de 1644
à 1655. Il suffit d’avoir ces éléments en
tête pour suivre la longue malédiction qu’elle
profère à son départ de Rome contre la ville
où elle a régné par le sexe et le sang.
Ce récit
d’une soixantaine de pages, complété par un petit
aperçu historique, n’est qu’une vigoureuse vitupération
d’orgueil à vif. Olimpia maudit la ville qui la chasse, appelle
sur elle la peste, dégorge d’immondices accumulées dans
les sentines du pouvoir, invoque les divinités antiques suintant
sous les palais cardinalices. Toute l’histoire de Rome traverse ses
hallucinations vengeresses, toutes les barbaries, tous les paganismes,
tout ce passé enfoui sous les dorures comme les égouts de
la ville antique débordant soudain dans une vision apocalyptique.
La Grande
Prostituée assise sur les eaux se réveille en Olimpia
pour engloutir la ville et le monde, Urbi et orbi, noyés dans la
même fange. Cette profération hallucinante et sordide
atteint par moments à la grandeur épique. « La
place Navonne tout entière est sortie de mes eaux qui la portent
et c’est mon œuvre, mon isoloir, le siège de mon pouvoir, ma
bannière mais elle flotte sur mon ventre et je fais mine de m’y
asseoir. Que Rome aux antiques canalisations s’abstienne de me
provoquer. »
Oui, elle est
tout cela, la puissance ravageuse de l’eau comme Néron fut celle
du feu, et tout cela se réveille en nous dans une
écriture sacrée, énergique, à la fois dense
et lyrique, foisonnante et serrée, fougueuse et précise.
Une lecture étourdissante.
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