2025

Claire Huynen, Les femmes de Louxor, Arléa, 2025.

Huynen

          « J’étais venue à Louxor comme on va à la pharmacie. Parce qu’on tousse, qu’on se sent fiévreux, que ça ne passe pas. J’avais rêvé d’Égypte. » Fascinée par le mythe égyptien, la narratrice de Claire Huynen n’est pas sur ses gardes. Elle tombe dans le piège le plus classique du grand amour arnacœur, selon le jeu de mots d’un vieux film… Une spécialité locale, découvre-t-elle, trop tard, en surprenant dans un café une conversation de jeunes gens qui constituent comme un « syndicat officieux d’amants d’Occidentales. » La technique est bien rodée. On se transmet des recettes, des lettres, du vocabulaire, la technique de l’abandon… Le soufisme, cette confrérie islamique aux buts pourtant bien plus éthérés, est même invoqué pour justifier la conduite : « pour entrer dans le cœur de l’autre, il faut commencer par le briser. » Le but religieux est bien entendu d’ouvrir l’autre à Dieu. Celui des Louxoriens est plus terre-à-terre : se faire offrir une maison. On séduit une Occidentale, on l’épouse, on achète ensemble une maison, mais le contrat est en arabe, les femmes séduites font confiance et ne savent pas que tout a été mis au nom du mari. Entre eux, les séducteurs se surnomment les castors, ceux qui bâtissent leur maison avec leur queue. Le dernier chapitre, qui résume en quelques paragraphes le sort de femmes prises au même piège, prolonge l’expérience individuelle décrite dans le roman.
          Car la narratrice, qui travaille à la météo marine, se laisse vite subjuguer. Elle vend son appartement à Paris et s’installe avec son nouveau mari dans une boutique qu’elle achète. Un mariage presque clandestin. «  Nous étions seuls, à feindre une joie que je déguisais en bonheur. » Et se rend compte petit à petit que le pays est différent, dans son droit comme dans ses coutumes. La polygamie, d’abord : elle doit bientôt partager la maison avec une deuxième épouse, une adolescente bien intégrée dans la société, soutenue par sa famille, et qui aura bientôt la consécration du ventre : elle porte l’enfant légitime.
          Mais elle découvre aussi le droit reconnu à l’époux de frapper sa femme. Elle découvre les ravages de l’ivresse et de la drogue. Peut-elle encore croire à l’amour ? Peut-être, car elle en comprend une cause inattendue : les Occidentales ont l’avantage de la jouissance dans les rapports sexuels, les Égyptiennes étant excisées. Nous sommes ici au comble de l’abjection, et du cynisme. Le roman semble un moment songer à un rééquilibrage des forces grâce a la complicité qui s’installe entre les deux épouses, mais il n’y a pas d’issue. Seule la mort accidentelle de Sayyed, l’époux, comme un deus ex machina, permet à la situation de se dénouer heureusement.
          On retrouve dans ce roman tout l’art de Claire Huynen de croquer en quelques mots des personnages singuliers et nuancés, comme Hamsa, la seconde épouse : « Elle semblait avoir depuis longtemps renoncé à l’innocence, mais sa jeunesse préservait quelque chose qui ressemblait à de la fraîcheur. » Comme dans Ceci est mon corps, publié l’année dernière chez le même éditeur, les sentiments, les émotions passent souvent par leur expression physique : « Crier avec son corps » « son corps était en sédition ». On retrouve également tout l’art de la formule qui colore l’écriture sans jamais tomber dans le cliché : « Il plantait des rêves dans ma tête. Ça a pris comme une greffe » – « Elle promenait son ventre comme une décoration. » Le rythme de la phrase, saccadé pour décrire l’angoisse, plus souple dans les passages apaisés, épouse les émotions des personnages. On peut juste regretter un abus des reprises, efficaces quand elles sont utilisées avec parcimonie, mais qui tournent vite au tic d’écriture, surtout lorsqu’elles s’accumulent dans des phrases successives : « Des fois qu’on aurait encore des réserves. Des réserves de patience. Il suffit d’attendre. D’attendre et de regarder. Regarder le désir qui prend toute la place. » L’écriture de Claire Huynen a suffisamment de ressources pour trouver sans cela le ton juste et la musicalité de la phrase.


Voir aussi : Ceci est mon corps.

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Philippe Lekeuche, Élégies, L’herbe qui tremble, 2025.

Lekeuche 

          Il n’est pas si courant de donner à un recueil de poèmes le seul titre d’un genre littéraire, qui ne tente pas de définir une thématique, mais une forme (Sonnets, Odes, Ballades, Haïkus…) ou, comme pour les élégies, une atmosphère. En dehors de la littérature antique, où l’élégie correspondait à une métrique stricte, la poésie moderne l’emploie pour désigner une forme libre, qui demande un peu plus d’ampleur et de souffle que les poèmes courts à la mode, mais qui évoque d’emblée une atmosphère mélancolique, plaintive, propre aux amours contrariées ou à la méditation sur la mort. Goethe, Hölderlin, et surtout Rilke ont fait de l’élégie un genre approprié à la Weltschmerz allemande – ce n’est pas un hasard si l’Allemagne revient comme un leitmotiv dans ce recueil, Philippe Lekeuche étant par ailleurs un germaniste averti.  Un terme allemand, parfois, par ses connotations qui bravent toute traduction littérale, évoque bien davantage que son correspondant français : « Sorge, Souci venu d’Allemagne », aussi intraduisible que la saudade portugaise. Le titre, les références, l’ampleur et la gravité de ces six textes sont autant de signaux : nous sommes ici devant un recueil essentiel dans le parcours du poète.
          Il ne faut pas pour autant craindre un intellectualisme de mauvais aloi. Bien au contraire, tout le recueil s’insurge contre le rationalisme, le lit de Procuste de la logique, de la précision lexicographique, contre le matérialisme moderne, qui nous coupent du Réel. « Nous voyons seulement le visible / Aveugles que nous sommes, et la Raison / Ses calculs, voilent le regard. » Ayant consacré sa vie à la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, la phénoménologie clinique, dont il est professeur émérite à l’Université de Louvain, Philipps Lekeuche interroge, parfois douloureusement, la compatibilité entre ces démarches intellectuelles et la pratique de la poésie, son activité la plus constante, son identité fondamentale.
 
           « Ces derniers jours, trop terre à terre, manquait le Ciel
          Je vaguais, étudiant la philosophie et l’être
          La Poésie avait disparu »
 
          Si les élégies traduisent une mélancolie – une saudade, une Sorge – constitutive, c’est moins celle de l’amour déçu ou de la hantise de la mort que de la disparition de la poésie, la perte irrémédiable, due aussi bien à une époque qui « en a assez de la poésie » qu’au poète pris dans le piège de mots – ces mots « de plomb » empêchant le poème. Si mort il y a, ce n’est pas celle de l’homme, mais celle du monde, celle du poème.
 
          « Longtemps, je fus labouré par les vers, par le cadavre
          Éteint du langage, lui qui me sépare, me coupe
          De ma vie, le Tombeau du Poème y habite »
 
          Pour échapper à cette double malédiction, il faut la retourner (autre mot-clé de ce recueil). La malédiction d’un monde matérialiste, qui nous a « jetés dans la prose », d’abord : n’est-ce pas une seconde chance, pour le poète, d’échapper à la dictature tranchante des mots ? « Ainsi vivons-nous dans l’arraché / De pages non écrites. » La malédiction du poète / pseudo créateur, ensuite. Retourner l’acte même d’écrire pour laisser à la poésie sa totale liberté : « je suis écrit par des phrases », dit – espère ? – le poète. Et je pense à la leçon inaugurale de Wajdi Mouawad au Collège de France, où il nous demande si l’arbre se croit le créateur de l’oiseau qui s’est posé sur ses branches. Au présomptueux créateur qui gesticule en verbes creux autour de l’essentiel – « ainsi nous dansons / Autour de la Chose à dire » – doit succéder l’humble scripteur d’une poésie qui le dépasse et qui, de toute façon, dépassera tous les mots – « Je suis le palimpseste où s’écrit l’effacement ». L’oubli de soi, l’effacement : c’est le cœur de sa démarche.
          Pour atteindre cet état, pour sortir de soi-même, en finir avec le « Je » qui occulte le monde et empêche d’atteindre l’Autre, plusieurs voies s’ouvrent au poète, familières à Philippe Lekeuche. Je n
en retiendrai que deux.
          L’amour, d’abord, sans fausse pudeur ni sublimation romantique. Il s’agit bien du corps, lieu d’une sensualité libérée de toute expression verbale, refuge du poème libéré des mots : « Rejoindre le pur amour de ton corps / Là […] où mon Poème existe / Hors de son texte, évadé des livres. » L’amour physique, souvent comparé à une petite mort, libère de la hantise consubstantielle à toute humanité. Les deux hantises – perte de la vie, perte de la poésie – sont liées et exorcisées dans cet abandon total à l’autre
 
           « Pour donner chair aux os de la langue
          Pour mettre du désir dans la mort »
 
          L’autre médium qui permet de sortir de soi et de retourner le rapport au monde est la photographie, autre leitmotiv de ces élégies, qui par ailleurs sont scandées par des photographies en noir et blanc de l’auteur, des lieux vides, désertés de toute présence humaine, mais hantés de forces invisibles : sous-bois, falaises, ruines, chemins, couloirs, qui ouvrent sur un autre monde, appellent le pas, mais ne le montrent jamais, car la route est en nous et non nous sur la route – « le chemin marchait en nous », dit Philippe Lekeuche, et une de ces photographies semble illustrer parfaitement ce paysage intérieur. La photographie, par définition, est le lieu où l’on peut être observateur, extérieur au monde tout en étant intensément présent dans le cadrage. Elle permet de chercher « Ce Je qui se dérobe en ses images / Car, hors de moi, elles m’éjectent ». Ainsi se résout le conflit entre le Je et l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur, entre la limitation des sens et l’ouverture à l’invisible (« En attendant je faisais des photographies / Qui voyaient ce qui manque à la perception »). La lumière extérieure éveille une lumière intérieure qui s’approprie le monde, ou plutôt qui le révèle, qui affirme l’unité essentielle entre le monde et l’homme : « Heureusement, je m’accroche à la photographie / J’écris sur la pellicule avec ma lumière ».
          Cette aliénation bienheureuse tient de l’expérience mystique du néant, subrepticement évoquée dans un poème – « nous disparaissons, dissous dans la perception pure » – et qui n’est pas sans évoquer les élégies de Rilke. Le Lieu (avec sa majuscule significative) n’est plus l’espace dans lequel nous nous trouvons, mais cet espace intérieur qui contient le monde –  « dans cette immensité perdue en moi ». Le thème du retournement, présent d’une façon ou d’une autre dans chacun de ces poèmes (« Tu retournais comme un gant le langage »), prend alors tout son sens. L’intérieur est l’extérieur, le silence est parole, la destruction – présente dans les multiples références à l’Apocalypse – est le gage d’une unité nouvelle. Le vieux thème chrétien continue à symboliser le retournement (chute de la Babylone terrestre pour permettre l’émergence de la Babylone céleste) ; toute la mystique chrétienne repose sur l’anéantissement personnel pour recevoir la Présence divine. C’est un processus équivalent qui est ici en œuvre : « Ceux-là qui s’effaçaient afin que soit / La Présence, que nous trouvions langue / À notre mesure ». Il rejoint la dialectique paradoxale entre l’acceptation et le refus : « Et sans la négation tout Oui est impossible » – vieux thème faustien qui voit dans la négation permanente du diable (« Ich bin der Geist der stets verneint ») l’accès au salut.
          Tout cela peut sembler très chrétien. Mais Dieu, dans tout cela ? S’il est question du « Père » ou du « Très-Haut », c’est que l’élévation, l’accès à une autre dimension, invisible par les sens communs, a longtemps été portée par la foi en une entité transcendante. Mais le détournement des valeurs spirituelles par les religions dominantes a fini par discréditer la foi naïve. L’ange « avait jeté les dieux à la poubelle mais le mot / Résistait, demeurait toujours, il voulait / des massacres et des impostures : Assez !, dis-je ». Le mot, encore, et sa perversité. « Assez » : non pas de la transcendance, mais de la perversion des mots. L’appel au dépassement qui traverse non seulement ce recueil, mais l’œuvre entier de Philippe Lekeuche ne peut que se méfier des excès que les idéologies, religieuses ou non, ont commis en son nom. S’il faut aller au-delà de la Weltschmerz, de la douleur du monde, ce n’est pas par la haine et la violence, mais par un espérance paradoxale dans le rôle rédempteur de la souffrance : « Loin des consolations heureuses / Car le malheur apaise un mal plus grand ». Ce mal plus grand est sans doute la rupture originelle, entre l’homme et le monde, symbolisée par la chute d’Adam. C’est bien le propos de toute mystique, même athée, que de chercher l’unité, l’« éclosion stable » au milieu des fragments disjoints. Car l’unité existe dans le regard que l’on porte sur le monde : « Ainsi l’envol des passereaux semblant / Multiple et qui est Un. » Comment la reconstituer ? En remontant à l’origine, à la brisure, seul point commun entre les fragments éclatés. « Rassemble-toi, prends tes morceaux, tes bribes / Ramène-les au cœur fêlé / Car les tient la brisure ». Telle est la clé paradoxale de ce recueil, et peut-être de toute la poésie de Philippe Lekeuche, sinon de la poésie, tout court : de même que le symbolon grec, ce tesson d’argile brisé dont les contractants emportent chacun un morceau comme signe de reconnaissance, le fil imperceptible de la cassure est le seul endroit où les éclats peuvent se rassembler. J’aime en trouver le signe dans les multiples allitérations dont est friand le poète (l’alcool, l’alcôve – meubles morts – mésanges messagères – plane la paix bleue…)
          Telle est la démarche du poète qui ne veut pas se payer de mots : retrouver par les mots l
essence même de la poésie, sa capacité à souder les fragments épars pour retrouver lunité du monde, lunité du poète avec le monde. Philippe Lekeuche y parvient avec un art consommé et une sincérité totale. Dans cet appel pressant à retrouver l’unité du Sens dans la multiplication anarchique des mots, l’allitération semble pointer la brisure phonétique pour resouder ce qui a été brisé, les « bribes » de la Poésie dont chaque poème n’est qu’un éclat.

Voir aussi : Lépreuve.

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Jean-Pierre Poccioni, La double personnalité du criquet, Héliopoles, 2025.
 
Poccioni

          « Nos vies sont régulées par des cascades d’engrenages si nombreux et divers qu’il est aussi impossible de les comprendre que d’en prévoir les effets. » C’est en tout cas la perception de Bruno Mancini, psychologue du travail dans une multinationale, qui ne maîtrise plus sa vie après sa mutation à Fontainebleau. Il doit y accompagner un projet confidentiel et très sensible, qui envisage l’allongement de la vie humaine. 
          Tout fonctionne trop bien, avec trop de coïncidences. Son fils Valentin, harcelé dans son école, ne demande qu’à déménager. Le notaire qui emploie Valérie, la femme de Bruno, ne verrait pas d’un mauvais œil son départ, qui lui permettrait d’embaucher sa fille fraîchement diplômée. Une merveilleuse propriété, le Moulin Rouge, est précisément à vendre près de Fontainebleau, et accessible grâce au salaire lié à sa nouvelle promotion… Tout se passe très vite et trop bien. Et, surtout, de façon trop logique. Les enchaînements sont tellement évidents. Un grand terrain permettra d’avoir un chien, rêve de Valentin. Mais pour cela, il faut clôturer le terrain. Et tant pis pour les pêcheurs qui perdent un précieux raccourci pour rejoindre la rivière. Et puis, il faut une voiture plus grande que la Mini, pour voyager avec le nouveau chien. Pourquoi ne pas profiter d’une promotion sur un SUV BMW ? On n’y trouve rien à redire. Mais comment s’étonner des rancœurs qui naissent dans le village à l’encontre des arrivants trop favorisés par la vie ? « J’ai compris ce jour-là qu’on ne pouvait habiter le Moulin Rouge sans être installé dans le clan des nantis ce qui impliquait le regard de ceux qui ne l’étaient pas. » Le lecteur, qui craignait d’avoir embarqué dans un roman idyllique, pressent l’anguille sous la roche.
          Il n’a pas tort. Quelques maladresses, beaucoup d’incompréhension, finissent par faire passer Bruno pour un arrogant, un parvenu, un privilégié – ce qui ne sent pas bon en 2018, en pleine crise des Gilets Jaunes ! D’ailleurs, le mystérieux projet de son entreprise n’est-il pas de nature à nourrir tous les complotismes ? « Il devenait de plus en plus évident que la vie éternelle serait un produit commercial réservé aux élites et non un projet universel. » Quoique psychologue, Bruno ne perçoit pas le lien entre le projet de société auquel il est en train de participer et la contestation qui sourd contre les élites et les nantis.
          Tout s’enchaîne alors avec une logique implacable dans l’engrenage des incidents de voisinage. Le lecteur est fasciné – comme le serpent par le charmeur – par les conséquences inimaginables d’une décision qui semblait de bon sens, par la spirale de réactions qui l’amplifient et la déforment. L’analyse du romancier est d’autant plus implacable qu’elle se déroule en douceur, dans une langue dépouillée, sur le ton de l’évidence. Quelque chose s’est déclenché, qui dépasse la compréhension, aussi étrange que « la double personnalité du criquet », animal solitaire qui, tout à coup, adopte un comportement grégaire jusqu’à devenir une des dix plaies d’Égypte ! La première partie du roman ne cherche pas le suspense : d’emblée, nous savons que la tension croissante débouchera sur l’assassinat sauvage du chien, sur lequel s’est focalisée la rancœur du voisinage.
          Mais une vérité peut en cacher une autre, qui a son tour en masque une troisième, et peut-être même… À ce stade, il faut se taire. Même si quelques indices sont livrés à la sagacité du lecteur, la seconde partie du roman table sur une avalanche de révélations successives. Les enjeux soudains dépassent le cadre d’un conflit de voisinage. La rancœur est à l’image de la France de 2018. Il y a « quelque chose de politique » dans ce qui arrive à la petite famille. On plonge dans les enjeux fondamentaux, la sécurisation des entreprises, l’autonomie des drones, la légitimation de l’assassinat politique, le paternalisme sournois d’une mafia italienne, l’espionnage industriel, les pièges de l’intelligence artificielle, l’uniformatisation du monde qui se manifeste jusque dans la décoration des appartements ! Le lecteur ne sait plus où donner de la tête dans toutes ces grilles d’interprétation, mais il perçoit un plan d’assemblage qu’il n’a qu’à suivre comme dans une notice Ikéa. « Il existe un réseau universel fait de mailles variables, jamais la même solidité ni la même dimension, un jeu complexe d’intérêts qui s’épaulent, un grand jeu d’alliance informelles. »
          Mais les plus habiles des manipulateurs oublient toujours le facteur humain, la petite erreur qui, comme un grain de sable dans la mécanique la mieux huilée, fait grincer la machine. Il suffit d’une vieille photo publiée sur un réseau social, du changement d’une coupe de cheveux, pour que l’ultime vérité éclate, presque subrepticement, dans le vaste complot international dans lequel nous avons été embarqués. La fin, un peu artificielle, ne peut que trancher le nœud gordien qui étrangle les personnages, pour leur permettre de retrouver ailleurs le petit coin de paradis qu’ils viennent de perdre.
          Comme dans un roman policier, on peut s’amuser à repérer les indices bien cachés qui préparent l’explication finale. On s
intéressera également à lévolution psychologique des personnages, dans les relations de couple ou de paternité, au fur et à mesure de la prise de conscience du piège qui se referme sur la famille. Cest la perte de l’insouciance et d’une sorte de candeur adamique qui les oblige à changer les rapports intra-familiaux. Mais on peut aussi s’amuser à dérouler la pelote des petites causes et des grands effets qui tricotent une intrigue complexe à partir de faits d’apparence anodine. Le roman est parfaitement structuré et bien mené – seul le premier chapitre, qui fait appel à un narrateur extérieur pour anticiper la mort du chien, m’a semblé rompre la belle mécanique de l’intrigue, comme si l’auteur avait craint de commencer trop en douceur un roman mené en crescendo. Il suffit de se laisser mener par l’intrigue et ses rebondissements avec la sagesse du vieil oncle italien : « la seule chose que tu dois comprendre, c’est que tout a changé. »

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Michel Lambert, Quelle importance, nouvelles, Quadrature, décembre 2024.
 
Lambert

          Les recueil de nouvelles ont ceci de bien qu’on peut les réorganiser et les relire pour constituer un ensemble différent. Elles constituent un instantané de l’univers d’un auteur et prennent, comme les perles, une teinte différente selon le support. Les dix nouvelles ici rassemblées ont paru dans sept recueils précédents. Les trouver regroupées sous un titre qui éveille une mélancolie résignée – « Quelle importance ? » leur donne une coloration nouvelle. On y pointe d’autres détails (comme le retour des avions, du ciel, de tout ce qui oblige à lever le regard), on éclaire différemment l’atmosphère particulière aux récits de Michel Lambert, un peu comme dans une cathédrale de Monet saisie à différente heures du jour. Aurais-je, sans le titre (Quelle importance ?), pointé telle phrase d’une nouvelle intitulée « Le carillon » : « Qu’y avait-il sous cette bâche ? Pas la moindre idée, d’ailleurs c’était sans importance, sauf que cela l’aiderait peut-être à comprendre ce qu’il y avait sous la sienne, de bâche. » Le moindre détail que l’on remarque et qui semble « sans importance » a au moins celle d’avoir été remarqué, donc de révéler un manque, une préoccupation, un question personnelle.
          Et c’est bien de cela qu’il est question ici. L’incertitude portée sur le monde (« je ne sais pas, c’est quelque chose que je sens », « il lui semblait avoir encore oublié autre chose »…) oblige à s’interroger sur son propre regard, sur ses propres incertitudes. Et donc sur son propre passé, car la mémoire est mensongère, elle falsifie la réalité, et dans la reconstitution de sa propre histoire, il manque toujours l’essentiel : les émotions liées aux événements anciens. Ce qui avait sens n’a plus que l’ombre d’une existence, les rituels jadis porteurs d’un sens profond s’émoussent et se sclérosent.
          Le regard est un des leitmotive discrets du recueil. On peut même se demander s’il n’y a pas l’esquisse d’un aveu autobiographique dans cette remarque d’un narrateur qui aurait souhaité faire carrière dans l’aviation, mais qui devient réalisateur – un métier de création, comme l’écriture : « C’est alors que je me suis dit : à défaut d’être pilote, un homme d’action, tu pourrais peut-être raconter la beauté du monde. La filmer. » Raconter la beauté du monde… Rêve de tout écrivain. Et si l’on souligne que c’est plutôt la tristesse, la nostalgie, la mélancolie du monde que semble raconter Michel Lambert, il faut rappeler que tout art, et tout le sien, consiste précisément à transformer tout cela en beauté. C’est toute la magie de l’écriture, d’évoquer en quelques mots un sourire qui flotte, à la dérive, ou cette « heure électrique » où les motos rasent les rétroviseurs. Quelques mots, toute une atmosphère, plus importante que le récit, en fin de compte, car celui-ci se faufile entre les silences, les ellipses, les retenues, les allusions à des événements connus des seuls narrateurs… Même le vieillissement du regard est évoqué subrepticement, avec pudeur : « un regard d’un métal douteux, tel un scalpel à la lame fatiguée ». Ces dix nouvelles sont autant de petits bijoux dont chaque éclat semble neuf.

Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Dieu s'amuse, Le métier de la neige, Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain. Une touche de désastre. Cinq jours de bonté. Le ciel me regardait.

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