Martine Le Coz,
La tour de Wardencly, Michalon, 2011.
En 2009, Martine Le Coz avait déjà consacré un roman,
l’Homme électrique,
à Nicolas Tesla, précurseur en 1900 de la société de communication et
du dialogue interstellaire. Le roman qu’elle publie cette année se
situe en 1965, dix-huit ans après la mort du génial inventeur. Un jeune
homme, Thomas Theobald Wild, redécouvre une lettre qui lui avait été
confiée dans son enfance, alors que ses parents étaient voisins de
Tesla à New York. Cette ultime lettre de Tesla, qui n’avait pas trouvé
son destinataire, resurgit en pleine conquête de l’espace, qui a
bouleversé le jeune Thomas. Depuis la promenade de Leonov dans
l’espace, « sa conscience a changé d’échelle ». Cela le rend-il plus
réceptif au message venu du passé ? Sans doute, car le rapprochement
reviendra au cours du roman. Tesla, ingénieur, a été plus loin
qu’Edison ou Marconi, concevant « toute l’étendue du phénomène de la
transmission de l’information ». Il arpente l’éther comme Leonov
arpente l’espace.
Et c’est bien à
une extension de la conscience que nous assistons ici. Extension
peut-être symbolisée par le prénom même du jeune homme : Thomas
Theobald est le plus souvent abrégé en TT, ou « double T »… Ne
serait-il pas un dédoublement du « simple T » de Tesla ? Comme le
savant, c’est en tout cas un être écorché, qui se replie sur lui-même
de peur que sa tendance naturelle à l’empathie ne l’annihile, et que «
l’amour universel ait sa peau ». Cette hypersensibilité, sa passion
pour l’espace et la découverte de la lettre vont engendrer une longue
expérience entre spiritisme et fantastique : cela commence par des
textes étranges, en écriture automatique, où il entre en conversation
avec le défunt, puis par la voix de Tesla qui entre directement en
communication avec lui, pour finir par une osmose totale où sa
conscience se fond à la mémoire du monde, lui faisant vivre des guerres
lointaines, ou rencontrer des personnages disparus depuis longtemps,
comme Marie Curie. Spiritisme, folie, convention romanesque ?
Qu’importe : c’est le lecteur lui-même qui, à travers la plume inspirée
de Martine Le Coz, se coule dans un univers absolu où le temps et
l’espace se fondent en une expérience éblouissante.
De quoi est-il
question dans ces conversations ? D’achever un projet que Tesla
caressait : construire la tour de Wardenclyffe. Mais il ne s’agit pas
d’une simple tour de télécommunication : « Nous allons la rebâtir.
Celle-ci ne sera ni en pierre ni en fer. L’Esprit veut une colonne de
vent. » La nouvelle tour inonderait ainsi les hommes de son « flux
nourrissant », comme les rayons solaires, dans la mythologie
égyptienne, baignaient le monde d’un flux bienfaisant, entraînant
réconciliation et paix. « L’Espérance dans les termes de la physique ».
Il ne s’agit pas (ou pas que) d’une vision mystique. Cette tour est
d’abord un projet scientifique. Tesla est ingénieur, il ne cesse de le
rappeler, et entend bien bâtir dans les règles de l’art les fondements
de ce projet. Il faut d’abord « mettre à l’épreuve, avec rigueur et le
plus loin possible, une compréhension quasi mécaniste de la Vie ».
La tour se veut
aussi à l’échelle de l’homme et de l’univers. Les mains jointes pour la
prière n’ont-elles pas inspiré la flèche des cathédrales, et la courbe
des dos, celle du dôme des mosquées ? « Une forme renvoie à l’autre et
l’esprit traverse les temps et les lieux. » Entre science et
conscience, matière et esprit, le trait d’union est « religieux », au
sens étymologique du terme. La science éclaire d’une autre manière la
Genèse : la Création procédant d’un « desserrement », elle est née d’un
écart « dans lequel s’était profilé l’infini ». C’est de cet écart —
qui prend un sens particulier avec la théorie des trous noirs — que se
glisse la chaleur résiduelle de la Création pour baigner le vivant.
Dans la perspective d’universalisme de la romancière, l’hindouisme
évoque une leçon similaire : l’
Akasha est l’éther phosphore sur lequel agit le
prana
avec l’énergie créative. Tesla n’a-t-il pas rencontré Vivekanada,
disciple de Ramakrishna mort en 1902, qui a « élargi la compréhension
de l’hindouisme et du christianisme à l’horizon de la reconnaissance
unique de la grâce divine » ?
Tout autour de
TT, le monde prend alors une autre dimension, sinon une autre
consistance. Tout y devient signifiant, d’une affiche de mode au « pot
de fleur imbécile » : « Tout était bon, tout était utile et tout
faisait signe. » N’est-ce pas cela, l’ultime message de Tesla que le
jeune homme est chargé de transmettre ? Dans un monde que baignerait
l’Esprit, la communication devient universelle et immédiate et n’a plus
besoin de véhicules matériels, car tout est à sa place dans la
Création, et le seul message digne d’être transmis est le sens profond
de cette place dans un univers apaisé.
Le livre, qui
invite à la réflexion, se présente comme un roman, non comme un essai :
chacun le lira, s’il le souhaite, comme une étape dans la réflexion de
l’auteur, comme une incitation à sa propre réflexion, ou comme un récit
qui se donne ses propres règles. Chacun y appréciera en tout cas une
langue chaude et colorée, aux images fortes et parlantes : « Dans leurs
faces gribouillées de rides, les yeux et la bouche ressemblaient à des
poissons pris au piège. » Martine Le Coz est également peintre, et a
conçu ce livre comme un roman illustré. Et ce n’est pas le moindre
charme que de voir ce genre jadis attaché aux éditions populaires
trouver ici ses lettres de noblesse dans un récit sans
complaisance, où le texte et l’illustration ne sont nullement
redondants, mais participent à cette osmose universelle dans une
conscience élargie à l’infini.
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Voir aussi :
Le jardin d'Orient.
Marie Ndiaye,
Les grandes personnes, théâtre, Gallimard, 2011
D’abord, il n’y
a que la peur, l’angoisse, l’effroi. Des sensations fortes, mais
indéterminées, qui créent une tension immédiate, un malaise sans objet.
Et pourtant, on se trouve dans une soirée entre amis. Les deux couples
qui parlent se connaissent depuis trente ans, s’invitent de temps à
autre. La situation s’expose peu à peu, entre les lignes, entre les
allusions, les paroles maladroites, blessantes, parfois. Un des deux
couples, Eva et Rudi, est devenu riche, tandis que l’autre, Isabelle et
Georges, est resté dans la pauvreté d’un « quartier navrant ». Mais le
ménage aisé a vu fuir ses deux enfants, quand ses invités semblent
comblés par le leur, un instituteur invité lui aussi à la soirée.
Pourquoi alors
ce malaise ? Parce qu’il y a des non-dits dans les deux couples. Parce
que la fille d’Eva et de Rudi, partie en colère des années auparavant,
est de retour. Semble-t-il. Elle hante l’escalier, n’ose se montrer,
apparaît fugitivement, comme une revenante, à l’un des deux parents.
Pourquoi n’ose-t-elle pas se montrer ? Et parce que l’autre fils parti
est lui aussi de retour, mais lui s’est sauvé jadis dans la peur et
revient avec les mêmes questions angoissantes. Il a été adopté par Rudi
et Eva et, depuis qu’il le sait, il est habité par les voix de ses
géniteurs décédés, qui l’appellent à la vengeance et à tuer ses parents
adoptifs. On apprendra également que la fille de Rudi a été engendrée
par l’ami Georges : le malentendu tient à de fausses paternités. La
fille étouffée par trop d’amour s’est « soumise à l’épreuve d’outrance
» parce qu’elle ne se sentait pas exister ; le fils ne parvient pas à
renouer avec ses véritables parents, morts peu après sa naissance.
Dans l’autre
couple, on refuse aussi de s’entendre. Le fils merveilleux,
l’instituteur adoré par tous les parents d’élèves, est en fait un
violeur d’enfants. Mais il a beau l’avouer, personne ne veut
l’entendre. Au moment où le premier couple semble (même momentanément)
retrouver ses enfants, le second perd le sien — qui s’envole pour ne
pas devoir s’humilier devant le seul élève qui a eu le courage de se
plaindre. La situation de départ s’est lentement retournée. Mais la
même question continue à tarauder les deux couples : « Qu’est-ce qu’il
nous disait et que nous n’entendions pas ? »
Si Marie Ndiaye
conserve, de ses premières œuvres, le ton du conte et le recours à
l’étrange, sinon au surnaturel (les voix intérieures, la fille
revenante), elle évoque ici des situations beaucoup plus concrètes,
d’un quotidien presque banal — problèmes liés à l’adoption, à
l’infidélité, aux mensonges familiaux, pédophilie… La tension
dramatique nait surtout du non-dit, qu’il s’agisse de l’implicite de
conversations où de vieux amis n’ont pas besoin de préciser l’objet de
leur discours, ou de l’inaudible, du refus d’entendre ce qui pourtant
s’exprime à haute voix mais contredit les conventions sur lesquelles on
a construit sa vie. Et devant le non-dit il n’y a souvent d’autre
ressource que la fuite.
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Voir aussi :
Les serpents.
Régine Detambel,
Son corps extrême, Actes Sud.
Après un
accident dont on ne saura pas vraiment s’il ne s’agissait pas d’un
suicide, Alice, la cinquantaine, se retrouve à l’hôpital. Deux ans
durant, du coma à la rééducation, elle va vivre à l’écoute de son
corps, comme une chenille dans son cocon attentive à la moindre
métamorphose. Mais ce corps a un passé, convoqué au fil du récit, et
dont la mémoire vient perturber la lente reconstruction de la
personnalité au sein du corps meurtri. Très charnel, très imagé, le
récit traque la douleur et l’angoisse au plus près de la sensation.
Cela commence dès le coma, où Alice se sent « sinueuse », « en
suspension dans la clarté », sur une « longue piste de silence » où
elle glisse sans fin, interrompu par les « aiguilles de glace » de
bruits inidentifiables. La tension ne s’apaisera plus tout le long du
roman.
La narration
fonctionne surtout par scènes déterminantes, presque symboliques, qui
sont autant de prises de conscience. Dans la mémoire, d’abord. Alice a
un passé d’épouse, de mère, et de divorcée. Un passé aussi douloureux
que son corps. Mais ce sont des instants précis qui lui reviennent en
mémoire. Elle revoit le hérisson croisé dans une allée et qu’elle a
envie de montrer à son fils ; elle ressent aussitôt la même angoisse de
découvrir soudain l’adolescent sur une autre planète. Elle revoit le
bol d’eau chaude salée, d’huile d’olive et de cheveux hachés avalé
devant elle : son mari a appris à vomir à leur fils pour qu’Alice
prenne conscience d’une boulimie dont elle accusait celui-ci. Les
scènes, très dures, sont à la limite du supportable. Elles font partie
de la douleur, donc de la métamorphose.
Car la
rééducation est un cruel apprentissage de la solitude et de l’égoïsme.
À l’hôpital, le torero à qui l’on apprend une prochaine amputation
tente de se confier à son voisin. Mais celui-ci « n’est plus que son
dos et une crampe dans les mâchoires, à force de serrer. » Il refuse de
partager en plus la douleur de l’autre. Alice ne peut mieux faire. Sa
défaite passe par de petites touches, des dialogues que l’on pourrait
croire amusés. « Vous avez des enfants ? demande-telle à son kiné. –
Cinq. – Je n’aurais jamais voulu être responsable d’une bonne centaine
de dents. » Sourire de courte durée : l’humour introduit la gravité de
la prise de conscience. Devant la douleur, Alice est seule. « À la
première traction, elle est sans famille, sans personne. » Et c’est au
lecteur de repenser à son passé.
Derrière la
douleur, il y a le néant, qui ne se confond pas tout à fait avec la
mort. Le vide profond d’Alice, qui tient à un souvenir de petite
enfance (sa mère s’est suicidée en se jetant dans le vide, son bébé
dans les bras), à la réalité de l’accidentée devant lâcher ses
béquilles pour réapprendre à marcher, à la sensation de se défaire
d’elle-même pour devenir une autre. Car c’est dans ce vide que le corps
se réveille. « Au quatrième pas, le corps est un dieu.» Le récit, sans
aller jusqu’au « roman puissamment initiatique » annoncé sur la
quatrième de couverture, est celui d’une résurgence au creux de la
douleur et de l’abandon. Un subtil mélange d’humour, de gravité, de
poésie, de lucidité glaçante et d’images exubérantes, lui donne un ton
très personnel, entre le détachement et l’implication extrêmes. Il se
conclut sur une pirouette significative, l’autodafé du passé, dont la
solennité est égratignée par la fausse désinvolture d’Alice : mangeant
de la roquette dans un sachet en plastique, comme des chips, elle a
fait de l’amertume une friandise. Comment ne pas songer au gâteau au
chocolat englouti jadis par inadvertance et dont elle imputait la
disparition à son fils ? Un dernier pied de nez — jouer au ricochet
avec des assiettes de porcelaine — nous rappelle alors que pour se
reconstituer, il faut parfois briser le monde qui nous entoure.
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Voir aussi :
Opéra sérieux,
Trois ex.
Françoise Henry,
Plusieurs mois d’avril, Gallimard.
« Voyage
commencé le 8 avril / terminé le 30 avril ». Ainsi s’achève le journal
de Jacques, déporté à Buchenwald pour fait de résistance et mort dans
une ferme allemande, journal que sa femme, Féli, reçoit après sa mort.
« Alors elle a l’impression / d’être à jamais prisonnière du mois
d’avril. » Jusqu’à sa mort, Féli restera fidèle au mois d’avril, mois
de souvenir, mois de voyage. Tel est le fil qui court tout le long de
ce récit singulier, entre la narration romanesque et la fluidité
poétique, qui imprime à la phrase un rythme ténu mais opiniâtre, comme
l’
adagio sostenuto d’un voyage ferroviaire.
Mais ces voyages
n’ont rien de répétitif. Au contraire, on y sent comme une lente
transmutation de la douleur en souvenir, puis en fidélité.
L’arrestation, puis la mort de Jacques, et l’annonce qui balaie le
dernier espoir chez une veuve encore jeune, passent par un récit très
charnel, au souffle plus haletant, d’autant plus désorienté qu’il doit
apprivoiser l’absence. La présence de Jacques ne tient plus qu’à
d’infimes détails, comme cette lettre que le prisonnier a fait passer
dans le col d’une chemise sale, écrite au crayon sur du papier à
cigarettes, et qui sera pieusement conservée dans un petit cadre
retrouvé après la mort de la tante. « Elle est une part, très fine de
la peau de Jacques », explique la narratrice. Le corps de l’absent
investit la narration jusque dans ses moindres détails. L’ami revenu de
captivité et qui explique le quotidien des prisonniers, au
compte-goutte, est « un lien qui se créait entre elle et le corps de
Jacques / et la chair de Jacques ». La ferme de Klara, où Jacques a
vécu ses derniers jours et que Féli va visiter, devient pour elle le
dernier vêtement de Jacques.
Féli habite son
deuil, mais le rapporte en permanence à celui qu’elle a connu.
L’insistance sur la peau rappelle les problèmes dermatologiques dont le
défunt a toujours souffert. Les voyages ferroviaires, facilités par la
gratuité dont bénéficient les veuves de guerre, font écho au métier de
Jacques, employé à la SNCF : « elle hantait les lieux de travail de
Jacques ». Et ses voyages mêmes ne sont pas définis au hasard,
puisqu’elle va rendre visite, aux quatre coins de la France, aux quatre
rescapés de Buchenwald qui peuvent lui parler de Jacques. Cette
obsession finit par la faire surnommer, dans sa famille, tante Roulette.
Mais le ton
change petit à petit, le voyage se fait initiatique, presque sans but,
et le train devient salvateur, puisque « sans rien faire le corps
bouge, se déplace à la surface de la terre, / le corps de Féli qui
était là il y a une heure à peine à côté de vous qui la croyiez enfin
sage enfin recluse dans sa douleur ». Le train la mène peu à peu au
voyage intérieur, qui s’effectue à travers la littérature — après tout,
tant de romans ont germé dans des trains… Sa hantise du passé la ramène
au présent. La deuxième partie du roman s’intitule simplement «
Aujourd’hui », et pas seulement parce qu’il se situe à l’époque
contemporaine : « c’était dans le présent et uniquement dans le présent
qu’elle pensait être sauvée. »
C’est ce qui
arrivera. La narratrice, nièce de tante Roulette, a reçu à la mort de
celle-ci le dossier resté secret, et qui lui inspire cette histoire.
Elle aussi va se mettre à voyager, et vouloir retrouver, en Allemagne,
la ferme où des décennies plus tôt a vécu l’oncle Jacques. Bien sûr,
tout a changé, et Klara est morte, elle aussi. Mais tante Féli
accomplit avec elle son dernier voyage, en un dialogue muet et
émouvant. Le voyage d’avril peut alors toucher à sa fin. « J’ai compris
que je devais m’en aller. Le mois de mai était à elle, rien qu’à elle.
Moi j’étais le chemin, j’étais avril. »
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Voir aussi
: Le
drapeau de Picasso, Juste avant l'hiver, Sans garde-fou, Jamais le droit de crier. Loin du soleil. N'oubliez pas Marcelle.
Lionel Trouillot,
La belle amour humaine, Actes Sud.
Haïti. « Pays
des hyperboles », disent les touristes qui ont des lettres : on n’y
utilise de bien grands mots pour de toutes petites choses. Ici, tout
est basilique, avenue ou palace. Mais l’hyperbole est « comme une
plante naturelle » : chacun la cultive dans son village. Voilà ce
qu’explique Thomas, le guide chauffeur de taxi, à Anaïse, durant les
sept heures de trajet qui séparent la capitale du lieu-dit
l’Anse-à-Fôleur, un village côtier d’où est parti, vingt ans plus tôt,
le père de la jeune fille. Il s’agit plus que d’un retour aux sources.
Anaïse veut savoir pourquoi son père, mort quand elle avait trois ans,
ne parlait plus de son village, et pourquoi son grand-père, riche homme
d’affaires, est mort dans un incendie avec son voisin colonel. Cela
pourrait devenir un roman policier. Mais Thomas, dont le bavardage va
durer cent trente pages, nous avertit d’emblée : on ne trouvera pas
plus le coupable aujourd’hui que voici vingt ans. Y a-t-il un coupable,
d’ailleurs ? Et y a-t-il eu crime ? Il y a un village, et pour
comprendre ce qui s’est passé, il faut s’imprégner de son atmosphère,
de ses angoisses ou de sa philosophie du bonheur.
Le trajet a un
côté initiatique. Quand un étranger arrive à l’Anse-à-Fôleur, on ne
s’interroge pas sur ses origines ou sur son apparence. On demande
simplement s’il a l’air triste ou gai. « S’il est gai, c’est facile, on
partage sa gaieté. » S’il est triste ou hésitant, on lui accorde « le
temps qu’il faut pour une adaptation graduelle ». C’est cela qu’Anaïse
vit dans la voiture, jusqu’à ce qu’elle comprenne qui étaient ses père
et grand-père, et elle, bien sûr, jusqu’à ce qu’elle apprenne l’origine
de son prénom.
L’Anse-à-Fôleur
n’est pas qu’un village perdu sur la côté, c’est un univers en soi, qui
n’obéit pas à la même logique ni aux mêmes règles que le reste du
monde. Nous le découvrirons à travers les mots de Thomas, et au-delà, à
travers le prisme de Justin, le législateur bénévole qui travaille à un
code du bonheur, ou du vieux peintre qui réalise la grande fresque du
village. Longtemps, l’Anse-à-Fôleur a aussi vécu à travers le prisme de
deux autres hommes, ces deux représentants de la puissance économique
et militaire, venus s’y installer et qui ont construit deux maisons
jumelles. Deux hommes au passé redoutable, l’un dans la finance,
l’autre dans l’armée. Deux hommes dont le regard suffit à changer la
couleur des tableaux. Aussi, lorsque les deux maisons jumelles, avec
leurs occupants, disparaissent une nuit dans un incendie, les suspects
ne manquent-ils pas.
Mais l’enquête
est vite classée. Non seulement tous les suspects ont un alibi, ou ce
qui y ressemble, mais l’idée même que l’on puisse résumer la
disparition en un crime avec un coupable n’a aucun sens pour le
village. Ceux qui ne pouvaient se fondre au paysage ont disparu, tout
simplement. Le lecteur cartésien n’aura qu’à lire entre les lignes.
Incidemment, dans une comptine, dans le coin d’un tableau, au détour
d’une anecdote, il découvrira peut-être les raisons réelles de
l’installation du colonel et de l’homme d’affaires dans un village
perdu, les causes de leur disparition, et celui qu’il s’évertuera
peut-être à désigner comme « le coupable », comme s’il avait entre les
mains un Agatha Christie. Après tout, le lecteur est le roi, si cela le
rend heureux…
Alors que
reste-t-il pour le lecteur qui préfère un roman de Lionel Trouillot ?
Une leçon de vie, de poésie et de bonheur. « Tout ce qui compte, c’est
le bonheur. Le reste, c’est des entraves. » Et chacun a le devoir d’en
procurer un peu à son voisin. « Puisque le bon Dieu n’existe pas, il
est des hommes qui, sans se prendre pour lui, essayent de faire des
choses bien, à leur mesure. » On les appelle des « aide-bonheur ».
Chacun peut en être un. Dans le code de Justin, il existe un curieux
rite funéraire. Lorsque quelqu’un va mourir, on lui accorde le « cadeau
de départ ». On le fait rire, on lui donne la fille ou l’homme dont il
a toujours rêvé. Qu’il emporte au moins un souvenir heureux.
Du moins
dans la théorie. Car lorsque cela arrive à un proche, comme partout
ailleurs, on a du mal à retenir ses larmes. L’injonction au bonheur ne
trompe pas longtemps. L’Anse-à-Fôleur est aussi un lieu de douleur, où
l’on ne connaît ni maladie ni folie, mais où l’on souffre du « mal de
la mer ». Dans un village de pêcheurs, elle est omniprésente, dans
l’odeur, dans les paroles, dans les rêves d’enfant et dans les
remontrances de leurs mères. Un genre de folie qui ne se dévoile pas,
comme le nom du coupable, mais qui se sent. Dans le bavardage de
Thomas, le babil des enfants, les questions faussement naïves des vieux
sages, et plus encore
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Virginie Deloffre,
Lena, Albin Michel, 2011.
« D’un côté,
dans une ville de province de la Russie centrale, il y a une fenêtre et
un arbre sous la fenêtre. De l’autre, dans le nord de la Sibérie, se
dresse une maison en rondins de bois, rudimentaire et solide, une de
ces maisons capables de résister à bien des intempéries. » Entre les
deux, deux femmes s’écrivent. Léna, née dans le Grand Nord, chez les
Nénètses, est l’épouse d’un pilote militaire. Lorsqu’il part en
mission, elle écrit à celle qui l’a élevée, Varvara, restée à Ketylin,
une petite bourgade près du cercle polaire, sur la rive gauche de l’Ob.
Varvara, restée fidèle au régime communiste à l’époque où l’on commence
à parler de Perestroïka, vit depuis toujours avec un scientifique exilé
jadis pour raisons politiques, avec lequel elle entretient une
complicité bourrue. Ils ne vivent plus que par les lettres de Léna, un
sujet infini de discussions et de commentaires.
Le roman
fonctionne par ces couples de personnages, soudés par une relation
forte, amour ou amitié, mais que tout oppose dans leurs opinions, leurs
espoirs ou leur résignation, leur attitude devant la vie. Et cette
opposition, dans un pays soumis aux grandes variations climatiques,
prend une dimensions cosmique. C’est la mer et la terre, l’hiver et
l’été qui luttent et se retrouvent dans ces zones indécises et
périlleuses où se mélangent l'eau et la terre, le chaud et le froid :
la plage ou le printemps. Léna, née du silence, de l’immobilité et de
la contemplation, peut rester des heures assise et sans bouger,
attendant que son homme, pris d’une fringale spatiale, revienne, comme
la marée, et comme la marée, reparte. « Il vient et il recouvre tout
avec sa force, ses tourbillons d’écume, son énergie. Puis il se retire,
il ne reste qu’une immensité déserte, jonchée d’instants échoués sur le
sable, où je marche seule. »
Mais c’est
surtout la métaphore saisonnière qui traverse le roman. Léna est avant
tout la fille des Nénètses, ce peuple Samoyède habitué aux plus rudes
conditions climatiques. L’hiver est une sécurité. La glace est solide,
et Léna garde la mémoire de son père, victime du printemps, surpris par
le dégel. Son détachement, sa placidité, sont ceux de la terre quand le
soleil se retire. « Son absence me laisse à nu, immobile et sans
langage », écrit-elle à Varvara, qui n’y voit quant à elle qu’un
dangereux alanguissement. « Paraît que ça existe le scorbut des âmes.
Quand on s’étiole, par manque de subsistance à l’intérieur. » Mais
Varvara est aussi femme de l’hiver, celui qui s’est abattu sur la
Russie soviétique. La Perestroïka qui s’annonce est dangereuse comme un
printemps. Si le dégel est trop rapide, la glace craque de partout, et
les hommes risquent d’être engloutis.
Vassia, fils de
la conquête spatiale dont il raconte avec passion l’épopée, ne vit au
contraire que pour se libérer de la pesanteur, au sens propre comme au
figuré. Il attend comme une délivrance « l’instant miraculeux où
l’homme échappe à sa condition de poids mort. Il est ligoté au sol
depuis la naissance. Il vit dans la fange, étouffé par la médiocrité de
ses semblables, englué dans la monotonie de son quotidien. » Sous ses
yeux, la station Mir, avec ses grands bras écartelés dans l’espace,
prend des allures de cathédrale. C’est l’avenir de l’humanité qui
l’appelle par delà les pesanteurs terrestres. Aussi, lorsqu’on lui
proposera d’inscrire son nom dans le grand livre de la conquête
spatiale, n’hésitera-t-il pas une seconde. Conscient qu’avec la chute
du régime soviétique, c’est le baroud d’honneur qu’il va tirer pour son
pays.
Car derrière
cette double opposition amoureuse s’en profile une troisième, entre
l’Occident et l’Orient. Oui, il y a une véritable attraction pour la
liberté d’un monde que l’on ne connaît que par la propagande du Parti.
Mais à quel prix ? Avec un humour stimulant, c’est aussi notre monde
occidental que nous regardons par les yeux de Varvara. La fameuse
Laideur Soviétique, qui semble programmée par le plan pour imposer une
« grisaille égalitaire », nous renvoie aux tentatives de l’Ouest pour
l’égaler, tentatives vaines « malgré les efforts qu’il déploie à la
périphérie de ses villes. » La solitude du savant exilé à Ketylin est
impensable aux yeux d’une bonne communiste. En URSS, on a la queue
devant les magasins, les réunions obligatoires, les collectifs de
travail.., « C’est une maladie qu’ils ont à l’Ouest ça la solitude,
paraît que ça s’est propagé chez eux comme une véritable infection. »
Quand à la démocratie, quel embarras pour choisir le plus crétin des
candidats, alors qu'en URSS, le Parti le désigne d’office ! Tout cela
pour aboutir à des scores ridicules, 50, 6 % ou 49, 2 %. « Vous allez
voir qu’un jour ils seront obligés de recompter les voix une à une pour
être sûrs d’avoir pris l’abruti n° 1. » Vous dites ?
Quant à
l’agitation si surprenante aux yeux de la placide Léna… Chez les
Nénètses, quand un homme a perdu son âme, elle se met à courir dans
tous les sens. « C’est ce qui est arrivé aux gens du monde libre à mon
avis, c’est la raison pour quoi ils se remuent comme ça toute la
journée. Ils courent à la poursuite de leur âme. Et comme ils
n’arrivent pas à la rattraper, forcément ils s’arrêtent jamais. » Cette
alternance de poésie et d’humour, de rêve et de rude bon sens, du
soleil et de la glace, est un des charmes de ce superbe premier roman,
parfaitement maîtrisé dans sa structure comme dans son écriture. Je ne
lui reprocherais qu’une fin un peu convenue, mais parfaitement amenée,
dans la cohérence du récit. Et que ne pardonnerait-on pas à de telles
perles, que l’on relève à chaque page du roman : « Pourquoi nous avons
perdu la guerre froide ? Parce qu’elle était froide, justement. Nous,
les Russes, nous ne gagnons que les guerres brûlantes. »
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Noëlle Châtelet,
Entretien avec le marquis de Sade, Plon, 2011.
Qui de nous ne
s’est posé un jour cette question : et si je pouvais faire revivre un
disparu, le faire parler de lui, de ses idées… sinon du monde actuel ?
Noëlle Châtelet a choisi de dialoguer avec Sade dans un entretien
imaginaire, mais dont le moindre terme est emprunté aux écrits du divin
marquis. Le 2 décembre 1813, un an avant sa mort, il aurait reçu la
romancière dans sa chambre de Charenton, où il finit ses jours au
milieu des fous. Les phrases nous lisons sont celles de Sade,
empruntées à des
développements issus de ses livres philosophiques, à des passages
intimes de ses lettres, avec un habile travail de composition pour
rendre
le dialogue plus vivant, et plus percutant. Une phrase courte, soudain,
émeut (« Je ne suis pas heureux »), parce qu’elle sonne comme un aveu à
côté de quelques bravades qui prennent alors une autre résonnance (« je
m’en trouve quatre fois plus heureux, comme un bon gros curé dans son
presbytère »).
Les textes de
Sade offrent une mine inépuisable pour qui sait manier l’humour décalé.
Lorsque Noëlle Châtelet tente de le pousser dans ses retranchements sur
la confusion entre l’homme et l’œuvre, elle se donne cette réplique
ironique : « Vous voulez du chocolat » ? La romancière s’est
manifestement amusée à quelques coups de fleuret, lorsqu’elle aborde
par exemple le thème des hommes foncièrement mauvais. « Prions
l’Éternel de nous préserver de leur jamais ressembler, et pour en
obtenir la grâce, récitons un
Pater noster et un
Ave Maria.
Je vous baise les fesses. — Pardon ? — Amen ! » Les petites nuances de
la langue, en deux siècles, ajoutent un brin d’humour à certaines
expressions. Lorsqu’il parle de
Justine comme d’un « mauvais livre », Sade entend sans doute le dénoncer comme « dangereux » bien plus que « mal écrit ».
Cela donne à ce
dialogue un ton particulier. Sur les sujets philosophiques, les textes
de Sade font progresser la réflexion, tandis que sur les sujets plus
scabreux, vie privée, sexualité, violence, ce sont les répliques de
Noëlle Châtelet qui fournissent les informations commentées avec ironie
ou pudeur par le marquis. Mais certaines remarques, au détour du livre,
ne peuvent se dire que d’écrivain à écrivain. La confrontation par le
mal à un Dieu mauvais est un défi prométhéen qui ne se comprend que de
l’intérieur. Et celle qui, toute jeune, en 1971, a découvert Sade en
rédigeant pour son mari une présentation de ses textes philosophiques,
se pose trente ans plus tard une question qui n’est pas innocente : «
Et si Sade avait joué un rôle dans mon propre parcours d’écrivain ? »
Le lecteur
cherchera d’abord dans ce livre les passages croustillants qu’il attend
tout naturellement lorsque le divin tétragramme (Sade et Dieu partagent
au moins ce trait) lui tombe sous les yeux. Ils ne sont pas éludés, et
l’auteur s’amuse à décrire le « sadisme » sans le nommer (le terme est
bien entendu postérieur !), à sucer les mots crus comme des dragées aux
cantharides, ou à l’inverse à manier le vocabulaire galant de l’époque,
avec de subtiles nuances masturbatoires entre la « vanille » et la «
manille », et une charmante poésie pour évoquer la sodomie en « nageant
dans le vide »…
Mais dès que
l’on s’est débarrassé de ce passage obligé, les sujets deviennent plus
intimes (la haine pour sa belle-mère, les souffrances de
l’enfermement), plus graves (la religion, la liberté), et étonnamment
actuels. Interroger Sade, pour une femme engagée en 2011, ne peut se
limiter à une reconstitution historique. C’est inviter, derrière le
texte original, à une lecture allusive de l’actualité. L’éducation
nationale, l’égalité (au moins sexuelle !) entre l’homme et la femme,
les réflexions sur l’athéisme (« jusqu’au fanatisme »), la défense de
l’avortement… permettent des clins d’œil dont Noëlle Châtelet ne se
prive pas. On y découvre un Sade qui, dans le feu de l’action, peut se
déclarer favorable à la peine de mort, mais qui, lorsqu’il a un embryon
de pouvoir, sous la révolution, la récuse nettement et qui sauve de la
guillotine ceux qui jadis l’ont fait enfermer. L’« État moral » dont Sade
déplore l’inexistence trouverait-il un écho dans la « république
irréprochable » promise par Nicolas Sarkozy ? Ce serait solliciter un
peu trop ses écrits. Mais la réplique de Noëlle Châtelet s’inscrit bel
et bien dans un contexte de 2011 : « Il n’est pas faux de dire que
l’État n’est pas un exemple de moralité… » Amen.
Le monde actuel
nous montre « de bien tristes preuves de la lucidité de Sade »,
remarque la romancière en préface. Il constate que les lois ni la
raison ne sont en mesure de réguler ce que l’on appelait les « passions
» et qui se nommerait, depuis Freud, les pulsions de l’homme. « L’homme
et le cul, voilà les dieux de ma patrie. » Derrière son vocabulaire, il
a d’ailleurs des prémonitions de la psychanalyse : les « fantômes » qui
lui échauffent la tête à cause de « l’abstinence atroce » qu’il doit
subir en prison ne sont-ils pas des fantasmes nés de refoulements ?
Soulignée sans lourdeur, cette actualité du discours fait de ce livre
bien plus qu’un amusement de romancière : un véritable engagement dans
les grands problèmes de notre temps, et une interrogation lucide sur
soi-même et sur son activité d’écrivain.
Voir aussi : Madame George.
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Serge Safran,
Le voyage du poète à Paris, Léo Scheer, 2011.
Qu’auraient été les
Illusions perdues
si Lucien de Rubempré n’avait eu aucune illusion à perdre ? Telle est
la question qui m’a suivi tout le long de ce roman évoquant l’arrivée
dans la capitale, en 1980, d’un poète de trente ans venu d’Ariège.
D’emblée, il est précisé que ce voyage n’est qu’un prétexte. Philippe
porte à la boutonnière « son malheur de vivre et sa dépendance, sa
haine de soi et sa déchéance ». Et surtout, sa culpabilité d’avoir
quitté Sandra, l’adolescente avec laquelle il a partagé sa vie, un
amour dévorant et une passion sexuelle sans tabou. Tiraillé entre ses
ambitions et ses amours, entre les réalités de la vie et les souvenirs
du passé, il sombre dans une semi-dépression qui le mène au bord du
suicide, entre les velléités de retour et les maigres promesses qu’il
décroche à Paris. Son « corps étranger à lui-même, perdu dans la
matière brumeuse de ses investigations » marque par des rhumes
spectaculaires son refus de passer un hiver à Paris. Sa personnalité,
qui n’a pas « la consistance mate de l’adulte », glisse dans la vie «
comme une sirène pâle éperdue de sombres désirs ». Paris n’est pour lui
qu’un appartement vide et un profond ennui — « il se demandait s’il
méritait un tel ennui », note-t-il en se disant qu’au moins, dans
l’Ariège, « il aurait pu faire l’amour à Sandra »… Pour meubler le
temps, il y a l’écrit : les lectures, l’écriture, et les lettres de
Sandra. Tout cela donne un peu de matière au récit.
Mais que
représente encore Sandra, au delà du désir physique parfois très cru ?
Un souvenir précieux, mais qui s’efface ? « Sandra était une trace, une
survivance d’humanité en lui qui s’étirait jusqu’au silence, jusqu’au
drame du souvenir, de l’absence, de la jalousie. » L’espoir de renouer
avec un passé que l’on regrette et que l’on rejette ? « Bien sûr rien
de définitif, d’absolu, n’existait. Il n’y avait qu’à chier au lieu
d’écrire, bien sûr. »
La force de ce
court récit est de ne pas savoir, de ne pas vouloir savoir, d’hésiter
constamment sur les décisions à prendre, comme sur le ton à adopter,
entre lyrisme et crudité, pour parler de cette passion qui résiste à la
séparation. Nous sommes loin d’une démonstration balzacienne, mais au
creux d’une âme ballottée entre espoir et regret, peur et appétit de
vivre. Et cela sonne juste. Parce que son angoisse, en fin de compte,
coïncide avec celle de toute une génération qui, à la fin des années
70, se demande si elle va garder la liberté décomplexée de son
adolescence. Mais aussi parce que la distanciation, parfois, est le
meilleur garant de la sincérité. Le protagoniste, Philippe Darcueil,
caresse en 1980 le projet d’écrire sa vie au passé, à la troisième
personne. Peut-être y arrivera-t-il en 2011 ? L’expérience serait
curieuse…
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Sylvie Tanette,
Amalia Albanesi, Mercure de France, 2011.
Pour aider son
fils à remplir un arbre généalogique — devoir scolaire proposé par une
institutrice qui imagine mal la complexité de certaines familles ! — la
narratrice se met en quête d’une arrière-grand-mère qu’elle n’a jamais
connue. Les récits de sa mère, rafraîchis par un coup de téléphone, lui
permettent de reconstituer un destin chaotique, celui d’une petite
paysanne née dans une famille de propriétaires terriens, dans le sud de
l’Italie, et qui suivra jusqu’à Alexandrie un beau marin venu on ne
sait d’où.
D’Amalia à sa
fille Luna, puis à la mère et à la narratrice, c’est une lignée de
femmes de caractère qui se dessine, à la volonté farouche, mais
sensibles un jour à l’appel de l’homme, ou de l’inconnu. Artiste,
Amalia ? Son don pour la broderie dépasse le simple artisanat et
invente, au fond des Pouilles, des motifs inédits et résolument
modernes. Sorcière, Amalia ? On a vite prétendu, dans le village, que
son regard avait poussé son âne du haut de la falaise, et conservait ce
mystérieux pouvoir. Artiste, sorcière, celle qui transforme les
oliviers en monstres qu’elle brode sur les taies d’oreiller ? C’est un
hymne à l’imagination et à ses pouvoirs occultes que nous lisons en
filigrane.
Cette lignée
fantasque, mais dure fascine autant qu’elle révolte la narratrice. « La
vérité, c’est que je ne comprends pas comment j’ai pu sortir de cette
lignée de femmes-là. Et je n’ai pas envie d’aller me jeter du haut de
la falaise à cause d’elles. » Mais elle s’applique à les comprendre,
car la mémoire est comme la poussière rouge du village natal, qu’Amalia
finit toujours par retrouver au fond d’une malle, en dépliant ses
draps. Tous ces personnages « que l’on n’a pas choisis, que l’on ne
connaît pas, mais qui sont là dans un coin de nos têtes », il va
falloir apprendre à vivre avec eux, et s’attendre à projeter un jour le
passé dans le futur.
Un premier roman
attachant, rédigé dans une écriture fluide, qui trouve un bon équilibre
entre la sécheresse et l’exubérance. Au pire peut-on regretter quelques
clichés qui détonent chez une narratrice artiste fière de « faire
bouger l’art contemporain ». Après avoir « déplacé des montagnes » pour
monter son exposition, elle se rend compte que sa famille « n’a pas
levé le petit doigt pour [lui] filer un coup de main » : cela fait
beaucoup pour une seule phrase. On l’excuse pour quelques superbes
passages, en particulier dans les trop brèves pages consacrées à Luna.
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Hervé Le Tellier,
Eléctrico W, Lattès, 2011.
L’
Eléctrico W
est le nom d’une ligne de tramway de Lisbonne, où le narrateur,
Vincent, est correspondant d’un journal parisien. À l’occasion du
procès d’un tueur en série, qu’il doit couvrir, il y est rejoint par un
confrère photographe, Antonio. L’inversion des situations (le Français
installé au Portugal, le Portugais installé à Paris) induit un curieux
effet de miroir dont joue Hervé le Tellier : le Portugais est à l’hôtel
; le Français en appartement ; tous deux découvrent qu’ils sont
amoureux de la même femme, à Paris, mais le Portugais traîne dans sa
mémoire des amours d’enfances lisboètes. Si l’on n’avait pas abusé de
la métaphore, je dirais que les personnages forment le petit train qui
a donné son titre au roman : Vincent aime Irène, qui aime Antonio, qui
aime Canard…
Cachant sa
jalousie, et espérant séduire enfin Irène, Vincent va imaginer un
curieux stratagème : s’il retrouvait Canard, la passion adolescente
d’Antonio pourrait se raviver ? Pour cela, il feint d’être amoureux
d’une fille imaginaire, qu’une inconnue va incarner par jeu, et
peut-être plus. Ces deux couples qui jouent à cache-cache tissent entre
eux des liens complexes qui encadrent l’action centrale, la recherche
de « Canard ». Un « dernier combat » que le narrateur mène « avec cette
habileté rageuse des perdants » : « La philosophie désespérée des
laids, des vieux, des pauvres ». Et des amants malheureux.
Mais la vie
n’est pas droite comme une ligne de tramway. Lisbonne est aussi la
ville de l’exubérance baroque. Au fil de leurs pérégrinations dans
Lisbonne, Vincent et Antonio abordent à une île fantasque où règne
Aurora, une Circé moderne qui change ses prétendants en arbres et sème
de son bambou magique ou de son violon prodige une poésie triste sur la
grisaille de la vie. Au fil de leurs souvenirs, Antonio et Vincent
rapetassent des lambeaux de passé qui donnent de l’étoffe à leur
errance. Au fil de ses lectures, Antonio égrène des petits contes d’un
poète portugais qu’il est en train de traduire, Jaime Montestrela. Ces
microfictions dans lesquelles il serait vain de chercher un contrepoint
avec le récit, contribuent à cette atmosphère d’absurdité, de nostalgie
et de distanciation pour laquelle, à Lisbonne, le mot « saudade » vient
tout naturellement à l’esprit. Voici la plus courte de ces
micronouvelles, que Hervé Le Tellier, je l’espère, fera davantage
connaître davantage au public français : « Sur l’île de Tahiroha, le
jour du Vendredi saint, les cannibales convertis au christianisme ne
mangent que des marins. » Le lendemain, Antonio et Vincent débarqueront
sur l’île d’Aurora.
L’opposition
entre le classicisme épuré de la langue et les fulgurantes images qui
le traversent (« j’imagine ma hideur flasque et bruyante, assoupie sur
l’oreiller comme une méduse crevée »), entre la prolifération baroque
de l’intrigue et le fil intransigeant d’un destin qui ne se perd jamais
de vue, maintient au récit une tension permanente.
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Jean Cagnard
, Le voyageur liquide, Gaïa éditions, 2011.
Qu’un serpent
tombe du ciel sur une station d’autoroute, cela peut arriver… Mais
quatre par jour ? Le lecteur rationaliste attend une explication
à cette somptueuse ouverture du roman. Il l’aura. Un rapace espiègle
doit « jouer avec la boutique ». Tant pis pour le lecteur rationaliste.
Non seulement il a perdu une belle occasion de s’émerveiller, mais il
ne saura pas pourquoi ailleurs, il pleut des écureuils, les biches
prennent la voiture et les mouches accompagnent les voyageurs, qui
confient la route à un oiseau. Nous sommes dans un récit où l’insolite
est accueilli comme une paisible évidence. S’y habituer aide à accéder
à un deuxième niveau de lecture, au-delà d’une trame romanesque
extrêmement lâche — un homme tente de reprendre contact avec ses sept
frères et sœurs et trouve à chaque fois des maisons vides, avant de
découvrir — mais laissons-en un peu pour la dernière page.
Au delà de ces
incidents animaliers, on trouve en effet un jeu mi-amusé, mi-inquiet
sur le hasard, la coïncidence, le coup de tête ou le coup de dés. « A
prendre des rendez-vous seul, on ne rencontre que la transparence » :
il ne sert à rien d’attendre l’insolite, il faut s’ouvrir à lui au
moment où il arrive, et c’est à toutes les pages. « Vous allez où ?
demande l’automobiliste. — Comme vous », répond l’auto-stoppeur. Et la
coïncidence devient inéluctable. Dès que le narrateur approche une
masse liquide, fleuve ou lac, son téléphone sonne. C’est toujours son
fils qui appelle, pour lui raconter les fouilles archéologiques qu’il
mène dans un site vieux de vingt-deux siècles. Et à chaque fois,
l’objet qu’il découvre fait écho à celui que le narrateur a sous les
yeux. On s’y fait. Ce n’est pas plus anormal que d’écraser un ange
lorsqu’une voiture passe sous un pont de chemin de fer au moment où le
train passe.
Et cela nous
introduit à un troisième niveau de lecture, qui s’installe doucement en
nous mais qui ne prendra son sens que dans les toutes dernières pages.
En voulant visiter ses frères par ordre d’âge décroissant, le narrateur
revivifie ses souvenirs : c’est l’archéologie de sa vie à laquelle il
se livre, et qui rencontre nécessairement les objets découverts dans
les fouilles de son fils. Et si le père se met à élever un mur, il y
sent une « équivalence » avec les fouilles dans le passé — « quelque
chose comme creuser dans le futur ». Philosophie est un bien grand mot
pour le ton volontairement léger du roman. Mais à la dernière page (si,
il faut aller jusque-là), on comprend que tout prend son sens : les
serpents tombant du ciel, l’autostoppeur manchot, les mouches, et
jusqu’au titre intrigant. Après avoir grogné sur l’apparente dispersion
de l’intrigue, on se rend compte que les fils en étaient bien
maîtrisés, et c’est très fort.
Et puis, il y a
l’écriture, très imagée, un peu désinvolte, mais parfois grave, et
toujours poétique. Les mots ne sont pas innocents. « La femme de ma
troisième vie » n’est pas « la troisième femme de ma vie ». La femme
aux « cuisses expressives » dans le travail de l’accouchement réveille
le sens étymologique du terme saugrenu. Quelques belles trouvailles,
pour trouver dans une poubelle d’autoroute « l’incroyable tableau anal
d’une civilisation », ou pour voir une allée de platane « tisser le
ciel pour en faire une bibliothèque ». D’autre expressions convainquent
moins, trop faciles, gratuites (« catapulté comme un flocon de neige
dans un haut-fourneau ») ou à la limite du ridicule (le « placenta du
ciel » qui accompagne la « naissance » d’un silence subit). Le
renouvellement permanent d’une écriture qui joue sur l’effet de
surprise n’est pas toujours à la hauteur. C’est dommage, car l’auteur a
une vraie maîtrise de l’intrigue et la plume alerte, qui gagnerait à un
peu plus d’exigence.
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Daniel Arsand,
Un certain mois d’avril à Adana, Flammarion, 2011.
Très
discrètement, à la dernière page, l’auteur dédie ce roman à la mémoire
de son père, Hagop Arslandjian, et signale sa dette historique à
l’ouvrage de Zabel Essayan sur le quotidien des Arméniens d’Adana après
les massacres d’avril 1909. Tout aussi discrètement, nous apprenons à
la fin du livre qu’une des protagonistes du roman, rare survivante de
ces massacres, a épousé un Hampartsoum Arslanian. C’est dans cette
mémoire décalée, ce qui n’exclut en rien la sincérité et la profondeur
de la blessure, que s’est écrit et que se lit ce roman. D’emblée, nous
savons que nous allons vivre l’horreur. Avec l’implacabilité d’une
tragédie antique, un massacre se prépare sous nos yeux, s’accomplit et
se dénoue en 175 courts chapitres.
Dans la première
moitié du livre, on sent l’orage couver, dans l’attente d’une violence
inéluctable. Des actions brisées, une tension d’avant l’apocalypse. Un
traître à sa cause, en attente de châtiment ; des amours interdites, en
attente de punition ; un viol, en attente de vengeance. Le futur
n’apparaît que par des menaces : « Dis à ton père qu’avec moi l’enfer
ne lui sera pas mesuré », promet la tante en accueillant la fille
fautive. Tout est arrêté. Sur la Cilicie règne un « silence invincible
», une « chaleur immémoriale ». La parole elle-même s’est figée dans la
poésie. « Qui écrit choisit l’immobilité, et c’est un péché que d’avoir
la mollesse à l’âme. » Quant au pouvoir turc, il mène vie de pacha. «
Comment moi, Cevat bey, puis-je modifier le cours de l’Histoire ? »
L’Histoire a sa réponse qui se moque des décisions des hommes.
Mais dans la
chaleur gronde l’orage. Dans la poésie germe la prophétie, qui met la
parole en mouvement. Au poète aux métaphores millénaires répond le
prophète aux mots de lave. « Tellurique et incandescente, Adana
vrombissait autour de lui. » Mais qui écoute le vagabond vivant des ses
déjections ? Qui écoute la pythie enfermée dans sa tour ? Il suffira
d’une étincelle pour leur donner raison.
Des actes
isolés, d’abord. Des peurs. Des fuites. Les politiciens turcs
distillent la haine ; les imams prêchent la terre sainte. Les
observateurs étrangers protestent, ne sont pas entendus, regardent. «
Même morts, les Arméniens sont de trop. Ils encombrent les rues. » Le
gouverneur reçoit, écoute, peste, attend. « La lassitude tassait sa
graisse. » Et l’on meurt, déjà, par à-coups.
Sans qu’on s’en
aperçoive, on est entré dans le massacre. On se met à espérer, à suivre
les fugitifs de village en village, où les attendent d’autres carnages,
sur la côte, prise elle-même dans la fièvre du sang, sur les navires,
où ils sont refoulés. L’espoir ne dure guère. L’espoir se projette sur
les générations futures. Un fils à naître remplacera un fils mort. «
Jusqu’à la fin des temps il y aura un Arménien en ce monde.
J’enfanterai l’avenir de notre peuple », dit Verginé. Elle n’en aura
pas le temps.
Il faut une
maîtrise exceptionnelle pour décrire l’insoutenable, évoquer
l’indicible, sans fausses pudeurs ni effets spectaculaires. À travers
trois familles arméniennes, autour du poète Diran, du bijoutier Atom,
du charpentier Havhannès, le roman nous montre le quotidien de
l’horreur, qui s’élargit au fur et à mesure jusqu’aux trente mille
victimes. L’écriture de Daniel Arsand a une puissance évocatrice peu
commune, en images fortes ou en mots simples, pour parler de la peur («
Ici comme là, c’état un entassement d’hébétés, une hydre médusée »), de
la violence (« Alors ne subsista de David Ourfalian qu’un amas de chair
rouge »), la barbarie (« Les chiens apprenaient à devenir des loups »),
l’hostilité même du paysage complice : « Un vent de verre pilé
soufflait » ; « Après-midi étrange à goût de fruit suri et de terre
pelletée, tapissé d’un rêche silence. » Une écriture qui sait rester
digne dans l’outrance comme dans la sobriété, dans la phrase longue
comme dans la formule lapidaire.
« C’est le printemps en Cilicie. Ici règne une chaleur moite. »
« Et si on allait prendre un verre ? proposa Vahan. »
Les deux phrases
pourraient se suivre. Ce sont la première et la dernière du roman.
Voir aussi
:
Deux amants,
Alberto,
Des chevaux noirs,
Je suis en vie et tu ne m'entends pas.
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Kaoutar Harchi,
L’ampleur du saccage, Actes Sud, 2011.
Arezki, au
sortir de l’adolescence, se retrouve en prison pour avoir violé et tué
une jeune femme, sa première expérience sexuelle. Quel poids de
frustration l’a conduit à cet acte, au-delà de l’alcool et de la drogue
qui n’expliquent que son inconscience et son audace d’un moment ?
L’éducation algérienne, qui donne tout pouvoir aux hommes, aucun aux
enfants, et qui enferme la femme dans un tabou proche du dégoût, ont
engendré sa terreur du désir féminin, son mépris pour la prostituée et
sa vénération suspecte pour l’image maternelle inviolable, ces deux
prisons où l’on a trop longtemps cadenassé la femme. La réunion de ces
deux poncifs machistes dans la personne de Nour, mère d’Arezki et
prostituée, éclaire la folie sexuelle du jeune homme. Mais pas
seulement. Au-delà de l’explication psychologique et sociologique,
parfois un peu lourdement assénée, il y a une histoire presque
policière, une enquête au sein de la mémoire blessée et du pays que
l’on a fui. Un pays dont les meurtrissures sont à la fois le symbole de
l’enfance saccagée et de la mère profanée. Il ne faut pas trop en dire
sur cette intrigue, fondée sur des révélations progressives et plutôt
bien menée.
Autour d’Arezki
gravitent trois hommes. Si Larbi, qui lui tient lieu de tuteur. Riddah,
directeur de la prison qui l’aide à s’évader, pour racheter une faute
que l’on ne découvrira qu’en cours de lecture. Ryab, gardien de prison
qui le recueille, par amitié pour son directeur, par la sympathie
spontanée de celui qui a vécu, avec sa mère, un traumatisme semblable à
celui d’Arezki, par la même nécessité de retrouver son passé en
Algérie, et sans doute par un désir trouble qui ne sera pas avoué.
L’intrigue, qui joue facilement sur les coïncidences, permet une
grandiose scène de dénouement, qui aurait gagné à être la scène finale.
Le dernier chapitre, qui a recours aux vieux poncifs successifs de la
folie, de la simulation de la folie et de l’écriture du livre par le
héros narrateur, m’a paru affaiblir la tension du récit.
De même,
l’auteur gagnerait à renoncer à quelques facilités d’écriture, des
clichés (« esquisser un timide sourire », « trancher dans le vif »…),
des jeux sur les abstractions (« béances bleues »), des hypallages
appuyés (« barres de métal fanatique »), des exagérations à la limite
du ridicule (« la morsure fatale du passé broyait leurs os »)… C’est
d’autant plus dommage que l’auteur a manifestement beaucoup travaillé
son écriture, et, dans les passages les plus denses, sait se montrer
expressive. L’amour du mot juste, de la nuance exacte, et quelques
belles images, qui tirent leur force de leur simplicité (« nous
marchons comme des revenants en terre salie »), témoignent d’une vraie
sensibilité d’écrivain qui ne demande qu’à s’épanouir.
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Thomas Vinaux,
Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, Alma, 2011.
Partir, ne pas
partir ? « Quand on aime il faut partir », disait Cendrars ; « J’ai
l’obstination farouche d’être doux », répond Hugo. Les deux citations,
choisies en exergue des deux parties de ce roman-poème, nous indiquent
déjà que nous passerons de la prose du transsibérien à l’art d’être
(grand-)père… De façon parfois un peu appuyée, d’ailleurs, d’une
écriture sobre, à la troisième personne, à une phrase plus saccadée, à
la première. Walther, hanté par son désir de voyage, quitte sa femme
pour courir le monde, insatisfait à chaque étape, du grand nord à
l’Espagne. La seconde partie nous le montre dans l’aventure du tout
petit quotidien, dans l’émerveillement du moindre geste, et surtout de
son enfant. Il est revenu, comme Peer Gynt, et a repris sa place au
foyer.
C’est le choix
de courts textes poétiques, comme des instantanés du voyage spatial ou
de la grande odyssée temporelle de la vie, qui fait le charme de ce
court roman, premier d’un jeune poète et bloggeur qui se définit comme
un « supporter des poussières, militant du minuscule ». Un amour du
presque rien qui se retrouve dans l’art du livre bref, du très court
texte, de la phrase elliptique, de la « petite chose ». « On court
après les petites choses. La grande nous tient debout. La grande est
minuscule. La grande chose fait soixante centimètres. » Est-il besoin
de préciser qu’il s’agit de la fille du narrateur ? Derrière le
romancier, on sent souvent le poète, avec des images parfois un peu
mièvres (« Les pierres vertes des murets ont les cheveux qui poussent
»), mais souvent très fortes (« on peut entendre le goutte-à-goutte du
paysage qui fond »). Les pages qui expriment l’absence, la souffrance
de l’éloignement, la brièveté du bonheur, sont d’une grande justesse :
« Il y a des heures sans fond, des journées blanches, perdues, à vivre
loin de toi. (…) Le temps qui manque, ce précipice ». Et nous y voilà
tombés.
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Hubert Haddad,
Opium Poppy, Zulma, 2011.
« Celui qui
s’abstient de tuer, même une mouche, ne connaît pas la peur », disait
le prisonnier bengali à ses geôliers talibans, dont le plus âgé vient à
peine de sortir de l’enfance. « Et si je t’abattais comme
un chien, le monde en sera-t-il changé d’un cheveu ? », répond
celui-ci. « Sûrement, reprend le pacifiste. Dans les yeux de ton jeune
collègue, par exemple ! »
La scène
centrale pourrait être une des clés de ce roman court, mais complexe,
où Hubert Haddad, comme dans plusieurs de ses romans, pose le problème
de l’identité de substitution chez un jeune garçon ravagé par la
guerre. Dans ce récit, nous sommes dans la région de Kandahar, en
Afghanistan, dans une petite ville minière où les talibans ont
introduit la monoculture de l’opium. Les deux geôliers sont Alam et son
jeune frère. Ce dernier, principal protagoniste, se retrouve en France,
au Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés (Camir), où des âmes
compatissantes tentent de rebâtir sa vie. La vie commence par un nom.
L’œil du petit afghan s’est allumé quand on a prononcé celui d’Alam.
Comment deviner que ce n’est pas le sien, mais celui d’un frère mort ?
Comment deviner qu’il veut oublier, précisément, le nom dont on l’a
affublé après une faiblesse lors de la circoncision, l’Évanoui ?
Comment deviner qu’il entend oublier, justement, tout ce que l’on tente
de reconstituer pièce à pièce ?
Lui-même a
oublié la signification des deux talismans qu’il traîne au fond de sa
poche, la douille percutée d’un fusil d’assaut soviétique ; un « cœur
de pierre », cristal brut d’émeraude venu de sa ville natale. Il a
oublié pourquoi il porte sur le torse « trois cicatrices de même
magnitude alignées comme le Baudrier d’Orion ». Mais il n’a pas oublié
les réflexes de survie.
Le roman oscille
entre ces deux mondes aux étranges parallélismes, l’un qui tente
maladroitement de reconstruire, l’autre qui se charge de détruire. D’un
côté, il a connu les producteurs d’opium ; en France, il découvre
l’autre bout de la chaîne, avec Poppy, la jeune héroïnomane qui
sympathise avec lui. Des deux côtés, il connaît la fuite, la peur, mais
aussi la tendresse qui ne parvient pas à s’exprimer, le saccage des
mouvements les plus purs. Les bouts arrachés à son passé
s’organisent en histoire. On y croise un vieux joueur de luth sikh,
guetté par un trou dans la muraille, qui lui a appris le détachement,
et la jeune Malalaï, qui l’a éveillé au désir en ôtant simplement sa
burka, « l’espèce de tente de chamelier » qui la recouvre. Et puis, à
la violence gratuite, lorsqu’elle se fait asperger d’acide par jeu, par
de jeunes inconnus.
Tous ces
éléments se rejoignent dans une scène capitale entre les deux frères,
une de ces scènes où l’on ne sait plus de quel côté est la vérité, la
haine ou le sacrifice, une de ces scènes à vous laver la mémoire. Plus
tard, pris dans des trafics louches où resurgissent des réflexes de son
pays d’origine, instincts meurtriers et fidélité au chef, l’Évanoui
connaîtra, sous le nom de son frère, un sort similaire. Les noms aussi
ont leur destin. En commençant pas la fin de l’alphabet, les
humanitaires français l’auraient peut-être appelé Zia, la lumière, son
nom de prostitué à Kaboul. Qu’auraient-ils alors changé au parcours du
petit réfugié ?
Un roman puissant, qui
joint à une structure rigoureuse la fluidité du rythme et la
somptuosité d’une écriture aux images fortes : « ses lèvres remuent des
cailloux de syllabes »
« des oiseaux taillés dans l’étain du ciel »… Hubert Haddad refuse les
solutions simples et les oppositions tranchées. L’Occident qui
accueille vaut-il mieux que l’Orient qui massacre ? « Moi aussi on m’a
tuée, soupire Poppy. On tue les enfants avec toutes sortes d’objets. »
Voir aussi :
Le camp du bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des songes,
Palestine,
Géométrie
d'un rêve,
Vent printanier, Le nouveau magasin d'écriture,
Sonetti di dolore,
Le peintre d'éventail,
Mâ,
Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage.
Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable.
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Alain Kewes,
Ce n’est pas mon visage, Le Bruit des autres, Encres vagabondes, 2011.
Pour rappeler
qu’il est le maître du jeu, l’auteur, parfois, aime jouer avec son
lecteur. Le mener sur de fausses pistes, travailler l’ambiguïté, la
rupture de ton ou la provocation. Alain Kewes, nouvelliste discret et
talentueux, est passé maître dans ce cache-cache malicieux. Un recueil
inédit d’Edgar Poe est sur le point de paraître, mais… Un corps enterré
est sur le point de disparaître, mais… Une phrase essentielle est sur
point d’être prononcée, mais couverte par le bruit de la douche. Le
passé se reconstruit à partir de « bribes lâchées », mais peut-on se
fier à son image ?
Le jeu est
parfois subtil sur les minuscules allusions censées nous donner les
éléments d’un drame. Pourquoi le jeune Arnaud est-il tombé dans les «
couteaux végétaux » des « herbes folles » ? Est-ce simplement parce que
celles-ci « découpaient sa vision » ? Sans doute, puisqu’il s’en tire
avec « quelques éraflures », et que personne, jamais, ne soupçonnera «
ses larmes et sa honte chaque fois qu’il se voyait nu dans le grand
miroir de la salle de bains ». Il faut parfois dénicher la clé de
l’histoire au creux d’un buisson d’apparence anodine. Celui, par
exemple, où les mauvaises herbes se « poussent du col », et l’endroit,
surtout, où elles ne poussent presque pas — des fois qu’il y aurait un
cadavre enterré. Humour noir ? Sans doute. C’est le meilleur. Celui que
l’on risque lorsqu’un ami s’arrête de pleurer, « pour qu’il continue
d’arrêter ». Celui qui fait préférer le latin de cuisine au grec de
salle de bains, vous savez, celui d’Archimède plongé dans sa baignoire
et qui… Au fait, tout corps plongé dans un buisson est-il condamné à
resurgir de sous terre ?
Le sujet de ces
histoires insolites est d’autant plus grave qu’elles sont narrées avec
un détachement apparent, presque goguenard, et une grande économie de
moyens. Le plus souvent, on y tue ou on y meurt avec élégance, comme
sans y penser. Ne vous étonnez pas de rencontrer des cadavres sur votre
palier, ni de croiser dans la rue un inconnu qui a pris votre visage en
échange du sien. Un vrai gentleman garde son flegme en toutes
circonstances, même en lisant Alain Kewes.
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Brigitte Aubonnet,
Lire sur vos lèvres, Le Bruit des autres, 2011.
« Le visage, la
voix, les mains. La trilogie de l’humain. » Les trois sens principaux
(vue, ouïe, toucher) sont avant tout des facteurs de communication
entre les hommes. Mais comment faire lorsqu’il manque un des sens ? Ce
sont les rapports humains qui se trouvent amputés. C’est ce que ressent
Pricilia, adolescente sourde qui tente de vivre une scolarité intégrée.
Brigitte
Aubonnet, orthophoniste, avait déjà travaillé, dans ses précédents
livres, sur l’incommunicabilité entre les êtres et ces messages qui
passent par d’autres moyens, les altérations de la voix ou du souffle.
Comment ne se serait-elle pas intéressée à la question de la surdité,
d’autant qu’elle s’est inspirée d’un personnage réel ? C’est la vie au
quotidien d’une élève qui cherche le contact, sans se lancer dans un «
Grenelle de la surdité », qui fait l’intérêt de ce roman. On y voit
comment les professeurs peuvent ou non coopérer pour qu’elle suive
leurs cours, ou comment les contacts sont aussi difficiles avec les
sourds qui utilisent la langue des signes et ne la considèrent pas
comme l’une des leurs, puisqu’elle parle. On y comprend l’importance du
« relookage » lorsque l’image qu’on laisse passe d’abord par la vue. On
comprend quelles blessures profondes peuvent laisser une parole mal
comprise, une amitié brisée.
Au fond, le
problème d’un handicap qui fragilise la communication est de faire de
ceux qui le subissent « des entre-deux ». Comme les immigrés. « C’est
ça la richesse, être deux et non pas un seul mais parfois le
dédoublement coûte cher. »
D’écriture et de
structure limpides, avec quelques bonheurs de lecture dans l’évocation
amusée du quotidien (« La journée s’étire, un vrai chewing-gum. »), le
roman nous initie délicatement au problème que représente la moindre
chose lorsqu’elle ne nous parvient plus par un sens.
Voir aussi :
Le
bleu des voix,
Violences,
D'autres
à qui penser,
C'est écrit sur ses lèvres.
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Ingrid Thobois,
Sollicciano, Zulma, 2011.
Solliciano est
la prison de Florence, où Marco, un des narrateurs de ce roman à
multiples facettes est condamné à vie pour le meurtre public de sa
petite amie. Pourquoi une de ses anciens professeurs, Norma-Jean,
s’est-elle installée à proximité et vient-elle le voir toutes les
semaines ? Il n’est pas question d’amour, encore moins d’intimité, mais
d’une étrange relation qui ne porte pas de nom et qui se précise au fil
des récits entrecroisés. Relations non moins complexes entre Norma-Jean
et son mari, qui a d’abord été son psychanalyste. Entre celui-ci et son
meilleur ami, Karl, dont il a brisé le mariage. Entre Karl et sa
presque femme, Pénélope, qui jusque dans son nom symbolise la
permanence, la stabilité paisible de la vie qui s’acharne à passer.
Couple à couple,
les relations se précisent par de subtils effets de miroirs déformants.
Des parallélismes ou des oppositions entre des schémas narratifs ou des
détails du récit composent un subtil kaléidoscope que le lecteur
débrouille petit à petit : entre les rapports hiérarchiques (étudiant –
professeur ; patiente – psychanalyste), entre les infidélités réelles
ou supposées, entre les situations (enfermement, fuite)… C’est à un
roman policier psychologique que nous sommes conviés, le coupable étant
connu et incarcéré dès le premier chapitre. Au-delà de cette intrigue,
le véritable thème, chez ces quinquagénaires confrontés à une
génération étudiante, est la prise de conscience du vieillissement, qui
nous vaut quelques-unes des plus belles pages. « Je ne m’étais jamais
senti aussi vieux qu’à trente ans. La vie m’apparaissait alors comme
une ampoule toujours prête à claquer, et on n’en avait jamais de
rechange. »
Cette tension,
qui ne va pas jusqu’au suspens, mais qui tient en éveil la sagacité du
lecteur, joue également du changement de narrateur, qui n’est parfois
perceptible que par la logique interne du récit. Les personnages sont
campés par petites touches significatives, ou par un détail symbolique.
Pénélope, « que j’avais toujours considérée comme une marine de
mauvaise facture au milieu de tableaux de maître », répond à la
flamboyante Norma-Jean, dont la personnalité éclatée fait plutôt songer
à la sérigraphie de Marylin Monroe par Andy Warhol. « La vie se
répétait à l’infini, de déménagement en déménagement, de viol en peur
et de peur en fuite ». Marco, le jeune prisonnier aux rages
impuissantes, se concentre sur sa résignation pour maintenir un
semblant de volonté : « Mon dernier droit réside dans la courbe de ma
nuque. Je me convainc qu’agir, c’est toujours décider. Comme si bouger
devait quoi que ce soit à la vie. » Jean, le psychanalyste qui va
traverser le miroir de la folie et être colloqué sur demande de sa
sœur, pourrait se résumer dans son « situs inversus », une
particularité physiologique qui a inversé les organes à l’intérieur de
son corps.
Tout, dans ce
roman, passe par ces infimes détails qui prennent une valeur
insoupçonnée. Le temps qui passe se matérialise par un paquet de
cigarettes « sur lequel il n’était pas écrit que fumer tue ». De petits
détails de la vie quotidienne, rapportés avec humour, nous préparent au
grand clash du mariage de Karl et de Pénélope. La touche bis du
téléphone qui révèle la fuite de Norma-Jean répond à l’humour du destin
qui révèle à Marco la fuite de sa fiancée, bloquée en Turquie par les
cendres de l’Eyjafjöll…
Et, surtout,
l’écriture dense, sans un cliché, émaillée de quelques bonheurs
d’expression, donne toute sa force au récit. « Ignorante du mal qu’elle
pouvait infliger, elle vivait par inadvertance » : tout le personnage
de Norma-Jean est peint en deux mots, comme l’ennui de la prison dans
cette remarque de Marco : « On ne fait ici que tuer le temps qui est
pourtant tout ce qui nous reste ». Ce troisième roman d’une romancière
trentenaire est un livre d’une parfaite maîtrise qui nous fait augurer
de puissants romans à venir.
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Michel Jullien,
Au bout des comédies, Verdier, 2011.
Acta est fabula,
aurait dit Auguste sur son lit de mort : la comédie est finie. Mais «
au bout des comédies » de l’existence, il y a des moments de grandeur
tragique, d’absurdité grandiose, d’ironie cinglante. En dix-sept
nouvelles, Michel Jullien les a pointés chez des personnages
historiques confrontés à leur destin. D’Ovide exilé à Tomes, au bord de
la mer Noire, à Sarah Bernhardt échangeant avec Amundsen des messages
de connivence à un dîner de Kellogg, ce sont des moments intenses qu’il
a traqués, ces moments qui donnent un sens à la vie ou, plus souvent,
qui le lui ôtent.
Ici,
un condamné à mort est embarqué sur le navire de Vasco de Gama pour
servir de degredado, de faux dignitaire délégué en otage en cas de
négociations avec des indigènes hostiles. Atteint d’une nécrose
répugnante, il se voit confronté à un choix absurde entre « deux
cannibalismes » face à des populations sauvages : « anthropophagie des
hôtes sous de grands arbres, nécrophagie nourrie à part lui ». Ce sont
ces situations qui amusent le conteur. Comment Ovide, le poète en exil,
supporte-t-il la dépossession de sa langue ? Comment un peintre
supporte-t-il de devenir daltonien ? Comment distraire un éléphant
neurasthénique ? Comment attester que l’on a atteint le sommet d’un pic
inaccessible ? On atteint alors le comble de l’absurde : faire gravir
le sommet à un huissier pour contempler l’exploit ; présenter dans une
mise en scène cocasse toute la ménagerie du pape à l’éléphant
indifférent ; sacrifier les petits chevaux pour nourrir les chiens de
traîneau. Absurde drolatique ; absurde tragique ; le destin de choisit
pas son masque. Mais l’homme, si. Il peut avoir, dans l’adversité ou
dans le ridicule, la grandeur de l’élégance. Ainsi Amundsen à qui Sarah
Bernhardt demande un autographe, et qui le lui accorde… en morse, « un
hommage intelligible, un silence crypté, transmis de la main à la main,
un salut télégraphique au sein du ridicule ».
Pour
le
lecteur, ces courtes nouvelles sont surtout un régal linguistique. Le
moindre mot, pesé au trébuchet, se savoure avec gourmandise. Simple
goût du mot juste : on comprend immédiatement pourquoi les cannes sont
en bouquet et les photographies en éventail… Sensibilité aux sonorités,
pour évoquer l’éléphant albinos : « élu des dieux des Indes, sans
roséoles, robe éburnée, teinte dentine ». Jouissance des vocabulaires
spécialisés : les vêtements ecclésiastiques, les outils du charpentier,
les parties du bateau… Jubilation surtout de ces expressions
fulgurantes, de ces images évidentes, qui campent un personnage
(Charles VIII avec « ses cuillerées de paupières »), une situation («
Cela fit tonsure dans la foule, à ce endroit »), une silhouette (les
lévriers kirghiz, « effilés, épiscopaux, non moins chiens »). On voit
aussitôt les petits chevaux mandchous grelottant au pôle sud, « deux
naseaux expulsant des pets de condensation ». Quant au peintre atteint
de daltonisme, contraint de passer à la gravure, il doit changer non
seulement sa vision, mais sa façon de travailler, dessinant ses sujets
à l’envers. « L’essentiel, l’affaire daltonienne, ne s’en tient pas
seulement au rejet des couleurs, à une rancune de l’œil, à un complexe.
Graver revient à composer en braille. » Un des livres les plus
succulents, les plus indispensables que j’aie lus depuis longtemps.
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Michel Lambert,
Dieu s'amuse, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2011
« Le hasard,
c’est Dieu qui s’amuse. » Et il s’amuse diablement dans ces neuf
nouvelles qui mettent toutes en scène des personnages aux prises avec
un échec passé. Conflit avec un père, abandon d’une femme. Il s’agit
parfois de retrouvailles, parfois de l’irruption d’un objet insolite —
un tableau jadis offert à la femme aimée et retrouvé, des années après
la rupture, chez un inconnu. Le drame initial, on ne le connaîtra pas.
Nous vivons le récit par les yeux du protagoniste, qui n’a pas besoin
de se le raconter. Par bribes, nous reconstituons une histoire,
ou son atmosphère. Une trahison, une insulte sanglante, une explication
qui n’a pas eu lieu…
Le temps s’est
arrêté dans l’esprit du protagoniste. Et soudain, quelque chose semble
le faire repartir. « Un je-ne-sais-quoi flotte dans l’air. » Un
événement imprévu, le passage d’un cul-de-jatte faisant du vélo avec un
manchot, un défilé de carnaval aux masques grotesques, un inconnu à qui
vous donnez toute votre richesse parce que c’est la coutume, ce
jour-là… Dieu s’amuse, peut-être est-il quelque part, sous le masque,
dans la compassion inattendue d’une femme, ou dans cet inconnu qui
passe — « Le passant capital. Le passant de ma vie ». Le personnage a
l’impression de jouer sa « dernière chance »… Trop tard. Le passant est
passé.
Car, le plus
souvent, rien ne change. On ne répare pas les débris du passé. On se
contente de hausser les épaules — un geste qui revient avec une belle
constance dans toutes les nouvelles. À quoi bon s’expliquer ? Les mots
justes ne viennent pas aux lèvres, ces mots « qui consolent rien que
parce qu’ils sont justes ». Un malaise s’installe, puis un malentendu.
Au mieux, tout
passe par le regard, mais il est souvent aussi difficile à doser que
les paroles. Entre les « yeux de pierre de l’indifférence » et le
regard fixe auquel on s’accroche « comme les mains à la rambarde », il
n’est pas toujours facile de transmettre ce que l’on a du mal à
concevoir soi-même. Oui, il est plus facile de donner son portefeuille
à un passant, ou de dire à un inconnu, absurdement et sans autre
précision : « Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça ».
Michel Lambert
joue à merveille de ces imperceptibles fissures de la personnalité qui
ne suffisent pas à déclencher un cataclysme, mais qui détruisent toute
assurance et empoisonnent doucement l’existence. La rédemption est
rare, mais elle n’est pas impossible. La plus réussie de ces nouvelles
oblige un homme à imaginer les souvenirs d’un inconnu, sans se rendre
compte qu’il puise dans les siens. Sans échanger avec lui plus de deux
répliques aussi absurdes que convenues (« Je ne sais pas pourquoi je
vous dis ça — Sans doute en aviez-vous besoin »), il en arrive à
creuser jusqu’au souvenir intime, qui le réconcilie avec lui-même. Rien
ne s’est passé ? Mais tout a changé.
Voir aussi : Le
jour où le ciel a disparu,
Une touche de désastre,
Le métier de la neige,
Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain.
Le ciel me regardait.
Cinq jours de bonté.
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Georges-Olivier Châteaureynaud,
Résidence dernière, Édition des Busclats, 2011.
Le lecteur
connaît depuis longtemps le goût de Georges-Olivier Châteaureynaud pour
les lieux, et son génie pour en caractériser en quelques phrases
l’atmosphère particulière, avant d’épingler le détail inhabituel qui va
faire basculer le récit intimiste vers le fantastique signifiant. Aussi
peut-on s’étonner de la rareté des récits de résidence, passage obligé
de l’écrivain du XXIe siècle, chez ce grand voyageur. Ceux qui se
félicitaient de sa sagesse (les nouvelles issues de résidences sont
hélas si souvent convenues et laborieuses) reconnaîtront leur tort :
les trois récits réunis dans ce recueil sont de petits joyaux
castelreynaldiens, à croire que ce sont les résidences qui ont séjourné
dans son imaginaire, et non l’inverse. On n’y loge que dans des donjons
ouvrant sur des plages infinies ou des marchés hétéroclites où l’on
achète une sphinge comme ailleurs un poulet. On y rencontre côte à côte
des personnages issus de la littérature, de la mythologie antique ou de
notre enfer quotidien. On ne s’étonnera pas, en goûtant la soupe, d’y
trouver un homérique goût de dictame, ni de se heurter à un miroir
grillagé comme une cage. Quant à ceux qui rêvent de connaître vivants
leur gloire posthume, qu’ils méditent sur la dernière nouvelle…
Ces récits
allègres sont d’abord de brillants exercice d’écriture, où l’on saluera
le style imagé et toujours renouvelé de l’auteur lorsqu’il s’agit de
caractériser un lieu. On voit tout de suite ce qu’est une « kitchenette
king-size », des « nuages d’un gris emphatique » ou un ciel « d’un gris
de visage condamné ». Mais nous sommes vite au-delà du simple plaisir
de raconter. Nous entrons de plain-pied dans la fiction, en oubliant de
« bien tenir la rampe du réel ». Foin de ce monde qui « dans sa
matérialité, est conforme à la vision qu’en a un agent de police athée
». Georges-Olivier Châteaureynaud nous ouvre d’autres espaces, qui ne
sont pas ceux du fantastique, mais d’un imaginaire qui nous questionne
sur nous même, comme la sphinge expirante qui ne parvient à articuler
qu’un ultime mot : « Qui… qui… qui ? »
Voir aussi :
Petite suite cherbourgeoise,
L'autre rive,
De l'autre
côté d'Alice.
Le corps de l'autre,
Singe tabassé par deux clowns, Le goût de l'ombre, Aucun été n'est éternel,
Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.
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Marc Durin-Valois,
Les pensées sauvages, Plon, 2010.
« J’ai débarqué
vers midi quand le village ressemblait à un os rongé par la lumière. »
Dès la première phrase, nous savons que nous ne lâcherons pas ce roman,
quoi qu’il arrive. C’est la magie de Durin-Valois de s’imposer à nous
comme une évidence, jusque dans les situations les plus incongrues ou
les plus naïves.
Antonin,
un adolescent de 19 ans, après un échec à l’entrée de Normale, vend le
studio que lui ont payé ses parents et part s’enfermer dans le village
où jadis a vécu sa grand-mère, dans le midi. Devant sa feuille blanche,
devant la simple question « À quoi sert une vie ? », il n’a rien pu
aligner, malgré les références littéraires et philosophiques qui se
bousculaient dans sa tête. Est-ce la réponse à cette question qu’il est
venu chercher dans la maison familiale ? Il n’a pour l’y aider que des
réflexes de gamin : dilapider son argent en croyant se faire des amis,
jouer sans fin une sonate de Liszt comme si le sens de sa vie en
dépendait, se droguer et séduire tour à tour la fille, la femme et la
cousine de son voisin. La vie adulte, il ne la trouvera que très
lentement, dans la responsabilité qu’il sent naître pour Bernadette,
une petite fille agaçante, laide à faire peur, qui l’a adopté — ou qui
l’espionne.
Mais le sens de
la vie, qui donne direction au futur, n’est-ce pas dans le passé qu’il
faut le chercher ? De même que Bernadette, petite bâtarde, porte la
faute de sa mère dans une tache de naissance sur le menton, Antonin va
réveiller des secrets mal enfouis dans la vie de sa grand-mère. Et des
haines insoupçonnées dans tout le village. « Les gens ici sont des
naufrageurs », conclut-il, sans s’apercevoir que, peut-être, sa
présence constitue pour tous une menace. Tous ces gens ont peur,
rebutés par le monde dans lequel vit Antonin, « sans règles fixes mais
avec des lois poétiques ». Ce garçon « en apesanteur » dans sa vie,
version maléfique de l’ange de
Théorème,
chez Pasolini, a rompu avec toutes les conventions, et renvoie à chacun
« le reflet de sa propre vie ». Et en particulier à Hugo, le
père-cousin-époux de ses maîtresses. Jaloux ? Pas même. Cet ancien «
baba », ancien psychologue devenu couvreur dans un village perdu, ne
semble pas connaître ce sentiment d’exclusivité. Amical et tolérant, il
aide Antonin, par de longues conversations, à comprendre ce qu’il est
venu chercher ici : une échappatoire, une identité… ou pire ?
L’aide n’est
peut-être pas aussi généreuse qu’il y paraît. Les mots sont un lent
venin patiemment distillé dans la tête dérangée du garçon. Les mots
sont un piège savamment ourdi par un psychologue formé à de dangereuses
techniques New Age. Bourreau et tortionnaire à la fois, il dépèce
Antonin petit bout par petit bout, dans un raffinement de supplice
chinois. Une exécution par les mots qui ressemble à une vengeance
contre soi-même. Le vide que le garçon porte en lui, Hugo l’a lui aussi
connu dans sa jeunesse, et espère ne pas le transmettre à sa fille.
Mais quand il constate — par un seul mot, à peine une intonation — que
celle-ci a été à son tour contaminée par le jeune homme, il sait qu’il
est temps de porter l’estocade. Le roman se déroule comme une partie
d’échecs rigoureuse, avec, pourtant, l’ultime pirouette qui rend ses
droits au récit sur la démonstration. Dépecé, Antonin repartira sur le
plus cuisant de ses échecs, mais adulte. « Les échecs portent des
vérités que les réussites ignorent », a-t-il appris dans cette
désastreuse parenthèse.
On se laisse
fasciner par ce récit implacable comme par un mouvement d’horlogerie
dont on attend qu’il se grippe. Un récit parfaitement maîtrisé, parfois
cousu de fil blanc, pourtant, dans sa volonté de tout expliquer
(l’origine de l’argent d’Antonin, le stage New Age d’Hugo, les échecs
d’Antonin…). Le symbolisme est parfois lourdement souligné : le
couvreur est un « homme ardoise », sur qui les émotions coulent sans
laisser de trace ; la charpente de la maison d’Antonin est dévorée de
xylophages, images de sa tête minée par la drogue et les idées sombres.
Mais ce roman très dense est surtout servi par une écriture
éblouissante, aux images fortes, souvent dans le registre sensuel, qui
posent en une formule frappante un élément de décor, une sensation, une
atmosphère. « L’obscurité se déchire en miaulant » — « Le bruit des
pneus sur le macadam (…) ressemble à celui d’un sparadrap que l’on
arrache sur une peau » — « Un cri si perçant qu’il dessina une trace
blonde devant mes yeux » — « Les amours jaunissent comme des papiers
peints. » C’est dans ces fulgurances que le roman puise une force
prodigieuse qui nous subjugue à chaque page.
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Armel Job,
Les eaux amères, Laffont, 2011.
Dans la loi de
Moïse, les eaux amères, maudites par le grand prêtre, permettaient de
reconnaître la femme adultère. Lorsqu’il reçoit une lettre anonyme
dénonçant les incartades de son épouse, Bram (Abraham Steinberg) est
tout d’abord désorienté. Lorsqu’un rabbin lui conseille le vieux
remède, il fait boire à Esther les eaux dans lesquelles ont été mêlées
les cendres du billet dénonciateur. Est-ce la malédiction sur la femme
adultère ou la nauséabonde mixture qui rend Esther malade ? C’est le
doute qu’elle a bu, plus que les eaux amères…
Bram est juif,
mais a perdu tout sentiment religieux. Rescapé de la déportation, il
tient, dans les années 1960, la quincaillerie de Mormédy, dans ces «
cantons rédimés » que la Belgique a hérité de l’Allemagne après la
première guerre mondiale. Le nom du village est transparent : il suffit
de remplacer la « mort » par le « mal » pour trouver Malmédy. Car tout
est en chausse-trape dans le roman. Esther, l’épouse incriminée, porte
un nom biblique, a le physique épanoui d’une « belle juive » des images
d’Épinal et a épousé un juif, mais elle n’est pas juive. Son père
semble avoir eu un esprit ouvert en donnant sa fille unique au petit
commis juif et sans avenir : en fait, il expiait par là un souvenir
honteux de l’occupation. Le rabbin ressemble trait pour trait à celui
que Bram a fréquenté dans son enfance ; c’est en fait son fils. Comme
la femme adultère, Esther voit son ventre gonfler — mais n’est-ce pas
une simple coquetterie de femme vieillissante qui ne se sent plus
désirable ? Coupable ? Non coupable ? Les signes se multiplient, pour
Bram comme pour les voisins, le lecteur. Nous savons qu’elle a acheté
une boîte de préservatifs, qu’en l’absence de son mari, elle se rend en
secret à l’hôtel, où elle entre par la porte de service… Le pharmacien
le sait, le voisin l’a vue. Alors ? Bien sûr, tout s’éclairera à la fin
dans la tradition du vaudeville à suspense.
Mais nous ne
sommes pas dans un vaudeville. Les interrogations de Bram sont bien
plus graves. Obsédé par les fantômes de ses parents, en particulier
autour du 4 août, anniversaire de leur déportation, il traverse cette
crise conjugale le jour fatidique, lorsque « l’énorme 4 rouge » du
calendrier « [sort] de sa case et [pénètre] en lui par le front,
incandescent comme un fer à marquer les esclaves ». Le passé remonte à
la surface et se mêle au présent. Le petit juif sauvé par un
collaborateur ne voit-il pas aujourd’hui son couple sauvé par un
dénonciateur anonyme qui, sans le savoir, lui a fait retrouver l’amour
de sa femme ? L’orphelin confié à un collège catholique n’est-il pas
devenu un athée qui cherche secours auprès d’un rabbin ? Le gamin qui,
jour après jour, attendait une lettre de ses parents n’est-il pas
bouleversé, vingt ans plus tard, par des missives qu’il n’attendait pas
? Des parallélismes subtils, que seul le lecteur remarquera, se tissent
entre passé et présent, et exorcisent la mémoire. Bram se rend compte
qu’obsédé par la trahison de sa femme, il a été délivré des ombres de
son passé. Le soupçon levé, il se sent envahi d’un nouveau bonheur. Ne
devrait-il pas être reconnaissant au mystérieux correspondant ?
C’est la sagesse
malicieuse du rabbin qui lui fait prendre conscience de la situation. «
Les rabbins ont toujours une pièce pour mettre sur le trou », disait
jadis son père. Les eaux amères ne donneront sans doute jamais la
réponse attendue, mais elles apprennent à gérer le doute. Telle est la
sagesse du rabbin : « Il y a des choses au soleil et d’autres à
l’ombre. Il faut pouvoir l’accepter de peur d’être ébloui. » Le roman
est tout entier imprégné de cette sagesse : accepter le monde tel qu’il
nous est donné, avec ses incertitudes, avec ses laideurs et ses
faiblesses, qui toutes portent en elles, si on les regarde bien, le
germe du bonheur. Léopold, le voisin secrètement amoureux d’Esther, ne
sait plus regarder sa femme. Clémentine était « une sorte d’éboulement
de la féminité » ; Léopold, « le cœur abandonné comme une vielle
chaussette », n’avait d’autre ressource que d’aller voir ailleurs. Lui
aussi apprendra à regarder sa femme, comme Bram. La restauration de ce
regard, du lien rompu avec l’autre, est la seule clé de l’apaisement et
du bonheur. « Personne n’existe tout seul, Bram. Même pas Dieu. »
Esther aussi peut avoir la sagesse d’un vieux rabbin…
Voir aussi :
La femme de saint Pierre Loin des mosquées.
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Serge Doubrovsky,
Un homme de passage, Grasset, 2011.
« Mon but
suprême est de faire participer autrui à ma vie » : ainsi Serge
Doubrovsky, inventeur en 1977 du terme « autofiction », définit-il sa
démarche au détour de son nouveau roman. Narcissisme ? Il s’en défend,
mais plutôt une « demande d’amour » au lecteur inconnu qui, le cas
échéant, lui répondra par un échange épistolaire. Ce n’est pas lui que
l’on aime ou que l’on déteste : ce sont ses livres. Dans cette
coïncidence entre auteur et livre, entre la vie et son récit, réside le
principe même de l’autofiction, terme galvaudé depuis une quinzaine
d’années pour désigner, à l’inverse, les logorrhées nombrilistes et les
diarrhées diaristes. Rien de tel chez Serge Doubrovsky — même si, genre
oblige, nous sommes consciencieusement informés de la variation dans le
choix des toilettes selon qu’il pisse le matin, à midi ou le soir. Si
l’autofiction a un sens, c’est dans cette construction littéraire, et
scripturaire, du réel, au plus près de la réalité sans pour autant se
confondre avec elle. L’écriture fragmentaire, l’éclatement des phrases
par l’ellipse, la rareté de la ponctuation, l’usage des blancs
typographiques, n’ont de sens que dans l’éclatement de la vie au gré de
la mémoire. Plutôt qu’un récit solipsiste, nous lisons les « fragments
d’un soi disparu », qui se moquent de la chronologie comme de la
logique, et qui suivent au plus près le jeu des associations
mémorielles et des émotions. Le fil narratif doit être trouvé dans les
angoisses ou les stupéfactions. Rien de commun entre l’écroulement des
Twin towers
et la glaciation de la baie de l’Hudson, sinon le choc émotionnel, et
le thème de la disparition sous-jacent au récit. Les « fragments d’un
soi disparu » se ressentent concrètement dans la disparition du fleuve,
des tours, de la ponctuation, des transitions, de la chronologie, de la
logique interne du récit. Apparaît alors une unité profonde et
invisible entre des événements éloignés dans le temps, entre le temps
et l’espace, entre l’écriture et le récit.
La plupart des
thèmes évoqués au fil de ces fragments ressortissent à cette
thématique. À soixante-dix-huit ans, l’auteur protagoniste renonce à
l’enseignement ; la disparition d’un ami cher, la proximité de la mort,
le déménagement constituent des échos fragmentaires de cette retraite
dans un paysage et une écriture eux aussi marqués par la disparition.
Nous retrouvons dans cette construction et dans cette écriture les
techniques chères à l’auteur. Non sans agacement, parfois, devant la
prolifération des jeux de mots qui font sens (« je disserte —
maintenant déserte », « ma taille m’entaille »…). Mais avec
gourmandise, aussi, lorsque le lecteur est invité à meubler par une
gymnastique salutaire le grand appartement vide du discours. Prenons
cette phrase elliptique jusqu’à l’ascèse : « Brusquement, si imprévue,
inhabituel. Extraordinaire. » On pense d’abord à une faute
d’orthographe, hypothèse vite écartée au nom du pacte de confiance
entre lecteur, auteur et éditeur. On cherche en vain dans l’estuaire de
l’Hudson, et au féminin, ce qui a provoqué cette surprise. La statue de
la Liberté ? La disparition de la baie ? Avant de découvrir (peut-être
?) quelques lignes plus bas, une nappe de glace effectivement imprévue.
Inhabituelle ? Certes, mais pourquoi au masculin ? Parce que le fait
même, sans doute, est inhabituel. Et extraordinaire ? Les deux, mon
général. En deux mots syntaxiquement incompatibles, Doubrovsky nous
oblige à réinventer la lecture. C’était déjà le génie de Proust. Je ne
puis assurer que ce plaisir subreptice se prolonge durant 550 pages,
mais il faut souligner chaque miracle d’écriture, si minuscule soit-il.
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François Coupry,
Où est le vrai Louis XVI, Alphée, 2011.
Dans la galerie
des glaces, à Versailles, se livre un curieux jeu de miroirs affrontés.
La multiplication des couloirs dérobés et des cabinets secrets, qui
donne l’impression que le monde est dédoublé, ou qu’il se réduit à d’un
théâtre aux coulisses plus vastes que la scène, invite à y
inscrire des intrigues parallèles ou des doublures ignorées. Quelle
doublure ? Celle de Louis XVI, bien sûr. Telle est la fonction de
Patte-de-chat, un bâtard élevé pour prendre la place d’un roi trop
balourd et sauver la royauté. Mais cet écervelé qui se prend au jeu des
plaisirs et qui a mal écouté les leçons de son maître est aussitôt
assorti d’une deuxième doublure, Œil-de-crabe, qui a (croit avoir ?)
l’intelligence de la situation et qui prendra de sages décisions pour
sauver la royauté. Il y réussirait peut-être, si un troisième sosie,
Bec-de-Moineau, n’avait été élevé pour favoriser l’instauration d’une
république et ne contrecarrait ses plans, aidé involontairement par
Patte-de-chat, qui s’amuse autant à défaire qu’à régner, par
Marie-Antoinette, ou son sosie (à moins qu’il n’y en ait deux ? ou
trois ?), élevée à la cour autrichienne pour saper les bases de la
monarchie française. Et par la cour, qui ne peut survivre qu’en se
sabordant elle-même, sinon par un mystérieux Sauce (ou son frère, sinon
son lointain descendant ?) qui semble tirer les ficelles dans l’ombre,
mais dont on ne saura jamais s’il travaille pour la république ou la
royauté. Un joueur d’échec, un mathématicien, un illusionniste ? À
moins qu’il ne soit mort. Ou Dieu, cela revient au même. Et n’oublions
pas, même s’il ne fait que passer, le Chinois Ti-Phang, qui invente
l’avenir, et qui est sorti tout droit du chaudron magique de Frédérick
Tristan…
Pour simplifier
la situation, les trois faux Louis racontent leurs souvenirs, qui dans
un journal, qui dans un récit, qui dans des notes éparses, sans oublier
le faux journal officiel du vrai Louis XVI, tenu par tous les trois.
Avec la même écriture, bien entendu, pour tromper les graphologues
modernes. Car nos trois ou quatre Louis assortis de nos trois ou quatre
Marie-Antoinette trouvent également leur miroir dans un récit cadre où
le lecteur, s’il le souhaite, pourra continuer le jeu des
correspondances fallacieuses.
Si cet étrange
théâtre reste crédible, c’est parce qu’il est d’abord celui de la cour
: le lever public du roi est effectivement une représentation qui se
tient après le véritable lever ; son repas n’est qu’une mise en scène,
et ses décisions ne sont qu’un scénario mis au point par ses ministres.
Le procédé est mené jusqu’à l’absurde : particulièrement saugrenue, la
fausse opération du prépuce qui ne prend pas même la peine d’abaisser
la culotte du monarque. La cour est le lieu des rumeurs, et des vraies
aux fausses, la limite est parfois difficile à situer. Les prêtres de
Saintes font-ils goûter les hosties aux souris de peur d’être
empoisonnés ? Se marie-t-on en noir à Sées ? Au fond, pourquoi pas ?
Alors pourquoi les vaches n’auraient-elles pas trois cornes à
Saint-Amand, et les ânes ne voleraient-ils pas à Gonfaron ? La preuve,
c’est que leur tête apparaît au premier étage — qu’importe si la
déclivité du terrain suffit à expliquer le phénomène ? Le résultat est
là : nous ne connaissons le plus souvent le monde que par le récit qui
nous en est fait.
C’est dans la
conduite de la politique française que ce jeu de miroirs est le plus
curieux, avec un humour pince-sans-rire de la part des ministres, qui
informent le roi que la décision qu’on lui fait prendre est certes la
meilleurs, mais qu’il faut faire comme si ce n’était pas la meilleure.
Mais lorsqu’on lui explique que la fuite de Varennes peut être racontée
de trois manières différentes, que le peuple, selon la version, sera
persuadé ou non avoir vu passer le roi, et que les conséquences pour
celui-ci seront déterminantes, l’Histoire commence à grincer des dents.
Que ressort-il
de tout cela ? D’abord, et insistons là-dessus, un formidable plaisir
de lecture, un récit d’une virtuosité époustouflante, auquel il faut
s’abandonner comme à un flot impétueux — non pas la coulée de lave à
laquelle on compare volontiers le flux romanesque, mais la Rivière
Sauvage des parcs d’attraction, qui n’a de sauvage que le nom et la
vigueur, un de ces torrents factices qui nous étourdissent mais dont on
sait qu’ils nous mèneront à bon port. Mais quel port ? À l’arrivée,
tout est changé.
Derrière le
plaisir du récit, il y a en effet une vision du monde, de la vie, de
l’Histoire, qui inverse la relation entre la fiction et la réalité.
C’est le récit, ici, qui crée le réel, le mythique qui sécrète
l’événementiel, et non la réalité qui engendre le récit. Il suffit de
faire courir le bruit qu’un congrès continental a réuni les délégués
des colonies anglaises pour qu’un deuxième s’organise, bien réel, et
soit à la base de l’indépendance américaine. « La réalité naît de
rumeurs » : la thèse est ancienne dans l’œuvre de François Coupry, tant
dans ses romans (comment ne pas songer au fabuleux
Fils du concierge de l’opéra ?) que dans ses essais (
Faust et Antigone).
La primauté du réel sur la réalité, du récit sur l’événement,
manifestant l’inépuisable réservoir de l’imaginaire par le canal de la
fiction, est au cœur de la Nouvelle Fiction que le romancier met en
œuvre depuis vingt ans.
Le roman n’est
pas un manifeste. Il repose avant tout sur ses personnages, le drame de
jeunes gens qui découvrent les dessous des cartes, la doublure de la
vie, et qui doivent vivre avec cet angoissant secret, se demandant sans
cesse si ce qu’ils vivent est réel ou n’est qu’un jeu absurde. « Je
crois que mon indifférence, qui demeurait un rempart entre le monde et
moi, s’est muée en désintéressement, l’oubli du réel, son rejet »,
constate Patte-de-chat. Mais lorsqu’on lui annonce que l’on va
organiser des révoltes à Grenoble, puis que l’on répète à Versailles,
un certain 13 juillet, ce qui devra arriver à Paris le 14, il se rend
compte que le jeu devient dangereux. Ce sont les personnages qui
portent cet impressionnant roman. Le face à face de Patte-de-chat et de
son miroir, le jour de la fuite de Varennes ; la découverte par
Œil-de-crabe d’un amour pour sa femme qu’il ne parvenait pas à formuler
depuis vingt-cinq ans ; le bandeau que Marie-Antoinette pose sur ses
yeux pour échapper à la réalité, sont des moments forts du roman.
Chacun des trois
Louis a ainsi sa personnalité, qui semble des composantes du Louis
historique tout en renvoyant à des caractères bien distincts : le
sybarite qui profite du moment présent ; le « besogneux qui se tordit
les mains à tenter de gouverner l’ingouvernable », l’anxieux
calculateur qui se prend à son propre piège… Certes. Mais ce sont aussi
les caractères de trois personnages récurrents dans les romans de
François Coupry, Je, Toi et Nabucco, dont les trois Louis pourraient
être l’ultime avatar. Nous voilà à nouveau pris au piège.
Et le romancier
ne s’y prend-il pas lui-même ? Derrière ce roi qui court après son
pouvoir, n’essaie-t-il pas de nous parler d’autre chose, de
l’impossibilité même de tout pouvoir ? De façon empirique, le premier
faux Louis XVI va découvrir d’authentique préceptes de haute politique
: « C’est cela, gouverner : ordonner ce que les conseillers désirent,
afin de les gratifier et de s’assurer de leur fidélité. » Et le
troisième découvre enfin qu’il n’aura été le roi que des blattes, qui
n’ont nul général, nul chef, nul roi, mais qui forment une communauté «
qui semble savoir où elle va dans l’improvisation errante de chaque
instant. » Comme les auteurs, peut-être…
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Voir aussi :
Les trois coups du
cavalier chinois ;
Les souterrains de l'Histoire;
Zeus et la
bêtise humaine;
La femme future ; Le grand cirque du cavalier chinois,
Le fou rire de Jésus,
L'agonie de Gutenberg (1), L'agonie de Gutenberg (2).
Michel Host,
Mémoires du Serpent, Hermann, 2011.
Voilà quelques
siècles, sinon quelques millénaires, que l’homme cherche la trace du
paradis terrestre. Il ne peut être que là où règne encore l’innocence
d’avant la chute, chez « ces gens à qui leur sagesse et leur naturel
permettaient de rire plusieurs fois par jour et jusque tard dans la
nuit sans en éprouver ni culpabilité ni remords. » Là où les
demoiselles montrent leur corps sans plus chercher à l’exhiber qu’à le
dissimuler, tant elles sont « d’un naturel simple et charmant. » Là où
le whisky coule à flots, car, l’ignoriez-vous ? ce que le créateur
inventa le septième jour, ce fut le premier bar en acajou. « Déjà je
pensais à vous, mes bois-sans-soif, mes dipsomanes, mes poivrots, mes
soûlographes, mes chères créatures… » Michel Host ne se l’est pas fait
dire deux fois : à chaque chapitre de ce roman, qui en compte
vingt-neuf, on ouvre une nouvelle bouteille de vin ou d’alcool.
Ce créateur-là,
bien entendu, c’est le serpent : il a décidé, au XIe siècle, de dicter
ses mémoires à frère Paphnuce, frère convers de l’ordre de saint
Zozime. Mémoires qu’un professeur à la retraite retrouve dans les
ruines ensevelies d’un monastère écossais. Car, bien sûr, le paradis ne
peut être que dans les Highlands. On n’y parle que le français, la
langue originelle puisque la plus pure, et surtout pas cet anglais des
bars internationaux qui, faut-il le dire, n’ont sans doute rien à voir
avec la buvette paradisiaque.
C’est peu dire
qu’on s’amuse dans ce roman à la fois digne et parodique. Parodie de
traité théologique, mais aussi de film d’aventure ou de roman érotique,
ce livre ne se prend jamais au sérieux, même dans la plaisanterie. Mais
digne, oui, car sans provocation. La sexualité est faite d’un immense
respect et d’une infinie tendresse pour la femme ; les vins les plus
fins, les whiskys tourbés les plus rares ne se débouchent que
religieusement. Alcool et nudité sont dans le partage et dans le don,
comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Oui, c’est comme
cela que les Pères de l’Église avaient vu le paradis…
Et le roman, qui
évolue à son rythme réjouissant, peut se charger de poésie à
l’apparition de la femme (mais était-ce à l’aube des temps, au XIe
siècle, au XXIe ?), ou aux multiples tentatives pour insuffler l’âme
aux nouvelles créatures de glaise. Poésie teintée d’amertume, car si le
paradis est l’innocence, l’homme ne peut que le saccager — et non avec
cette vieillerie de pomme et de péché originel. « Le fond est criminel
! c’est indéniable », car il a été conçu et élevé dans l’épouvante. Les
bons petits diables (à commencer par Cornélius Farouk) auront beau y
faire : le paradis sera récupéré par un dieu sans scrupule, l’éternel
absent du roman biblique. Alors, il n’y plus qu’à faire la fête,
monstrueusement, jusqu’à tout confondre à nouveau dans une innocence
artificielle.
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Voir aussi :
Zone blanche,
L'amazone
boréale.
Le petit chat de neige.
Lysistrata,
Ploutos,
Une vraie jeune fille,
L'êtrécrivain.
Le trouvère du vent.