Marie-Louise
AUDIBERTI, Stations obligées,
L’arbre vengeur, 2008.
Lola, une actrice célèbre, revient jouer Hamlet dans le
village dont elle est partie. Dans le public, Lucie, son amie
d’enfance. Que serait devenue la première, restée au
village ? Et l’autre, si elle était partie ? Elles ne peuvent
que l’imaginer, entre leurs rêves et leurs regrets. « Mais
laquelle était l’une, laquelle était l’autre ? Laquelle
était le rêve de l’autre ? »
Une
mère morte revient hanter sa fille jusqu’à lui faire
accomplir un acte horrible.
Un
écrivain revient chez son père auréolé de
son succès. Mais pourra-t-il supporter la légitime
fierté paternelle ?
Un
prisonnier libéré se retrouve face à la vie —
va-t-il le supporter ?
Une
vieille femme marche dans la nuit. Où va-t-elle ? « Peu
importe la destination, elle y va. »
Dix
nouvelles, dix vies qui basculent, un instant, sous le regard de
l’autre — l’autre, celui qui ne parle pas, un double, un mort, une
statue, un personnage imaginaire, ou le regard impudique d’un
aveugle... Combien plus dangereux ce regard vide, ces paroles muettes,
tout ce qu’il nous renvoie de nous-même et qui nous ronge de
notre propre lucidité sur notre vie gâchée.
Gâchée, la vie que l’on croit avoir réussie parce
qu’on a été un moment sous les projecteurs. À quel
prix ? L’écrivain aussi bien que l’artiste voudraient rebrousser
le temps. Trop tard. Hamlet n’avait qu’à épouser
Ophélie et manger de la soupe aux choux.
Gâchée, la vie confite dans des rêves
avortés. L’acrimonie est venue avec le temps, l’infirmité
avec la vieillesse. Et puis la mort. « Certaines morts ont un
sens : celle de Jésus, par exemple » — quelle consolation,
pour le moucheron happé par une bouche distraite !
L’autre ne renvoie jamais qu’à nous-mêmes. Comment le fuir
? « Comment fuir l’ennemi quand il est fiché en vous ?
» L’ennemi est le regard de l’autre, le regard que l’on
prête à l’autre, les pensées qu’on lui invente, la
condamnation qu’on porte en soi de naissance. L’autre est au fond de
soi comme un moucheron avalé de travers. Et la vie soudain n’a
plus de sens.
De
subtils clins d’œil, dans la langue, nous signalent cette soudaine
inversion des choses. Trop subtils pour être des jeux de mots,
trop évidents pour être des ambiguïtés. Ils
signifient simplement le glissement de la narration : « Ce soir
on dirait que (mon père) finit par m’adopter » — «
En cette nuit, tout devient clair » — « Il est photographe.
La femme, il va la prendre »...
Le
plaisir que l’on prend à ces nouvelles tient à la fois
à l’acuité du regard, au bonheur d’expression («
les pigeons, ces lourds notables ») et à la
désespérante lucidité qu’elles nous obligent
à éprouver sur nous-mêmes. Car sans nous en rendre
compte, nous les avons avalées comme un moucheron.
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Daniel ARSAND,
Alberto, Le Chemin de fer, 2008.
Se
souvenir du premier amour est une épreuve redoutable. Le
narrateur se rappelle ses vingt-cinq ans, à la fin des
années '70. A Barcelone, dans un milieu de jeunes intellectuels,
il est fasciné par Alberto, qui deviendra journaliste et
écrivain. Fasciné par la culture d'Alberto, qui prend
systématiquement le contre-pied de la sienne. Fasciné par
le mépris d'Alberto, qui l'utilise — "Je fus sa chose" — sans
jamais laisser l'espoir d'une relation durable. "Il fut sans doute le
seul être que j'ai aimé d'amour. Et j'ai sans doute autant
aimé cet homme que la souffrance — par son incapacité
à aimer — qu'il m'infligeait." Mais n'est-ce pas cette
impossibilité d'aboutir qui est à la base de l'amour ?
N'est-ce pas cet abîme imaginaire qu'on se construit pour se
faire peur, et qui ne se révélerait peut-être qu'un
nid-de-poule si l'on voulait l'aménager douillettement ?
Cet amour de
l'impossible, parce qu'impossible, trouve son miroir dans celui que
Javier éprouve pour le narrateur, qui le méprise comme il
est méprisé par Alberto. "Je stigmatisais Javier en
empruntant le regard, les mots et le dédain pour tout ce qui est
sentimental d'Alberto." Mais plus profondément, c'est en
lui-même qu'il trouve le miroir de cet amour. Dans cette folie,
cette terreur irraisonnée qui, parfois, le porte au
désespoir et qu'il aménage de mots pour ne pas sombrer
dans le gouffre. "Je me construisais un personnage qui ferait, qui
faisait barrage à la chute dans le néant." C'est pour ne
pas sombrer dans le gouffre de l'amour qu'Alberto s'est construit ce
personnage cynique qui l'a empêché de vivre, et dont a
hérité le narrateur en repartant de Barcelone. Quand il
le découvrira, il sera trop tard.
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Voir aussi :
Deux amants,
Des
chevaux noirs,
Un certain mois d'avril à Adana,
Je suis en vie et tu ne m'entends pas.
Gilles VERDET, La
sieste des hippocampes, Le Rocher, 2008.
« La vie ne tient qu’à une ligne
», écrit Gilles Verdet : c’est cette ligne-là qui
me l’a fait aimer. Car c’est une ligne brisée, qui baguenaude
à souhait plutôt que de relier deux points bêtement
et sans détour. De Ménilmontant, où il est
né en 1952, au périphérique où il vit,
« ce cerceau noir de la poésie urbaine », comme il
l’écrit, il a traversé tout Paris, de la Gare de Lyon au
Grand Palais en passant par les quais de l’Hôtel de Ville. Du
lecteur à l’auteur, qui peuvent sembler si proches, il a
traversé tous les métiers, disquaire, marchand de
bière et de whisky, photographe et dialoguiste pour la
télévision.
Ligne brisée, aussi, mais au sens
tragique, que celle de ses personnages. Des noyés de la vie qui
se débattent dans le flot trop rapide du temps, agrippés
à leurs rêves comme à une planche de salut. Des
égarés, à l’étroit dans leur petits
boulots, albatros des urinoirs guettant l’instant de grâce,
pisseurs de nécrologies nostalgiques d’une jeunesse
révolutionnaire, clochards courant au rendez-vous de
l’Histoire... Une belle brochette de paumés qui gardent, tout au
fond de leur boîte de Pandore, un dernier espoir. Et tout
à coup, leur petite vie semble s’écrire en lettres
majuscules, ils tendent la main, croient saisir la chance, retourner au
carrefour où ils ont choisi la mauvaise route... et retombent.
Ou refusent.
Car il y a pire qu’un rêve brisé
: il y a les rêves trahis. L’épuisement des idéaux.
La lente dérive de l’idéalisme au merchandising. Et
l’indifférence, l’épouvantable indifférence qu’ont
les vauriens pour la beauté du monde. Peut-être est-ce
cela le plus touchant, cette grâce qui touche soudain un
personnage que tout semblait condamner au cloaque. Je garderai
longtemps en mémoire cette ascension d’une dame pipi dans la
tour de l’horloge de la gare de Lyon. Une montée quasi mystique
dans la lumière, dans le gouffre de l’air, un instant de
poésie pure. Ah oui, il y a bien de quoi pousser dans le vide le
goujat qui y reste insensible.
Quatre nouvelles forment ce recueil. De vrais récits, avec un
technique bien rodée de la chute, du retournement inattendu, de
la méprise terrible. Un hypermnésique et une
amnésique entament une étrange relation. L'assaut du
Grand Palais par une armée de clochards parodie la prise du
Grand Palais d'hiver par les bolcheviks. Une dame pipi grande lectrice
de romans policiers se trouve mêlée à une
enquête rocambolesque. Un homme dans le coma ne vit plus que par
le récit que son amie lui fait des soubresauts de l'Histoire. A
chaque fois, Gilles Verdet installe lentement une atmosphère
différente, ciselée avec bonheur, jusqu'à ce que
tout dérape insensiblement dans le récit. Comme une
fausse note à laquelle on ne prête pas attention, mais qui
revient, obstinée, perturbe notre lecture, jusqu'à ce que
tout à coup ce que nous croyions avoir compris s'inverse,
brutalement, avec un art consommé du coup de
théâtre.
Les
nouvelles de Gilles Verdet ne sont pas seulement des personnages, une
atmosphère, c’est avant tout une écriture, une langue
colorée, riche en jeux de mots, en assonances, en
allitérations. Une langue somptueuse, bourgeonnante, et toujours
juste. Une langue qui nous apprend à regarder la neige tomber en
pointillés, ou à remonter nos souvenirs à grandes
enjambées. Quant aux hippocampes... leur vie aussi ne tient
qu’à une ligne, celle du pêcheur, mais chut ! ne troublez
pas leur sieste !
Voir aussi :
Voici le temps des assassins,
Fausses routes,
Les Ardomphes, Nom de noms.
Les passagers.
L'arrangement.
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Laurent Gaudé, La porte des enfers, Actes Sud,
2008.
La descente aux
enfers est un mythe classique au moins depuis la légende
babylonienne d’Ishtar, et bien ancré dans l’imaginaire
chrétien depuis la descente du Christ aux limbes. Un défi
périlleux à relever, surtout pour Laurent Gaudé,
qui a déjà mis en scène, dans La mort du roi Tsongor, un des plus
puissants récits de l’au-delà qu’ait fourni la
littérature contemporaine.
Défi
relevé, disons-le tout de suite, même s’il n’atteint
jamais la force d’évocation du vieux roi Tsongor voyant passer
son peuple calciné sur les rives du Styx. Réussi d’abord
par la simplicité de la trame : pour retrouver l’estime de sa
femme, un père va chercher au-delà de la mort son fils
assassiné. Les sauts temporels éliminent au fur et
à mesure les embryons de suspens qui pourraient se créer
pour concentrer l’action sur les personnages.
C’est le second
coup de génie du romancier. Loin des héros triomphateurs,
des Christs et des Ishtar, il met en scène un homme veule,
humilié, écrasé par une culpabilité trop
lourde, mais porté par deux amours brisés, ceux de sa
femme et de son fils. Autour de lui, des êtres eux aussi
persécutés, un curé fou barricadé par son
église et rongé par un cancer en phase ultime, un
travesti au plus profond de la déchéance, un professeur
méprisé par ses confrères pour son obstination
à dresser la carte des lieux de passage entre les deux mondes,
et le tenancier un peu magicien d’un café louche, relié
par un souterrain à la crypte de l’église voisine.
La
troisième réussite de ce roman est dans
l’atmosphère de ces lieux de passage qui hésitent entre
deux mondes, le port de Naples, le bistrot de Garibaldo,
l’église délabrée, ces lieux où le temps se
fige un moment, comme s’il se demandait dans quel direction repartir,
lieux de tous les possibles, de toutes les rencontres. Si l’on franchit
bien, au cœur du roman et dans le port de Naples, la porte des enfers,
c’est dans ces lieux intermédiaires que se trouvent les vraies
portes, que l’on ne voit pas, celles du doute, de la prostration, ces
lieux où l’on renaît pour avoir touché le fond de
sa déchéance.
Le reste, la
vengeance de Filippo, la traversée des enfers, est une belle
histoire avec des moments très forts, de superbes trouvailles,
un lyrisme qui parfois touche et parfois agace, mais qui, à mon
sens, ne retrouve pas la justesse inquiète des scènes qui
précèdent. Oui, de belles trouvailles, comme la
traversée du fleuve des larmes, ou le grand tourbillon des
morts. Des tirades théâtrales et efficaces, comme les
imprécations empreintes de dignité de la mère
brisée. Un sentiment de l’inéluctable face au destin qui
donne au geste du père la dimension des grandes tragédies
grecques. Et quelques bonheurs d’expression (« je suis
resté boiteux de ma mère ») qui illuminent soudain
une page... Alors ne boudons pas notre plaisir : Laurent Gaudé
reste un des romanciers les plus originaux de la nouvelle
génération.
Voir aussi
: Le
soleil des Scorta,
Pour seul cortège,
Danser les ombres.
Grand Menteur, Chien 51.
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Patrick
Renou, Seuls les vivants meurent,
Le Temps qu’il fait, 2008.
« Je savais que tout mourait... Mais ce savoir-là
était de mots. »
Face
à la mort de la femme aimée, les mots semblent
impuissants. Pourtant, que reste-t-il de nous, sinon un nom, et une
histoire ? Que sont les souvenirs, s’ils ne sont
véhiculés par des mots ? Face à l’inacceptable, un
accident d’avion au retour d’un voyage au Japon, c’est la parole qui
peut conjurer la mort. Face à l’absence de corps et de
sépulture, ce sont les mots qui vont bâtir un tombeau
d’encre. Un tombeau de morts. Des dizaines de morts que le narrateur
invoque d’abord dans une interminable et stupéfiante litanie.
Puis, une vingtaine de nouvelles qui toutes traitent de cet instant de
passage. Vingt morts prennent la parole et, en quelques pages,
racontent ce que furent leurs derniers instants, et, parfois, la vie
qui leur a donné sens. Une fillette chinoise noyée
à sa naissance, une trapéziste qui a sauté une
seconde trop tard, un condamné à mort, des accidents, des
suicides, des meurtres ou des morts naturelles. Du Brésil au
Japon, de l’antiquité à 2008, se succèdent dans
une folle danse macabre un ornithologue, un général
romain, un footballeur... « Je savais que tout mourait. »
Des
textes très durs, sans doute, à lire par petites doses.
Et pourtant, la plupart sont réconfortants. La plupart de ces
morts se font dans l’acceptation, sinon dans l’espoir. Au moment du
passage, la trapéziste pense à son enfant, la petite
Chinoise mort-née pense à sa sœur future, qui vivra parce
que le meurtre d’enfants vient d’être interdit. Ils se
souviennent du bonheur passé, d’une vie intense, d’une passion,
d’un amour. Seuls les vivants meurent, dit le titre : s’ils meurent,
c’est bien la preuve qu’ils ont été vivants. C’est ce
message qui s’impose petit à petit au narrateur, dans les textes
qu’il consacre à son amie et qui s’entrelacent aux nouvelles.
Bien
sûr, il y a les morts terribles. La plus étrange, la plus
belle peut-être de ces nouvelles raconte le suicide d’un vieil
Irlandais qui, depuis l’adolescence, est tiraillé entre son
refus de la vie et la peur de se tuer. Mais la justesse du ton, la
précision des mots, la beauté des expressions font de
chaque texte un petit miracle qui transmue le plus profond
désespoir en révélation. L’écriture est
très pointilliste, égrenant des données brutes,
des noms, des lieux, des dates. Puis la phrase éclate dans une
formule d’une simple évidence. « Le verdict circule dans
mon sang », constate le condamné. « Je marche sur
l’arête du mur d’un cimetière qui n’existe pas ».
« Une longue écharpe de temps solidifié »...
Ces constats limités à de sobres circonstances et
ces formules ciselées confèrent une sensation
d’apaisement. Le tombeau d’encre se referme doucement sur une mort
acceptée.
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Bernard
Quiriny, Contes carnivores,
Seuil, 2008.
La critique littéraire aime les genres bien tranchés.
Réaliste ou fantastique. À la lisière, pourtant,
s’écrivent les contes les plus troublants, ceux de Marcel
Aymé, qui aime confronter au quotidien un homme jouissant d’un
don singulier ou perturbé par un événement
inexplicable. Bernard Quiriny s’inscrit dans cette lignée. Comme
le passe-muraille, un de ses personnages se découvre un don
inexplicable, il entend les conversations à distance ; il ne
s’interroge pas plus sur l’origine du phénomène, en
profite autant qu’il le peut, mais est pris à son propre
piège avec une logique imparable. Un autre se réveille
alternativement, mais sans règle apparente, dans deux corps
différents. Ici, les miroir reflètent des personnages
qu’ils n’ont jamais vus ; là, un œuf d’une espèce
inconnue laisse planer un doute, qui ne sera jamais levé, sur
une jeune pensionnaire... Tout l’art de l’auteur est de ne jamais
s’étonner de l’invraisemblable, mais de l’amener au bout de sa
logique avec un naturel désarmant.
Il
serait si facile, en effet, de dériver vers le fantastique ou la
science fiction, de tenter d’expliquer doctement les
singularités des personnages ou des objets, ou de noyer dans une
quincaillerie science-fictionnelle les éléments
perturbants. Le récit perdrait tout son charme. Rien de tout
cela ici : nous sommes dans notre monde, et rien n’explique
l’inexplicable. Il faut faire avec. S’en réjouir, le craindre,
l’utiliser, ou tout simplement le trouver beau.
C’est cette dimension esthétique qui donne son ton à ces
contes. Dans la lignée, cette fois, de L’Assassinat considéré comme
un des beaux arts de Thomas de Quincey, Bernard Quiriny jouit en
esthète des crimes les plus odieux (ceux du tueur à gage,
les marées noires), ou des situations les plus loufoques (une
langue qui ne peut exprimer que des quiproquos, l’arrivée d’un
œuf peut-être humain). Le regard artistique, extérieur,
dédramatise l’extraordinaire tout en respectant sa
singularité. Puisque nous n’en sommes pas responsables, que nous
n’y pouvons rien changer, pourquoi bouder notre plaisir ? Ceux qui
souffrent le plus sont ceux qui cachent ce qu’ils ne maîtrisent
pas, qui tournent les miroirs infidèles ou cadenassent leur
second corps dans un placard. Ils tentent en vain de refermer la
brèche opérée dans leur monde, dans leur logique.
Les
plus réussis de ces contes exploitent jusqu’au bout ces
situations étranges, explorent les réactions des
personnages, nous font partager leurs angoisses ou leurs enthousiasmes
: « L’épiscopat d’Argentine », «
Quiproquopolis » sont en ce sens de petits chefs-d’œuvre... Je
suis en revanche moins convaincu lorsque Bernard Quiriny se laisse
déborder par une imagination foisonnante, accumulant en quelques
pages des embryons de récits auxquels il ne laisse pas le temps
de tenir leur promesse.
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Eugène Green, La Reconstruction, Actes Sud, 2008.
Jérôme Lafargue, professeur de littérature à
la Sorbonne, doit un jour répondre à une demande
surprenante venue d’un confrère allemand. Celui-ci cherche
à retrouver le secret de son enfance, que Lafargue a
peut-être entrevu, en 1968, lors d’un séjour à
Munich. Lafargue n’en a aucun souvenir, mais cette rencontre
réveille peu à peu sa mémoire, et les bribes de
souvenirs tentent de reconstituer un passé cohérent.
Fiable ? Qui le sait ? Le passé est de l’ordre du récit,
de la reconstruction. A-t-on le droit de le livrer tel quel à
celui qui s’interroge sur son identité ?
L’intérêt du roman tient autant à cette
enquête policière sur la vie d’un autre qu’aux
répercussions qu’elle a dans celle de Lafargue. Car lui aussi
est confronté à un problème de mémoire :
celle de son père, abolie par la maladie, dont les récits
insensés offrent soudain de surprenants parallèles avec
les souvenirs de Lafargue. Et lui aussi est confronté à
un problème de transmission : celui du savoir, remis en cause
par une génération qu’il ne comprend plus, et plus encore
par des confrères qui se croient à la page en actualisant
absurdement le contenu de leurs cours. Lafargue apprend dans le
présent la leçon du passé : la reconstruction ne
peut se faire par l’intellect, mais par la connaissance profonde, celle
qui refuse de discerner, de trancher entre tous les possibles, de
choisir dans la pluralité de notre être.
Peut-être le roman aurait-il gagné en n’explicitant pas ce
qu’il exprime si fortement, la croyance en un instinct
supérieur, « la pensée de la lumière
», qui fait taire la voix de la Raison pour nous
révéler « le présent éternel,
où coexistent le passé et l’avenir, l’oubli et la
naissance, la mort et la résurrection ». Mais quel
formidable appel d’air, dans l’aridité du paysage romanesque
actuel, que cet appel à la fiction qui seul donne sens à
un monde qui n’a pas plus de réalité qu’un jeu
vidéo.
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Mathieu Riboulet, L’amant des morts, Verdier, 2008.
En quelques livres publiés chez Maurice Nadeau et chez
Gallimard, Mathieu Riboulet s’impose comme une des voix les plus
puissantes du roman actuel. C'est avant tout un ton, une
évidence de tragédie grecque, où les personnages
endossent leur destin sans se débattre, parce que c'est leur
destin, tout simplement. Un souffle épique, par moment, passe
dans ces phrases qui semblent échapper à la plume de
l'auteur et qui disent, avec une gravité sacrée, la vie,
l'amour, la mort, les forces les plus élémentaires, les
thèmes les plus rebattus, et par cela, peut-être, les plus
obscurs. Un fil narratif ténu, pas de dialogues, peu
d'anecdotes, mais un rythme qui ne vous lâche pas, une tension
qui ne faiblit jamais, un ravissement au sens le plus fort du terme.
Il est
question ici des années sida. Jérôme Alleyrat, qui
a "pris l'habitude", à seize ans, de coucher avec son
père parce que celui-ci s'est glissé dans son lit, sans
un
mot, vient à Paris à vingt ans, en 1991. Ses tantes,
jeunes veuves reconverties dans le soutien mondain aux actions
humanitaires, en particulier aux mouvements de lutte contre le sida, le
recueillent avec affection et un peu d'incompréhension, lui
laissant vivre sa vie dans une chambre de bonne qu'elles mettent
à sa disposition. Tout irait pour le mieux si
Jérôme ne recueillait, dans l'escalier, son voisin de
palier, un jeune homosexuel atteint par la maladie, et ne
l'accompagnait jusqu'au bout. Rien de moralisant pourtant dans ce
bouleversement qui tient de la conversion au sens le plus sacré
du terme. A la mort de Fabrice, Jérôme éprouve le
besoin urgent de se perdre à nouveau dans une jouissance
effrénée, avec un Allemand de passage. Mais il a appris
à se donner autrement, non plus en s'ouvrant aux vivants, mais
en rendant sa chaleur animale aux corps qu'elle déserte. A
devenir l'amant des morts.
Sur cette mince
trame se déroule une tragédie au sens antique du terme :
une confrontation de l'homme et de son destin, dont il assume le poids
sans se débattre inutilement, ce qui donne à son malheur,
à ses dévouements, la grandeur d'une acceptation lucide,
à cent lieues de la résignation. "C'est l'amour" est le
leitmotiv de ce roman — entendez, l'éros
effrayant de Sophocle autant que l'injonction sexuelle, l'offrande
chrétienne de soi autant que la tendre jouissance. C'est
l'amour, on n'y peut rien, et c'est terrible.
Terrible, mais
sacré. Le sexe sur lequel on pose sa main est "le seul endroit
où le monde s'apaise". S'ouvrir à l'homme est une
offrande — "prenez, ceci est le monde". Et recueillir un malade
abandonné de tous donne à Jérôme le
rôle de Dieu, dont l'abdication donne à l'homme la
responsabilité de l'autre. Le roman met en scène cette
sacralisation du corps dans des scènes d'une grave beauté
: Jérôme se mettant à nu pour réchauffer
Fabrice, Jérôme ôtant sa chemise pour
s'étendre, bras en croix, sur le dallage glacé des
églises...
Cette
gravité sacrée tient aussi à l'étrange
paradoxe entre une certaine inconscience des personnages et la
précision méticuleuse avec laquelle sont analysées
leurs comportements. Entre l'abrutissement du fils, les approximations
maternelles, le père à peine conscient de ses actes, le
flottement généralisé des hippies installés
dans la Creuse, les personnages semblent soumis à un destin qui
les dépasse. Mais Mathieu Riboulet les décrit avec des
formules percutantes, précises, sans laisser échapper une
nuance. Les tantes en vieillissant acquièrent un "mordant" qui
"se teinte de finesse et se dénue d'envie". Du
déhanchement de Jérôme, après le drame, il
ne reste qu'"une trace au fond des prunelles"...
Et sans quitter
ces phrases ciselées comme une pièce d'orfèvrerie,
Mathieu Riboulet parvient par moment à une amplification
épique à vous couper le souffle, notamment lorsqu'il
évoque les ravages de la maladie. "On tenait la pitié en
respect, la compassion était battue en brèche, on ne
pouvait risquer un pas sans marcher sur des éclats de vie
jonchant le sol, éparpillés par le désespoir,
l'acre carburant des hommes et des femmes." Pour cette magie du Verbe
qui ne cache rien de la Réalité qu'elle transfigure,
Mathieu Riboulet nous rend confiance en la littérature. Et c'est
rare.
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Voir aussi : Les Œuvres de miséricorde.
Isabelle Rossignol, Au-dessus du genou, Joëlle
Losfeld, 2008
Au cours d’une croisière sur le Nil, Agnès, la
quarantaine, se laisse séduire par le beau Nina, vingt-huit ans,
steward égyptien du bateau. Cela pourrait n’être qu’une
banale relation de vacances, semblable aux amourettes du jeune homme
symbolisées par ces dizaines de numéros de
téléphone qu’il éparpille aux pieds
d’Agnès, en gage d’amour éternel. Mais la jeune femme est
dans une période de fragilité. Son père est en
train de mourir sans avoir pu se réconcilier avec la mère
d’Agnès, partie depuis longtemps et morte avant lui. De longs
dialogues entre ses parents viennent hanter la jeune femme, au hasard
de ses souvenirs. Il faudra apprendre à pardonner à
l’autre pour être en paix avec soi-même ; pour arriver
à mourir, pour le père ; pour arriver à sourire,
pour la fille. Le Nil est le lieu de cette lente réconciliation.
Et
Mina aussi est en période de doute. Devant le repli
d’Agnès, qui ne veut pas entamer une nouvelle histoire d’amour
vouée à l’échec, il joue un peu trop au
séducteur, au point de se laisser prendre à son
piège. C’est un copte, dont la foi poétique trouble
l’incrédule Agnès, et qui croit malgré tout au
mariage qu’il a promis à toutes ses conquêtes. Pris entre
ces contradictions, il oscille entre la fuite et l’abandon.
Le
roman mêle les deux histoires, qui se répondent par
moments dans d’étranges coïncidences, comme les six coups
de l’horloge de Mina qui répondent à l’horloge familiale
d’Agnès. Un événement anodin, mais qui fait
soudain basculer le récit : on s’aperçoit alors qu’il est
tout entier bâti sur l’attente, indéfinie, interminable
parce que sans but, ou parce que l’on n’ose pas en fixer le terme.
« C’était un jour où je ne faisais rien d’autre que
d’être seule » : la première phrase du roman en
donne le ton, et peut-être une clé. Celle de l’attente
sans but, à l’opposé de la phrase finale, qui donne enfin
un but sans clore l’attente : « Je te jure que je viendrai un
jour. » Le premier et le dernier mot se répondent en
écho, mais entre ces deux « jours
», le temps n’a plus la même
substance.
Dans
ces deux temps, le plein et le vide, mais aussi celui de la vie et
celui du rêve, du souvenir, du dialogue avec les morts, les
gestes n’ont pas la même signification. Aux gestes sensuels de
l’amour répondent les gestes sacrés : enfouir un objet
dans la terre, répandre les cendres dans le Nil... Et
au-delà de ces gestes, ce sont les mondes qui se
réconcilient : celui de la terre et celui de l’eau, du
père et de l’amant, du croyant et de l’incrédule, du mort
et du vivant. Un roman dense et sans lourdeur, qui échappe de
justesse à la happy end
moralisatrice en se clôturant sur une nouvelle promesse : la
réconciliation n’est qu’une étape, au lecteur de
poursuivre le trajet.
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Olivier
Rolin, Un chasseur de lions,
Seuil, 2008.
Au musée
de Sao Paulo, au Brésil, se cache un Manet peu connu : Monsieur Pertuiset, le chasseur de lions.
Et derrière ce tableau se cache un personnage totalement
oublié, que l’on comparerait volontiers à un Tartarin si
Olivier Rolin n’affichait une telle aversion pour le roman de Daudet.
Sans doute, certaines mésaventures de Pertuiset en
Algérie évoquent-elle le héros de Tarascon, mais
il faut avouer que la stature de cet aventurier bien réel,
« trafiquant d’armes, magnétiseur, chercheur de
trésors, explorateur, hâbleur » dépasse le
personnage imaginé par Daudet.
Merveilleux
sujet pour un romancier. Car ce géant truculent et malchanceux
fut l’ami de Manet et, grâce à lui, fréquenta le
milieu artistique et littéraire de Montmartre, qui forme un
curieux contrepoint aux aventures qui l’ont mené de l’Afrique du
Nord à la Terre de feu. Voilà pour le pittoresque, et
Olivier Rolin y sacrifie volontiers dans quelques scènes
grandioses ou émouvantes : la rencontre avec une
Fuégienne qui offre son sein pour remercier d’une tablette de
chocolat, une soirée haute en couleurs au Père
Lathuile... Le romancier s’en amuse même, et, sous
prétexte de chasser le lion, nous promène de chapitre en
chapitre dans une ménagerie exotique qui passe sans vergogne du
rat mangé par Victor Hugo durant la commune au cache-sexe en
peaux de rat de la Fuégienne, du crottin lâché par
le cheval de Napoléon III aux guanacos de Patagonie, aux gnous
et aux varis, qui, en fait, se contenteront d’être cités
au détour d’une phrase. La lecture de la table des chapitres
nous avertit que le pittoresque ne sera au plus que l’appât au
bout de la ligne.
Ce qui, pour
moi, donne sa force au roman sont les longues parenthèses dans
lesquelles la vie du romancier (qui parle de lui à la
deuxième personne, ce qui marque bien la distanciation qu’il
prend par rapport à sa vie, mais qui tourne parfois à la
coquetterie artificielle) investit les traces de son personnage. La
chasse au lion, comme le souligne la phrase finale, est celle du
« temps perdu », « pays où la vie
passée se mêle à la vie rêvée, seule
chasse où on est assuré d’être au bout tué
par le fauve, seule exploration où l’on finit toujours sous la
dent des anthropophages ». Et plus que le personnage somptueux de
Pertuiset, c’est celui, plus discret, plus déchiré, de
Manet qui retient. Un Manet en fin de carrière, qui a une œuvre
derrière lui, une réputation sulfureuse et une
reconnaissance bourgeoise qui se concilient mal. «
Peut-être cela rend-il, quoi qu’on en ait, plus lourd, moins
libre. Tout n’est pas devant,
à inventer. Tout n’est plus possible. » Cette prise de
conscience du « temps matérialisé » de
l’œuvre, commune au peintre et au romancier, nourrit les pages les plus
émouvantes de ce roman. Le portrait de Pertuiset,
présenté au Salon de 1881, est loin d’être un grand
Manet. Mais il décroche une médaille, la première
de sa vie, qui lui ouvre le droit d’exposer chaque année sans
passer par le jury qui l’a systématiquement écarté
des précédents. Ironie du sort, pour un artiste qui
n’aura plus que deux tableaux à peindre. Et ses anciens amis,
écoeurés par cet embourgeoisement, n’auront plus que
sarcasmes. A-t-il pensé, alors (mais le lecteur d’Olivier Rolin
ne peut manquer de le faire) au républicain Pertuiset faisant
antichambre aux Tuileries pour offrir à Napoléon III, qui
ne daigne pas même le recevoir, la peau du grand lion noir qu’il
a abattu ? Les preuves de notre valeur ne témoignent jamais de
notre mérite, mais de notre orgueil à nous en
prévaloir.
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Claude Delarue,
Le bel obèse, Fayard, 2008.
« Nous sommes trois vieux cinglés réunis dans une
maison vide avec un crocodile et des souvenirs confus » : ainsi
se résume ce long roman délirant, aux yeux d’une de ses
protagoniste.
L’Empereur domine ce trio de « cinglés » : ainsi
surnomme-t-on Michael Brandès, « monstre sacré
» du cinéma d’après-guerre venu passer ses
dernières années sur l’île de Farö, à
deux pas de cet autre monstre sacré que fut Ingmar Bergman. Le
pseudonyme est transparent : c’est Marlon Brando qui a inspiré
ce « mythe en agonie », venu soigner sa dépression
chronique par une sexualité effrénée et une
boulimie gargantuesque. « Il se disait qu’il ne serait
rassasié que lorsqu’il se serait bouffé lui-même
» : la boulimie est une forme de destruction systématique
et masochiste.
Masochiste, également, cet enfermement dans un «
Sanctuaire du Repentir », une maison achetée pour honorer
la seule femme qu’il ait aimée, et qui n’y viendra jamais.
Masochiste, cet amoureux des mers du sud, qui se punit dans une
île de la Baltique d’avoir fait le malheur de la femme
aimée. Emerinda Ullman est l’Arlésienne du roman : on
n’en connaîtra que son mari, Alkan, le deuxième des
« trois cinglés » — même si l’on devine assez
vite ce qu’il porte dans le sac qu’il ne veut pas quitter ! Mais elle
est plus présente encore par son absence, à tel point que
l’on peut se demander si elle n’est pas un produit de l’imagination des
deux hommes qui l’ont aimée. « Jusqu’où va la
vérité, où commence l’illusion ? » La
question est d’autant plus pertinente que les hallucinations, parfois,
se mêlent de façon criante à la
réalité.
Sans
le savoir, Brandès a fait plus de mal encore à une autre
femme, Laure Danieli, troisième élément du trio de
« cinglés ». Trente ans plus tard, devenue une
romancière célèbre, elle viendra chercher sa
vengeance sur l’île. Une étrange relation faite de
tendresse et de haine, de respect et de déchirements
réciproques, va se nouer entre ces deux être que tout
oppose : l’anorexique et le boulimique, la frigide et
l’obsédé sexuel, l’handicapée de l’imagination et
l’homme de toutes les démesures. Aux yeux de Laure,
tâcheronne à succès de l’écriture,
Brandès semble « façonné dans une
matière abstraite qu’elle ne possédait pas sur sa palette
d’écrivain : l’imaginaire. » À son contact, c’est
cette autre dimension de l’homme qu’elle va explorer avec angoisse et
fascination.
L’exploration n’est pas sans danger. La démesure est un masque
du néant. Le secret de Brandès, comme d’Alkan, est celui
de la mort. « Comme n’importe quel être vivant, il portait
la mort en lui, et il jouait avec elle de façon ridiculement
ostentatoire. C’était cela, son génie. » A
l’inverse, Alkan est seul, « la mort ne l’accompagnait pas. La
plus fidèle compagne de l’homme se détournait de lui.
Cette lacune provoquait chez autrui un malaise que personne n’aurait su
définir ». Entre les deux, cette femme absente, Emerinda,
et cette femme en retrait, Laure. Comme les trois mousquetaires, les
« trois cinglés » forment un paradoxal quatuor. Les
liens qui les unissent malgré eux sont analysés avec
finesse et pudeur : quelle est la part de volonté (vengeance,
amitié, rapports professionnels) et la part de trouble
fascination dans ces relations malsaines ?
La
question sur la liberté de l’homme est au centre du roman. Leur
passé colle à la peau des personnages, l’humiliation ou
le remords justifient leurs actes, mais plus profondément, ils
se sentent possédés de forces inconnues, qu’ils
maîtrisent mal. Brandès se demande « si notre
mémoire, qui connaît tout de notre moi profond, ne nous
dirige pas à son gré », selon « sa propre
morale » que nous écartons de notre vie. Quant à
Laure, en rédigeant officiellement les mémoires de
l’acteur et secrètement une biographie vengeresse, elle
découvre un autre rapport à la création, et
devient « médium » d’une « présence
» qui écrit à sa place. Les maladies, cancer,
boulimie, hallucinations, sont les modes d’expression de ces forces
obscures, qui se déchaînent dans une crise de fanatisme
collectif, lorsque les éleveurs de l’île se persuadent que
Brandès est responsable de l’épizootie qui décime
leurs troupeaux. La dévoration grandiose d’un agneau
contaminé constitue un des temps fort du roman, qui tient de
l’épopée, du roman fantastique, de l’enquête
policière... Un roman habité par ses personnages, en tout
cas, d’une remarquable maîtrise et d’une écriture
généreuse.
Voir aussi
: La comtesse
dalmate et le
principe de déplaisir
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Caroline Lamarche, La barbière, dessins de
Charlotte Mollet, éd. Les Impressions nouvelles, 2008.
Il faut des
générations pour créer un mythe, mais il faut bien
qu’une histoire ait été contée, à
l’origine. Et celles qui portent en elles le germe d’un mythe sont
rarissimes. Le conte né de la rencontre entre Caroline Lamarche
et Charlotte Mollet est de celles-là. Dans un pays non
identifié, mais qui porte en lui des souvenirs de Balkans,
teintés, au gré des lectures, d’Iran ou de Belgique, on
se presse chez la barbière, car elle a le rasoir sûr pour
arracher un œil. Il ne faut pas déflorer davantage ce
récit inclassable, qui parle de violence, de sexe, de fanatisme,
sur le ton paisible d’un conte pour enfant, avec l’évidence
tranquille de l’inéluctable.
Disons
simplement qu’on y relit le monde, ses petite lâchetés
quotidiennes et ses grandes audaces sous garantie d’impunité,
ses profiteurs qui savent transmuer les peurs en interdits, à
leur profit. On y retrouve les grands élans, amour, foi,
patriotisme, art, et leurs dévoiements. On y retrouve les
alternances tragiques de lucidité et d’aveuglement, dont l’œil
sacrifié n’est que la métaphore. On y trouve, plus
profondément, les questions fondamentales sur la vie, sur le
léger décalage entre soi et son image, sur la
ritualisation du quotidien qui aide à le supporter, à en
assumer la honte. Chaque chapitre a sa fulgurance, tragique,
érotique, poétique. Mais si le conte, comme il se doit,
se conclut par une note d’espoir, ce n’est que dans la fuite qu’il
réside.
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Voir aussi :
Mira.
Jean-Maurice
de MONTREMY,
Capucine à
Valence, Le Rocher, 2008.
« Il
suffit — face au hasards — de décider qu’ils n’en sont pas : ils
deviennent aussitôt des signes. » C’est ainsi que la
fantaisie du voyageur transforme un séjour à Valence en
parcours initiatique, reconnaissant à chaque coin de rue ce
qu’il n’est pas venu y chercher. C’est ainsi que l’écrivain
transforme un journal de trois jours en un roman de trois cents pages.
Cette relecture
du monde suppose une totale disponibilité, sans laquelle le
hasard n’est pas possible. « Je n’avais pas d’idées sur
Valence », confie l’auteur dès les premières pages.
Un voyage impromptu, décidé lors d’un concert à la
salle Pleyel, et une destination uniquement motivée par
l’amitié d’un peintre valencien.
Cela suppose
aussi une bonne culture, sans laquelle le hasard ne disposerait d’aucun
langage pour exprimer le sens qu’on lui imprime. Au libre cours des
associations d’idées, de mots, de sons, nous sommes
embarqués dans un périple littéraire, artistique,
musical, biblique... La digression est un art de vivre : « Je vis
en marge de ma vie, tête perdue dans une bibliothèque
où les pages se mélangent. »
Valence du coup
devient un labyrinthe où l’on prend plaisir à se perdre
en quête du minotaure, avec le fil d’Ariane que tient l’ami
peintre, Floriàn Witt. Le labyrinthe aussi est un art de vivre,
celui des rois mages, thème cher aux romans de Jean-Maurice de
Montremy. « Où que soit l’étable, là se
rendent les Rois. Ils n’ont pas besoin de frapper à la porte.
» Le voyage engendre son but, comme le regard crée son
objet. Etre un roi mage, c’est savoir repérer l’étoile...
mais aussi renoncer à être savant pour pouvoir comprendre.
Les stations de
ce labyrinthe sont donc des objets, des monuments, qui se chargent
soudain d’un lourd symbolisme : l’aigle de la gare, le phénix
d’une compagnie d’assurance, la lemniscate d’un immeuble art nouveau,
la cloche Saint-Michel de la cathédrale... Mais les stations
sont aussi linguistiques, littéraires, artistiques, dans cette
ville dont les façades, avec leurs chambranles en bois naturel,
« suggèrent, en filigrane, les boiseries d’une
bibliothèque secrète ». Un mot qui revient comme un
leitmotiv (
torpide), une
« étiquette sonore », rebaptisée «
sonétiquette », un de ces noms qui font pâlir les
poètes et que l’on attrape « à la manière
d’un rhume » (
Jativa),
une phrase clé qui ponctue des épisodes importants
(« Où que soit le cadavre, là se rassemblent les
vautours »)... Tout est prétexte à digression,
à condition qu’elle porte sens.
Ces leitmotiv,
cette fluidité mélodique soutenue par une orchestration
faussement dégingandée, donnent au récit une
construction wagnérienne. « Un livre se fabriquait comme
une partition », avait jadis décrété le
jeune romancier, car seule une rigueur mathématique permet
d’échapper à l’émotion, et à son risque de
kitsch.
Aussi le lecteur doit-il être sensible à la construction.
Un voyage de trois jours en trois chapitres ? Ne répond-il pas
aux trois cercles distingués dans le tableau de Goya qui prend
une place récurrente dans le roman ? Mais il faut une
quatrième dimension, comme il faut un quatrième roi mage
et quatre démons dans le tableau de Goya : la dimension du
Temps, qui se reconnaît dans la Hauteur, l’envol de l’Aigle. Et
pour s’envoler, il faut s’être purgé de toute la lourdeur
que l’on porte en soi, avoir tué son minotaure au centre du
labyrinthe.
Le monstre
mythique peut prendre l’allure de créatures de Goya, mais aussi
figure bovine, sous une forme flamboyante (la tauromachie espagnole),
anecdotique (le taureau qui a tenu compagnie à Stravinsky dans
un train de marchandises), évangélique (le symbole de
saint Luc), personnelle (des souvenirs de bovidés
irlandais), astrologique (la constellation du taureau), linguistique
(le « ranz des vaches », la « vachardisation »
de Flaubert), jusqu’à la plus petite unité, la lettre
(l’Aleph, qui a la forme d’une tête de taureau)... Sans oublier
Capucine, la vache tyrolienne au coup de langue baveux et râpeux.
Un Minotaure d’opérette qui donne au livre son titre ironique et
sa couverture humoristique, car l’allure primesautière du
taureau de saint Luc, à la cathédrale, donne l’impression
que Capucine s’est invitée à Valence.
Le roman (plus
que le journal...) pourrait donc paraître initiatique : l’auteur
nous invite à parcourir le labyrinthe, par cercles concentriques
successifs, en refaisant trois fois les mêmes stations,
jusqu’à affronter le Minotaure en son centre et nous
élever vers une quatrième dimension... Ce serait trop
simple. Le Minotaure a le bon sourire de Capucine et la
léchouille plus prompte que le coup de corne. Jean-Maurice de
Montremy se méfie autant des grands élans qu’il les
espère. « Je suis d’un christianisme bourgeois,
bordé de raison comme un bon vieux lit, ne s’autorisant
d’émois qu’en musique, littérature ou jeux de pistes de
cierge en cierge. » Et bien vite, il n’y a plus de temps, ni de
nord, ni d’orient. Il n’y a plus que la question.
Le lecteur voit
s’échapper ses pistes de lecture comme des grains de sable.
C’est qu’il est entré, lui aussi, dans le labyrinthe. Il ne s’en
sortira pas à si bon compte, par une note de lecture vite
classée, vite oubliée. Alors il faut reprendre, une fois
encore, la « rumination matinale », dans notre marigot
philosophique que nous avions pris pour un océan. Jouer au
touriste dans un grand magasin, faire « le plein de vide »,
repartir à zéro dans le grand ascenseur des idées
fausses. Repartir dans l’humilité après être
grimpé jusqu’aux étoiles. « Je dote abusivement
l’alpha d’un gigantesque mystère, ajoutant à ma
tambouille imaginaire la fantasmagorie des origines ».
Car le minotaure
n’est pas au centre du labyrinthe. Il n’est pas à
l’extérieur. Ce sont les mille démons que nous
véhiculons en nous et dont l’auteur / narrateur a entrepris de
s’exorciser avec humour. L’authentique Titivillus, qui terrorisait les
copistes médiévaux, devenu le diablotin de la digression
; Proustilapsus, qui donne un sens au moindre détail ; Brikotus,
démon de la pédanterie qui « souille les
significations en fleur ». On sourit, on s’amuse, mais l’enjeu
est capital. La digression n’est pas seulement un art de vivre, c’est
presque une maladie, un « embarras de mémoire », un
« traffic jam d’intersignes » dont on tente en vain de se
purger l’esprit. Des démons difficiles à exorciser, car
le labyrinthe de la ville n’a pas de centre. Ou plutôt, son
centre est en perpétuel déplacement. Un désarroi,
une solitude hagarde « brisent le cercle ». « Ils
nous excentrent, tout comme nous excentre la ville. »
La leçon
de Capucine est tirée par l’Ariane de ce labyrinthe, le peintre
Floriàn Witt : elle éprouve « la surprise de la
monotonie ». « Le pareil demeure tellement pareil que
ça finit par m’étonner. » On se rend compte qu’on
ne le voit plus sous le même angle : c’est cela la surprise, le
« moment baptismal ». La lumière tombe autrement.
Voilà la façon de lire ce livre inclassable : laisser, au
fil des déroutes, la lumière le baigner
différemment, se désencombrer petit à petit des
références qui l’alourdissent en lui donnant sens. Se
libérer de sa nécessité pour retrouver son
évidence — « Cette évidence, que la question vient
du passé ; que la réponse se trouve là, devant
nous, au présent. Mais il faut ce qu’il faut de futur pour
comprendre ce présent. »
Voir aussi
:
Bilkis
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Guy
GOFFETTE, L’autre Verlaine,
Gallimard, 2008.
On connaît la vieille affinité de Guy Goffette pour
Verlaine. Quatre des cinq récits rassemblés dans ce livre
en avaient déjà témoigné, dans des ouvrages
séparés. Et puis, il y a « l’autre Verlaine
», le condisciple de la petite enfance, dont le souvenir à
la fois agacé et ému vient réveiller celui du
poète. Un champion de football qui a détrôné
le jeune gardien de but chéri des filles que fut Goffette !
Le
Verlaine de Goffette en conserve la complicité des bancs de
classe, lorsqu’on se sent « à l’étroit dans [s]a
peau comme un ciel d’été dans une pauvre lucarne ».
C’est un Verlaine intime, avec lequel partager des émotions
fortes, quelques grandes évasions : la foi, la poésie,
l’alcool, l’Ardenne. Un Verlaine avec qui explorer, sans en avoir
l’air, « cet insituable fonds du vivant qu’on appelle
communément l’âme ». Mais aussi le Verlaine des
brusques révoltes, des plongées en enfer, pour une saison
vite oubliée pour remonter déplumer quelques anges.
C’est surtout cela, le Verlaine de Goffette : non pas le poète
bien propre et bien châtré des anthologies scolaires, mais
le poète dans tous ses paradoxes, du stupre aux bondieuseries,
de la fluidité du vers prosaïque à la tentative
d’art poétique. Et si ce dernier « ressemble de plus un
plus à un vieux maillot de corps qui se démaille »,
la poésie retournée à l’état sauvage
« s’y réveille un peu les muqueuses ». Un Verlaine
comme nous l’aimons ; un Goffette comme nous en rêvons.
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Michel
LAMBERT, Le jour où le ciel a
disparu, Le Rocher, 2008.
Depuis De très petites
fêlures (1987), Michel Lambert est passé
maître dans cette chirurgie du destin qui, d’un coup de scalpel,
isole l’instant où tout bascule dans la vie d’un homme ou d’une
femme, change le décideur en épave, le charismatique en
solitaire. Il y a de la vivisection dans ces nouvelles, car la blessure
est encore vive. Pire que la mort, la déchéance
assumée, l’abandon des ambitions, la triste lucidité
continuent à animer ces personnages d’un semblant de vie. La
structure de la nouvelle est à l’image de cette longue agonie :
on y pénètre en douceur, plongé d’emblée
dans une situation dont on ne comprend pas les ressorts, mais que l’on
découvre petit à petit à travers les dialogues ou
les réactions des personnages, les prières vaines, les
allusions à des souvenirs communs. Le nœud, au centre, nous fait
comprendre, sans lourdeur excessive, sans acmé spectaculaire, ce
qui a brisé un destin. Et la nouvelle redescend, en pente douce,
sans chute finale. Pas d’éclat, un « chagrin modèle
réduit », comme un Dinky
toy. Seul un orage, parfois, fait éclater un coup de
tonnerre qui évite aux personnages de hurler leur douleur.
Tous
ces personnages en bout de course ne tiennent plus que par des rapports
factices, entre père et fils, entre mari et femme, entre vieux
amis. Des amitiés aigries, mais que l’on n’ose rompre, car elles
constituent le tissu de l’existence. Et l’on se condamne à se
haïr soi-même, de n’avoir pas le courage d’avouer
l’échec d’un amour. Les êtres ne se comprennent plus, se
heurtent les uns aux autres, mais tiennent ensemble par
d’incompréhensibles allégeances. La plus accomplie, la
plus terrible de ces nouvelles, parce qu’elle élève au
niveau du symbole ces petites compromissions quotidiennes, met en
scène un muet souple comme un désossé :
incommunicabilité, adaptation au quotidien, soumission
s’incarnent dans un personnage dont on est réduit à
imaginer les pensées. Mais ces failles — ces fêlures —
sont aussi les fissures de la muraille où la sympathie,
l’amitié, l’amour peuvent pousser leurs radicelles. C’est parce
qu’ils reconnaissent leurs blessures que les couples se soignent
mutuellement. Est-ce de l’amour ? Qu’importe, c’est de la consolation.
Du bonheur ? Un baume, tout au plus. Mais cela aide à vivre,
lorsque le « Grutier facétieux », le destin, a
lâché au hasard le ballot qui vous a écrasé.
Ici,
un homme qui a perdu le respect de lui-même subit le
mépris de son fils, mais le devine devenir aussi lumineux, mais
plus dur qu’il avait pu l’être — et en vient à souhaiter
son échec. Là, un vieux couple qui n’a réussi ni
à s’aimer, ni à se séparer, rate jusqu’à
l’anniversaire de mariage sous l’œil navré de ses enfants.
Ailleurs, deux amis appelés au secours par un troisième
s’échouent de bar en bar, sur le chemin, vaincus par leur propre
détresse. Il suffit de gratter la couche du quotidien pour
retrouver son propre échec, et le ruminer indéfiniment,
jusqu’à ce qu’on décide, pour survivre, de ripoliner
à nouveau sa mémoire. Le petit crachin vous transit
davantage que le gros orage : au froid qui nous pénètre,
nous devinons la redoutable efficacité de ces nouvelles.
Voir
aussi : Une touche de désastre.
Dieu s'amuse,
Le métier de la neige,
Quand nous reverrons-nous ?,
Le lendemain.
Le ciel me regardait.
Cinq jours de bonté.
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François COUPRY, Les souterrains de l’Histoire, Le
Rocher, 2008.
«
François Coupry aurait toujours eu le génie de crier la
vérité pour qu’on ne le crût pas. » Un
lecteur averti en vaut deux, et ce n’est pas de trop pour
maîtriser ce pullulement d’imaginaire, de personnages gigognes,
d’histoires entremêlées... Commençons donc par un
coup de chapeau éditorial. Il est rare qu’un éditeur
s’engage auprès d’un auteur dans une entreprise aussi folle :
900 pages en papier bible, au prix d’un livre ordinaire, pour cette
vaste saga de l’imaginaire qui regroupe cinq romans publiés dans
les années 1980, et qui n’ont été lus, à en
croire un personnage (il faut toujours croire les personnages de roman)
que par quelques intellectuels belges — je suis fier d’avoir
été l’un d’eux à l’époque où
j’étais critique littéraire à La Wallonie !
Cinq
romans donc
refondus, et récrits en cinq « actes » d’une vaste
tragédie : celle de la Camargue, de la famille Bloom, et du
monde, excusez du peu. Les personnages de l’un peuvent devenir auteurs
d’un autre, ou interlocuteurs de François Coupry dans des
carnets retrouvés après sa mort (mais avant sa
résurrection, rassurez-vous), tandis qu’une historienne
judéo-russo-camarguaise, Sarah Starova, est l’Ariane de ce grand
labyrinthe romanesque.
Ne
tentons pas
de résumer l’histoire, qui se déroule sur quatre grandes
périodes distinctes (l’antiquité égyptienne, les
débuts du christianisme, le XIXe siècle et les cinquante
dernières années), avec apparitions subreptices de
Marie-Antoinette ou de Jeanne d’Arc. L’idée centrale est celle
de ces souterrains qui, partant de certains cimetières,
permettent de se retrouver à une autre époque. Les
enfants qui les ont découverts s’amusent à ramener au XXe
siècle la momie d’Akhnaton, qui, un peu égarée,
préfère retourner à l’an 33 pour se faire
crucifier sous le nom de Jésus.
On y
distingue
bien sûr des thématiques communes, des
références, un ton, qui en assurent l’unité. Une
série d’univers clos qui sont comme des condensés du
monde : la Camargue qui a pris son indépendance en 1939, une
fusée emportant des bébés dans l’espace, une usine
à fabriquer tous les objets du monde... Ces univers fonctionnent
en même temps comme des théâtres : ce qu’on y vit
est factice, et le récit seul donne cohérence aux
événements, mais aussi aux personnages et aux
décors. Sommes-nous sûrs, d’ailleurs, que ce que nous
nommons le « vrai monde » n’est pas à son tour un
théâtre ? Sommes-nous sûrs que, comme les
bébés accoutrés de déguisements d’adulte,
nous ne jouons pas dans des rôles trop grands pour nous ? Il faut
lire ce livre comme une mythologie, qui semble calquer la vie des
hommes parce qu’elle lui sert de référence : récit
et réalité s’engendrent mutuellement et infiniment.
Une
mythologie... ou une bible. Le livre se lit comme une Genèse,
avec son fiat lux (des bébés nommant le monde le font
descendre des cintres), son crime originel (Philippe jouant le
rôle de Caïn), son expulsion du paradis terrestre (Anne
chassée de Camargue), sa tour de Babel et sa confusion des
langues (les babils inventés par les Camarguais), son arche de
Noé (la fusée emportant les bébés et les
espèces animales dans l’espace)... Telle est l’essence du mythe,
chargé d’interpréter les événements
épars pour rassurer les hommes : la mythification de la Camargue
par Anne évoque celle du paradis terrestre par ceux qui en ont
été exclus, mais renvoie à notre propre
mythification de l’enfance que nous ne retrouverons jamais.
L’humour
règne en maître dans ces romans, mais il ouvre à la
réflexion, ou débouche sur des évocations d’une
puissante poésie, comme celle de ces oies sauvages, filles de
pharaon qui traversent le ciel du roman dans ses moments forts.
L’humour ? Il y
a des phrases que tout romancier a envie d’écrire un jour :
« Journal de la Vierge Marie », par exemple... Des
situations d’une cocasserie étourdissante — les gendarmes
assaillant sans le savoir une usine de contrefaçon, et
bombardés de jouets en caoutchouc, puis d’ordinateurs, de
caméras, avant de passer aux Picasso et aux colliers de perles !
Des effet de miroir hallucinants — au début de notre ère,
une Vierge qui fut Juive au XXe siècle doit recréer
l’histoire conformément aux Évangiles en anglais qu’elle
a emportés sans le savoir.
La
réflexion, qui apparaît parfois avec un clin d’œil dans la
bouche d’un personnage, naît surtout de ces récits qui
s’entrechoquent, se contredisent pour mieux se fondre et se justifier
réciproquement par leurs invraisemblances significatives. Quelle
est la réalité du monde qui nous entoure ? Notre propre
réalité à l’intérieur de ce monde ? La part
de récit dans la création permanente de l’univers ? Dans
une superbe fable sur « la vie ordinaire des dieux
», la fusée qui résume le monde n’avance avec pour
tout carburant que les récits qu’inventent jour après
jour ses passagers forcés.
La
réflexion s’élargit ensuite sur le fonctionnement de ce
monde de faux semblant : le nom y est plus important que l’objet, le
symbole plus présent que le sujet. Jusqu’aux emballages
impossibles à ouvrir servent à montrer que la possession
de l’objet est plus importante que son utilisation. Mais n’oublions
jamais que c’est un masque qui parle...
Que
peut-on voir
derrière ces décors de papier peint et ces personnages
masqués ? Le drame fondamental de certains êtres humains,
condamnés à se regarder jouer leur vie, à
s’écouter parler comme s’ils étaient un autre. Le
néant fondamental au cœur de l’individu est le nœud central de
ces romans. Car qui sont vraiment ces enfants, ces hommes, ces femmes ?
Des dieux incarnés pour désorganiser du monde, installer
le doute, la déroute, la déraison ? Des personnages de
roman qui ont pris leur indépendance ? Des acteurs
engagés pour mystifier les spectateurs ? Nous avons même
droit, à un détour d’imaginaire, à une explication
scientifique sous la haute autorité d’Einstein, en passant par
les trous noirs ou le mur de Plank !
Et
puis, la
poésie... Des images fortes nous suivent à la lecture de
ce(s) roman(s). David Bloom tirant vers le ciel pour tuer le
néant —
« J’élimine les intervalles entre la matière, afin
que le monde soit plein, solide. » Le cortège des animaux
vers le Vaccarès, guidé par la femme éternelle,
qui a abandonné toute conscience humaine. L’enterrement des
cercueils
vides par un peuple fantôme, dans une Camargue figée
« sous la glace du soleil ». La prison d’Artébis,
où s’enferment volontairement ceux qui ne veulent plus penser et
qui se purgent au milieu des lieux communs. Et c’est cela qui compte.
Car cette formidable saga de l’univers est avant tout œuvre
d’écrivain, sans doute un des plus puissants de ce tournant du
siècle.
Voir aussi :
Les
trois coups du
cavalier chinois ;
Zeus et la bêtise humaine;
Où est le vrai Louis XVI ?;
La femme future ;
Le grand cirque du cavalier chinois,
Le fou rire de Jésus,
L'agonie de Gutenberg (1),
L'agonie de Gutenberg (2).
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Frédérick TRISTAN, Le chaudron chinois, Fayard, 2008.
Dans une Chine du XIe siècle qui ressemble par moments aux
coulisses de notre monde, Li Ti-Phang, lettré de première
classe, rêve qu’il est Li Ti-Phang, enfant autiste nourri de
littérature ancienne au point d’en oublier la vie. Lequel
rêve l’autre, se demanderait le Cidrolin de Queneau ? La question
ne se pose pas longtemps, dans un univers qui n’est jamais qu’une
pâte feuilletée. Le lettré condamné à
s’écrire dans une autre dimension de lui-même finit par
être absorbé par le récit, qui se plie et se replie
indéfiniment sur lui-même. Comme une pâte
feuilleté, lui aussi.
Ti-Phang, qui se prend pour un dragon doré, refuse de
communiquer avec ses parents, qu’il méprise, et prend ses ordres
des créatures merveilleuses qui le visitent — à commencer
par une météorite tombée sur son bureau. Mais la
mission qui lui est confiée vient-elle des dieux, d’un des
multiples masques gigognes de ces dieux, d’un démon, ou de son
imagination nourrie de vaines lectures ? Le doute s’installera
progressivement en lui, à force de revivre, avec un léger
décalage, les mêmes aventures dans un monde si subtilement
semblable au sien et différent à chaque fois.
Car
sa mission est capitale : il doit délivrer les dieux des mauvais
génies qui les infectent et qui sont responsables de la
dégradation du monde. Soit. Mais que dire, lorsque le premier
dieu à délivrer est son propre père, qu’il
continue à mépriser, et que le génie qui l’infeste
est Ti-Phang en personne ? Délivrer le monde, c’est d’abord se
délivrer soi-même. Se délivrer des apparences, de
ses identités successives et tout aussi fallacieuses, mourir de
son corps, de son âme, de son esprit. Se délivrer de tous
les personnages de ses lectures, qui l’encombrent et qu’il est
contraint d’incarner pour s’en défaire. C’est rejoindre ce vide
central autour duquel s’organisent les fils du labyrinthe.
C’est autour de ce vide que se construit le roman, qui, d’initiatique,
prend un aspect mystique. Le vide qui n’est pas le néant est ce
point énergétique d’une densité extrême
où l’on échappe aux formes, donc aux apparences. Le seul
point où l’être peut se passer de l’avoir. Mais peut-on y
arriver en conservant la conscience constitutive de l’être ? La
voie qui y mène, celle du Tao, est comme la lame d’un couteau :
on ne peut la saisir sans se couper, et si l’on veut couper, il faut
saisir le couteau par le manche. « On ne peut saisir ce qui
sépare sans être aussitôt séparé de ce
qu’on saisit ».
C’est dans cette leçon que réside l’originalité du
roman, qui dépasse les aventures initiatiques familières
aux lecteurs de Frédérick Tristan, qui les assume, semble
s’y complaire, et les renvoie négligemment à leur
vanité et à leur ultime contradiction : tous les acquis
de l’initiation ne sont que le manche du couteau dont la lame ne pourra
jamais être saisie.
Voir aussi : Le fabuleux bestiaire de madame
Berthe, Petite suite
cherbourgeoise,
Le manège des fous, Anagramme du vide,
Monsieur
l'Enfant
et le cercle des bavards,
Dernières nouvelles de
l'au-delà,
L'amour pèlerin,
Enquête
sur l’impossible, Don
Juan, le révolté, Brèves de rêves, La fin de rien.
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Alain ABSIRE, Saga
italienne, NiL éditions, 2008.
Les
cinq
nouvelles gatronomes de ce recueil composent un menu littéraire
et historique, qui nous entraîne de l’époque contemporaine
(« Antipasti ») au XVIXe siècle (« Pasta
»), puis à la Renaissance (« Carne »), au
XIIIe siècle (« Vino ») et dans l’antiquité
romaine (« Dolci »). Cinq époques que l’auteur
connaît bien, puisqu’il y a situé plusieurs de ses romans,
dont son par ailleurs tirés les personnages : tous sont
nommé Castruccio ou Castruccia, ce qui fait de ce petit recueil,
mais aussi des romans auxquels ils se réfèrent, une
« saga des Castrucci » courant en filigrane tout le long de
son œuvre.
Une
troublante
sensualité traverse ces nouvelles, qui honorent le goût et
l’odorat, bien sûr, mais aussi la vue, l’ouïe ou le toucher,
et qui ouvrent la dégustation à d’autres plaisirs : la
friandise du sexe féminin, l’extase mystique du vin, les
suggestions artistiques d’un « potage de chair », ou la
pathétique fidélité de deux époux qui ne
peuvent accepter la déchéance. Tous ces personnages,
hormis le premier (qui s’arrête aux « hors d’œuvre »,
aux antipasti), vont au bout
de leurs rêves, de leurs désirs ou de leur vie. Rêve
modeste d’un concours de pâte, rêve ambitieux de œuvre chez
Botticelli, rêve brisé du bonheur qui pousse à
aller au bout de ses exigences.
Car
la mort est
l’ombre portée du désir, elle lui donne son goût et
son urgence, et l’étrange gastronomie d’Aain Absire permet
de la dépasser : la mère revit dans la recette qu’elle a
transmise ; saint François ressuscite dans l’ivresse d’un
frère fidèle ; la mort spirituelle de l’artiste en mal
d’inspiration ne résiste pas à un potage de chair ; et le
suicide stoïque, évoqué avec délicatesse
(« n’hésite pas à me ravir ») devient
lui-même communion.
Si
la cuisine
est désir, c’est donc surtout parce qu’elle redessine les
rapports entre les personnages, entre amants ou époux, entre le
peintre et son modèle, le cuisinier et sa mère, le
maître et le disciple. De la commémoration à la
convivialité et de la tendresse à la communion, la
gastronomie se conjugue à deux.
Voir aussi :
Deux
personnnages
sur un lit avec témoin, Au voyageur qui ne fait que passer,
Sans pays,
Tout le monde s'aime, Mon sommeil sera paisible.
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Patrick
GRAINVILLE,
Lumière du rat,
Seuil, 2008.
Un monde dur,
net, sans bavure, minéral. Un monde mou, viscéral,
proliférant, exubérant. Les oppositions parfois semblent
binaires, entre Clotilde la frigide et sa soeur Armelle, adolescente
voluptueuse jusqu'à la nymphomanie. Entre le monde bien
réglé de la danse classique et le labyrinthe complexe
dans lequel se débat un rat de laboratoire. Il ne faut pas se
fier aux apparences. Le rat, étrangement, est le symbole
lumineux de la conscience, de l'intelligence attentive, de l'obervation
acérée. Sa présence obsédante envahit le
roman, menaçante ou tutélaire. Il faut dire que le
chercheur qui, fasciné par sa prodigieuse intelligence,
multiplie les pièges et les défis, l'a baptisé
Dante. Et Clotilde, Armelle, Carine, ainsi que tous les modèles
dénudés par le photographe Helmut Newton, deviennent les
filles de Dante dans cet enfer moderne aux dimensions épiques.
L'intrigue se
déroule à un rythme endiablé, avec ses soubresauts
policiers (comment est mort Helmut Newton ?), ses labyrinthes
sentimentaux (comment se redistribue-t-on les amants ?), ses
épisodes tour à tour burlesques ou dramatiques.
Très vite, elle passe à l'arrière-plan. Le lecteur
est pris dans une écriture envoûtante, faite
d'allitérations, d'assonances, de d'anaphores, de longues
périodes au rythme balancé ou de phrases
saccadées, trépidantes, d'alternance entre récit
et poésie... Et pourtant, dans ce qui pourrait être un
grand maelström logorrhéique, chaque mot est
pesé, lourd de sens, et sa résonance semble savamment
calculée. Pas de tabou dans la langue : les mots les plus crus
voisinent avec la poésie la plus délicate. Dans une vaste
amplification épique, le cul d'une femme aimée devient un
condensé du monde : "Il voit les fronces de son anus
béant irradier des images fulgurantes de terriers, de
tannières d'argiles, de terruriques matières. Sa vulve
est une forêt, un océan ourlé, houleux,
ruisselant." Et dans une longue envolée, le tableau d'affichage
d'un aéroport fait miroiter un monde de paillettes : "Papeete,
comme les mille facettes d'une pierrerie précieuse, Djakarta
avec son allure de dragon aux gueules béantes et
coloriées, Abidjan badigeonné comme un masque d'un brun
sombre et profond, brilland et totémique, dont l'écho
était aussi celui d'un tambour de brousse, Honolulu,
était-ce possible ? Saigon sinueux, avec ses images de
grouillement, d'échoppe, de cohue, de guerre, de ruses, de
Mékong, nuit chaude..." On s'arrête à chaque mot
comme à chaque port. C'est à la fois grandiose et
méticuleux.
Qu'en retient-on
? De grands délires, tantôt cocasses, comme la
dévoration du poulet fermier par une grand-mère
obscène ; tantôt effrayants, comme l'observation
douloureuse d'un sexe mal épilé. Et Dante. Le grand
voyage de Dante, aux visions terrifiantes, le rat dévoreur du
monde, lassé de petites victimes et qui a soif d'une proie
idéale. Dante qui a "percé le mystère de la
transparencce" et qui a compris les jeux de lumière qui rendent
trompeur le monde d'apparences où il vit. Dante observant dans
un rêve cosmique les avions qui s'écrasent. Dante tapi,
muet, dans un coin de conscience, Dante l'obsédant, Dante le
désir et le remords, Dante le tueur et la victime.
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Marc SOLAL, Tout
est beau, Hachette, 2008.
Tout est beau, pour le regard qui sait voir, et en particulier pour
celui de l'artiste plasticien, comme Marc Solal. Vingt-six courtes
nouvelles — certaines se résumant à un bref apologue —
nous initient à cette transmutation du monde en beauté.
Le hasard souvent vient aider des artistes qui croient avoir
épuisé leur imagination à retrouver ce regard
philosophal. C'est le hasard qui, en les faisant arriver en même
temps au sol, transforme un lâcher de plumes blanches en
collision entre deux anges. Mais le hasard existe-t-il ? N'y a-t-il
pas, au fond de chaque artiste, une force inconnue qui le suscite sans
qu'il s'en rende compte ? Certains dédoublement de la
personnalité tiennent parfois lieu de Providence. Un artiste
somnambule ne sait pas qu'il peint en dormant des tableaux plus aboutis
que ceux qu'il réalise le jour. Le hasard peut aussi
s'organiser, lorsqu'on livre le secret de l'oeuvre dans une malle que
n'ouvre qu'une seule des milliers de clés disposées tout
autour. Et le hasard (trouver une épingle dans une prison) peut
n'être que le tremplin dont a besoin l'imagination intacte de
l'artiste. Mais même s'il est suffisamment maîtrisé
pour produire une oeuvre parfaite, il ne faut surtout pas l'emprisonner
dans l'oeuvre. La plus belle leçon vient peut-être de
l'artiste qui a réussi à créer de surprenantes
sculptures en canalisant des fourmis vivantes. Il suffit d'un peu de
sirop d'érable, de beaucoup de patience... "et surtout, de
laisser les fenêtres ouvertes". C'est à cela que nous
invitent ces nouvelles.
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