Dans le sud de l'Italie, un enfant de cinq ans tombe dans un gouffre
étroit et se retrouve prisonnier de la terre. Durant son agonie de six
jours, toute une foule de parents, de curieux, de journalistes déferle
sur les lieux de l'accident, impuissante à le sauver malgré les
courageuses tentatives d'un gymnaste et d'un homme serpent, et
l'intervention d'une machine perfectionnée. Cela aurait pu n'être que
le récit d'une macabre anecdote. Annie Mignard a su en faire la
tragédie antique d'un sacrifice à l'ogre tellurique, et le récit quasi
épique d'une foule en mal de sensationnel et de spectacle. Émouvant,
inspiré, le récit oscille entre humour grinçant, émotion pudique et
poésie. L'enfant prisonnier voyant se découper un bout de ciel au
dessus de sa tête comprend qu'il est dans le « temps de la lumière »,
et que si la nuit est finie, il ne s'agit pas d'un rêve. Le récit se
construit par petites touches jusqu'à la lucidité suprême, celle de la
mort. La chute du récit, qui met en scène une petite fille retournant
sur le lieu de l'accident, est aussi surprenante que bouleversante.
Bref, un court récit parfaitement maîtrisé, qui joue tour à tour sur
toutes les registres de l'écriture et qui pose, sans instistance,
quelques problèmes fondamentaux de notre société du spectacle et de la
fête.
Une mention
particulière pour les illustrations d'Emmanuel Tête, qui s'imposent non
seulement par leur qualité, mais aussi, et surtout, par l'intelligence
de leurs rapports légèrement décalés avec le texte. Le boyau au fond
duquel est tombé l'enfant forme de la botte italienne... L'homme
serpent est illustré par une pieuvre... L'ivresse de la foule devant la
macabre incertitude se traduit par... une buvette ! Et une autre
mention pour l'éditeur, qui a réalisé un superbe objet dont le monde
numérique ne nous fera pas passer le goût !
Tristan, afin de s'intégrer à la vie du village dans lequel il vient
d'emménager, accepte de participer à une partie de chasse. Il est mal à
l'aise, se sent méprisé, et, incapable d'achever un lapin qu'il a
étourdi d'un mauvais coup de fusil, il le cache dans sa gibecière. Le
lapin commence alors à dialoguer avec lui, nullement apeuré, curieux de
cette vie humaine si compliquée qui ne parvient pas à rendre heureux —
le dialogue sur la nudité et la pudeur est aussi savoureux que
pertinent. Mais la partie tourne mal. Un des chasseurs tombe dans une
faille, se blesse gravement, prétend ne plus savoir bouger. Le jeune
citadin trouve alors l'énergie, sinon l'autorité, d'envoyer les autres
chercher du secours tandis qu'il garde le blessé. En rampant dans la
crevasse, il parvient à le rejoindre, l'encourage, lui remonte le moral
en échangeant des souvenirs.
Tel est le cadre
général, qui donne lieu à des retours en arrière instructifs. La parole
apaise et désosse. Tristan retrouve à côté du blessé le souvenir de sa
mère, atteinte du sida, et qu'il a soignée jusqu'à la fin. Des drames
anciens, dans le village, resurgissent dans la
conversation, et révèlent des tensions, sinon des drames plus récents.
Tristan comprend qu’il n’aime plus sa femme, Emma. « Leur amour a mal
tourné.
Leur amour s’est changé en association, en meule à moudre les
journées. Farine du quotidien » Lorsqu'il se rend compte que tous lui
mentent, y compris celui qu'il est en train de sauver, il devient
véritablement adulte.
Les rapports qui
se tissent entre le lapin et le chasseur constituent sans doute la
partie la plus attachante de ce récit. Une tempête éclate, un
cataclysme qui inondera la vallée et menace directement les chasseurs
abandonnés. « Dans quelques heures, mais peut-être moins, le chaos
prendra le
dessus. Libéré d’on ne sait où, il étendra sa main monstrueuse, habile
à pétrir le monde sans égard pour ses habitants. » C'est le lapin qui
les sauvera, enseignant à son « disciple » les réflexes salvateurs :
creuser un terrier, qui conservera la chaleur ; se déshabiller, pour
que les vêtements mouillés ne glacent pas le corps. Les deux hommes se
retrouvent comme des lapins terrés dans leur tannière, dans le noir et
le silence. Terrier symbolique du drame qui se creuse, et de l'inanité
de sa vie. « L’enui creuse une sorte de caverne en lui, plus sombre et
plus vaste à chaque instant. » Mais une fois l’orage passé, il faut
bien revenir à la lumière, et à la
vie. C'est là qu'on se rend compte qu'on a grandi. Emma, qui a paniqué
et s'est réfugiée sur le toit dès que la rivière a gonflé, n'est plus
la même. Le lapin file. « Qu’est-ce que c’est que cela ? », demande
Emma,
qui n’a rien vu. « Disons que c’est votre jeunesse », dit le lapin,
avant de disparaître et de clore le roman. Un clin d'oeil qui n'est pas
sans évoquer celui de Zazie, après sa journée sans métro : « Qu’as-tu
fait ? lui demande sa mère – J’ai
vieilli. »
Et le lecteur, lui aussi, en sort un petit peu grandi.
« La Grand-Rue n’est plus ce qu’elle était. Mais nous, on ne mourra
jamais. Nous, les putains de la Grand-Rue. Nous sommes les immortelles.
» Ce clin d’œil ironique, et peut-être involontaire, aux Académiciens
est d’autant plus pertinent qu’il est adressé à un écrivain par une de
ces immortelles qui exercent le plus vieux métier du monde… Mais il y a
aussi d’autres immortels dans ce roman, les vrais : les personnages des
livres, qui traversent la mémoire des hommes, défient le temps et les
cataclysmes.
Et c’est bien le
marché qui est proposé à l’écrivain par la prostituée qu’il va visiter,
au lendemain du tremblement de terre qui a ébranlé Haïti : elle se
donnera à lui s’il prête sa voix aux filles mortes, et en particulier à
« la petite », qui se faisait appeler Shakira, restée sous les
décombres douze jours en attente de secours ou de miracle. Dans le
récit erratique de la survivante, les deux vies s'entremêlent, avec
leurs espoirs semblables, leurs révoltes similaires. Shakira est la
fille d'une marchande de bibles. Des bribes de journal, d'une rare
violence, nous la montrent en révolte contre cette mère de certitudes.
La prostitution n'est ni un besoin, ni une vocation, mais la
manifestation extrême de cette révolte. « Défonce-moi. Trouve ma mère
en moi », dit-elle à ses amants de passage. Et le choix de l'hôtel de
pase où elle exerce son métier et finit sa vie, le Christianisme Hôtel,
n'est pas choisi au hasard. Prostitution et littérature sont ses deux
évasions, les deux grands « voyages » qui la libèrent de son passé. En
particulier la lecture de Jacques Stephen Alexis, le grand écrivain
d’Haïti et « le somptueux
naufrage des corps enlacés » dans l'amour. Ces deux évasions se
confondent en la personne d’un
professeur de lettres vicieux, avec qui elle semble avoir rompu avec sa
vie, et dont elle
semble avoir eu un enfant. Est-ce un autre départ interrompu par le
séisme ?
Dans la
Grand-Rue, Shakira s'est donné une autre mère, qui la cherche comme sa
fille, comme Shakira cherchait sans doute son fils au moment de sa
mort. Et c'est un autre devoir pour la survivane de retrouver ce fils
de la petite morte. C'est ce qu'elle comprendra au fil d'un récit
libérateur, qui lui a permis de dépasser son désarroi devant la mort.
« Dis-moi comment y arriver toute seule. Sans toi à mes côtés. Sans
personne pour m’engueuler de temps en temps. Dis-moi. Dis-moi comment
vivre avec l’idée que tu n’es plus. » En transformant les mortes en
immortelles, l'écrivain a donné un nouveau sens à la quête de
filiation. Au-delà des mots, il a su noter les silences, les non-dits,
les regards, ordonner le monde retourné au chaos comme l'île victime du
séisme. C'est ce qui donne à ce court récit la force et la tension
sacrée d'une tragédie antique.
Un Libanais qui a refait sa vie au Canada découvre un jour sa femme
victime d'un assassinat particulièrement atroce. La police ne semble
pas pressée d'arrêter le meurtrier, qui se réfugie dans une réserve
indienne. Alors, pour comprendre, pour combattre l'absurde, mais
impérieuse idée qu'il est peut-être le meurtrier, Wahhch Debch suit
lui-même la piste de l'assassin, pour le voir en face. Mais au fur et à
mesure de ce parcours, il sent une autre mémoire se réveiller en lui :
celle de son enfance dans les villages martyrs de Chabra et Chatila, où
il a été enterré vivant par les milices chrétiennes. Et une autre
vérité, une autre histoire se révèle peu à peu à lui.
On retrouve dans
ce roman les thèmes familiers à Wajdi Mouawad : la mémoire, l'exil, la
violence, la quête du père, l'impossible oubli... Mais la forme adoptée
leur donne une autre dimension. Chaque chapitre, en effet, d'une ligne
à plusieurs pages, est raconté par un animal qui assiste à la scène,
désigné par son nom scientifique latin en titre, mais immédiatement
reconnaissable à un détail significatif dès les premières lignes
("retenu par le cuir de ma laisse", "je me suis repliée au centre de ma
toile"...). Cela donne par moments des effets de parallélisme ou de
décalage stupéfiants. Décalage ironique, lorsque le canari décrit les
scènes les plus atroces en ponctuant gaiement "Je chante". Parallélisme
terrifiant, lorsque le fugitif traverse la frontière dans un fourgon de
chevaux destinés à l'abattoir. Dans les premières parties, l'animal
semble surtout obsédé par son monde, la découverte de son espace, la
quête obsessionnelle de nourriture. Cela donne des passages plein
d'humour où le poisson explore son aquarium, la fourmi les vêtements de
l'homme. Des morceaux de bravoure, comme le repas du boa décrit tour à
tour par le serpent et par le lapin, ou l'enterrement de la victime
décrit par le corbeau étourdi par l'odeur du cadavre. Les effets sont
efficaces, par exemple pour marquer la rapidité de la fuite en trois
chapitres de quelques lignes : un écrit par le rat d'égout, le deuxième
par une abeille, le troisième par un oiseau, la scène prenant en dix
lignes une hauteur vertigineuse.
Bien sûr, il
faut inventer une langue à chaque animal sans pour autant nuire à
l'unité du texte et à la compréhension immédiate du récit. Le travail
du romancier est en ce sens surprenant. Les animaux disposent d'une
riche palette de vocabulaire pour les métaphores ("le rhéostat des
nuages", "l'ecchymose du soleil"), mais manquent cruellement de mots
pour décrire le quotidien (derrière la "machine chromée" nous
reconnaîtrons la pompe à bière, et le café dans le "liquide brûlant aux
arômes âcres et cramés"). Ils décèlent des nuances infimes de
sentiments, mais manient mal les concepts, confondent l'intérieur et
l'extérieur. Cela donne une langue originale, à forte teneur poétique,
non dénuée d'humour lorsqu'elle nous invite à lire notre monde en
filigrane du récit des animaux.
Tout cela n'est
que du style et n'amuserait qu'un moment s'il n'y avait, à la lumière
de ces regards d'animaux, une vérité plus profonde explorée par des
sens qui échappent aux hommes. La mouche goutte la terreur à la sueur
de l'homme. Le chien voit ses émotions comme des halos colorés : "mon
maître s'est mis à dégager du bleu", il se "vide de son rose". Des
fresques poétiques naissent de ses yeux. "Nous, les chiens, percevons
les émanations colorées que les corps des vivants produisent lorsqu'ils
sont en proie à une violente émotion. Souvent, les humains s'auréolent
du vert de la peur ou du jaune du chagrin et quelquefois encore de
teintes plus rares : le safran du bonheur ou le turquoise des extases."
Peu à peu, des
complicités inattendues naissent entre le fugitif et les animaux. Ici,
il est défendu par la mouffette, parce qu'il est lui aussi rejeté par
les hommes. Ailleurs, les chauves-souris dévorent ses cauchemars pour
en faire un des leurs. C'est la blessure fondamentale de l'être que les
animaux reconnaissent en lui, la blessure qui réveille l'animal tapi
dans le cœur de l'homme. Ce que les Indiens appellent son totem, "la
part invisible de son être magique", mais surtout, le cri de la douleur
que l'on doit entendre au fond de soi, mais dans son écrin de silence
pour pouvoir apercevoir "le visage de sa douleur". Alors l'homme cesse
d'être un prédateur ; une complicité inconnue le lie à la grue ou au
rat d'égout. "Les humains ne sont pas tous des pièges, ils ne sont pas
tous des poisons, je veux dire par là qu'ils ne sont pas tous des
humains, certains n'ont pas été atteints par la gangrène."
Alors peut
commencer l'histoire, la véritable, celle qui a été enterrée avec lui
dans une fosse de Chabra et Chatila. De la "brèche de la mémoire"
s'échappent peu à peu des images, et les monstres succèdent aux
animaux quotidiens. Au fait, que signifie son nom en arabe ? Wahhch
Debch ne s'en est jamais soucié. Il a suffi d'une brèche, d'une
blessure, qui en a réveillé d'autres, à l'infini, jusqu'à cette
"déchirure à la trame de sa vie" que seul peut percevoir le plus
monstrueux des chiens qui le croisent. "J'ai vu le ventre dévasté de
Léonie et je me suis revu dans le ventre dévasté de la terre, et depuis
ça ne cesse de s'ouvrir. Je m'ouvre, quelque chose s'écartèle, et plus
ça avance, plus ça me disloque, plus je me disloque." Sans doute un des
plus beaux, des plus surprenants, des plus riches romans de cette
rentrée. Les scènes les plus fortes, au vif de la douleur universelle
que les animaux partagent avec l'homme traqué, nous font toucher dans
de vastes envolées épiques les frontières ultimes de la vie, là où elle
se confond avec les rythmes primordiaux de l'univers.
Otto Ganz,
Matières d’être, encres d’Amathéü et Ganz, Le Moulin de l’Étoile, 2012.
Chacun a sa
manière d’être : ce n’est qu’une façon de mettre en valeur quelque
chose de plus fondamental, que l’on nomme, sans plus y réfléchir, l’«
être ». Mais si cet « être » avait bel et bien une matière ? Un
philosophe s’emparerait de la question. Le poète, à partir d’un jeu de
mots plus profond qu’il n’y paraît, préfère la mettre en œuvre. Il
regarde et l’être finit par arriver. « Il arrive qu’un homme » : ainsi
commencent ces cinquante-huit courts poèmes. L’opposition entre cette
matière fondamentale (l’homme, l’être) et cette litanie de tous les
possibles, qui suggère qu’un hasard capricieux guide le fond même
de notre être, laisse une impression douce amère qui donne sa tonalité
au recueil. Ce qui survient, ici, sont des confrontations de l’homme
avec sa vie : la dureté de l’époque, l’abandon, le désarroi, la
disparition, suicide ou meurtre…
Mais face à
cette chaîne de hasards qui l’emporte, l’homme conserve un rêve
d’absolu qui l’incite à prendre son destin en mains — pour quelques
secondes, sans doute, avant un prochain coup. Révolte, ou simple prise
de conscience, responsabilité assumée de sa vie. Il « rajuste sa marche
», ou se relève de sa tombe. Sans doute n’y a-t-il pas de bonheur, mais
pas à pas, il y a des joies que l’on peut partager, et qui rayonnent.
Ces fragments d’instants qui « arrivent », ou non, dessinent en
pointillés ce qu’en termes pompeux on appelle une destinée : non pas
une ligne droite, mais une ligne sans cesse brisée, et sans cesse
redressée, come l’éclair.
« Il arrive qu’un homme
désarçonné
par la fureur de l’orage
compte l’éclair et
prédise un avenir
sans cesse intermittent »
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Voir aussi
:
Pavots,
On vit drôle,
Du fond d'un puits,
Technique du point d'aveugle,
Les Vigilantes.
Prière de l'exaltation.
Hubert Haddad,
Sonetti di dolore, La Porte (Poésie en voyage), 2012.
Huit sonnets,
mince recueil fugace, dont chaque mot résonne cependant avec plus de
force dans notre mémoire que le plus épais des romans. Des sonnets de
douleur : à l’époque classique, on parlerait de « tombeaux ». Des
hommages rendus à des amis disparus, parfois nommés, le plus souvent
évoqués. Des parcours interrompus sans autre précision sinon, parfois,
l’irruption d’un rasoir ou d’une corde. Si ces poèmes nous parlent,
c’est parce qu’ils intègrent l’événement insoutenable dans une culture
universelle, par allusions discrètes à la Bible, à la mythologie, à
l’histoire, à la littérature. Les Parques (mais les véritables, celles
qui présidaient à la naissance dans la mythologie romaine), l’Arverne,
Orphée, sont bien entendu convoqués, mais on y vogue de Cythère à
Alexandrie pour y rencontrer « un pharaon de Provence », jusqu’à une
interrogation à la fois ancrée dans la précision d’une rue parisienne
et dans la tradition générale de la poésie médiévale (« Ubi sunt ? ») :
« Où sont-ils mes amis de la rue Pastourelle »…
C’est dans ce
double mouvement que les poèmes puisent leur force. Dans cette tension,
aussi, entre une métrique stricte (les quatorze alexandrins rimés) et
un rythme souple, brisant sans cesse le vers pour y couler une phrase
rétive, ambitionnant « l’impunité des à-peu-près » pour adoucir la
rigueur du thème et de la forme littéraire en une fluidité poétique.
Ici, l’écorché vif a des doigts de fumée, mêlant l’évanescence et la
douceur à la brutalité de la sensation. Cela nous vaut des images
énigmatiques et somptueuses (« Les trois sœurs ont perdu leurs
phalanges de sang »), mais parfois d’une simplicité évidente (« Neige,
ô fossoyeuse n’efface pas ses pas »).
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Voir aussi :
Le camp du
bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des
songes,
Palestine,
Nouveau
nouveau magasin d'écriture,
Vent printanier, Opium Poppy, Géométrie d'un rêve,
Le peintre d'éventail,
Mâ, Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage.
Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable,
La symphonie atlantique.
Éric Baratay,
Le point de vue animal, Une autre version de l’histoire, Seuil (L’Univers historique), 2012.
Voici un livre
que, pour plusieurs raisons, on ouvre avec gourmandise. L’histoire a
toujours été vue sous un angle anthropocentriste, et pour cause,
puisqu’elle est écrite par des hommes, et pourtant les animaux y ont
joué un rôle prépondérant. Certes, il existe des histoires des animaux,
mais elles se résument le plus souvent à l’exploitation économique,
symbolique, ludique, guerrière… des animaux par l’homme. Comment
retrouver le regard de l’animal sans l’écran de celui de l’homme ? Le
défi est formidable, et mérite d’être relevé. Aussi le profane en
critique historique n’en appréciera-t-il pas moins que le spécialiste
la première partie, méthodologique, qui retrace les différentes
approches qui se sont succédé en la matière, et qui précise
l’originalité de celle-ci.
On est certes un
peu déçu d’apprendre que le sujet se réduira aux XIXe-XXIe siècles, et
à cinq exemples assez rebattus : les vaches laitières, les chevaux de
mine et d’omnibus, les animaux dans les tranchées, les animaux de
compagnie, les taureaux de corrida. Mais ces sujets sont déjà immenses,
et il vaut mieux se limiter que se perdre en généralités. D’autant que
l’approche, dans les cinq chapitres suivants, s’effectue selon une
autre typologie, plus prometteuse, celle des relations entre l’homme et
l’animal : eugénisme, travail, violence, connivences, avant un bref «
retour à l’homme » où l’auteur s’interroge sur le regard porté par
celui-ci sur le monde animal (perte d’un compagnon, image de l’animal
en littérature, SPA…). Entre la machine (on se comporte souvent mieux
avec un objet inerte qu’avec un animal) et l’être humain, l’animal a un
statut hybride pour l’homme qui se dit son maître et son
détenteur.
La déception,
après la brillante analyse qui nous avait mis l’eau à la bouche, est de
retomber, le plus souvent, dans une histoire de l’exploitation de
l’animal par l’homme. Certes, on se disait bien qu’il était difficile,
voire impossible, de trouver « l’autre point de vue », la façon dont
l’animal regarde, vit, pense le monde, dans lequel l’homme n’occupe pas
nécessairement une place privilégiée. Le choix, par exemple, d’écarter
les animaux sauvages réduit nécessairement à étudier les rapports de
l’homme et de l’animal.
Quelques moments
de bonheur, tout de même, lorsque l’auteur arrive au cœur de son sujet,
lorsqu’il perçoit les réactions de l’animal et sa façon de percevoir le
monde qui l’entoure, au moment, surtout, où cet environnement bascule.
On lit de terribles pages sur l’« effroi » du cheval descendu au fond
de la mine, tel que le décrit Zola : pétrifié, « il disparaissait sans
un frémissement de la peau, l’œil agrandi et fixe ». Horrible,
également, la façon dont le bétail ressentait l’entrée dans les
abattoirs, à l’époque où il croisait les carcasses, les viscères, les
excréments que l’on ne prenait pas la peine de dégager. Ou le chapitre
sur le stress du taureau entrant dans le toril. On sent l’animal vivre
avec des réactions propres, qui échappent parfois aux logiques de la
psychologie humaine et qui nous font croire que nosu entrons,
provisoirement, dans son regard. Ainsi pour ce cheval qui, en 1947,
obéit aux ordres convenus, mais ne réagit plus aux caresses. Ce sont
ces parties que l’on aurait voulu plus nombreuses, plus développées, et
qui justifient pleinement ce sujet original.
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Yves Namur,
La tristesse du figuier, Lettres vives, 2012.
« Interroge donc
les bestiaux, ils t'instruiront, les oiseaux du ciel, ils
t'enseigneront. Cause avec la terre, elle t'instruira, et les poissons
de la mer te le raconteront », dit le livre de Job. Le poète seul sait
encore entendre la leçon de la Nature. « N’avons-nous pas trop vite
oublié / Que ces pierres parlaient comme nous parlons aujourd’hui ? »
Pour entendre les arbres, les pierres, le jardin, pour comprendre la
tristesse du figuier et entrer dans son ombre, pour comprendre la «
beauté terrible des choses », il faut redevenir « l’homme simple »,
attentif aux « choses simple ». Le retour régulier de l’adjectif, dans
les poèmes de ce recueil, nous renvoie inconsciemment aux « simples
d’esprit » que l’Évangile a déclarés bienheureux. Comme le figuier nous
renvoie au paradis originel, à l’arbre dont le fruit avait été interdit
à Adam et dont les feuilles couvriront sa nudité. Mais aussi à
l’Apocalypse, cité en exergue, lorsque les étoiles tomberont du ciel
comme les fruits du figuier secoué par le vent. L’arbre qui traverse la
Bible, et le monde, de sa création à son anéantissement a toutes les
raisons d’être triste.
Aucune réflexion
théologique, rassurez-vous, dans ce recueil au ton grave, mais aux
images fortes. La simple constatation que nous avons perdu une
innocence, depuis le temps où l’homme « butinait insouciant les larmes
des anges ». Comment la retrouvera-t-il ? Dans les rêves, parfois, mais
ils s’évanouissent au matin. Dans le poème, bien sûr, qui lui rend la
simplicité perdue. « Le poète dit qu’avec des mots simples / On
construirait facilement une maison. » Mais le poème lui-même ne dure
que le temps de le lire. Alors il faut savoir redevenir personne, dans
« l’au-delà poème », dans « une journée sans rien ». Redevenir figuier,
peut-être ? « Je respire comme le figuier a l’habitude de respirer, /
Je parle la langue des figuiers, je transpire, je tremble, / Je mange
et je dors comme le figuier. » Et l’on aurait envie de compléter,
comme dans les
Histoires naturelles
où Jules Renard se met lui aussi à écouter les arbres : « Je sais déjà
regarder les nuages qui passent. / Je sais aussi rester en place. / Et
je sais presque me taire. »
Car le silence
est au cœur du poème comme le néant est au cœur de l’être. Un véritable
silence, nourricier, qui n’a rien de gêné ou de menaçant. « Un
silence / Qui ne se mesure pas au nombre de mètres qu’il faut pour
l’enjamber / Et passer dans l’histoire d’un autre silence. » Et
pourquoi pas ? — l’idée en est séduisante — un fragment du silence
originel, que personne n’aurait jamais approché.
C’est en
construisant autour de ce silence que le poème se crée ; c’est en
construisant autour de son néant intérieur que l’homme apprend à vivre.
Car « Vivre, c’est tout autre chose / Que de porter sur soi un manteau
de larmes ». C’est cela, la leçon du poème, et du figuier. Mais l’homme
sait-il encore l’entendre ? Il y a parfois le goût amer de l’échec dans
certains de ces poèmes. Il est encore « des hommes et des femmes / Qui
ont l’âme ouverte et la vie / Déjà brûlée. » Qu’attendent-ils, si la
vie ni la mort ne peuvent plus rien leur apporter ? Peut-être est-ce
cela, la tristesse du figuier.
Voir aussi
:
Dis-moi quelque chose.
N'être que ça.
La nuit amère.
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Werner Lambersy,
A l’ombre du bonsaï, L’Âne qui butine, 2102.
Werner Lambersy
a l’art des poèmes-éclairs, immédiats et puissants, qui sont à l’épopée
ce que le bonsaï est au chêne. Il les écrivait jadis sur les cases d’un
échiquier (
La diagonale du fou) ou
Sur une écaille de carpe.
À l’heure d’Internet, il les diffuserait par twitter, car ils ne sont
pas plus long qu’un twitt de cent quarante caractères. Mais leur
réunion dans un recueil sur papier vergé, avec des frottis d’Anne
Letoré, les rend infiniment précieux, comme un jardin miniature cultivé
dans un enclos soigné.
À l’ombre du
bonsaï, le sage apprend a écouter la nature, mais aussi la ville, la
maison, les besognes quotidiennes, les êtres aimés… Les courts
aphorismes sont comme des instants infiniment précieux. « Les montres /
Chez les enfants n’ont d’aiguille que pour la seconde. » Ici, un
éternuement ; là, une hésitation ; le temps qu’un nuage passe et change
de forme, le temps d’un coup de vent ou du train qui part, chaque
matin, dans le percolateur du bistrot… Ils racontent des choses
minuscules, des vies d’insecte — une mouche, une fourmi, une araignée
—, mais aussi le cheveu sur l’oreiller, ou la table vide lorsque les
enfants ont grandi. Puis ils s’élèvent, sans prévenir, vers les arbres,
vers le ciel, l’horizon, le soleil… Ils écoutent le « Koan/ De la vague
qui ne peut pas mordre son autre lèvre », ou regardent le « Mantra /
Sous les paupières aussitôt que j’appuie les pouces ».
La sagesse du
poème consiste à saisir l’instant fugace, au moment où il passe. « Les
oiseaux chantent, le courrier peut attendre. » Si le soleil s’invite
sur le cahier où l’on écrit, il faut lui laisser la place. Tout devient
inutile, à l’aune de l’infini, dans l’ombre du bonsaï. « Ce matin /
J’ai vu passer les nuages pourquoi lire le journal ». Même si, avec une
note d’humour, la vraie / fausse vie se rappelle parfois à nous. «
Regardant / Tomber la neige je laisse le riz coller au fond. »
Parfois, un peu
de nostalgie se glisse dans ces poèmes qui nous apprennent à voir le
monde avec des yeux d’enfants. Une pensée pour la vieillesse, qui
s’installe ; pour la mort, qui s’approche. Pour l’inutilité de toute
chose, y compris du poème. « Des années / Pour écrire un poème dont
personne n’a besoin ». Est-il encore utile de persister ? La réponse,
bien sûr, Werner Lambersy l’a donnée voici vingt ans dans
Architecture nuit,
qu'il adresse à ces « lecteurs de choses inutiles dont l'âme a besoin
». Oui, nous avons tous besoin d’ouvrir soudain d’autres yeux sur ces
petits bouleversements de la vie que nous ne remarquons plus. Parce
qu’ils sont inutiles, précisément, et qu’il n’y a rien de plus précieux. Et nous avons besoin de celui qui nous les montre.
Cet arôme
doux-amer se retrouve dans la seconde partie de ce recueil, qui prend
la forme d’un long dit anaphorique qui semble vouloir psalmodier la
vie. « Nous avons vécu » — constat, regret, testament apaisé plus que
désabusé, à l’heure où l’on dépose ses sandales à côté de celles
d’Empédocle ? Vivre, c’est apprendre aussi que l’on n’écrit que pour
effacer, comme le Christ sur le sable.
La troisième
partie du recueil revient au poème, et à la forme courte, pour nous
faire découvrir la Corée, en courts poèmes (de trois lignes à trois
pages) sur les lieux parcourus. Le temple, la chambre d’hôtel, la
cuisine coréenne se transmuent dans le regard du poète. D’aucuns
voyagent avec un appareil photographique ; Werner Lambersy voyage avec
des mots, et nous les envoie comme des cartes postales. Et nous voyons,
bien mieux que sur papier glacé, Séoul au crépuscule, un pavillon sur
pilotis, un balcon sur le vide… Un de ces souvenirs rapides comme un
flash, à Yéonji et Gwallamjeong : « Kiosque / De la contemplation /
Devant le tapis de prière des lentilles d’eau ». À quoi sert encore le
voyage ?
Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
Achille Island Note Book, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
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Corinne Hoex,
Le ravissement des femmes, Grasset, 2012
Élisabeth est
athée de vieille lignée. Elle a grandi dans une famille où l’idée même
d’avoir une âme ou de discuter à table de Platon met en danger la
digestion du père. « C’était un être délicat. Ce qui distinguait psyché
et pneuma perturbait dangereusement le métabolisme de ses fonctions
gastriques. » Aucun risque, en principe, de se laisser embrigader dans
un mouvement sectaire. Un visage sur une affiche suffit cependant à la
faire pénétrer aux sermons de Constantin. Un être étrange. Une «
Présence barbue aux yeux diablement mauves ». En tombe-t-elle amoureuse ? Ce n’est pas aussi simple.
Il y a d’abord
de l’intérêt sociologique, sinon ethnographique, pour la jeune femme
bombardée dans un univers à part. Pour le plus grand plaisir du
lecteur, elle décrit avec un humour pince-sans-rire ce « monde
pétrifié qu’un sortilège envoûte ». Le public passif devant un
spectacle qui n’est finalement pas plus idiot qu’une émission de
variété. « Ce sont des contemplatifs : ils regardent la télé. » Un
évêque orthodoxe dépassé par les événements et qui serre son « doudou »
: une mèche de cheveux de Marie-Madeleine. Des groupies rebaptisées de
noms invraisemblables, Thècle, Bathilde, Abigaëlle, « imitant à leur
manière les danseuses du Crazy, les Lolo Vesuvia, les Etna Volcano, les
Nina Stromboli ». Cela nous vaut des passages d’une ironie cinglante,
des morceaux de bravoure épiques, comme la longue et méthodique
énumération des « stages de la concurrence »
Cela pourrait
s’arrêter à une aimable satire voltairienne des sectes évangéliques.
Cela va un peu plus loin. D’abord, parce qu’Élisabeth, sans se laisser
laver le cerveau (ou, pour reprendre l’expression imagée de Corinne
Hoex, sucer la cervelle à la paille par le Dieu peint au plafond de la
coupole), suit Constantin dans toutes ses conférences, ses retraites,
puis sa vie intime, et restera dans son entourage à la fin du roman.
Lucide et apaisée. Le coup de génie a été de les faire rencontrer sur
le terrain de la poésie, réciter Baudelaire en alternance, comme une
évidence. « Vous croyez en la poésie. C’est la même chose. Dieu ne peut
être que Poète. » Cela donne un autre tour à leur relation, faite de
complicité et de distance ironique vis-à-vis de la spiritualité
faisandée du groupe. Avec une athée qui n’attend pas de lui une
révélation foudroyante, Constantin échappe à son personnage, redevient
un homme à petites manies, comme les autres. « Accordez-moi, vous au
moins, un peu de légèreté », lui dit-il quand elle sourit de sa
kleptomanie hôtelière – il collectionne les savonnettes et les
mignonnettes du minibar… Cela donne un peu de tendresse aux personnages.
Élisabeth finit
par se faire baptiser, à l’huile d’olive extra-vierge, première
pression à froid, et au sel de Guérande, parce que tout de même, c’est
un grand jour. Constantin finit par coucher avec elle, puis par
l’abandonner, comme Barbe-Bleue, dans sa collection de groupies, parce
qu’il n’est pas question, non plus, de résumer à un banal coup de
foudre les rapports complexes entre les deux personnages. Cela donne un
roman plaisant, au ton juste, à l’humour efficace, sans pour autant
apporter une dimension lourdement sociologique au phénomène des sectes.
Voir aussi :
Décidément
je t’assassine.
Et surtout j'étais blonde,
Nos princes charmants.
Les reines du bal.
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François Cheng,
Quand reviennent les âmes errantes, Albin Michel, 2012.
Chun-niang, «
dame Printemps », est la concubine du dernier roi du Yan, un des
multiples « royaumes combattants » qui ont précédé l’unification de la
Chine, trois siècles avant notre ère. De son enfance, elle a gardé deux
passions où se mêlent amour et amitié : celle de Gao Jian-li, le
musicien devenu maître de l’art sacré du « zhou », et Jing Ko, le
chevalier passé maître en arts martiaux. Le corps, l’âme et l’esprit,
unis par un destin exceptionnel. « Jing Ko, nous deux, nous le savons.
Nous qui portons en nous le souffle, nous serons emportés par le
souffle. Toi par le souffle intègre, moi par le souffle rythmique. »
Lorsque le roi
Zheng des Qin se lancera dans la conquête des royaumes voisins, avant
de devenir le premier grand empereur, Jing-Ko sera choisi pour
perpétrer un attentat, qui échouera ; Gao Jian-li, sauvé par ses dons
de musicien, sera aveuglé et à son tour torturé pour avoir voulu tuer
le conquérant. Seule Chun-niang, vieillissante, retournée à son village
désolé, donnera accueil aux « âmes errantes » de ses anciens amis.
Construit comme une
tragédie en cinq actes introduits par des chœurs et donnant tour à tour
la parole aux trois protagonistes, le roman se déroule sur le rythme
paisible d’une fatalité à laquelle aucun d’entre eux ne cherche à
échapper. Le suicide de trois dignitaires rappelle périodiquement
l’importance de l’honneur dans les royaumes primitifs. Clôturé par le
chant commun des âmes errantes, le roman se conclut dans un somptueux
envol poétique. On en regrette d’autant plus qu’il ait recours, dans
ses premiers chapitres, à une telle accumulation de clichés qui
déroutent dans la langue très pure de l’académicien (un vénérable vieillard, un lumineux visage à l’ovale parfait,
un justicier à la petite semaine… et même une auberge qui
héberge). Leur accumulation parfois fait
sourire dans des scènes tragiques – peut-on arrêter le viol incestueux
d’un enfant en « mettant un holà à l’horrible chose », ou évoquer
nos héros « vidés de leur substance sur le chemin de la vie » ? Le
roman, malgré tout, vaut la peine de dépasser ces premiers chapitres
pour retrouver une langue aux belles images (« J’éteindrai la guirlande
de l’aurore sur toutes lignes de crête »), aux riches allitérations («
sur fond d’orages poussaient orges et sojas »).
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Jérôme Ferrari,
Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012.
D’abord, il y a
la Corse. Celle que l’on dit « profonde » parce qu’elle est loin de la
côte, même si le petit village où se situe le récit est perché sur sa
montagne. Et dans ce petit village, qui résiste encore et toujours à la
« monstrueuse cargaison de chair » des touristes continentaux, un café
d’habitués. « On aurait dit que c’était le lieu choisi par Dieu pour
expérimenter le règne de l’amour sur terre. » Idyllique, trop
idyllique. Lorsque la serveuse s’en va sans rien dire, au milieu de la
nuit, la patronne ne retrouve patronne pour prendre la succession.
Quelques essais infructueux la découragent, jusqu’à ce que deux jeunes
amis, qui avaient quitté le village pour des études de philosophie, ne
décident de le reprendre. Matthieu prépare un mémoire sur Leibnitz ; il
fait du café « le meilleur des mondes possibles », en embauchant
notamment une serveuse qui salue gentiment les clients en leur
caressant discrètement les couilles, et quelques jeunes filles
cosmopolites, égarées en Corse comme dans leur vie, et peu soucieuses
de retrouver leurs pays respectifs. Comme par miracle, le bar attire
une clientèle variée, quoique masculine, hiver comme été et de tous les
coins de l’île.
Mais il y a
Libero, qui préparait un mémoire sur saint Augustin. Grand lecteur, par
conséquent, de la
Cité de Dieu (qui n’est pas, malgré les apparences,
le meilleur des mondes de Leibnitz) et du
Sermon sur la chute de Rome,
qui tire les leçons morales de la fin de l’empire. Le ver est dans le
fruit. Les deux fruits. Matthieu, le lecteur de Leibnitz, s’encroûte
dans son bonheur béat et devient « une bête qui jouissait du bonheur
inaltérable et borné des bêtes ». Libero devient intransigeant comme
l’évêque d’Hippone et rend une justice intraitable contre une serveuse
voleuse et quelques plaisantins insistants. Comment tout cela est-il
arrivé ? Par infimes fissures que l’on n’avait pas aperçues. « Chaque
monde repose ainsi sur les centres de gravité dérisoires dont dépend
secrètement tout son équilibre » ; on ne sent pas « les subtiles
vibrations du sol sur lequel courait un réseau de fissures dense comme
la toile d’une araignée », et l’on est tout surpris de l’effondrement,
comme de la chute de Rome. Inutile d’accuser les hordes barbares
(touristes ou invasions germaniques) : le monde ne souffre pas de la
présence de corps étrangers « mais de son pourrissement interne, la
maladie des vieux empires ».
Le lent
basculement du petit bar du paradis originel à l’apocalypse occupe
l’essentiel du roman. Mais deux autres récits s’y intègrent pour lui
donner de la profondeur. Le sermon sur la chute de Rome d’Augustin,
bien sûr, qui lui donne son titre et son sens, et l’histoire de Marcel,
le grand-père, né après la première guerre mondiale, témoin de la chute
d’un autre empire. Le roman ne se veut pas moralisateur : c’est dans
l’enchevêtrement des trois histoires que le lecteur, s’il le souhaite,
puisera ses propres réflexions sur la grandeur et la décadence des
civilisations. Des clins d’œil sur les noms des personnages
(Massinissa, Matthieu, Libero, Aurélie…) l’y encourageront discrètement.
Sinon, il se
laissera porter par une écriture maîtrisée, aussi à l’aise dans
l’humour (les aventures et mésaventures du petit bar) que dans la
poésie, pour évoquer notamment les beautés du paysage, hiver comme été
: « La nuit, le givre fait briller la route, comme si elle était semée
de pierres précieuses. » Jérôme Ferrari manie avec la même dextérité la
phrase longue aux replis sinueux, mais toujours parfaitement
intelligible, et les formules percutantes, qui en disent beaucoup en
peu de mots : « Il tenait à elle comme à sa possibilité la plus
lointaine. » Il atteint, dans les derniers chapitres, la gravité
essentielle des grandes tragédies où le héros, assumant ses échecs,
accepte son destin sans se débattre.
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Voir aussi :
Où j'ai laissé mon âme.
Laurent Gaudé,
Pour seul cortège, Actes Sud, 2012
Le voyage est au
cœur de l’œuvre de Laurent Gaudé, dans la thématique comme dans le
rythme de la phrase. Et le roman tout entier, cette fois, est conçu
comme une déambulation complexe, par cortèges simultanés ou successifs,
au centre desquels est le roi Alexandre, mourant, mort, éternel. Vers
Babylone où il expire, deux caravanes sont en route, dont les récits
s’entrecroisent. Dryptéis, fille de Darius et belle-sœur d’Alexandre,
est mandée dans sa lointaine retraite où elle cache l’héritier de
l’empire perse. C’est le passé, la conquête achevée, qu’Alexandre doit
revoir avant de mourir. Ericléops, messager d’Alexandre dans la ville
des Navanda où s’est arrêtée son armée, revient avec un message du roi
qu’il n’a pas vaincu. C’est le futur de ses conquêtes, qu’il
n’accomplira qu’après sa mort.
Mais Dryptéis
comme Ericlops doivent laisser une part d’eux-mêmes hors de portée
d’Alexandre. Pour la princesse vaincue, c’est le fils caché qu’elle
doit abandonner pour qu’il ne soit pas mis à mort. Pour Ericléops,
c’est la vie. Seule sa tête tranchée reviendra dans une urne, porteuse
de l’ultime défi adressé au conquérant. Et puis, c’est tout l’empire
qui défile devant l’agonisant. Les soldats, les généraux, les
servantes, vainqueurs et vaincus, qui doivent délier un à un les fils
qui le maintiennent encore à la vie.
Au point de
convergence attend Alexandre. Il ne peut mourir avant l’arrivée de la «
diseuse de mort », qui lui donnera la permission de l’au-delà. Tout est
réglé avec la gravité fatale des cérémonies. Mais dès que la mort est
constatée, tout s’enraie. « À qui appartiens-tu, Alexandre ? » lui
disait sa mère, et la phrase revenait comme un leitmotiv. Elle prend à
présent tout son sens. Celui à qui le monde connu appartenait ne
s’appartient pas à lui-même. Il appartient à l’Histoire que l’on écrira
en son nom. Et l’Histoire appartiendra à celui qui possédera son corps.
Le cortège qui repart vers la Grèce pour le rendre à sa mère est
attaqué, dévoyé. Dryptéis, qui le suivait perdue au milieu des
pleureuses, est la seule qui peut encore le sauver, le rendre à son
rêve inexprimé : l’oubli. Guidée par la tête d’Ericléops, en ultime et
dérisoire cortège, elle reprendra la route de l’Orient.
Laurent Gaudé
retrouve ici l’écriture grave, presque sacrée, au souffle puissant, qui
avait inspiré La mort du roi Tsongor. Cela tient d’une évidence qui
dépasse la volonté humaine pour rejoindre le « fatum » des grandes
tragédies antiques. La grandeur de l’homme consiste à l’accepter sans
résistance obscène, parce que son acceptation l’intègre dans le cours
du destin, dans la marche du temps. « C’est ainsi. Elle ne peut rien y
faire. » « C’était bien. Je n’ai pas bougé. » « Elle sent que tout se
joue là et elle n’a pas peur. » « C’est pour cela que je suis venue. »
Ces formules récurrentes donnent le ton, transmuant le hasard en
nécessité, l’errance en pèlerinage, l’histoire en légende. Cette fusion
entre le fil du récit et celui du destin, entre les cahots de
l’Histoire et la logique implacable de la nécessité, correspond à la
fusion entre les sentiments et les paysages : « Tout est lent autour
d’elle et elle remercie les eaux d’être si épaisses car elle a besoin
de lenteur. » Mais aussi au style indirect libre, qui fond les paroles,
les pensées et le récit en de longues phrases inspirées, rompues
soudain par des répliques brèves, au rythme saccadé. Une écriture
maîtrisée, aux effets sûrs, dans laquelle le lecteur se laisse glisser
sans résistance, toute volonté à son tour abdiquée.
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Voir aussi :
La
porte des enfers,
Le soleil des Scorta,
Danser les ombres.
Grand Menteur, Chien 51.
Philippe Garnier,
Babel nuit, Verticales, 2012.
Farfelue, l’idée
de départ ? Le narrateur a grandi entre un père et une mère dont il ne
comprenait pas le baragouin. L’une se contentait de voyelles modulées,
l’autre d’onomatopées qu’il réinventait de jour en jour. L’idée, simple
et plaisante, ne peut se décliner plus de deux ou trois chapitres. Le
temps de nous convaincre qu’il ne s’agit pas d’une allégorie (que de
parents ne parviennent pas à se faire comprendre de leurs enfants !) ni
d’une réalité sociologique particulière (plusieurs années de recherche
convainquent le narrateur que ses parents ne parlaient vraiment aucune
langue). Il suffit alors d’aller au bout de la logique sans lever
le mystère : comment le couple parvenait-il à mener une vie sociale
normale, à travailler, à faire des courses ? On s’amuse un moment aux
situations ubuesques imaginées par le romancier.
Pour maintenir
l’intérêt du lecteur, il faut surenchérir sur la situation de départ :
d’autres interlocuteurs se mettent à comprendre le discours des parents
— ou font-ils semblant ? Et à trente-huit ans, pour la première fois,
le narrateur saisit une phrase de sa mère, et laquelle ! « Tu comprends
ce que je te dis ? » La singularité sur laquelle il avait bâti son
identité s’effondre en un instant. Il s’enfuit pour ne pas devoir
affronter les premiers mots intelligibles de sa mère.
Le roman le suit
alors dans une longue dérive, de plus en plus délirante, ponctuée
d’érections intempestives qui rassurent au moins sur le plaisir qu’il y
prend. Il devient urgent, pour lui, de raconter son aventure à des
inconnus — une voisine de café, qui s’endort ; la femme d’un ami
d’enfance, qui le regarde « comme si je proposais de jouer au bridge
pendant un tremblement de terre », un passant aussi égaré que lui dans
sa propre enfance, jusqu’à un hallucinant concours de souvenirs devant
un auditoire convoqué par hasard.
Difficile de ne
pas chercher une interprétation symbolique derrière cet enchaînement
bien huilé de situations absurdes. Certains thèmes récurrents y
invitent : l’importance de l’auditeur pour donner corps au récit,
l’entente qui s’instaure par delà les langues par des inflexions ou des
soupirs, le mutisme qui saisit le narrateur devant le babélisme d’un
palace ou d’une réception mondaine… Les personnages autour desquels se
noue finalement l’intrigue correspondent à des rôles plus qu’à des
identités spécifiques.
Et pourtant, on
suit avec intérêt, et parfois avec passion ce roman original, écrit
dans une langue joyeuse, allergique aux clichés. Quelques scènes
loufoques nous dérident (comme l’IRM avec une truffe qui évoque
irrésistiblement un cerveau d’enfant malformé), quelques expressions
justes nous font sourire (« nous restons un instant comme des paquets
non réclamés »), et quelques pages de pure poésie élèvent le roman au
niveau de l’épopée. « Mes parents ne parlaient pas, ils contribuaient
au plan sonore du monde, à une autre échelle. Le vent des galaxies
s’amenuisait à travers eux comme dans une conque marine à taille
humaine. » Entre la gravité du propos et la légèreté du récit, Philippe
Garnier a trouvé un ton bien à lui, où le non-sens fait sens, mais sans
s’imposer au lecteur. Au fond, n’était-ce pas cela, le langage
inintelligible mais compréhensible des parents ?
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Antoine Sénanque,
Salut Marie, Grasset, 2012.
Le thème des
apparitions mariales est devenu difficile à traiter : il faut
suffisamment d’humour pour ne pas tomber dans la mariolâtrie candide,
mais pas trop, pour respecter les convictions de chacun ; suffisamment
de détachement pour ne pas paraître naïf, mais sans sombrer dans
l’ironie facile. Le narrateur sera donc un chrétien non pratiquant,
sagement entouré d’un ami athée et d’un ami bouddhiste, avec un père
historien des religions désabusé pour donner au lecteur le minimum
d’informations nécessaires à la mise en perspective du récit. La
hiérarchie catholique restera discrète, caricaturale sans perdre sa
dignité : un curé sincère mais intelligent, qui garde sur sa table de
nuit une photo de Marylin Monroe à côté d’une image de la Vierge ; un
évêque ennuyé par les apparitions, mais surtout parce qu’il n’en a pas
besoin pour consolider sa foi, et qu’elles risquent d’attirer
l’attention du Vatican sur sa politique gallicane ; un spécialiste des
miracles qui se borne à quelques tests de Rorschach… Et un troupeau de
bigotes plutôt sympathiques, où se détache très vite la présence
excentrique de Mariette (la petite Marie…), rebouteuse et généreuse,
qui a réponse à tout mais dont les solutions inattendues se révèlent
parfois redoutables.
Le cocktail est
réussi, mais parfois artificiel, notamment dans les passages obligés :
consultation médicale, séances de psychanalyse, scanner et IRM pour
s’assurer que l’apparition est bien réelle… Même si cela donne
l’occasion de scènes bien croquées, le roman ronronne un peu dans ses
premiers chapitres. Antoine Sénanque s’en tire par une pointe d’humour
(l’apparition a lieu un 1er avril, ce qui la décrédibilise ; le
confessionnal comme la salle d’attente du psychiatre bénéficient d’une
excellente mais indiscrète acoustique…) et en parsemant le récit
d’images récurrentes qui annoncent la thématique centrale. Le
narrateur, Pierre Mourange, est appelé Morange par son médecin, il
ressent le tube de l’IRM comme un cercueil, de même que le
confessionnal comparé à un « cercueil debout »… On sent qu’il va être
question de mort, celle qu’on « attrape comme une maladie », tout
simplement en vieillissant, ce dont on ne se rend compte qu’en
franchissant le cap de la cinquantaine. Tout cela est aussi
caricatural, mais bien senti, et donne lieu à quelques scènes
touchantes, avec une jeune anorexique croisée chez son psychiatre, ou
avec les deux amis qui, chacun dans sa croyance, souffrent des mêmes
atteintes de l’âge. Un roman bien maîtrisé, un peu trop bien, qui se
lit avec plaisir, mais sans véritable passion.
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Ghislain Cotton,
Le Passager des Cinq Visages, Weyrich, 2012.
«
Connaissez-vous ça ? Ce sentiment d’ivresse absolue lors d’un passage à
l’acte ? Quand on met en pratique un projet que son aberration même
rend obligatoire, tout en sachant que l’on risque le pire ? » Quiconque
ne l’a pas ressenti ne peut comprendre le nœud même de ce roman, et
peut-être même (oserais-je m’avancer jusque-là ?) le ressort de
l’esprit belge. La nécessité de l’absurde, non pour prouver quoi que ce
soit, pas même à soi-même, mais parce qu’il est essentiel que tout ce
qui puisse être conçu soit. L’anecdote de base semble bien banale : un
avocat est emprisonné pour recel de malfaiteur, soupçonné d’avoir
hébergé un de ses clients après son évasion. Plus singulier, déjà, le
fait qu’il traite le juge devant qui il comparait de « grosse
pouffiasse ». Et cela faire monter des souvenirs d’enfance dans la
mémoire d’un vieil ami, le narrateur, qui l’avait perdu de vue depuis
l’école primaire. Celui-ci mène son enquête dans la maison « des cinq
visages » où habitait l’avocat.
Cinq visages ?
Allusion à une ancienne maison ornée d’allégories, sans plus, mais la
dénomination devient symbolique, tant l’avocat prévenu semble avoir de
personnalités gigognes… Et ce sont cinq visages étranges qui se
côtoient dans la maison : la femme de l’avocat, dont le narrateur avait
jadis été amoureux ; la mère au bord de la folie, mais dont le discours
laisse filtrer des secrets troublants ; une vieille servante à la
fidélité redoutable et au physique de pélican ; un réfugié « d’une
incertaine république de l’est », qui porte en silence un effroyable
passé. Et le cinquième, est-ce l’avocat emprisonné, le narrateur qui
s’installe dans les lieux, et bientôt dans le lit de l’épouse, ou le
mystérieux évadé dont on a perdu la trace ? A moins qu’il ne s’agisse
de Cornélius Farouk, ce nomade de la littérature contemporaine, qui
apparaît fugitivement comme auteur de…
L’Imposteur ?
La maison lève
un à un les voiles de ses mystères, et des personnalités qu’elle
abrite. Derrière l’avocat mauvais plaisant se cache un homme blessé
depuis l’enfance, où il a perdu sa mère dans un accident. « Coïncidence
: c’est ce jour-là aussi que Dieu est mort. Ecrasé par la même bagnole.
» Il faut toute la délicatesse du narrateur pour reconstituer les faits
en sondant les blessures. « Cela tenait à de menus indices. Presque
imperceptibles. Une façon de sourire, d’infimes gestes d’impatience. »
On ne voit souvent les failles que lorsqu’il est trop tard. Au delà de
l’aspect policier, c’est cette attention au détail imperceptible qui
fait le charme de ce roman. De la part d’un narrateur critique
littéraire (comme le fut Ghislain Cotton) et d’un avocat cultivé, cette
attention passe par des clins d’œil littéraires éclairants, de
Chesterton à Dostoïevski. Une belle réussite, tout en finesse, mais
avec un humour discret qui tient serrées les brides de la sensibilité.
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Voir aussi :
Reconquista,
La couleur des lupins.
Mathieu Riboulet,
Les Œuvres de Miséricorde, Verdier, 2012.
« Que faire de
tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ? » En une phrase se résument
les obsessions de quarante siècles de littérature, et de huit romans de
Mathieu Riboulet. La vie, la mort, l’amour. Peut-on encore faire
chanter ces lieux communs de la littérature ? Oui, en retrouvant la
sacralité qui leur donne leur densité de tragédie. Dans
L’Amant des morts,
Mathieu Riboulet avait réussi le pari de sacraliser le corps en faisant
de la sexualité une cérémonie grave et rédemptrice. Les références
bibliques donnaient à son narrateur une résonance christique que l’on
retrouve dans ce roman, centré sur les sept œuvres de miséricorde. Une
question de rythme, mais aussi de suspension du temps — qui songe,
avant de toucher le corps de l’Autre, à « se donner le temps du regard,
s’accorder le temps de la pensée » ? —, et de suspension du jugement,
au nom de la grandeur de l’homme, devant les excès de comportement
réprouvés par la morale commune — « seuls les insensés, les assassins
et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d’atteindre
l’autre ». La parenthèse temporelle crée un espace sacré, dans lequel
le lecteur est prêt à tout entendre. « Je le dévêts en silence, nous
sommes aux premières mesures d’une cérémonie du corps. »
Le narrateur,
français né après la guerre, porte en lui les persécutions subies avant
sa naissance par les juifs, mais aussi les homosexuels. Comme beaucoup
de Français de sa génération, il véhicule des lieux communs transmis
par les mots sur le peuple qui a persécuté la génération précédente. Il
attend la cinquantaine pour se rendre en Allemagne, et connaître un
corps allemand. Mais dans cette étreinte, tout le passé qu’il n’a pas
connu s’incarne violemment. Et les questions taboues s’engouffrent dans
la faille. S’il avait vécu durant la guerre, s’il s’était trouvé face à
face avec cet Andreas devenu son amant, l’aurait-il tué au nom d’un
devoir qui le dépasse ? L’aurait-il aimé en bafouant un devoir qui le
détruit ? S’il avait été allemand, aurait-il adhéré aux horreurs qui se
déroulaient sous ses yeux, aurait-il eu la force de les dénoncer ? « Je
cherche simplement à comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à
l’appui, est entré dans la vie française et continue à en façonner
certains aspects, malgré qu’on en ait. » Les questions sont trop
lourdes lorsqu’on leur cherche une réponse sincère.
La seule
possible est le don total de soi, dans une identification christique à
la victime sacrificielle. Le sado-masochisme, évoqué parfois
discrètement, parfois très crûment, devient une cérémonie expiatoire.
Posséder le corps de l’autre, détruire le corps de l’autre, démarches
complémentaires ou similaires, qui renvoient à la même question : «
Qu’y a-t-il dans le corps de l’autre ? » A ce face à face entre
Français et Allemand se répondent d’autres corps à corps, qui le
nuancent. Avec des amants français, bien sûr, mais aussi italiens («
Poser la main sur des corps italiens est toujours la promesse d’une
plongée vertigineuse dans l’Histoire »), ou avec un jeune kurde de
nationalité allemande parce qu’il ne veut pas être turc, ce qui élargit
brusquement la spirale de la persécution. De même, la nécessité de
traduire par des mots anglais (leur seule langue commune) des
sentiments dont les contours ont été définis différemment en français
et en allemand oblige à s’interroger sans fin sur les contours des
idées et des mots. Et, surtout, les évocations artistiques,
essentiellement du Caravage, renforcent cette sombre sacralité du
corps, du sexe, de la violence, de l’offrande. L’histoire chrétienne
s’inscrit dans le corps supplicié, du Christ, des martyrs, et
transcende le bourreau comme sa victime. Les œuvres de miséricorde qui
scandent le récit prennent alors une autre résonance, au gré des
variations des formules traditionnelles. « Prendre soin » des
prisonniers peut-il devenir « porter des coups » aux prisonniers, si
telle est leur volonté et la nécessité de l’offrande ? Les titres des
courts chapitres traduisent cette lente et surprenante dérive : «
Peindre ceux qui sont nus », « défigurer les morts », « payer ceux qui
nous tuent »… Les œuvres de miséricorde trouvent ici d’étranges, mais
grandioses variations. La scène finale élève la tragédie intérieure au
niveau d’une vision épique à couper le souffle.
Mon seul regret,
face à cette remarquable fresque de l’amour maudit, est l’usage parfois
immodéré de l’alexandrin, dans des tirades un peu ronflantes (« court
jusqu’aux boucles brunes qu’entre mes doigts je roule après s’être
gonflée de vingt siècles d’espoirs, de vingt siècles de drames,
puissamment rassemblés en un déluge d’art qui unifie le temps, les
peines et les joies et continue longtemps à nous transfigurer »…). Cela
m’avait échappé dans le précédent roman de Mathieu Riboulet, et
symptomatiquement, les passages lyriques encouragent ce travers, que
l’on ne retrouve pas dans les pages consacrées à la réflexion sur le
passé de persécution. Mais cela n’ôte rien à l’efficacité de quelques
superbes pages et à la pertinence de l’analyse des personnages.
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Voir aussi :
L'Amant des morts.
Aristophane, traduit et adapté par Michel Host,
Ploutos, dieu du fric, Mille et une nuits, 2012.
Grèce antique.
Des villageois pauvres mais honnêtes ont capturé Ploutos, dieu de la
richesse, aveugle, qui distribue sans savoir à qui ses faveurs. Ils
promettent de lui rendre la vue s'il favorise grâce à elle les gens
honnêtes. Malgré une brillante plaidoirie de Pénia (la misère), qui
démontre que la pauvreté est la seule dispensatrice de bienfaits, ils
arrivent à leur fin. Un plaidoyer pour les victimes du capitalisme
sauvage, en particulier dans la Grèce qui traîne le boulet du FMI.
Comment adapter au public moderne un
texte aussi ancré dans son temps qu'une comédie d'Aristophane ? On doit
le plus souvent choisir entre la fidélité au texte d'origine et la
compréhension directe du public actuel. Michel Host, qui avait déjà
adapté
Lysistrata, ne
sacrifie ni l'une ni l'autre. La langue est vivante, nourrie
d'allusions contemporaines, de mots d'argots, de plaisanteries
modernes, mais l'atmosphère antique a été respectée, avec ses clins
d'œil à la politique de l'époque ou aux dieux obscurs. Et tout cela
fonctionne parfaitement, avec une fluidité qui n'est possible qu'au
théâtre, où le comble de l'artifice est de sembler naturel.
Ainsi, pour
évoquer Hécate, la déesse lunaire à qui les riches offraient, la nuit,
des festins aussitôt avalés par les pauvres, Michel Host écrit-il
hardiment : "Eh bien, c'est à Hécate, celle des Restos du cœur, qu'il
faut demander s'il vaut mieux être riche ou pauvre."
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Voir aussi :
Zone blanche,
L'amazone
boréale.
Mémoires du Serpent.
Lysistrata, Le petit chat de neige,
Une vraie jeune fille,
L'êtrécrivain.
Le trouvère du vent.
Sylvie Germain,
Rendez-vous nomades, Albin Michel, 2012.
Extra-ordinaire
: ce qui « sort de l'ordinaire », non pas en venant d'ailleurs, mais
comme « un épanchement de l'insoupçonné enfoui dans l'ordinaire ». Les
mots, lorsqu'on les interroge, se débarrassent des poncifs acquis par
une lente usure. L'extraordinaire se moque de la transcendance, si on
le laisse germer au sein du quotidien. Tel est le rôle de la poésie et
du roman, pour Sylvie Germain, lorsqu'ils parviennent à évoquer « cette
minuscule apocalypse d'une candeur confondante ». Cette vision mystique
de la littérature, d'une parfaite honnêteté, nous ouvre à chaque mot de
nouveaux horizons.
Car les mots,
leur définition, leurs dérives sémantiques ou leur résurrection dans
leur innocence originelle, sont au centre de ce livre. Ils président
d'abord à un « état des lieux » qui les interroge sur le hasard,
l'invention ou la révolution. Puis viennent les mots scrupules, ces
petits cailloux (
scrupula) qui se glissent dans la chaussure et vous
blessent au moindre pas : croyance, foi, Dieu, grandeur... Et le «
pourquoi », qui donne lieu à une prodigieuse analyse de la barbarie,
qui n'a pas de pourquoi (
kein warum), opposée à l'évidence du mystique,
qui est sans pourquoi (
ohne warum). Entre les deux, il y a toute la
distance entre le néant, qui ne laisse pas de place à l'existence,
et le vide au creux de chaque chose, y compris de la divinité.
Et du roman,
bien sûr, dont chaque mot ne prend sa valeur que dans son écrin de
silence. Une troisième partie s'interroge alors, en termes lumineux,
sur l'écriture, pour aboutir, comme une illustration des courts textes
qui précèdent, à une nouvelle construite comme un jeu de marelle, la
structure rejoignant ici le fond du récit. Tout cela pourrait sembler
un fourre-tout de textes divers ; il n'en est rien, tant les liens
ténus entre les mots se nouent et se dénouent au fil des pages, par de
discrets rappels. « Je ferai un vers de droit néant », disait le
premier troubadour, Guillaume d'Aquitaine ; Mallarmé a fait chanter le
« creux néant musicien » ; Sylvie Germain en a recueilli la mélodie.
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Voir aussi :
Petites scènes capitales.
Philippe de Boissy, Nouvelles d'Elles, Editions du Jasmin, 2012.
Les écrivains
sont en guerre contre les clichés. Dans la vie comme dans la langue.
Les emmenez-vous en croisière ? Ne leur faites pas prendre "un bateau
pour touristes" pour "visiter de mémoire des îles de papier glacé." Les
nouvelles de Philippe de Boissy sont décapantes, au sens littéral :
poncifs et lieux communs sont tendrement dissous dans l'acide puissant
de la langue, de l'humour, de la poésie. Qu'arrive-t-il lorsqu'on
prend les clichés au sérieux ? Que se passe-t-il lorsque Sarah pose les
yeux sur la mer ? Elle ne sait plus où elle les a mis. "Elle connaît
des yeux perdus dans les étoiles, des regards égarés dans des yeux",
alors pourquoi ne pourrait-on poser ses yeux sur la mer comme sur un
buffet ?
Et si une mère
agacée demande à son fils d'aller lui chercher la mer dans un seau, il
prendra consciencieusement l'ordre au sérieux. Mais attention. Un
enfant qui prend sa mère au sérieux peut faire beaucoup de dégâts. On
ne peut savoir où s'arrête une tâche infinie. Le conte de Philippe de
Boissy m'a rappelé une anecdote célèbre de saint Augustin : raillant un
enfant qui voulait épuiser la mer en la versant, seau après seau, dans
un trou qu'il avait creusé sur le rivage, le saint s'entend répondre
que cela sera plus rapide que de comprendre le mystère de la Trinité.
Philippe de Boissy nous introduit, avec le même sérieux, dans la tête
des folles, des enfants, des rebelles qui ont décidé de prendre le
monde au pied de la lettre.
Par petites
touches qui semblent anodines, Philippe de Boissy dresse des portraits
de femmes, à la première personne du singulier, de femmes prisonnières
de leur petit monde, ou de celui qu'on a construit autour d'elles. "Que
des îles, tout ça." Le métier, la famille, les loisirs obligatoires.
"Que des îles, des îlots, des icebergs." Une douce détresse qui flotte
sur la routine, la résignation, la culpabilité, la folie.
Le vieux thème du double intérieur retrouve une cinglante vigueur
lorsqu'Alberte sent pleurer en elles toutes celles qu'elle a pu être.
"Je dis mes Alberte, parce que en moi, il doit bien y en avoir au moins
une sans faute, non ?"
Non, pas chez
Philippe de Boissy. Ou plutôt si, toutes, non coupables. Parce que
perdues sur leurs îles désertes, à la dérive dans un monde qui pense
pour elles, dans une langue qui les structure malgré elles. Mais ce
recueil est avant tout un livre de poète, aux visions fortes,
éclairantes, aux images confondantes. Une mère ne repart pas en
traînant son enfant par la main : c'est celui-ci qui "disparaît au bout
d'un bras qui lui tirait dessus". On n'interroge pas une prisonnière,
on "écoute son calme, une sorte de mort tranquille d'elle-même". Et si
elle évoque ses tortures, "elle tremble tout entière, du coin de ses
yeux au coin de son âme". Les vingt nouvelles réunies ici sont d'une
même et haute tenue.
Marie-Eve Sténuit, Le tombeau du guerrier, Serge Safran, 2012.
« Il y a deux
choses qui peuvent pousser un archéologue à en venir aux mains, une
femme ou une question de chronologie. » Nous voilà prévenus, d’autant
que le récit est assumé par une femme amoureuse d’un archéologue en
proie à une querelle de chronologie avec un confrère. Mais le suspense
ne dure pas longtemps : même si Howard, qui fait irruption après seize
ans d’absence dans la vie de Margaux, une amie de fac fourvoyée dans la
muséologie, a bien l’intention de rallumer une passion mal déclarée à
l’époque, son obsession reste la plus forte : retrouver le tombeau de
Lugalzagezi, roi sumérien vaincu par le grand conquérant Sargon
d’Akkad. On sait qu’il a été capturé et emprisonné, mais aucun
témoignage ne donne un indice sur sa mort. Alors, pourquoi ne serait-ce
pas sa tombe que l’on vient de découvrir dans les ruines d’un temple,
masquée comme pour éviter sa profanation ?
Le principal
intérêt de ce récit réside dans l’enquête quasi policière qui doit
répondre à cette question. Pourquoi, ou pourquoi pas ? Comment
s’échafaude une hypothèse, par quels indices matériels l’étayer,
comment la conforter en la mettant en doute ? Enquête policière, oui,
avec un enquêteur surdoué qui prend des allures de Sherlock Holmes
ménageant ses effets, et une maîtresse qui doit parfois choisir entre
son amour et son intégrité intellectuelle. Il y a surtout l’atmosphère
des fouilles et la constitution d’une équipe, rendues avec précision et
non sans humour — en particulier la cohabitation avec les scorpions qui
effraie la photographe. L’enquête, qui pourrait n’être qu’une énigme
intellectuelle, y prend chair et en devient véritablement sensuelle —
par exemple dans la manière de reconnaître la terre brute ou la brique
, indifférenciées à la vue, par la sensation sous la truelle ou par
l’ouïe : « La brique crue sonne, chante, renvoie le son, la terre
meuble l’avale. » C’est dans ces moments que le roman devient vivant,
plus que dans l’histoire d’amour un peu convenue ou dans l’intrigue
parfois téléguidée (« J’aurais mieux fait de l’écouter », « j’aurais
senti l’ampleur du désastre qui s’annonçait »…). Et l’on parvient
à sentir, par moment, l’odeur du Temps qui bouleverse la narratrice.
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Armel Job, Loin des mosquées, Laffont, 2012.
« En principe,
un corbillard n’a jamais d’accident. » Le récit commence avec cette
pointe d’humour glauque dont raffole le roman contemporain. Faux-nez :
le ton faussement léger se fait grave, l’écriture serrée, le propos
sérieux. Une jeune fille dans un cercueil, que l’on emmène au
crématorium de Bruxelles faute de place dans ceux de Liège. Pas de
famille, pas d’amis.
Et le passé
remonte à la surface. Il tourne autour de deux jeunes filles, l’une
aimée, l’autre épousée par un jeune Turc traditionnaliste. Laquelle a
succombé à quel drame ? Nous entrons dans un roman policier à l’envers,
où il faudrait découvrir la victime. Un roman à subtils
rebondissements, qui nous déroute à toutes les pages, à chaque
changement de narrateur, jusqu’à ce que nous acceptions de nous laisser
guider par la stricte logique du romancier. Car tout fonctionne ici par
non-dits, par échange de regards, par mauvaises interprétations. Evren
est tombé amoureux de sa cousine Derya, dont il a surpris l’intimité
durant un séjour en Allemagne. Suite au refus de la jeune fille, il
accepte d’épouser une autre parente, mais la veille des noces, il
reçoit une lettre de Derya revenant sur sa décision. Le récit, confié
tour à tour aux deux jeunes filles, à Evren et à un ami lointain,
rebondit sans cesse sur des divergences d’interprétation de la scène
originelle, le regard que Derya a senti se poser sur elle.
Mais dans ce
regard, dans celui d’un tableau de Renoir, ou de l’ami croque-mort mêlé
sans qu’il le veuille à l’affaire, ce sont des cultures incompatibles,
des visions de la femme qui se révèlent. « Un porte-sexe, voilà ce que
j’étais, juste un porte-sexe », comprend Derya. Et le sort de l’épouse
qui l’attend la renvoie aussitôt à celui de sa mère, dont le couple n’a
plus l’apparence de la vie. « Ils étaient morts l’un pour l’autre. Ils
couchaient dans le même tombeau. » Au-delà, c’est toute une culture
fondée sur la suspicion qui est dénoncée. « Nous autres, les Turcs, on
est comme des prisonniers. Chacun se croit le gardien de tous les
autres. »
Et si l’on
creuse encore un peu, l’ironie du roman est de prêter aux deux
principales protagonistes des images qui ne correspondent pas à leur
vérité. Celle que l’on croit chaste a su cacher sa faute — ou plutôt sa
disgrâce de gamine violée — et celle que l’on croit souillée est restée
vierge. Qu’importe ? C’est la réputation qui compte aux yeux de leurs
gardiens. Et la réputation est injuste comme le destin. « Il y a des
êtres à qui tout est dû, qui se servent des autres puis les jettent
quand ils n’en ont plus besoin. Des sultans. » Et puis les autres, «
les petits dont on suce la moelle, puis qu’on laisse tomber de la table
pour le chat. » Et si le roman était justement la revanche des petits
sur les sultans ? Et si les sultans n’étaient eux aussi que des petits ?
Un livre
surprenant à toutes les pages, et d’une profonde sensibilité humaine,
servi par une écriture qui sait différencier les personnalités des
narrateurs ou des personnages secondaires par de petits tics de langage
(le recours à des expressions proverbiales) ou par le rythme de la
phrase.
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Voir aussi :
Les eaux amères,
La femme de saint Pierre.
Abdelkader Djemaï, La dernière nuit de l'Émir, Seuil, 2012.
Selon le poète Bachir el-Wamri, "un souvenir oublié était, dans ce pays
au front large et aux lèvres sèches, comme une eau renversée dans le
sable et qu'on ne pouvait plus boire". C'est le souvenir de son pays,
de son nom, de la mémoire d'un peuple qu'Abdelkader Djemaï refuse
d'oublier en évoquant, dans ce lumineux récit, l'émir Abd el-Kader au
moment où, le 25 décembre 1847, il quitte vaincu la côte africaine et
embarque pour la France. L'homme du désert découvrant pour la première
fois la mer revit son passé, au rythme du conteur qui ne connaît
d'autre logique que l'enchaînement des souvenirs — sa naissance sera
évoquée à la p. 115 d'un récit de 150 pages ! Ici, ce sont d'abord les
atmosphères qui importent. Celle du bateau, étrangère à ces voyageurs
du désert. "Ils vivaient à présent au-dessus du vide. C'était comme
s'ils ne pouvaient plus voir leur visage dans les réverbérations de
l'eau et se trouvaient condamnés à marcher pieds nus toute leur vie."
Celle de la smala, la capitale nomade semblable "à plusieurs escadres
d'arches de Noé". Celle du désert, "rude, infini et ondoyant", qui
s'étire à chaque pas, à chaque respiration. Les sons, les odeurs, les
couleurs se confondent, le soleil dégringole comme de la grêle sur les
têtes, la boue est comme une ventouse, "une sorte de bouche noirâtre et
gloutonne" qui avale hommes et bêtes.
De nombreux romans ont évoqué la figure énigmatique de
l'émir, combattant, érudit et mystique. Il prête à chaque romancier une
facette riche et fascinante où chacun se reflète comme dans un miroir.
Celui d'Abdelkader Djemaï est avant tout un vaincu digne et grandiose,
qui sait trouver dans la défaite une nouvelle dimension, lorsque,
"tenant son âme en bride", il doit retrouver une liberté intérieure
dans la contrainte du corps et la douleur du souvenir.
Voir aussi :
Un moment d'oubli,
Une ville en temps de guerre, La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert, Le jour où Pelé.
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Mathias Malzieu, L’Homme Volcan, Flammarion, Actialuna, 2012.
On a
beaucoup parlé de ce premier essai de livre enrichi, qui ne peut se
lire que sous forme électronique, et vendu comme une « appli » sur
I-Tunes. Il se compose en effet de texte, de musique, d’images fixes et
d’animations. Si les uns et les autres composent un tout agréable,
chacun cependant a son autonomie. Le texte peut être lu pour le seul
plaisir de l’histoire (et une belle histoire), les dessins de Frédéric
Perrin n’en sont que des illustrations animées de mouvements simples,
et la musique (un peu nunuche) de Dionysos n’apporte franchement rien à
la compréhension ni à la perception de l’histoire. Selon la vitesse de
lecture, d’ailleurs, elle s’étendra ou non sur les premières pages. Il
nous manque encore le vrai livre enrichi, dont l’intrigue serait
incompréhensible sans les apports de la musique et des illustrations.
Reste le
plaisir de l’histoire, qu’il ne faut pas se dissimuler. Celle d’un
gamin qui déteste les livres jusqu’à ce qu’il découvre le Voyage au centre de la terre.
Pour l’encourager, ses parents l’emmènent en Islande, où il tombe
malencontreusement dans le volcan qu’il rêvait de découvrir. Son
fantôme incandescent hante alors sa sœur, ce qui nous vaut quelques
scènes amusantes (comme une scène d’amour torride avec la fée
Clochette), des inventions originales (comme la pâte à crêpe qui rend
un aspect plus sympathique à ce fantôme brûlé), avec parfois de belles
trouvailles d’expression (« tu as des morceaux de cœur cassé dans la
tête »). On hésite sur le public visé, jeunes enfants, adolescents ou
adultes ayant gardé un peu de fraîcheur juvénile ? Lesquels
apprécieront le mieux la conclusion du bain érotique entre l’Homme
Volcan et la fée Clochette ? « J’ai ressenti quelque chose de
terriblement étrange et agréable à la fois, comme si on venait de me
déboucher une bouteille de champagne entre les jambes et que les bulles
me chatouillaient de l’intérieur. » Bah ! Ne nous interrogeons pas sur
le plaisir des autres, et prenons le nôtre…
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Emma Reel, Ah, Seuil, 2012.
On a tout
autant parlé de cet essai de livre interactif, vendu cette fois comme
un livre électronique au format I-Pub. De quoi s’agit-il ? De nouvelles
classiques dans leur conception et dans leur écriture, qui mélangent de
manière plutôt convaincante érotisme et philosophie. Une étudiante «
incapable seulement d’orthographier correctement Wittgenstein » devient
« autodidacte de la luxure » pour séduire un professeur avec lequel
elle compte passer à « un exercice pratique comme la mise en œuvre d’un
trilemme approprié aux renversements verticaux ». Cela ne manque ni
d’humour, ni de sensualité.
Alors,
pourquoi en faire un livre électronique interactif ? Parce que ces
textes sont nés d’un blog, et que l’auteur, en connivence avec son
éditeur, a voulu leur conserver la spontanéité et la lecture aléatoire
de la toile. L’Internet n’est pas conçu pour une structure linéaire.
C’est la démarche de l’internaute qui est ici reconstituée dans un
livre fermé. Des liens hypertextes, à partir de certains mots,
renvoient à d’autres nouvelles ou à des illustrations, et le lecteur
est invité à se perdre dans ces textes plutôt qu’à les lire jusqu’au
bout. Dommage : ils en valent la peine. Le plus souvent, cela tient du
gadget, et cela agace le lecteur habitué à une lecture concentrée.
Amusants, au mieux, les petites citations qui apparaissent au rythme et
avec le son d’une machine à écrire mécanique, et qui invitent à
remonter au haut de la page après la lecture. Ce clin d’œil à une autre
époque n’est pas sans humour. De même que certains liens qui ne sont
sans doute pas dus au hasard. Évoquer les formes d’une jeune narratrice
pour se retrouver devant un portrait de la femme à barbe ne manque pas
de piquant. De même que cet avant-goût de l’infini romantique : « Nous
gardions jalousement nos extases ». Le lien hypertexte introduit sur le
mot « extases » fait apparaître une « erreur 404 » : « Rien de trouvé
». Ben voyons…
Tout cela
suffit-il au plaisir du lecteur ? Intellectuellement, sans doute, le
temps de la découverte d’un récit labyrinthique — car plusieurs
nouvelles ne figurent pas dans la table des matières et n’apparaissent,
dans une autre typographie, qu’au hasard des liens hypertextes. Comme
elles n’en possèdent pas elles-mêmes, elles ressemblent à des «
culs-de-sac » de la narration. Plaisir intellectuel, aussi, de
reconstituer le principe même du livre ouvert dans une structure
fermée, et de jouer sur les rencontres fortuites d’éléments visuels,
textuels et sonores. Mais le vrai plaisir reste, pour le lecteur
patient, dans la lecture des textes, aux récits bien menés et à
l’écriture maîtrisée.
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Régine Detambel, Opéra sérieux, Actes Sud, 2012.
L’héroïne de ce
court roman, Elina Marsch, est née en 1926 dans une mise en scène
romantique : son père, ténor préféré de Janacek, triomphe au même
moment à l’opéra, et sa mère, elle aussi cantatrice, meurt en lui
donnant la vie. Comment s’étonner que son enfance, ballottée entre des
nurses parlant toutes les langues, et les maîtresses de son père,
toutes cantatrices, soit particulièrement perturbée ? Dédiée au chant à
sa naissance, aux mystères des langues et aux nuances des voix, elle ne
vit que par la gorge, et tout dans sa courte vie semble une longue
variation sur ce thème : le chant, bien sûr, mais aussi le silence,
l’anorexie se rattachent peu ou prou à cette obsession. La jeune fille
devient évanescente, s’efface devant ce don miraculeux dont elle est
porteuse, et qu’elle met au monde, comme sa mère, en se tuant
elle-même. Opéra sérieux n’est
pas son roman, c’est le roman de sa voix. D’une patiente technique,
bien sûr, mais plus encore d’une véritable « mystique de la technique
vocale », et souvent d’une troublante sensualité : « Le larynx est
l’organe sexuel qui donne au chant toute sa personnalité. »
La phrase,
longue, souple ou hachée, est d’une efficacité perverse pour évoquer
cette lente découverte, cette patiente maîtrise de la voix. « Les
premières semaines sont de balbutiements, hésitations, bégaiements »,
avant l’arrivée, fulgurante, d’un « jet de voix d’une vivacité et d’une
intensité confondantes ». Les exercices ne sont pas des passages
obligés, mais un paradoxal plaisir que partage le lecteur. Mais il y a
aussi les périodes de doute, les retraits douloureux, dans le silence,
dans l’anorexie. « Ça n’est pas le néant, c’est le silence, une pause
heureuse qui aère la masse des jours. » Jusqu’à la disparition,
mystérieuse.
Bien sûr, le
lecteur rationnel aura son explication, que je me garderai bien de
dévoiler. Mais celui qui est plus sensible à la poésie qu’à la
narration de ce récit lui préférera la légende : « On dit que, vers
minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui
qui commence, et qu’une personne très agile qui parviendrait à s’y
glisser sortirait du temps et trouverait un royaume où seraient
amassées toutes les choses qu’elle a perdues aussi bien des poupées que
des petits chats. » C’est dans cette fente de la mémoire et du temps
qu’Elina Marsch s’est engloutie, et qu’elle nous invite à la rejoindre.
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Voir aussi :
Son corps extrême,
Trois ex.
Paul Fournel,
La liseuse, P.O.L., 2012.
Un éditerur, conservé pour son nom prestigieux par un directur
financier peu scrupuleux, se voit imposer une "liseuse" pour lire sur
écran les manuscrits à sélectionner. Comprenant que son métier passera
par le numérique, mais qu'il n'est pas de la génération qui le mettra
en place, il donne à de jeunes stagiaires le virus de l'édition et
l'amour des beaux textes.
Mais comment
expliquer le métier d'éditeur à un comemrcial qui ne rêve que d'étude
de marché ?
"Vous savez
combien coûte une étude de marché, Meussieu Meunier ? Ne cherchez pas.
Trois fois le prix d'un livre. Alors on a pris la fâcheuse habitude de
faire des livres pour voir comment marchent les livres. Cela se nomme
l'édition et il se trouve que c'est mon métier."
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Voir aussi :
Chamboula.