Gérard Pussey, Les succursales du ciel, Fayard,
2009.
«
Qu’avez-vous fait de votre vie, Julien ? — Voyons vouère, ma vie
? »
Tout un roman
tient en deux répliques. Une question essentielle cachée
sous un humour malicieux. La question est celle que l’on se pose
à la mise à la retraite — un peu forcée. Mais elle
se cache derrière les mille énigmes quotidiennes qui ne
peuvent attendre — « Jamais Julien n’avait hésité
devant une machine à laver en se posant la question cruciale :
Programme laine 40 degrés ou mini-couleurs 60 ? » Humour
de l’élégance, ou de la pudeur : mais à force de
cacher les grandes questions derrière les petites, on se rend
compte qu’il est trop tard pour les résoudre.
Julien dirigeait
depuis vingt-cinq ans un magazine de décoration lorsqu’on l’a
doucement poussé vers la sortie. Mais auparavant, il avait eu
une éphémère carrière de romancier,
abandonnée pour le journalisme. Il croupissait dans un mariage
confortable, qui se désintègre d’un coup à sa mise
à la retraite, révélant des fissures anciennes.
Mais auparavant, il avait connu un grand amour brisé par
négligence.
Et soudain, tout
cela se réveille, grâce à une jeune fille qui a la
moitié de son âge, le double de son ambition, et qui le
remet en selle sentimentale, sexuelle et littéraire. Le
rêve ? Oui, s’il en était capable. Mais son roman
traîne, résiste, s’enlise. Et surtout, Camille est la
fiancée du filleul de Julien. Du fils de son meilleur ami.
Lequel vient d’apprendre qu’il souffre d’un cancer de la prostate. Sans
parler de la grand-mère du jeune homme et de son embolie
cérébrale mise à profit pour retrouver Camille.
Cela fait beaucoup pour un seul salaud. Il faudra beaucoup d’humour,
cette fois, pour le sauver aux yeux du lecteur.
Heureusement,
Gérard Pussey n’en manque pas. Humour poétique («
trapu comme un fer à repasser, le ferry pour l’Angleterre
aplatissait lentement l’horizon »). Humour nostalgique («
La mélancolie tient notre enfance dans son poing et serre, serre
jusqu’à ce qu’il en sorte des larmes »).. Humour tragique
(« Ne me laissez pas m’asseoir sur le rand toboggan qui conduit
au sous-sol »). Humour macabre (« Tarpon fume lugubrement,
comme l’incinérateur du Père-Lachaise »). Le roman
fourmille d’inventions bienvenues (« tuteuré » par
une conviction), d’images poétiques (les poignées de
moineaux lancées comme des confettis vers le soleil) de clins
d’œil malicieux.
Cette chronique
de la petite déchéance quotidienne, où « les
heures défilent en cassant une à une comme du bois mort
», pourrait n’être que plaisante, avec quelques morceaux de
bravoure comme la rencontre émouvante et très juste avec
la veuve d’un pianiste habitée par son absence. Mais elle
dissimule, avec la même pudeur que les questions subsidiaires
masquent la question essentielle, un rêve sincère
d’inaccessible étoile, qui s’était jadis traduit dans le
roman d’un astronaute qui voit s’éloigner son étoile
dès qu’il croit s’en saisir. Le vieil astronaute qu’il est
devenu a toujours les mains vides. Mais les retrouvailles avec Lucie,
perdue depuis trop longtemps, lui font retrouver « dans la
lumière stellaire le chemin qui conduit l’un à l’autre
». N’était-ce pas à cela que devait le mener le
roman de jeunesse que l’on ne récrit jamais à l’âge
adulte ?
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Isabelle Condou, La
Perrita, Plon, 2009.
En Argentine, un
dimanche de printemps, en 1996 : deux femmes qui ne se connaissent pas,
dont les origines sociales sont aux antipodes, préparent une
fête d'anniversaire en se évoquant leur vie sous la
dictature. Très vite, on devine qu'elles attendent la même
fille. Ecartelée entre deux destins, celle que l'une appelle
Rosa et l'autre Malvina ne peut répondre que par l'absence
à ce surplus d'existence et de douleur. Fille d'une "disparue",
arrachée à sa naissance à sa mère pour
être adoptée par la femme stérile d'un de ses
bourreaux, elle a hérité d'une double angoisse. D'un
côté, sa gand-mère Ernestina porte la douleur du
fils qu'elle a perdu; de l'autre, sa mère adoptive, Violetta,
vit dans la peur de la perdre depuis le retour de la démocratie.
Deux prénoms, deux destins, c'est trop pour une seule fille. Les
moments les plus émouvants sont ceux où Ernestina et
Violetta renonceront aux prénoms qu'elles lui avaient
donnés pour tenter de cicatriser sa déchirure.
Il ne s'agit pas de condamner. Le roman n'est pas un
réquisitoire, mais le récit entrelacé de deux
souffrances. Violetta n'est pas un monstre ou une bourgeoise
égoïste. C'est une jeune fille aveuglée par les
apparences, une épouse trop modèle qui ne peut se
résoudre à voir dans son fonctionnaire de mari un
bourreau sanguinaire, et qui paiera cher son aveuglement. Le personnage
le plus touchant est son père, qui tente en vain de lui ouvrir
les yeux, et qui, par delà la mort, continuera à
influencer de façon inattendue le cours des
événements. Et derrière le tortionnaire se cache
un personnage plus nuancé. Qui est responsable de la mort de la
Perrita, la mère de Rosa / Malvina ? Ses bourreaux, bien
sûr, mais derrière eux, l'innocence aveugle. La Perrita
aurait pu être sauvée. Si... "Se pouvait-il qu'il en
coûte si peu pour qu'une vie soit sauve ?" Ainsi se clotûre
le roman. Touchant aussi, le personnage de
Fernando, le mari d'Ernestina, qui possède l'art "d'insuffler du
rêve aux choses les plus insignifiantes", et qui meuble
l'appartement de ces boules de verre où il neige sur tous les
paysages du monde — le fleuron poétique de la collection
étant cette boule qui ne contient aucun décor, et qui
neige sur le vide. Le roman fourmille de ces petites inventions parfois
poétiques, parfois saugrenues — comme cette vengeance
imaginée par la lavandière, qui sert à son mari le
bouillon des culottes fumées de ses prétendues
maîtresses.
Le roman se construit par parallélismes entre les souvenirs
d'Ernestina et de Violetta. Des parallélismes amusants ou
évocateurs, mais parfois trop systématiques, qui donnent
l'impression que le roman progresse par thématiques
alternées : les Noëls, les animaux domestiques, les maris,
leurs petites saletés ou leurs odeurs, les secrets de famille,
les manies et les collections... Les romans
précédents d'Isabelle Condoiu nous ont habitués
à ces constructions méticuleuses, et à une
écriture inventive, qui mélange dans des
métaphores hardies l'abstrait et le concret. Cela donne des
images parfois surprenantes ("éteindre un pan de douleur"), mais
aussi quelques formules heureuses qui
récompensent le lecteur : s'ils n'avaient pas la statue de la
Liberté, "les Américains auraient du mal à
s'astiquer l'orueil" ; "Gustavo n'avait les yeux ni bleus ni verts,
mais un regard qui la laissa nue" ; "comme une mère ramasse
jalousement les morceaux d'une bêtise"...
Voir aussi :
Solitude de
l’aube.
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François
Jullien, Les transformations
silencieuses, Grasset, 2009.
Il y a de petits
livres qui peuvent bouleverser votre rapport au monde. Celui de
François Jullien couronne une œuvre déjà longue
consacrée à quelques grandes questions philosophiques (le
mal, le sens, le temps, la tolérance...). Je l’ai surtout connu,
dans ma partie, pour ses lumineuses analyses de l’ontologie du nu dans
l’art. Spécialiste de la pensée chinoise, il la confronte
à la pensée occidentale en retournant à nos
racines grecques. Cette approche, qui peut sembler surprenante et qui,
pour ceux qui ne manient pas couramment les concepts philosophiques,
demande un minimum d’attention, se révèle d’une
efficacité redoutable. Nous raisonnons à
l’intérieur de concepts véhiculés à notre
insu par la langue. Les nôtres ont été fixés
par la philosophie grecque voici vingt-cinq siècles. La
pensée chinoise, qui ne les connaît pas, peut-elle nous
aider à les dépasser ? Ce n’est pas sûr ; mais elle
nous aide à les comprendre, et à en saisir les
conséquences sur notre vision du monde.
Notre
pensé a un « pli grec » : elle raisonne en termes
d’être. Nous avons passé des siècles à
délimiter strictement les concepts, en leur donnant des
frontières précises, en les opposant deux à
deux... Conséquence : nous ne voyons pas, parce que nous n’avons
pas les lunettes appropriées pour les percevoir, les lentes
transformations qui font passer d’un concept à l’autre.
L’exemple le plus frappant : nous nous endormons jeunes, nous nous
réveillons vieux, nous ne nous sentons pas, à chaque
instant, vieillir. Un anniversaire est passé par là,
précis, tranchant. D’où nos peurs : la vieillesse, c’est
l’inverse de la jeunesse ; la mort est la négation de la vie. Et
pourtant, le monde ne connaît pas ces frontières :
où est celle entre le nord et le midi ?
Comment
dès lors réapprendre l’art des transformations
intérieures, celles qui se font au sein des choses, des mots,
des concepts et que nous ne découvrons que lorsque nous sommes
passés aux concepts voisins ? Il faut remonter « en amont
de la pensée » à la fois historiquement (chez les
présocratiques) et logiquement (retrouver les
présupposés de la pensée). La pensée
chinoise, qui n’a pas connu la même codification, peut nous y
aider, car elle a conservé, dans la formation de ses mots, le
sens de la transformation. Un exemple éclairant encore : celui
du fameux symbole du yin et du yang : l’œil du poisson noir est dans le
corps du blanc, et vice-versa. De même, le germe d’un concept
(celui de la mort, par exemple) se trouve au sein même du concept
opposé (la vie). Mais pour cela, il faudra également
remonter en amont de la pensée chinoise. Et c’est sans doute le
défi le plus stupéfiant de ce livre : nous apprendre
à « penser notre impensée ».
De la
philosophie, nous passons donc à la philologie : le travail sur
les concepts est inséparable du travail sur les mots, car nous
ne pouvons penser sans eux. Pour commencer, il nous faut briser le
triangle grec des trois partis pris de détermination, de
substantivation et de prédication. Détermination ?
C’est le long travail de distinctions lexicologiques et syntaxiques
entre les mots, afin d’éliminer toute indétermination
dans un souci de clarté : cela aboutit à vider chaque
concept de toute trace du concept voisin — comme si l’on
énucléait le poisson noir de son œil blanc.
Substantivation ? C’est le triomphe du substantif dans notre
système de langage : le substantif désigne la substance
et sert de le support à l’être, isolé de son
mouvement (le verbe), de ses accidents (les adjectifs), pur donc de
toute transformation. Prédication ? C’est tout ce qui se
rattache à ce substantif / substance : verbes et adjectifs, qui
constituent les états possibles de l’être, ses
propriétés et qualités, bien séparés
de lui. « Sous la pression de ces contraintes concourantes le
phénomène de la transition “logiquement” échappe.
» Le changement (qui s’effectue dans le temps) ne peut être
conçu que comme un mouvement (qui s’effectue dans l’espace),
d’un point vers un autre (la fameuse « ligne du temps » qui
conditionne notre vision du flux temporel).
Nous ne pouvons
donc concevoir le monde et l’Histoire qu’en termes de «
révolutions », de passage brusque d’un concept à un
autre, de table rase, de reconstruction, d’oppositions binaires... Nous
avons l’impression d’avancer à grand pas, et paradoxalement nous
faisons du surplace : toute révolution engendre une
réaction, et le progrès qui se veut rapide se
révèle d’autant plus lent. Dans le schéma du
yin-yang, à l’inverse, la transformation n’est pas perceptible,
ni au départ ni à la fin du processus, parce qu’elle est
étalée tout le long du processus, et qu’elle est contenue
dès le départ dans l’étape antérieure.
« Aussi, tandis que la modification
est la part émergeante de la mutation, la limite étant
alors franchie qui laisse apparaître un tournant ou une inflexion
du processus, la transformation
en est la part continûment invisible. » Elle s’effectue de
manière continue par renversement progressif, à la
manière des soixante-quatre hexagrammes du Yi-Jing, qui se
transforment imperceptiblement de l’un à son opposé.
Entre le moment
où la mutation n’a pas accédé au visible, parce
qu’elle s’amorce, et celui où elle s’est confondue au sein du
visible et passe inaperçue, « la transformation n’offre
qu’un étroit interstice de perceptibilité » : cela
nous invite à une vigilance constante. Et voilà
peut-être la plus belle leçon de ce livre : la vigilance,
qui nous oblige à scruter en permanence le monde, à
être attentifs aux moindres transformations qui nous font
imperceptiblement glisser vers un autre qui est le même, qui nous
oblige à vivre au sein d’un flux, et non par étapes.
À vivre, tout simplement, sans attente la retraite comme un
repos et la vieillesse comme une déchéance.
La seconde
leçon, est-il besoin de le préciser ? dans cette
reconnaissance de l’autre au sein du même, dans cette
impossibilité intrinsèque de toute confrontation et ce
refus de toute identification à une substance
épurée de son contraire, est la tolérance.
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Gwenaëlle Aubry, Personne, Mercure de France, 2009.
A la mort de son
père, une femme tente de rassembler les morceaux de son
histoire. Fragments épars d’une personnalité
éclatée. Folie ? Sa mélancolie a été
rebaptisé par les médecins psychose
maniaco-dépressive. Mais comment oublier le brillant professeur
d’université ? Dans un cahier, elle retrouve de curieux
raccourcis de sa vie évoqués en segments, des lignes
soudains brisées par des triangles la pointe en bas, comme des
gouffres.
François-Xavier, que certains appelaient François, et la
plupart Xavier, est placé d’emblée sous le signe de la
dichotomie. Et les personnages qui l’évoquent le mieux, dans ces
tentatives d’approche indirecte, ont eux aussi deux visages. Antonin
Artaud (Le théâtre et
son double), James Bond (l’agent double), un clown (le masque du
nez rouge), Kramer (dans le film qui l’oppose à Kramer)... Le
symbolisme du dédoublement peut sembler un peu insistant, mais
il est plus subtil. Dans ce jeu de l’un à l’autre personnage,
celui qui ne parvient pas à se fixer éprouve la
fascination du vide, de la faille qu’il guette au fond de lui, de la
fuite, de l’anéantissement, dans un rôle ou dans la
clochardisation. Des deux personnages qui le déchirent, c’est
sans doute le gouffre entre eux qui le fascine. Des textes lumineux,
d’une poésie forte, évoquent le paradis perdu qu’il
s’invente en Kabylie, avec laquelle il n’a aucune attache, son «
goût très ancien pour la déchéance
»... Non, ce n’est pas un dédoublement de
personnalité qui l’a atteint, c’est peut-être, au
contraire, le refus d’une société où l’on ne peut
être soi-même, où il faut toujours porter un masque
— au fond, se demande sa fille, peut-être est-il mort de n’avoir
pu faire « comme si ».
Cette
personnalité douloureuse, et douloureusement attachante, nous
est révélée aussi de manière
éclatée, dans un abécédaire qui le suit
d’Artaud à Zélig. Ici encore, on peut être
agacé de ce procédé parfois artificiel (et fort
heureusement ! Gwenaëlle Aubry ne se laisse pas enfermer dans le
cadre qu’elle s’impose à elle-même). Mais derrière
cet éclatement du récit on lit l’éclatement des
témoins, ces objets retrouvés au hasard d’un
héritage, ces souvenirs récupérés au hasard
des associations de la mémoire. Un album de photos, un coffre en
banque, un cahier, un portrait... Et le classement primaire des lettres
de l’alphabet tient du rituel, si important lorsque la raison sombre.
Le rituel que le père a cherché dans la
franc-maçonnerie, et qu’il a imposer après sa mort dans
la dispersion de ses cendres. Et peut-être dans l’écriture
de ce roman ? N’est-ce pas un dernier tour qu’il joue à la
narratrice ?
Il y a dans ce
court roman des pages bouleversantes, très dignes, très
fortes. Et une pointe d’humour, parfois, grinçant, mais
stimulant, comme ce clin d’œil au lecteur adressé par un
psychiatre de passage : « Ce sont les névrosés qui
lisent des romans, les psychotiques préfèrent la
poésie et la philosophie, ils creusent plus loin dans le
réel. » À bon entendeur...
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Yolaine Destremeau, White moise, roman, éd.
Pascal Galadé, 2009.
De même que la
couleur blanche additionne toutes les autres, le « bruit blanc
» naît de la présence simultanée de toutes
les pensées, qui ne parviennent pas à se
concrétiser en mots. Un maelström de sens qui ne trouve pas
son chemin, un « brouillard opaque » dans la tête
d’un adolescent autiste, « replié vers les silences de
neige ». Sur la plage, en s’éloignant de sa famille, il
ramasse un téléphone portable auprès d’un corps
qu’il croit endormi. Le lecteur y devine sans peine la victime d’un
assassinat ; le jeune homme, violent si on le touche sans
précaution, devient un suspect très crédible.
Le roman est
tout entier écrit dans ce bruit blanc niché dans son
crâne. Avec ses mots, d’une farouche poésie, il nous
décrit ce qu’il sent, ce qu’il voit, et une histoire se dessine
en filigrane, une intrigue familiale et policière dont le
dénouement ne surprendra pas le lecteur sagace — est-ce
l’essentiel, d’ailleurs ? Peu à peu, on voit le garçon
pris au piège, se concentrer pour sortir du plus profond de son
enfermement mental ce cliché libérateur : « Le
coupable est... »
Sous nos yeux,
une histoire se dessine par petites touches, car cet enfant muet est
pris pour confident par ses proches, et sa maladie l’a rendu
hypersensible aux émotions des autres, mais aussi aux moindres
détails de son environnement — « c’est comme si l’arbre me
révélait soudain ses secrets les plus obscurs. » Le
monde se déverse en lui sans qu’il puisse le restituer par des
mots — « Du rivage où je campe en silence, je vous observe
», dit-il. Rien ne lui échappe, et ce trop-plein
d’émotions, de visions, de paroles explose par moments en crise
violentes que l’on ne peut comprendre. Les sentiments, les
émotions diluées chez les autres sont chez lui « de
l’alcool pur, à très haut dosage, essentiel, explosif
». Et c’est cet alcool pur qui donne sa force à ce roman.
Une écriture à fleur de peau, qui sait trouver le mot
juste, l’expression qui fait mouche (« l’air s’est
transformé en carton-pâte ») pour nous faire entrer
dans l’univers ravagé d’un enfant blessé à mort
par un abandon à sa naissance.
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Hubert Haddad, Géométrie
d'un rêve, roman, Zulma, 2009.
« Quand un
écrivain n’a plus d’autre issue, c’est assez naturellement que
lui vient l’idée du journal. » Pas d’autre issue à
l’obsession d’un amour évanoui, pas d’autre issue au refus de la
fiction gratuite. « L’esprit ou le désir de fiction m’est
passé le jour où j’ai compris que je me trouvais
moi-même prisonnier d’une histoire aberrante à laquelle
j’ai cru pouvoir échapper en me réfugiant sur cette
côte sauvage. »
Au bout du monde
(au sens propre, puisqu’il s’est réfugié sur les
côtes du Finistère), au bout de l’écriture, au bout
de lui-même, l’écrivain passe cette frontière
invisible où se mêlent les personnages de toutes les
fictions qu’il a écrites, lues ou vécues, tous les
fantômes sécrétés par des lieux
chargés. Même inconsistance, ou même
réalité profonde.
Ce journal se
construit autour d’un certain nombres de visages féminins,
d’amours éphémères, inabouties ou
contrariées, fulgurantes ou angoissantes. Toutes ont peu ou prou
un rapport avec l’art. Lavinia, la bibliothécaire
héritière d’un peintre dont elle conserve l’unique
tableau rescapé d’un incendie ; Amaya, la petite Japonaise
prisonnière de tatouages qui la dévorent peu à peu
; Else, la belle-mère sensuelle qui lui fait découvrir
l’amour ; Blandine, la lectrice cannibale qui traque le moindre recoin
de sa biographie ; et Fédora, surtout, dont le souvenir sert de
trame à ce journal. Cantatrice ardente et fantasque, qui se
donne brusquement et s’enfuit aussitôt — « On ne
dérange pas la reine de la Nuit, même en Tosca ! »
Elle ne se donne que le jour et refuse ses nuits, semblable à
cette triste réalité qui nous refuse toujours
l’accès au Réel, au grand réservoir de
l’imaginaire qui pourtant lui donne sens. Dans ses épiphanies
évanescentes, Fédora prend une dimension mythique,
symbole de cette Vérité sublime qui toujours se
dérobe. L’éclatement du récit est une façon
de la retrouver.
Les personnages
masculins quant à eux semblent liés à des lieux,
comme le fantôme de Ludwig, soldat allemand qui rôde dans
le blockhaus désaffecté, ou le clochard-pirate qui a
élu royaume dans une île du fleuve. Mais eux aussi
surgissent au hasard des séismes de la mémoire, dans les
rêves, dans la création, dans toute fracture de la
logique. Tout ce qui nourrit ce journal qui ne garderait que la
moitié de la vie échappant au triste quotidien. On y
retrouve des idées de nouvelles, des rêves, ces «
mille et une Nuits de l’insomniaque », des souvenirs, des
analyses de tableaux, des contes japonais, les élucubrations
cocasses et poétiques de la grand-mère qui a
élevé le narrateur... Autant d’échappées
sur l’imaginaire, non le pays de toutes les extravagances, mais le
réservoir de tous les possibles, le réel sous-jacent
à la réalité transitoire que nous traversons, le
refuge des vérités profondes qui nourrissent les mythes.
L’apparent fouillis a sa logique, et ses règles. « Si je
ne veux pas déroger aux lois de l’imaginaire, ces retrouvailles
ne peuvent se solder que par la mort du protagoniste. »
Mort
initiatique, aussi. Celle du narrateur, « né d’une morte
» parce que sa naissance a coûté la vie à sa
mère, mais né surtout d’un souvenir d’enfance, d’une
asphyxie dans le garage de son père, un « instant
d’embrasement solitaire de la conscience » qui tient de
l’expérience mystique. Là est la véritable
échappée vers l’imaginaire — vers Fédora.
En attendant, on
ne peut qu’en collectionner les débris. Des éclats
d’imaginaire qui forment un immense kaléidoscope, que chaque
lecteur tourne à sa guise pour reconstituer sa
vérité. « Le coq-à-l’âne apparent de
la rêverie répond à une algèbre diabolique
qui pourrait dévoiler à chaque tournant de phrase la
combinaison du coffre-fort creux duquel somnolent génies et
phénix, bien étalés sur l’amas de nos monstrueux
trésors. » Des trésors ? Ceux de l’île
gardée par le clochard-pirate, allusion ironique au roman de
Stevenson ? Celui de la beauté, figée en
esthétisme ou qui s’échappe sans cesse pour éviter
le piège de l’académisme ? Ou ces trésors de
lecture, ces formules d’une évidence glaciale qui s’incrustent
soudain en nous : Le temps efface les souvenirs dramatiques,
« en serpillière universelle » — « Sa haine
ressemblait à de l’instruction civique » — La
première neige, « cette fresque du silence » —
« L’univers, cette bible trop maniée qui s’ouvre par le
milieu. » Méfions-nous de ces trésors qui nous
confineraient dans une lecture esthétisante. À ne retenir
que ces éclats de pure beauté, on se retrouvera devant
les fragments scintillants et inutiles du kaléidoscope. Il faut
les multiplier dans nos propres miroirs pour que le roman devienne
cette « effraction de l’invisible » que toute œuvre d’art a
pour vocation de devenir. »
Voir aussi :
Le camp du
bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des
songes,
Palestine,
Nouveau
nouveau magasin d'écriture,
Vent printanier, Opium Poppy. Sonetti di dolore,
Le peintre d'éventail,
Mâ, Premières neiges sur Pondichéry,
Casting sauvage.
Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable.
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Vincent
Engel, La peur du paradis,
Lattès, 2009.
Amours
contrariées dans un décor d’Italie : le familier de
Vincent Engel retrouvera ici l’atmosphère de ses romans. Mais il
fait des infidélités à Venise et à la
Toscane pour nous emmener dans les Pouilles, dans un village de
pêcheurs tourné à la fois vers la mer, le monde de
Basilio le pêcheur, et la forêt, refuge de Lucia, à
demi sauvage. L’un vient de perdre son père ; l’autre n’a pas
connu ses parents. Ce sont déjà deux malheurs qui
s’apprivoisent et se consolent.
Mais pour
respecter la dernière volonté d’un mort, le vieux Filippo
qui s’occupait de Lucia, les deux enfants transgressent l’ordre
catholique : ils allument un bûcher. Dans l’Italie fasciste des
années 20, une machine implacable se met en marche, qui les
éloignera à jamais. Couvent, vagabondage, asile pour
l’une ; engagement et désertion pour l’autre. Deux destins
ponctués par deux meurtres symboliques : le curé qui a
harcelé Lucia, le petit chef fasciste qui l’a
séparée du village. Les deux pouvoirs, les deux
persécuteurs, mais aussi les deux victimes d’amours
contrariées. Le roman se construit comme une épure, dans
de discrets parallélismes et un impitoyable enchaînement
à partir de l’acte initial.
Ces petits
détails qui se répondent dans une construction rigoureuse
constituent un des intérêts du roman. Les Pouilles sont le
monde du feu, d’un soleil implacable qui a engendré le
bûcher nocturne de Filippo. Sans connaître l’histoire,
Lucia a donné rendez-vous à Basilio à Rome, sous
la statue de Giordano Bruno, condamné au bûcher. Et c’est
par un atroce incendie que Forza, le chef fasciste, a vengé son
dépit amoureux. Si l’amour est associé au feu, ceux qui
en sont privés pourront l’allumer, mais non s’y consumer.
Symptomatiquement, le curé se fracasse la tête sur le bord
de sa cheminée, et Forza est jeté dans le Tibre.
Le roman se
construit autour de cette topographie symbolique où tout prend
sens. Les collectivités hostiles (le village, le couvent, la
caserne), les collectivités complices (l’asile, les
commerçants romains qui prennent la petite vagabonde sous leur
protection). Une petite fille qui tombe en voulant sauter dans le
paradis à la marelle nous donne incidemment la clé du
titre : « et Lucia tombait, elle tomberait toujours, la porte du
paradis était verrouillée, condamnée ». Le
châtiment du village qui n’a pas su protéger l’amour sera
la désertion de ses habitants.
Lucia et Basilio
s’opposent et se répondent comme la mer et la forêt dans
ce monde voué au feu. L’une est évidence et
passivité ; l’autre errance et volonté. Lucia ne raisonne
pas la vie, mais n’en accepte pas les règles. « La vie
pour elle était une évidence, pas un devoir » Elle
se laisse emporter par les hommes ou les événements, mais
par sa seule présence engendre des dévouements (les
commerçants romains, le médecin de l’asile) ou des
persécutions (le curé, Forza) : il y a en elle quelque
chose que l’on respecte ou que l’on veut détruire, comme un
miroir qui nous révèle à nous-mêmes, qui
nous fascine ou que l’on brise. Basilio agit et souvent se trompe. Son
passage par la brigade fasciste est une erreur, comme sa liaison avec
une jeune veuve de son village. Mais lui non plus n’accepte pas plus
les règles sociales, et jusque dans ses erreurs garde la
fidélité à son amour.
Quelques beaux
passages, graves ou sensuels, se détachent dans cette longue
saga qui se poursuivra sur plusieurs décennies. Le vagabondage
de Lucia à Rome, les scènes à l’asile, le retour
au village désert... Des scènes de sensualité, ou
de redécouverte d’une sensation oubliée, comme la
gorgée de vin offerte à la vieille mère dans le
village abandonné. Ou les retrouvailles de Basilio avec le corps
de la femme : « Et le mouvement de son corps, imperceptible,
comme ces épaves échouées auxquelles on ne
prêtait plus attention et qu’un travail infime des flots ramenait
au large, ce corps qui avait jailli au bout du silence, s’était
redressé vers lui, ces lèvres qui s’étaient
tendues, s’étaient amarrées aux siennes, chaudes, douces,
salées. »
Dans une
écriture très fluide, qui aime les jeux de
sonorités (« arriver vide, neuve, avide », «
pourquoi serait-elle venue, nue bientôt ») et les brusques
variations rythmiques, le roman se déroule comme une longue
symphonie de l’eau, de la terre et du feu.
Voir aussi
:
Les
absentes, Les
angéliques,
Le mariage de Dominique Hardenne,
Maramisa,
Les vieux ne parlent plus.
Le désir de mémoire.
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Frédérick
Tristan, Don Juan, le
révolté,
éd. Écriture, 2009.
Depuis près de quatre siècles, don Juan hante la
littérature mondiale. Si on l’ignorait, un coup d’œil sur la
bibliographie rassemblée par Frédérick Tristan
suffirait à nous en convaincre. Mais nous ne savions pas
à quel point. Le mythe qui se met en place à la fin de la
Renaissance est d’abord celui de l’homme moderne, et derrière
les masques de Faust, de Hamlet, de don Quichotte, ce sont des avatars
de don Juan qui se cachent, ou plutôt, des personnages qui ont
dû répondre aux mêmes questions, et souvent dans le
même sens, dans des contextes différents. À ce
titre, Laclos, Sade ou Nietzsche sont à leur manière
héritiers de don Juan. Et chacun d’entre nous, bien entendu.
À commencer par Frédérick Tristan. Le familier de
son œuvre y tissera aisément un réseau donjuanesque dont
il trouvera de discrets échos dans cet essai. Il n’est pas
seulement anecdotique que la soubrette amoureuse s’appelle Zerline,
dans La femme écarlate,
roman contre-initiatique de la révolte. Ni que dans sa
volonté d’être Dieu, don Juan devienne « le dieu des
mouches », ou un « homme sans nom » — deux titres de
ses romans : Alexandre, dans le premier, est un passionné de
Dieu dont l’acte de foi est le blasphème ; le second
réunit une série d’ « insensés » qui,
portant la lucidité comme une lampe, ont incendié le
monde qu’ils voulaient éclairer. Deux démarches que
l’auteur analyse dans cet essai.
Le
moindre détail nous ramène à l’ensemble de son
œuvre. La façon dont la légende se déplace en
Europe, « en quinconce », comme le cavalier du jeu
d’échec, est celle que le romancier prête à ses
personnages (Les égarés),
voire à sa démarche de créateur (Le retournement du gant II). Le
« bègue supérieur » qu’est don Juan renvoie
(entre autres !) à Balthasar Kober, l’étudiant
bègue dont les « tribulations héroïques
» forment un conte initiatique. Ces quelques clins d’œil
suffisent à attirer notre attention : il ne s’agit pas ici d’un
essai supplémentaire sur un mythe ressassé, mais une
véritable histoire de l’homme moderne, et un fil d’Ariane
discrètement donné par l’auteur pour évoluer dans
le labyrinthe de ses livres. Livre sur le personnage de don Juan, sur
l’homme moderne et sur Frédérick Tristan : c’est dans ces
trois dimensions que nous allons aborder cet essai dense,
encyclopédique, et incroyablement lumineux.
Lumineuse, cette analyse préalable du contexte dans lequel
apparaît le mythe. À la fin du moyen âge, l’Occident
ressent encore une double rupture géographique : dans le sens
vertical, du point de vue politique (le royaume et l’empire) ; dans le
sens horizontal du point du vue culturel (les pays germaniques et
latins). Faust, comme Hamlet, héros du nord, apparaît en
Allemagne et en Angleterre, pays protestants ; don Juan, comme don
Quichotte, héros du sud, en Italie et en Espagne, pays
catholiques. Nord et sud se rejoindront dans le Don Juan de
l’Autrichien Mozart sur un livret de l’Italien da Ponte. Il n’est pas
étonnant que Frédérick Tristan y fasse, à
juste titre, le nœud de cette évolution de la pensée
occidentale.
Il
ne suffit pas de le dire. Encore faut-il en tirer toutes les
conséquences. Et Frédérick Tristan, Ardennais
fasciné par Venise, à laquelle il a consacré
plusieurs livres, est bien placé pour nous l’expliquer : dans
deux de ses romans d’allure initiatique, de jeunes héros
allemands achèvent leur apprentissage à Venise. Balthazar
Kober et Friedrich (L’atelier des rêves perdus) peuvent sembler
loin de don Juan. Mais eux aussi, à l’aube des temps modernes,
traversent une Europe ravagée par les guerres, portés par
les mêmes espoirs et les mêmes questions : quelle est la
place de l’homme dans un monde qui a renoncé à mettre
Dieu au cœur de sa réflexion et la terre au centre de l’univers
? Les réponses germanique et latine ont d’étranges
résonances.
Faust et don Juan sont les deux aspects de la révolte contre
Dieu. En cela, et c’est la première ligne directrice de cet
essai, l’enjeu de don Juan est l’éclosion et la survie du monde
moderne. L’ordre paternaliste, celui du moyen âge
chrétien, arrête l’évolution : aucune
pensée, aucun progrès ne sont possibles dans la
certitude. « Pour que le monde continue, il faut que le fils
s’oppose au père et lui ravisse l’esprit (symbolisé
généralement par sa fille). » Il faut nier la
certitude, y compris celle de Dieu, pour rendre « à
l’aventure humaine toute sa dramatique valeur d’incertitude. La
pensée humaine, de nos jours, est à ce prix. » Il
faut se révolter, au prix de la damnation, car don Juan reste un
croyant, pour que le temps puisse progresser en libérant l’homme
d’une vérité immuable. « Don Juan, dans un univers
de clepsydres, d’horloges, de sabliers et de tables solaires, choisit
le temps contre l’éternité. » Voilà pourquoi
son avatar moliéresque engage le pauvre à jurer : dans
cette foi naïve et inébranlable, il a reconnu l’ennemi,
« celui qui croit en l’affirmation des idées et des choses
».
Don Juan, révolte nécessaire contre un ordre immuable ;
révolte tragique, car il croit profondément à ce
qu’il conteste. Autre visage de Lucifer, il ouvre le monde à la
multitude des possibles et donne à l’homme la connaissance de
toute chose par la science et la raison, dégagées du
dogme. Et comme le tentateur de la Genèse, il promet à
l’homme d’être comme Dieu, ou supérieur à Dieu.
Cette réflexion se situe donc dans la lignée de L’homme
révolté de Camus, dont il reprend les grandes
thématiques (révolte, création,
réalité...) et les principaux exemples (Sade, Byron,
Nietzsche...), mais en y ajoutant les racines médiévales
et classiques que ce dernier avait négligées. Avant la
« révolte métaphysique » analysée par
Camus, Tristan voit en don Juan une révolte théologique,
qui accepte la damnation au nom de son refus. Il rejoint, en
évoquant Sade, la lignée des grands
révoltés de Camus, mais y voit autant d’avatars de don
Juan, passé à la révolte métaphysique.
Viendra enfin la révolte intellectuelle, lorsque, après
Nietzsche, le donjuanisme occidental a pris en compte la mort de Dieu.
Ne pouvant plus s’en prendre à lui, le Don Juan moderne s’en
prend à la condition d’être un homme, qu’il a l’ambition
de changer.
Cette analyse éclaire bien des contradictions du personnage, que
l’on attribue trop facilement aux auteurs qui s’en sont emparé.
Un mythe résiste aux adaptations des hommes : en grattant
l’anecdote, Tristan en extrait l’essence. Le don Juan longtemps cru
historique, don Miguel de Mañara, a ainsi connu une
retentissante conversion jusqu’à la béatification comme
fondateur d’ordre. Quel rapport avec le célèbre
damné ? Ce sont les deux réciproques d’un même
théorème, nous explique Tristan : le personnage
littéraire refuse la Grâce que le second accepte. Mais
tous deux répondent aux subtiles théories sur la
Grâce dont s’est entiché le XVIIe siècle. Le don
Juan homosexuel imaginé par Marañón n’est pas une
boutade anodine : comme l’homme à femmes de la tradition, il
s’est mis au-dessus des lois, et c’est la révolte qui
caractérise don Juan, non la séduction. Sade appartient
sans surprise à sa lignée, celle du crime le plus
abominable qui soit. À ce niveau, don Juan incarne le combat
terrifiant qui se déroule au noyau de l’univers, «
c’est-à-dire dans les principes vivants de l’univers et dans la
conscience de certains hommes ».
Combat voué à l’échec, et il le sait : comme pour
Adam au paradis terrestre, la liberté ne s’achète qu’au
prix de la mort. Tuer Dieu pour être Dieu, c’est accepter de
mourir comme Dieu. C’est renoncer à l’éternité
pour entrer dans le temps. C’est ce que vivent, depuis toujours, les
personnages de Frédérick Tristan. On pense au Dieu des
mouches, bien sûr, mais aussi au serviteur qui a pris la place de
son maître, dans Dernières nouvelles de madame Berthe : le
départ du Père symbolique laisse le fils
désemparé, condamné au silence, à
l’immobilité et à la mort. Le drame du père et du
fils est au centre de son œuvre.
Historiquement, l’époque moderne a accumulé les
révoltes contre le père : contre le pape, avec la
réforme ; contre le roi, à la révolution contre
Dieu, avec le scientisme... Ce contexte extérieur a
rencontré un destin particulier : Tirso de Molina est l’enfant
naturel d’un grand d’Espagne, don Juan Tenez y Giron, duc d’Osuna. Son
personnage porte le prénom paternel (Juan), mais prend le nom
d’un autre grand d’Espagne, Tenorio. C’est le Père, dans sa
dimension familiale et sociale, qui est ici visé. Et cette
révolte a son pendant dans les sociétés
initiatiques qui commencent à pulluler à la même
époque : « Il faut que le fils tue le père, que
l’initié sacrifie l’initiateur s’il eut assumer son existence en
assouvissant son sentiment de liberté. »
Mais pourquoi, pour étudier la révolte de l’homme moderne
contre Dieu, Frédérick Tristan a-t-il choisi le mythe de
don Juan, que l’on voit plutôt comme un séducteur,
plutôt que celui de Faust ? Précisément, et c’est
la deuxième ligne directrice, parce que le héros latin,
à la différence du germanique, ajoute à la
révolte contre Dieu la transgression des relations
traditionnelles avec les femmes. Il joint donc la rébellion
contre le Père (le Commandeur, et derrière lui, Dieu)
à l’affrontement avec la Mère (les femmes, et
derrière elles, la Nature). Don Juan est celui qui s’oppose au
monde selon deux ordres différents : la Nature et la
société. Ainsi, les deux facettes du personnage, que l’on
met rarement en relation, celui qui séduit les femmes et celui
qui défie Dieu, se rejoignent-elles dans une même
révolte. « Dans le temps que l’on s’emploie à
renverser le père (le roi et Dieu), on va tenter de
débaucher la mère (la nature et la
société). »
Ici encore, le lecteur de Frédérick Tristan se souvient
de l’imposante stature de la Femme-Mère-Amante, de La Divine
à Madame Berthe, autant d’avatars de la Gargante, cette image de
la Nature déchue, « dénaturée »
après la chute d’Adam. C’est à celles-ci que renvoie cet
essai en évoquant « la vieille complice du flux et du
reflux, de ces choses trop vagues, tellement vraies, que sont les
apparences du temps ». Mais plus profondément, «
à travers la femme, c’est l’idée du réel que l’on
provoque. » Et pour un romancier, le rapport entre la
réalité et le réel est une réflexion
indispensable.
La naissance du mythe dans l’Espagne baroque s’inscrit dans cette
réflexion. Une société qui cache la dissolution de
ses mœurs derrière une religiosité rigide est un milieu
propice à l’éclosion du burlador, qui plus que tout autre
sait jouer du masque. Certes, le masque est hypocrite puisqu’il
dérobe le réel. Mais il ne le cache pas : il le travestit
sous l’outrance pour nous le rendre plus sensible, donc plus vrai. Le
masque, que le baroque a érigé en art, est une
transposition du réel en réalité par l’outrance
des situations et des personnages. C’est une fiction qui dénonce
cette autre fiction qu’est l’hypocrisie sociale. Don Juan n’est pas le
trompeur : c’est celui qui, par l’excès de sa conduite, met
à nu la petite tromperie quotidienne.
Or, parmi ces hypocrisies de la réalité, le mythe de don
Juan pointe du doigt le maintien artificiel d’une idéologie
courtoise dans le monde classique. Le rêve de la femme
sublimée s’arrête avec lui. « Libéré
des mythes féminins de la nature, de l’amour et de la mort,
l’homme allait pouvoir, à sa suite et à travers ses
métamorphoses, procéder de lui-même et de lui seul,
c’est-à-dire, en grande partie, reprendre à son compte
les idées de nature, d’amour et de mort pour les transformer en
concepts. » Après la mort du père, l’autre grand
thème véhiculé par le mythe est la mise au monde
de la mère. Ces deux grandes inversions sont les conditions
nécessaires à l’enfantement du monde moderne.
Car la révolte est la même. Père et mère,
Dieu et Nature, même s’ils semblent opposés, sont
indissociables. Il n’est pas question de jouer l’un contre l’autre, ou
de se perdre dans le jeu des masques qu’affectionne le baroque.
Derrière le masque don Juan ne se cache pas un personnage, mais
« l’homme sans nom ». C’est le masque suprême. Il a
pris conscience du vide béant qu’il découvre en
lui-même et dans le monde.
C’est en cela que sa révolte ouvre un autre âge de
l’humanité. Don Juan remplace le Père par une idée
de Père, la Mère par une idée de Mère.
C’est le triomphe du rationalisme, la rupture avec la « communion
amoureuse et quasi mystique » avec la Nature, la Femme, Dieu.
Pour refuser la leçon des tripes, don Juan enfante avec son
cerveau — « cette autre tripe ». Le réel est
remplacé par l’abstraction, par une réalité
d’ordre intellectuel. « Le mental est plus puissant que le
réel, parce que le mental existe, tandis que le réel
n’existe pas » : telle est la découverte fondatrice, qui
chasse l’homme du paradis perdu de la communion cosmique. Dans les
romans de Frédérick Tristan, elle correspond à
l’exclusion, ou l’évasion du grand hôtel dans lequel
l’enfance a résumé le monde. C’est l’entrée dans
le temps, dans la vie qui s’écoule et qui tend vers la mort.
Certes, on n’échappe à l’imposture du monde que pour
tomber dans une autre imposture, mais avec la lucidité
désespérée de la révolte.
Cette révolte conjointe contre les deux ordres du Père et
de la Mère est la condition d’émergence de l’art. L’art
est lucidité suprême et quête d’une suspension du
temps dont on a pris conscience. Grâce à lui, nous passons
« du quotidien obsédant ou veule à
l’abstraction d’un temps qui se veut suspendu », même
s’il se nourrit de ce quotidien, de nos pensées. C’est dans ce
jeu constant entre la réalité et sa
représentation, dont chacun se nourrit de l’autre, que nous
reformulons nos questions, ce qui les rend acceptables. Les
créations artistiques gardent la mort à distance, et en
particulier celle qui s’insinue dans le quotidien, « l’ennui, ce
truchement de la mort au cœur de la vie ».
La peur de la mort est désormais au cœur du Fils, car il a
tué le Dieu qui le rassure sur l’au-delà. Il ne lui reste
qu’à « devenir ce qu’il souhaite être — et qu’il
nomme Dieu », avec cette conscience, désormais, que
même les dieux sont mortels et que la déification ne le
délivrera pas de son angoisse primordiale. Tout le long de cet
essai, qui descend avec le mythe le cours des siècles, nous
suivons les tentatives les plus folles, les plus paradoxales, mais
peut-être les plus belles pour répondre à cette
nouvelle question.
En perdant la voie de l’obéissance (celle du moyen âge,
avec le mythe de Perceval), l’homme moderne ne peut choisir que la
démesure. Celle du mystique qui cherche l’union immédiate
n’est pas fondamentalement différente de celle de don Juan, qui
passe par le crime « le plus haut possible » pour se croire
Dieu. Cela pose en principe la liberté de la créature,
mais empêche le bonheur (le sale bonheur), et la souffrance
devient le signe de la grandeur. Dieu reste seul comme le Commandeur
à l’intérieur du labyrinthe. Don Juan s’est enfui, mais
ne nous a pas livré le mot de passe qui nous permettrait de
sortir à notre tour. Alors les labyrinthes se multiplient,
s’emboîtent les uns dans les autres au gré de
l’imagination. N’est-ce pas l’image de l’homme, ce labyrinthe de
viscères pris dans le labyrinthe du monde ? Il se croit libre,
parce qu’il a ouvert tous les possibles. Mais que vaut cette
liberté sans le fil d’Ariane qui retrouve le sens dans
l’éclatement des significations ? Tel don Juan mangeant des
excréments, des larves et des serpents accoudé sur une
tombe, l’homme moderne se penche sur le grouillement infâme et
infamant qu’il recèle en lui-même. « Demain, ce sera
Freud. On veut savoir ce qu’est cet abîme. » Et cela finira
avec l’autofiction.
L’histoire de monde ainsi redessinée donne lieu à des
évocations puissantes : celle de la Venise du XVIIIe
siècle, royaume de l’imposture ; de Blake et Milton, engendrant
leur propre mythologie en puisant aux sources sacrées ; celle de
Nietzsche, « totalement enfermé entre ses épaules
», qui recommence pour lui seul l’aventure occidentale. Autant de
don Juan dont le « prodigieux onanisme intellectuel »
débouche sur le totalitarisme solitaire de l’Occident moderne.
Il ne reste plus à don Juan qu’à dénaturer (pour
le purifier ? le détruire ?) le langage. « Il est
vraisemblable, en effet, que le premier des don Juan est le langage et
sa propension à se dénaturer lui-même afin de
tenter d’explorer l’indicible. »
Reste la troisième voie, celle de l’initié, qui
émerge à la même époque. Celui qui retourne
à la tradition perdue, par une approche progressive, au noyau
originel, qui rentre dans le labyrinthe pour le purifier, au lieu de se
perdre dans celui qu’il s’est créé en dehors de
lui-même. Ici encore, rien de contradictoire. La mère que
l’homme moderne enfante est l’univers dans sa totalité ; ce
n’est plus la Gargante originelle, c’est la Mère des Galopins
qui initie Balthasar Kober. Explorer tous les possibles, c’est aussi
revenir aux sources, puisque la source est partout. L’intérieur
et l’extérieur se correspondent dans une ordonnance
sacrée. Accepter que l’ordre, non pas celui du Commandeur, mais
un fil d’Ariane à travers le dédale du monde, soit plus
sacré que la liberté de tous les possibles, telle est la
voie qui ne renonce pas à une « saine révolte de
l’esprit », mais qui lui rend le Sens.
Félicie
Dubois,
De l’ange à
l’huître, éd. Jean-Paul Bayol, 2009
« Romans
», se définit ce recueil de quatre textes de longueur
variable (celui qui donne son titre au livre en occupe presque la
moitié) et indépendants l’une de l’autre. C’est nous
avertir à la fois de leur profonde unité et, par le
pluriel, de leur irréductible différence. Romans, et non
nouvelles, car ils réussissent, par l’agencement des ellipses,
des silences, à dessiner un personnage, raconter toute une vie,
et non pas l’anecdote qui, parfois, leur sert de prétexte, et
qui, bien sûr, ne sera pas racontée.
Voilà ce
qui fascine dans ces textes : c’est le silence qui raconte. Les mots ne
disent que le banal, le conjoncturel : une pancarte routière, un
titre de journal, une notice d’utilisation... Le regard ne voit que
l’anecdotique — une cigarette qu’on allume, un cantonnier sur la route,
une rêverie en chaise longue — « et pourtant, Il en
mettrait sa main à couper, quelque chose est arrivé.
»
Pour savoir
quoi, le lecteur n’a que ce livre, que ces mots, que ces pudeurs
essentielles. Que disent les mots ? D’abord une musique faite de rimes
discrètes, d’allitérations, d’assonances... Une langue
d’une évidence sobre et d’une rare élégance. Une
manière de nous faire comprendre que l’essentiel n’est pas dans
leur sens, mais dans leur agencement. Et pourtant, les mots ne peuvent
faire l’économie de leur sens. Les sens pullulent autour de
nous, et celui qui, comme les narratrices de ces « romans
», voudrait les percevoir sans discriminations, vivrait dans une
agression verbale permanente. Ces récits mettent en scène
la prolifération du signe dans notre monde de communication
compulsive. Une avalanche de messages, publicitaires, utilitaires,
avertissements ou bavardages, qui contraste avec le silence dans lequel
se construit le véritable récit. En tenant un compte
scrupuleux de ce qui lui arrive de plus anodin, Reine « observe
en détail ce qui ne se passe pas ». À nous de le
voir.
Le plus
fascinant, à mon sens, de ces quatre « romans », le
troisième, se résume à un bref journal de l’anodin
tenu sur un an et demi et intitulé « une mouche vole
». Lorsqu’on se rend compte que les six derniers mois reprennent,
dans un raccourci fulgurant, quelques phrases de l’année
précédente, les silences prennent soudain tout leur sens.
La phrase qui conclut le récit « Je sortirai les poubelles
demain », prend alors une résonance inattendue.
La dialectique
de la prolifération et du néant, qui constitue la
matière même des mots mis en œuvre, est à la base
du récit sous-jacent. Dans le ventre stérile qui n’a
jamais porté de vie, « le chaos cellulaire se hâte
inexorablement vers le néant d’origine. » On n’en dira pas
plus. Peut-être vaut-il mieux se concentrer sur la conduite
à tenir en cas d’incendie.
La
profération forcenée de l’inutile devient alors une
thérapie contre son envahissement. Dans une
société qui nous dicte nos besoins, comment retrouver
ceux qui sont réellement les nôtres ? Par le regard,
à la lucidité assassine ; par les mots, qui
réduisent à leur ridicule foncier les impulsions
téléguidées. « Encore un effort et les
désirs qui ne sont pas les siens ne seront plus que de mauvais
souvenirs. » L’exploration de la banalité est une
manière subtile de dire l’essentiel, au détour d’une
phrase qui semblait creuse.
L’essentiel, la
narratrice du quatrième récit a cru le trouver en
s’éloignant de la ville, dans ces hauts plateaux dont la
nudité semble nous rapprocher du néant. Fascinée
par « ces paysages aux reliefs lointains », elle
espère y trouver le lieu de repos, dans tous les sens du terme,
la terre où se dévêtir de l’inutile, du
passé, des échecs, où « se
débarrasser de ce qui nous a échappé », et
où disperser un jour ses cendres, avec celle de la femme qu’elle
aime.
Mais elle a
emmené ses mots dans ce pays où « il faut savoir se
taire ; se faire passer pour de vieilles pierres. » Elle a
retrouvé d’autres mots, qui ne lui appartiennent pas encore et
qu’elle tente de s’approprier. Et des hommes, des femmes, avec lesquels
il faut apprendre à vivre. « Le mimétisme est une
loi de la conservation de la vie », écrit-elle
après Jarry. Est-ce une autre façon de s’oublier, de
faire le vide en soi ? Ce n’est pas sûr. Le retour à
Paris, où elle retrouve l’amie qui constitue la seule ligne
droite dans cette vie « en pointillé », a le
goût doux amer de l’échec et de l'apaisement. Une petite
plante pousse dans le bitume. Connaît-elle son nom ? « Non.
- Qui le connaît ? Et pourtant, elle pousse. »