Gilles Verdet,
Fausses routes, Rhubarbe, 2016.
« Au commencement était le verbe. Suffit après d’un petit coup de pouce
pour l’envoyer ailleurs. » Soit : voilà les « fausses routes » qui
donnent leur titre à ce recueil de cinq longues nouvelles. Un amoureux
obtient enfin un rendez-vous mais se trompe de sonnette. Dans une
chorale d’amateurs, un membre ne parvient pas à distinguer un do dièse
d’un ré. Juste un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la
vie. Et toute dérape. Insensiblement, mais inexorablement. Comme un
adverbe fait déraper la phrase. Ne surtout pas raconter les histoires.
Le plaisir du lecteur est de s’y laisser glisser comme sur un toboggan.
Sans pouvoir s’arrêter. « Il y a des moments de la vie, des pas ou des
faux pas inutiles qu’on aimerait gommer. » Trop tard, on est embarqué.
Mais ce coup de
pouce au destin, qui va le donner ? Qui va jouer au démiurge, au
grand architecte qui gouverne le monde, au grand horloger qui s’amuse à
le dérégler ? Le plus insignifiant des personnages, celui qu’on ne voit
pas, précisément, parce qu’il ne sert qu’à mettre les autres en valeur
: un figurant. Et si Dieu, justement, n’était pas l’auteur ni le grand
premier rôle de la pièce ? S’il n’était qu’un figurant, qui peut tout
se permettre parce qu’on ne le regarde pas. Et si c’était cela, le
secret de son invisibilité ? Ou plus précisément, comme lui signifie le
médecin en examinant ses radios, de sa... transparence ? Méfiez-vous !
Il est peut-être caché où vous ne l’attendez pas. À la table d’un café,
ou sous un camion...
Alors, juste un
conseil : prenez garde aux détails. D’une nouvelle à l’autre, ils
tissent une trame invisible. Une expression, un bouquet de roses, un
poster de Magritte, la proximité du palais... Prenez garde aux
thématiques récurrentes. Le spectacle, par exemple, qui revient dans
toutes les nouvelles, mais de façon discrète. D’innombrables balises
constituent plus un jeu de piste qu’un décor. C’est par le détail qu’on
entre dans le récit. On parle de « tournage » avant de savoir que le
protagoniste est comédien. Un paillasson planté de poils pointus comme
les clous d’une planche à fakir annonce discrètement la mue d’un
personnage. Ce sont les détails, aussi, qui vont coudre ensemble les
différentes nouvelles, jusqu’à ce que les personnages et les situations
s’emboitent les uns dans les autres.
Le recueil est
construit comme une sonate. La première nouvelle en donnerait le thème,
la deuxième le contre-thème. La troisième introduit des variations dans
lesquelles les deux thèmes se mêlent étroitement. On pense avoir
compris le principe, on se demande comment les trois dernières vont
pouvoir innover. Et l’on est pris dans le tourbillon des modulations
jusqu’à la dernière, un strette éblouissant qui reprend en quelques
pages les petits détails, les mots clés, les thématiques récurrentes,
avant de nous entraîner dans une folle histoire de substitution, de
complot, de travestissement... Et de s’achever sur ce qui pourrait être
une clé de lecture pour l’ensemble : un camion qui transporte du sable
pour Paris-Plage. « Il livrait au plus vite pour reconstituer le faux
littoral. » Un détail ? Ou la porte ouverte sur les coulisses d’un
théâtre où l’on nous a monté un gigantesque canular ? Dans chaque
récit, un grain de sable a suffi pour gripper la machine. Imaginez ce
qu’un Dieu figurant ferait de milliards de grains de sable... ou même
davantage ?
Cette
construction aussi ingénieuse que rigoureuse est un premier plaisir de
lecture. Mais c’est surtout la langue très particulière de Gilles
Verdet qui séduira le lecteur. Par son inventivité, d’abord, qui joue
avec humour de tous les niveaux de langue. Ici, on calanche
ad vitam
et on écoute de la zizique symphonique. Mais à côté du vocabulaire
gentiment argotique (« j’ai mis les bouts fissa »), on trouve un jeu
savant sur les allusions littéraire : « Choisir c’est mourir un petit
peu » ; « Si les roses, même les jaunes, vivent paraît-il l’espace d’un
instant, la vie à cet instant s’allongeait ici le temps d’un espace
»... Les images éculées sont revitalisées avec humour (pour décrire des
yeux : « J’y ai vu que du feu. Et du bleu. Du bleu clair ») et les
images originales foisonnent (« Le regard attristé qu’elles portaient
comme un maquillage de tous les jours »). Un léger décalage est
introduit par des remarques métalinguistiques sur les adverbes, la
sonorité d’un prénom, l’origine hispanique d’un tic linguistique...
Comme si la langue était elle-même en représentation, miroir de ces
nouvelles en trompe-l’œil. Les frontières entre la langue et les
situations est d’ailleurs poreuse. Une réflexion d’une interlocutrice
(« Vous voulez boire quelque chose avant ? ») entraîne par exemple une
réflexion sur le caractère du personnage (« Un petit adverbe banal et
vulgaire qui ouvrait une brèche existentielle dans l’espace temps... »)
Parfois, ce sont les mots qui piègent les personnages, et celui qui
tire les ficelles n’a qu’à tendre l’oreille : « Suffit d’une phrase,
d’être à l’écoute au bon moment. Et de tirer le fil. Et toute la trame
se défait. Ici, c’étaient les adverbes les mots importants. » Anodin ?
Rappelez-vous : au commencement était le verbe. Mais à se focaliser sur
lui, on ne fait pas assez attention aux adverbes. Précisément.
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Voir aussi :
La sieste des hippocampes,
Voici le temps des assassins,
Les Ardomphes, Nom de noms.
Les passagers.
L'arrangement.
Martine Roffinella,
État d’un lieu désert, Sulliver, 2015.
Comment peut-on sortir vivant de l’immersion sans bouée dans un site de
rencontres ? La narratrice, vêtue de probité candide, rejoint sans
protection « La Foule » offerte par un Créateur sans scrupules à la
dent carnassière de prédateurs. La quête de l’Âme sœur vire au
cauchemar, puis au dépeçage.
Martine
Roffinella décortique avec patience les mécanisme psychologiques qui
amènent celui qui s’y risque à « incarner la projection de la personne
qu’il ou elle aurait voulu être ». Petit à petit, on ajoute à son
profil un élément de ce qu’on estime être conforme à la norme ; on
rentre dans une grille conçue pour que chacun soit « comme il faut » ;
en cas d’échec, on change son profil ; les contacts que l’on noue
donnent de nouvelles indications... Viennent ensuite les relances, les
messages intrigants, les annonces de visites du profil, les fabuleux
pourcentages de réussite qui vous appâtent, et les non moins fabuleux
pourcentages de compatibilité entre votre profil et celui d’un inconnu.
C’est une première absorption, un consciencieux lavage de personnalité.
Mais l’intérêt
de ce récit n’est pas seulement d’analyser un système : il ausculte
avec une cruelle lucidité l’état d’esprit de la narratrice, la lente
dépossession, les sursauts d’euphorie que l’on tente de faire
passer pour de l’assurance, la hantise de ne pas se fondre dans la
Foule et celle d’y perdre ses repères, la fascination morbide pour le «
bourreau » qui répond à l’annonce, l’abdication de toute volonté, la
culpabilité insidieuse... Lorsque surgit le prédateur, on se rend
compte que la nouvelle identité, pour les innocentes « brebis » de la
Foule parmi lesquelles la narratrice a fini par se fondre, prend
consistance dans le regard de l’autre. « C’est ce désir carnassier-là
qui faisait prendre corps à la personne, lui accordant enfin une
consistance parmi la Foule. Les brebis n’existaient que par la présence
et l’haleine du loup. »
La dernière
partie, sous le signe de saint Jean de la Croix, fait de cette
dépossession une expérience quasi mystique et de la révolte contre le
Bourreau un combat contre l’Antéchrist. L’expérience devient une forme
d’ascèse qui se termine, comme chez les anachorètes les plus excessifs,
dans l’état d’une « épluchure moisie ». Arrive alors l’« état d’un lieu
désert » qui a donné son titre au récit. Il est tiré du Petit Robert.
On ne découvre qu’en épilogue le terme qui correspond à cette
définition.
Mais surtout, il
y a dans cette mise en mots d’une expérience atroce un formidable
travail sur la langue. Une langue souple, précise, aux phrases longues
et subtilement construites, au vocabulaire choisi, à l’ironie pudique
pour couper court à l’émotion. Confrontée à la langue de bois
habituelle en communication (« éluder subtilement la discussion », «
accepter calmement la confrontation »...), la narratrice rétorque par
des définitions du dictionnaire, puis par des annonces ou des messages
d’une haute poésie, dans un décalage humoristique percutant. Ce court
récit (90 pp.) qui multiplie les angles d’attaque est d’une densité qui
peu déconcerter : mais on est toujours largement payé de l’attention
qu’on y apporte.
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Voir aussi
:
Inconvenances,
Recherche de fuites,
L'Impersonne,
Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro. Lesbian cougar story. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Conservez comme vous aimez. Pour une absente. Les cloîtrés d'Aurillac.
Werner Lambersy,
Escaut ! Salut, Opium éditions, 2015.
Il est des fleuves au destin singulier, parce qu'ils traversent tant de
pays qu'ils deviennent le symbole de l'union entre les peuples. Tels
sont le Rhin ou le Danube.
Il est des
fleuves au destin national, qui ont fini par s'identifier à un pays ou
à une ville. Tels sont le Tibre ou la Seine.
Il est des
fleuves grands comme une culture, tel le Mississipi, grands comme un
symbole, telle l'Amazone, grands comme une religion, tels le Gange ou
le Nil.
Et il y a
l'Escaut. S'il traverse trois pays, il s'identifie surtout à la
Belgique. S'il relie des nations, ce sont les frères ennemis puisqu'il
passe par la Wallonie et la Flandre. S'il véhicule une culture, un
symbole, une religion, c'est le vaste brassage typiquement belge entre
l'esprit goliard, gaillard, gouailleur —
zwanzique,
dirait Werner Lambersy — et la spiritualité dentellière, la mystique
décisive, les chevauchées wagnériennes. Titus Bibulus Schnouffius y
partage une bière mousseuse avec Wannes Van de Velde dans le verre du
soleil. Et tout cela,
"Tellement plat partout
Qu'on dirait l'horizon"
Le poète a
décidé d'en suivre les méandres et les lignes droites, depuis la jeune
fille a peine pubère que forme le fleuve à Antoing jusqu'à la matrone
épanouie digne des Flamandes de Jacques Brel lorsqu'il quitte Anvers.
L'Escaut est femme sous sa plume, éminemment désirable, séduisant et
capricieux. L'escaut est homme sous sa plume, à la verge bondissante.
La pensée à le suivre s'étend aux quatre horizons et vagabonde comme un
méandre d'une course cycliste aux couvents d'Audenarde puis aux
révoltes de Tyll Eulenspiegel ! Itinéraire personnel, culturel,
amoureux, qui se fixe comme étapes, entre Antaing et Anvers, Tournai,
Audenaerde, Gand, Wetteren, Termonde.
La poésie de
Werner Lambersy, ce sont d'abord des images qui se touchent,
s'écoutent, se regardent. On caresse "les hanches chaudes des
cheminées" ou "les fesses lisses en moules de Zélande", on écoute les
cloches qui jouent à pigeon vole avec les carillons à saute-mouton, et
les mots nous pénètrent au plus intime quand le poète est "vrai comme
l'épingle à chapeau". Mais c'est aussi un jeu sur les mots, il devise
et divise, suit la ligne du fleuve comme le prince de Ligne... Les sons
même lui parlent et résument le détonant mélange des peuples, lorsqu'il
évoque Tournai "aux voyelles de France aux consonnes de Flandre". Les
sons et les images conjuguent leurs effets dans des formules d'une
hardiesse frappante, dans "la partie d'échecs du chaume et des friches
en plains champs"...
Mais ce recueil,
sous-titré "suite zwanzique et folkloresque", nous adresse aussi des
clins d'œil complices, discrets, pour parler des femmes adultères "ou
si peu", ou de l'homme qui courait devant les trains en sonnant une cloche
pour écarter "les vaches les chiens et les passantes curieuses".
Je ne connais
guère le cours de l'Escaut, pardon, Werner, et ne lis pas assez le
flamand pour apprécier à sa juste valeur la traduction de Guy
Coomerman, puisque la version est bilingue. Mais ton Escaut court
jusqu'à Paris, puisque
"partout ou il pleut
C'est un peu la
Belgique"
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Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Ball-trap, La chute de la grande ro Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités.
ue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
Éric Brogniet,
Sahariennes, suivi de
Célébration de la lumière, Al Manar / Alain Gorius, 2015.
Ces deux courts recueils, nés dans le désert du Wadi Rum, en Jordanie,
et du Sahara, en Égypte, se sont tout naturellement ancrés dans le
dépouillement, de l’être, de l’écriture, du monde. La forme, librement
inspirée de l'haïku, se concentre, dans le premier ensemble, à trois
vers de rythme différent, pour capturer l'instant au plus près de sa
perception, mais sans tomber dans l'excès de formalisme d'un genre fixe
aux règles strictes. Le travail sur les mots se double en permanence
d’une recherche de sonorités, douces ou rugueuses (
Ocres / Rocs rouges...), instaurant comme une évidence une équivalence entre le mot et la chose.
Et c’est bien
d’instants qu’il s’agit : ceux qui s’ouvrent sur l’éternité par
l’abolition de la durée conçue comme addition de secondes. Le désert
n’est pas plus un nombre fini de grain de sables que l’éternité un
étirement du temps commensurable. C’est une exploration permanente, un
voyage qui ne se limite pas à un déplacement. Petit à petit
l'exploration intérieure se confond avec le parcours extérieur. La même
expérience du néant fondateur se vit dans le désert et dans la
conscience libérée de soi.
Ébranlement
Conscience
Du vivant et du néant
Plusieurs
thématiques s’entrecroisent et s'enrichissent mutuellement, révélant un
dessin d’ensemble comme des hachures, pour qui sait regarder au-delà du
trait, esquissent une silhouette : le désert volcanique, l'écriture
comme trace dans le sable ou comme simoun de voyelles, le retour en
soi-même dans le dénuement de la conscience, la suspension du temps...
Tout cela se glisse dans des images aux multiples résonances, en
particulier, dans le premier recueil, les variations sur la blessure ou
la fissure — lézarde, cicatrice, convulsions, ornières, fente des
falaises...
Ce travail
intérieur, de corrosion et de fissures, laisse filtrer par moments des
échappées de lumière, qui s'exaltent jusqu'à l’éblouissement dans le
second ensemble,
Célébration de la lumière.
La thématique des failles s'estompe mais reste présente, transfigurée
(« la clarté dans la fracture »). L'horizon s'ouvre, mais c'est le même
travail entre l'intérieur et l'extérieur : la « foudre du cœur » s'abat
sur la palmeraie. Lorsque la blancheur succède aux couleurs et à
l'obscurité, l’expérience mystique atteint son comble : comme dans une
transmutation alchimique, « le silence nous blanchit ». Le recueil
débouche alors sur une discrète thématique amoureuse qui réintroduit le
thème de l'autre (« mon aimée, ma lointaine ») dans ce recueil
intérieur.
Voir aussi :
Bloody Mary.
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Hubert Haddad,
Mâ, Zulma, 2015.
« Toute personne inconnue ouvre une demeure nouvelle. » Mais lorsqu'on
y pénètre, peut-on deviner que le vestibule donne accès à mille
chambres, et que l'on passera le restant de sa vie à en pousser les
portes ? Shōichi, jeune étudiant en sciences de la Terre et des
planètes à l'université de Tokyo, paie ses études en travaillant comme
barman au
Crépuscule,
lorsqu'apparaît Saori. La beauté étrange de la jeune femme, sa détresse
d'apprendre son divorce, quelques bribes de conversation, troublent le
jeune homme, et quand elle revient, la conversation s'engage. « Vous me
rappelez quelqu'un, lui dit-elle, quelqu'un que j'aime de manière
passionnelle. Pourtant je ne l'ai jamais rencontré, du moins dans cette
vie... » Et la porte s'ouvre vers une demeure nouvelle.
Le « petit
vulcanologue d'amphithéâtre spécialisé dans le cosmo-tellurisme » porte
sans le savoir le nom de naissance d'un grand poète, Santōka, dernier
grand haïkiste. Il partage aussi avec lui d'imenses lunettes qui lui
donnent l'air d'une grenouille égarée dans sa vie. Et Saori,
l'apparition du
Crépuscule,
écrit précisément une biographie de Santōka, « une biographie du point
de vue particulier de la marche à pied. » À sa suite, Shōishi se met en
marche. « La marche à pied mène au paradis. » Saori lui ouvre d'abord
les portes de l'amour et de la sensualité. Un paradis proche de
l'absolu, sinon qu'il n'est pas éternel. La mort de la jeune femme
saccage la somptueuse demeure qui vient de s'ouvrir à lui. Il n'en
reste qu'un manuscrit : la biographie de Santōka, dans laquelle Shōishi
cherche le souvenir de la disparue. Et les deux destins
s'entrecroisent, celui du géologue barman et celui du poète dandy, deux
destins au départ insignifiants et bouleversés par la mort. Shōishi le
poète (Santōka sera son nom d'auteur) a été marqué par le suicide de sa
mère au fond d'un puits, comme Shōishi l'étudiant par l'accident de
Saori, noyée, elle aussi, mais en tombant d'un bateau. L'alcool — bu,
vendu — est leur premier refuge. Ils vont tous les deux se reconstruire
par la littérature, l'écriture de haïkus pour l'un, le manuscrit de la
disparue pour l'autre. Tous deux vont prendre la route, qui les mènera
jusqu'à un monastère, puis vers une vie d'ermite ou de moine errant. La
méditation et la marche les ramèneront vers la seule éternité qui leur
permette d'échapper au temps : la découverte du néant intérieur. « À
part le vide entre les choses, il n'y avait rien » : telle est leur
ultime leçon.
Le roman repose
sur une double thématique : celle, dynamique, de la marche, et celle,
statique, de l'enfermement. L'engloutissement initial, que pourraient
symboliser le bar où officie Shōishi ou le puits où se jette la mère de
Santōka, est l'immobilité létale, où l'on s'englue, dont seule la
fuite, la marche, peut nous délivrer. L'engloutissement au creux de la
montagne, auquel les études de vulcanologie du narrateur peut faire
allusion, peut être destructeur ou initiatique. L'abrutissement de
l'ivresse n'est pas l'exaltation mystique : le temps que l'on croit
suspendre dans l'alcool nous attend au réveil. « Trompé dans son désir,
Shōishi s'enivrait pour arrêter le temps comme
on se mutile afin de moins souffrir. Mais le temps emporte qui lui
résiste avec une brusquerie décuplée. » Pour atteindre la grotte de la
méditation, le temple de la compassion, le creux intérieur, il faut
l'aborder différemment, par un retournement de soi, par la méditation
et non par l'étude rationalisante. Lorsqu'il rencontre Saori, Shōishi
plie une centaine de grues en papier dans les pages de ses cours, comme
un renoncement à l'étude. La méditation est aussi un engloutissement,
mais en soi-même, un repli intérieur qui
transforme la course du temps en un présent densifié, qui permet de «
se défaire des
apparitions du passé et des divagations du futur. »
Entre les deux,
entre le bar de Shōishi et le petit temple de Santōka, il y a la
marche, qui restitue à l'homme la responsabilité de son destin : elle
part symboliquement du grand Pont des cinq routes, d'où se calculent
toutes les distances du pays, et où il faut choisir la bonne voie.
Marcher, c'est épouser la fuite du temps, c'est échapper
au passé, se fondre dans l'impermanence permanente. « Marcher au point
que les pieds s'usent, jusqu'aux genoux,
jusqu'à la taille, puis ramper vers le sanctuaire. » La marche est dans
ce paradoxe constant du mouvement et de
l'immobilité, de la tradition et de la rupture. On marche sur des
remblais pavés de crânes. On marche dans les pas de ses prédécesseurs.
Shōishi marche dans les pas de Santōka, qui marche dans les pas de
Bashō, qui lui-même marchait dans l'ombre de Saigyō Hōshi ! Une chaîne
immense de poètes, de moines, de marcheurs solitaires nous emmène un
peu plus loin dans le passé, dans le futur : tout n'est plus qu'un
éternel présent. Telle est la marche, telle est la poésie. Car les
haïkus, qui se faufilent dans les entrelacs du roman, connaissent la
même tension entre le mouvement et l'immobilité, la tradition et la
modernité. Santōka n'en respecte pas les règles, et pratique un genre
milléraire en recherchant une écriture moins conventionnelle. La
poésie, instantanée et éternelle, est une autre manière de dépasser le
temps.
C'est alors,
dans les failles du temps, que se produisent les vraies rencontres.
Dans un bar, Santōka croise un barman aux lunettes à double foyer,
comme un écho au métier délaissé de Shōishi. Sur le chemin, il est
recueilli par Saori, qui pourtant a bien précisé qu'elle ne l'avait
jamais rencontré. Les personnages s'élèvent au-dessus de l'humain, en
particulier Saori, devenue l'incarnation de la déesse de la compassion,
Guanyin aux Nombreux Trésors. C'est elle qui met en marche le jeune
barman, qui invite à chaque pont à passer sur l'autre rive, qui attend
l'ermite dans le sanctuaire dont il a la charge, et qui recueille le
marcheur épuisé dans sa voiture. Comme la mère de Santōka, c'est la
mort initiale qui mène le héros à la vie, « un miracle n'étant qu'un
retournement du vide sur lui-même. »
La réflexion
n'est jamais assénée comme un cours de philosophie : s'il en avait eu
la tentation, le romancier comme son héros en aurait plié les pages en
cent grues de papier. Elle est portée par le récit, par de discrets
symboles que l'on peut ne pas remarquer, et par une écriture somptueuse
qui nous travaille intérieurement sans que nous en prenions conscience.
Des images qui nous parlent directement, des formules qui s'impriment
en nous, et dont chacun fera son florilège. Qu'on me permette le mien,
comme une invitation à le poursuivre : « Grand-mère Tsuru pratiquait la
sieste en moribonde intermittente » — « L'amour physique entre eux
était devenu comme un entremêlement de méduses sans cerveau ni cœur » —
« La mort est une araignée qui n'a pas fait sa toile » — « plus
dépossédé qu'un facturier du néant »... La métaphore est l'art de plier
les mots comme l'étudiant plie les pages de ses cours universitaires :
les uns et les autres s'envolent aussitôt oiseaux.
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Voir aussi :
Le camp du bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Le
nouveau nouveau magasin d’écriture,
Oholiba des songes,
Palestine,
Géométrie
d'un rêve,
Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore,
Le peintre d'éventail,
Premières neiges sur Pondichéry,
Casting sauvage.
Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable.
Mathias Lair,
Ainsi soit je, La rumeur libre, 2015.
Orgueilleux titre, qui semble mêler l'affirmation nombriliste
fondamentale ("je") à la réalisation sacrée d'une volonté divine ! Mais
au-delà du jeu verbal, il y a un enjeu fondamental : l'affirmation
identitaire dans un monde qui échappe à la volonté de l'homme et le
paradoxe de la trouver soudain dans le renoncement à sa quête. Cinq
textes d'allure et de ton différents suivent ce parcours, à la fois
dans une perspective psychanalytique et poétique, le langage étant le
point de jonction entre ces deux dimensions, car il manifeste le
rapport à la mère (la langue maternelle) et au corps (le stade oral).
Le jeu de mots est perceptible dès les titres de ces parties (à corps /
accord — & Cri / écrit).
Le premier
texte, prose poétique et réflexive, reconstitue l'histoire
individuelle, la construction de l'identité par refus et acceptations.
Le "grand départ" qui doit permettre de "tout casser" — le leurre d'une
construction personnelle ("on reconstruit ce qu'on avait banni") —
l'acceptation par lassitude, comme une "mutilation" — le "mode survie"
qu'on doit alors adopter — et les petites épiphanies que l'on découvre
tout à coup en se défaisant de soi : on passe de la survie à la
"sur-vie". On comprend alors que le départ n'est pas un éloignement
extérieur : "Marcher se fait à l'intérieur, cela part du nœud, au
carrefour du bassin juste au-dessous du sacrum". Il y a du mysticisme
dans cet itinéraire intérieur, et si le terme oriental (
satori) est préféré dans ce premier texte, le mot apparaîtra au détour des poèmes désarticulés qui suivent :
Au grand tout |
s'évaser |
mystique |
négative |
Les quatre
textes qui suivent ne se résument pas. Ils sont tout entiers dans le
rythme du poème, qui joue sur la désarticulation des phrases et parfois
des mots. Le premier ensemble, "hors stase", joue sur l'extase, dont il
reprend la composition, mais en lui restituant sa force étymologique :
nous sommes dans le dynamisme brutal qui nous arrache au néant, "hors
arrêt", submergés par une lame "en pleines côtes" — dès le premier
poème, on comprend la richesse ambiguë de la langue désarticulée en
syntagmes bruts : s'agit-il d'une métaphore maritime (la lame est une
vague, les côtes sont un rivage) ou criminelle (la lame entre les
côtes) ? Les deux, conjointement, les termes qui l'annoncent et la
concluent étant empruntés aux deux registres ("haut bord", "submerge"
vs "cran d'arrêt"). On n'en retient que la brutalité : celle d'être
arraché au néant. "Ça gratte à l'être" en mal de "désêtre". Mais le
respir s'impose dans la cage du souffle. Et l'expir, "entre les
côtes — de la bête".
Le troisième
ensemble explore alors, entre brutalité et pudeur, les rapports
troubles du tout petit enfant et de sa mère, avec, toujours, cette
nostalgie de la "paix des anges" — ceux qui n'ont ni sexe, ni être, ni
mère, sans doute. Le quatrième ("À corps perdu") évoque la découverte
du monde comme une perte de l'identité globale primitive, un trauma vécu comme une "chute biblique" :
J'ai vu le jour
|
gardé
|
en moi la nuit
|
|
d'avant
|
mon corps
|
est la grotte sanglante où
|
je respire
|
à cœur
|
battant
|
|
Le cinquième
ensemble, le plus éclaté des textes poétiques, marque la révolte par la
langue contre la mère ("La langue la mater / la retourner — contre
elle"). Langue du psychanalyste, par moments, qui joue sur les césures
internes (é-cervelé, ob-jet), mais aussi sur les agglutinations
(lalangue). Langue du poète, surtout, qui va droit à l'essentiel et
récuse tout effort de communication car celle-ci détruit le formidable
pouvoir d'évocation du mot brut. "Au fond, on écrit de ne pas posséder
la langue qui donne identité — à distinguer du bavardage romanesque."
Tout cela finit-il par menacer la fonction primitive de la langue ?
C'est bien le but de cette révolte fondatrice.
et si vous en vou
|
lez pas de ma
|
|
langue allez
|
vous faire fou
|
ailleurs
|
|
Le parcours dans
ce court recueil, du coup, est loin d'être évident (et le mien ne
prétend pas être celui de l'auteur ni d'autres lecteurs, que du
contraire !), mais d'autant plus stimulant.
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Voir aussi : Oublis d'ébloui,
Aïeux de misère,
L'amour hors sol.
Aucune histoire, jamais.
Jacques Richard,
Scènes d’amour et autres cruautés, Zellige, 2015.
« Vous voudriez
savoir ? On ne sait pas, voilà ! » Cette réplique un peu brusque
pourrait être reprise par la plupart des protagonistes de ces courtes
nouvelles, qui s’attardent avec prédilection dans ces zones floues où
objets et phénomènes se confondent. On tente d’y cerner une sensation
inédite — « c’est un peu comme de la musique qu’on verrait au lieu de
l’entendre » — « comme le souvenir de quelque chose qui n’est pas
arrivé » — « un spécimen dont il est difficile de parler » — « c’est
indéfinissable, mais on reconnaît ceux à qui c’est arrivé sans le
moindre doute ». Mais l’important n’est pas de savoir ce dont on parle : c’est d’y réagir.
La nouvelle se
situe dans l’optique des personnages, qui savent, eux, de quoi ils
parlent,
le redoutent, ne veulent pas le nommer. Tout risque de recommencer,
s’inquiète celui-ci.
Quoi ? « Comme l’an passé, comme avant “ça”. » Et de ne rien savoir est
peut-être pire encore... On tente de deviner : les « cicatrices
laissées par les chars » sur le macadam nous entraînent sur une piste,
l’enseigne rouge d’un restaurant libanais semble planter un décor, mais
est-il compatible avec les cerisiers japonais ? Le décor, d’ailleurs,
est souvent difficile à cerner. À la télévision, les visages sont
floutés. Au bureau, les projecteurs rendent tout irréel. Tout concourt
à dissuader la quête d’un sens précis.
Pas plus
d’histoire que de décor. « Il n’y a rien à trouver dans la chambre.
Seulement voir. Dans cette histoire, il ne se passe rien. »
Pourtant... Il y a les bœufs qui sortent de la cuisse d’un homme... La
pharmacienne qui distribue de dangereuses pilules... La créature qui
engloutit les passants et les restitue en parfaite santé, sinon une
légère odeur... Pourquoi ? On ne sait pas, voilà. Et tout semble
normal. C’est cela qui fait le charme de ces histoires : nous sommes,
au fond, dans la vie quotidienne, mais quelque chose a dérapé, qui
semble normal à tout le monde, sauf au lecteur. Et il ne saura pas de
quoi il s’agit.
Pour mettre à contribution l’imagination du lecteur, Jacques Richard
utilise avec bonheur toutes les nuances de l’implicite, du présupposé
qui implique ce qu’il refuse de dire (« Parfois personne ne tombe »
implique bien que, le plus souvent, il y a des victimes !) jusqu’à la
suspension suggestive de la phrase (« celui qui voulait que »), en
passant par le sous-entendu, qui joue sur les registres lexicaux («
brouter » ne se dit que pour un végétal). Mais le lecteur qui croirait
pouvoir décrypter ce qui n’est pas dit explicitement se heurterait à des
contradictions permanentes. « Ils viendraient
et me brouteraient » : s’agit-il d’une fleur qui redoute le passage
d’herbivores ? Oui, si l’on remarque le « déraciner » qui vient un peu
plus loin. Non, car « Il me gratte la tête », quelques lignes plus bas,
fait plutôt songer à un animal. Ou à un homme, puisqu’il évoque son
couteau à poisson. Nous n’en saurons rien, mais est-ce important ?
L’essentiel est dans ce sentiment trouble, entre peur, complicité et
désir qui le lie à... mais à qui ? À « lui » bien sûr... « celui qui le faisait,
celui qui voulait que ». Non, décidément, il vaut mieux ne rien
vouloir. On ne sait pas, voilà.
Alors, le
lecteur se construit son histoire. Elle est effrayante, humoristique,
désarçonnante, surréaliste, à son goût. Un couple se promène sur le
bord de la table comme au bord d’un précipice. Des infirmières
punissent les patients qui ne mangent pas leur purée selon le rite
établi. Les éboueurs ne ramassent plus les corps, que l’on doit
conserver chez soi. Il n’en resterait qu’une impression de malaise si
l’écriture à la fois très souple dans la syntaxe et très précise dans
le vocabulaire ne nous accrochait pas au fil ténu du récit. De belles
formules, presque sentencieuses, un peu mystérieuses — « La crainte est
la sœur grise de l’attente » — « non, je n’ai pas de cœur ; j’ai
balancé le dernier qu’on m’a offert ». On ne sait pas, voilà, sinon qu’on en retire un plaisir frissonnant, bien réel, lui.
La dernière
partie, qui a donné son titre au recueil, est d’un autre ton, plus
lyrique (les alexandrins reviennent sournoisement), même si elle est
parfaitement intégrée dans la structure très stricte du recueil. La nouvelle se
referme sur le couple, avec ses épiphanies, ses peurs, ses tendresses.
L’auteur y joue davantage sur le sens des mots, parfois précisé entre
parenthèses, pour finir sur cette superbe notation, qui pourrait
constituer une des clés du recueil : « Elle le regardait parler des
mots ». Car Jacques Richard est aussi peintre : peut-être apprendrons-nous à écouter ses tableaux ?
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Voir aussi : L’homme, peut-être Et autres illusions, Le carré des Allemands.
La course.
Écrit sous l'eau.
Frédérick Tristan,
La fin de rien, Cherche-Midi, 2015.
Cela semble commencer comme du Kafka. Dans un pays totalitaire, un
homme est enfermé sans savoir pourquoi. Mais très vite, notre esprit
cartésien baisse la garde. Il est né à Tilden, en 1908, et s’appelle
David. Le lecteur commence à imaginer un jeune juif arrêté dans
l’Allemagne nazie. Fausse piste. On le prend pour un autre, un
terroriste nommé Hortsman. Bon, le malentendu sera vite dissipé. Sa
femme sera informée, viendra le délivrer. Il est en prison par erreur,
et nous, par erreur dans un roman moralisateur qui nous mettrait en
garde contre les dérives de la démocratie : « un pays comme le sien ne
pouvait employer de semblables moyens », se console le protagoniste.
Pourtant,
quelque chose cloche. L’officier chargé de l’interrogatoire refuse
l’évidence. David tente de se rassurer. Il « fait son métier. Chacun
joue le rôle qui lui fut confié, et mon métier, à moi, est de ne pas
perdre la tête. » Le lecteur dresse l’oreille. Un rôle ? Serions-nous
dans un roman de Frédérick Tristan, qui joue volontiers sur le décalage
entre ce que l’on croit vivre et ce que l’on joue ? Le nom figure bien
sur la couverture, mais nous avons appris à nous méfier des noms... Un
médecin venu réconforter le prisonnier précise cette hypothèse. Il
entre dans le jeu du prisonnier. Certes, sa femme existe, «
nécessairement », puisqu’il l’imagine. « Et, au vrai, qui pourrait
démêler le possible de l’impossible, la réalité du désir ? » Nous voilà
soulagés, l’hypothèse était la bonne. Ni pastiche de Kafka, ni roman
moralisateur, ni jeu gratuit de politique fiction, mais, entre les
genres, une fable qui nous invite à réfléchir sur la frontière mouvante
entre l’imaginaire et un prétendu réel, entre ce que nous croyons vivre
et notre théâtre intérieur. Un album de photos où David est invité à
reconnaître ses complices ne contient que dix portraits identiques,
celui de l’officier qui lui fait face. Normal, mais il faudra encore
cinquante pages pour comprendre le pourquoi. Un enfant traverse la
cellule en poussant un cerceau ? Quoi de plus naturel ? N’allez pas
tomber dans l’explication facile du rêve.
Et qu’importe,
après tout, le degré de réalité de ce que nous lisons ? Nous sommes
David Greedich, tout simplement, et comme lui nous ne vivons plus dans
notre corps, mais dans le corps d’un autre. Comme lui, nous sommes dans
un « tunnel de questions sans issue, de réponses sans objet », que l’on
nomme la mort, et qui parfois est la vie. Telle est la conclusion à
laquelle arrive David. S’il est prisonnier, c’est de sa faute, c’est
parce qu’il a vécu comme un prisonnier et que sa soumission s’est
matérialisée en quatre murs. « Avait-il vécu ? Pouvait-on appeler vie
cette suite incolore d’heures fades, si semblables aux heures de tous
les autres, avec un peu d’amour, un peu de peine, un peu de joie ? » Ce
sont les pages les plus fortes de ce roman, qui nous concernent
directement. David paie « de n’avoir pas été assez nu », de s’être vêtu
d’habitudes, de règlements, de religions. Face à la mort, il a peur.
Non de mourir, mais de ne pas avoir vécu. Alors, ce rôle qui lui tombe
dessus sans qu’il l’ait cherché, n’est-ce pas sa dernière chance de
donner forme à « l’absurde mascarade » qu’il a jouée jusque-là ? Et
s’il quitte « l’odieux théâtre » de sa vie passée, ne va-t-il pas
entrer dans la vérité, « la seule vérité qui soit au monde :
l’affirmation d’une lueur au plus épais des ténèbres » ? Assumer ce
qu’il n’a pas choisi est une façon de mettre fin à ce qu’il n’a pas
vécu. « La fin de rien » : c’est aussi écrit sur la couverture, mais
nous n’avions pas compris. La pirouette finale rassurera le lecteur et
lui permettra de refermer apaisé le roman. Mais la vraie question
restera dans sa tête. Peut-être est-il mort, lui aussi.
¶ Frédérick Tristan,
Une vie au péril de l'écriture,
L'Esprit du Temps, 2015. Textes, articles, entretiens... inédits ou
publiés dans des revues désormais difficiles d'accès, sur son œuvre,
sur les auteurs qui ont compté pour lui (Thomas Mann, André Breton,
François Augérias...), sur les grands mythes qui l'ont nourri (Don
Quichotte, Faust...), surt l'art, l'écriture, la fiction... "L'écrivain
est un passeur ou n'est qu'un funambule. [...] Un passeur d'être. Un
corps d'être. Une transmutation du corps d'écriture en corps d'être par
cet effet de miroir qui reflète une conscience aux aguets vers un
extérieur alerté. Ce corps d'être est un sens, le huitième, mais
surtout révélation intime d'une réalité universelle cachée jusqu'alors.
L'écrivain est un passeur de sens."
¶Olivier Gissey,
Frédérick Tristan, l'appel de l'Orient intérieur,
Entre-Deux, 2015. Quelques entretiens avec Frédérick Tristan sur les
aventures spirituelles qu'il a rencontrées, ou traversées, dans la
tradition chrtienne, chinoise, islamique, compagnonnique,
franc-maçonne... et littéraire, bien entendu. Et un appel à partager
sans dogmatisme ce en quoi nous croyons, réel ou imaginaire : "S'il est
une folie créatrice, c'est celle de l'amour ouvert au grand vent du
Mystère infini de tout ce qui existe et peut-être n'existe pas.
Qu'importe ! Nous avons la chance incommensurable d'être nés humains.
Serait-ce un songe, que ce songe-là nous le vivons, nous le pensons,
nous pouvons l'aimer et le faire partager."
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Voir aussi : Le fabuleux bestiaire de madame
Berthe, Petite suite
cherbourgeoise,
L'amour
pèlerin,
Le manège des fous, Anagramme du vide,
Monsieur l'Enfant
et le cercle des bavards,
Le chaudron chinois,
Enquête
sur l’impossible, Don
Juan, le révolté, Brèves de rêves, Dernières nouvelles de l'au-delà,
Le Passé recomposé.
Philippe Charlier,
Ouvrez quelques cadavres, Buchet Chastel, 2015.
Le titre quelque peu accrocheur et la spécialité d’anthropologie
médicale et médico-légale de l’auteur, il faut le reconnaître, m’ont
fait ouvrir avec méfiance ce court essai sur le corps mort. Préventions
vite dissipées. On est loin de l’engouement des séries américaines pour
l’expertise curieuse de cadavres si possibles abîmés au-delà du
soutenable. Le nombre et la variété des sujets concernés, auxquels on
ne songe pas spontanément, la précision de la documentation et de
l’analyse, mais surtout le véritable respect pour un corps qui, quoique
mort, n’en reste pas moins humain, incitent constamment à la réflexion
et à l’exploration d’un monde trop souvent dissimulé dans la culture
occidentale.
Le corps mort
fait traditionnellement l’objet d’une double dérogation dans la
recherche occidentale : une dérogation scientifique (la dissection,
dans un but d’approfondissement des connaissances) et une dérogation
légale (l’autopsie, pour élucider une mort suspecte). Au cours des
siècles, cet affranchissement des règles élémentaires du respect de
l'être humain a conduit aux pires atrocités, évoquées dans un premier
chapitre historique. Des chrétiens ont vraiment pu, en 765, disséquer
vivant un homme sous prétexte qu’il avait apostasié sa foi, « afin de
comprendre la structure de l’homme ». Des chercheurs américains et
français, au XIXe siècle, ont pu pratiquer des enfouissements de corps
non réclamés à visée expérimentale, pour étudier les effets de
l’inhumation de durées différentes dans des sols divers. Cuvier a
publié l’autopsie de la tristement célèbre « Venus hottentote »,
Saartjie Baartman, dans son
Histoire naturelle des mammifères, comme
s’il s’agissait d’une guenon... Devant la réduction du corps mort (et
parfois vivant, en cas de vivisection humaine !) à un objet, il a fallu
mettre en place des règles de déontologie.
Cela passe par le vocabulaire. Celui du corps, d’abord. On ne parle pas
indifféremment de cadavre, de dépouille, de charogne, de macchabée...
Il n’est pas indifférent, pour un médecin légiste, de parler de ses «
patients », comme pour un corps vivant. La neutralité exigée d’un
expert peut amener à une certaine froideur de diagnostic. Peut-on
oublier, derrière la « lésion traumatique au niveau des organes sexuels
», qu’il s’agit tout simplement d’un viol ? Mais le vocabulaire traduit
surtout la conception sociale du corps mort, la volonté de le réduire à
la matière, de s’affranchir de toute forme de croyance en une âme unie
à la chair. L’absence de ritualisation autour du corps autopsié
participe de la même mentalité, qui peut ruiner tout respect vis-à-vis
du corps humain. Or, dans des sociétés désormais multi-culturelles, on
ne peut imposer le strict regard occidental sur les restes humains.
La question
devient alors anthropologique, sociologique, sinon politique.
L’élargissement du sujet nous oblige à réfléchir à des problèmes que
nous croyions depuis longtemps résolus, ou auxquels on ne pensait tout
simplement pas. La restitution par les musées européens des dépouilles
humaines de peuples anciennement colonisés, dépouilles considérées
comme du matériel scientifique. Mais qu’en est-il des momies
égyptiennes, des corps préhistoriques préservés dans la tourbe et
exposés sans aucune précaution de pudeur dans certains musées ? Qu’en
est-il des têtes réduites des Jivaros, des scalps, des médaillons de
cheveux, des restes humains intégrés dans des objets d’art ou d’usage
courant, des reliques ? Est-il indifférent, lors d’une autopsie, de
voiler les organes sexuels du corps dont on n’ouvre que le thorax ? Que
faire des membres disséqués, mais aussi des organes retirés lors d’une
intervention chirurgicale ? Peut-on traiter différemment la tête de
Henri IV, récemment retrouvée, et celle d’un « sauvage » considérée
comme une pièce de musée ?
Il faut, sur
tout ces points, une position raisonnable et respectueuse. Il y a des «
collections indignes » sur lesquelles tout le monde s’accordera, telle
celle d’August Hirt, qui entendait en 1943 conserver des « échantillons
de référence » de la « race juive », puisqu’elle était sur le point
d’être anéantie. Il y a d’un autre côté des évidences légales : entre
un certificat de décès fondé sur un examen extérieur et une expertise
après autopsie, on constate 45 % de discordance diagnostique. Mais
entre ces deux extrêmes ? Comment une exposition de restes humains ou
de corps morts peut-elle passer du voyeurisme macabre à une démarche
scientifique respectueuse ? La réflexion de Philippe Charlier est
extrêmement large, puisqu’elle s’étend des victimes du tsunami aux
déesses vivantes tibétaines, et aboutit à une vision sociologique de la
mort. « La vie consiste à cultiver trois éléments différents, écrit-il
: épanouissement, enthousiasme et progrès. » Un « corps vécu » s’oppose
au corps mort, avec ses zones intermédiaires qu’il nous convient aussi
d’humaniser : le mort social — malade mental, corps légume — et tous
ceux que l’on tue symboliquement d’un simple « Il n’existe plus pour
moi ». Parfois, effectivement, on se sent mal à l’aise. Livre
vivifiant, malgré son titre, et pratique, puisqu’il débouche sur
une proposition de projet de loi équilibrée et solidement étayée. En
fin de compte, c’est de la vie, de notre vie, qu’il est question ici.
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Michel Lambert,
Quand nous reverrons-nous ?, Éd. P.-G. de Roux, 2015.
"C'est toujours à la mi-saison qu'on chute." Il s'agit de chevaux, bien
entendu, dans une course hippique. Mais la phrase, au détour d'une
conversation, prend soudain une résonance prophétique. Pourquoi ? On ne
saurait le dire. Question d'atmosphère, de rapports entre les
personnages. Tous portent une chute en eux, dans ces neuf nouvelles, un
espoir insensé, un destin parfois — acteur, animateur vedette à la
radio — et tous se sont brisés, un jour, sans que l'on sache vraiment
pourquoi. Alors, ils recherchent dans le présent des lambeaux de passé,
une occasion de renouer un lien brisé : un témoin, une femme aimée, un
lieu significatif... Ou, à l'inverse, ils partent à l'aventure, se
persuadent qu'un pompiste avec lequel on a échangé trois mots est
devenu un ami, juste parce qu'il a une jambe de bois — un compagnon
d'infortune méconnu. Mais rien n'arrive. Pas même les grandes
catastrophes annoncées — la tempête du lendemain, le licenciement, le
suicide, la fin du monde... Peut-être cela les déliverait-il, comme un
orage soulage après une journée trop lourde. Cela ne leur sera pas
donné.
Ce qui s'est
passé ? Le plus souvent, nous n'en savons rien. Et c'est d'autant plus
intriguant, sinon effrayant. Nous sommes en permanence dans la tête des
protagonistes, nous sommes censés partager leurs souvenirs, leur
connaissance de leur histoire personnelle. La nouvelle fait allusion à
des événements qui nous sont inconnus, mais qui se sont révélés
déterminants : "Comme il repensait à cette période de sa vie, et à la
manière dont elle s'était achevée"— "sa disgrâce courait toujours" —
"un jour pareil, qui s'annonçait comme un des plus importants que leur
génération ait eu à affronter"...
Ce qui se
passera ? Nous n'en saurons rien, le plus souvent. Sinon la triste
répétition de la veille. L'espoir un instant soulevé par la rencontre
inopinée retombe paisiblement. Car si les personnages changent (du
moins le croient-ils), les situations semblent embourbées dans un
présent éternel et immuable. Les personnages "changent d'humeur tout le
long de la promenade, des mois qui passaient". Mais les autres ne
changent pas, ils ne pardonnent pas, ils ne tombent pas amoureux, ils
ne quittent même pas leur partenaire lorsque l'amour s'est éteint.
Changer ? C'est presque une malédication — "Malheur à ceux qui ont
l'autre dans la peau, qui ne rêvent que d'une chose, le dévêtir de son
manteau bleu pour l'habiller comme bon leur semble, quelle que soit la
saison." Alors, en une conversation d'apparence banale, on se rend
compte que tout espoir est vain. On assume. Celui qui n'était qu'un
"homme" au début d'une nouvelle est un "vieillard" à la fin, et
lorsqu'il se retourne une dernière fois pour donner un rendez-vous,
pour tenter de fixer le passé dans l'avenir, c'est un "homme déjà
mort". Les raccourcis donnent le vertige. Changer ? Ce n'est jamais dans le bon sens...
"Et on vit."
Mais qu'est-ce que la vie, lorsque le passé ne nous nourrit plus et que
l'avenir n'a plus de promesse ? "On a beau cracher, cracher. Une vie
entière à cracher. Presque un métier à temps plein. À devenir folle."
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Voir aussi : Le
jour où le ciel a disparu,
Dieu s'amuse,
Une touche de désastre,
Le métier de la neige,
Le lendemain.
Le ciel me regardait.
Cinq jours de bonté.
Laurent Gaudé,
Danser les ombres, Actes Sud, 2015.
Dans
La mort du Roi Tsongor, dans
La porte des enfers, dans
Pour seul cortège, Laurent Gaudé confrontait ses personnages avec la gravité d’un au-delà de la mort ; dans
Le soleil des Scorta, dans
Ouragan,
il faisait parler les forces irrépressibles de la nature. Ce sont ces
deux sources d’inspiration qui se rejoignent dans ce nouveau roman, et
qui donnent à ses personnages la dignité des héros de tragédie grecque,
celle de l’homme qui, face à son destin, ne se débat pas dans
l’abjection d’une révolte stérile, mais qui fait face à ce qui le
dépasse et qui l’emportera. Le roman, situé à Haïti à la veille du
terrible séisme de 2010, commence par ce bref face à face avec la mort.
Un esprit apparaît dans le village de Jacmel. Il vient emporter Nine,
une jeune fille un peu demeurée, gouvernée par une sensualité
impérieuse. Sa sœur, Lucine, désignée par le messager de l’au-delà, se
sent le devoir d’aller à Port-au-Prince avertir de cette disparition le
père d’un des enfants de Nine. Mais elle y retrouvera des souvenirs
trop ancrés dans sa chair, les violences qu’elle a subies quelques
années plus tôt lorsqu’elle faisait partie d’une cellule d’opposants au
président Aristide.
D’autres
fantômes du passé d’Haïti viennent la hanter. Elle croise Saul, bâtard
d’une famille puissante et médecin sans diplôme, qui a vécu les mêmes
événements et qui l’entraîne dans un ancien bordel, Fessou, clin d’œil
à son nom de jadis, jugé trop cru (Fessou verte). Là, elle trouve
presque sa place aux côtés du Vieux Tess (« Vieux Testament »), son
propriétaire, de Pabava le taiseux (« Pas bavard »), du facteur Sénèque
ou de Jasmin Lajoie, toute une colonie de résistance dont les plus
vieux ont combattu Duvalier et les plus jeunes Aristide. Un petit monde
de misère, étrangement heureux, autour duquel gravitent des hommes
riches, eux aussi frappés par le destin, mais incapables de trouver
l’apaisement : Viviane, riche patricienne dont la fille est morte dans
la révolte contre Aristide ; Lily, adolescente condamnée, venue de
Miami pour mourir ailleurs que dans un hôpital ; Matrak, le vieux
bourreau poursuivi par son passé de tonton Macoute... C’est dans la
confrontation entre ces deux mondes que se définit l’incroyable
capacité au bonheur de Fessou. Lorsque Matrak poursuit jusqu’au bordel
une de ses anciennes victimes, « hypnotisé par ce bonheur si simple
qu’il avait sous les yeux et qu’il ne pourrait jamais connaître », le
cénacle des opprimés sait qu’il a gagné au grand jeu de la vie.
Cette première
moitié du roman, indispensable pour mettre en place les personnages,
leur passé, les liens qu’ils tissent entre eux, peut sembler un peu
confuse, les diverses intrigues s’entrelaçant sans qu’on les relie
aussitôt entre elles. Les personnages portent nom et surnom (Pabava est
Domitien Magloire, Saul est surnommé Ti Ké), et parfois trois noms
(Germain est surnommé Bourik, sauf pour ses amis qui l’appellent Boutra
!), ce qui ne simplifie rien. Au moment où l’on commence à mettre
ensemble les morceaux du puzzle, on s’agace d’une leçon morale tirée un
peu lourdement (« Il n’y a que l’instant ») et d’une tentative de
dissertation philosophique qu’elle amène (« Pourquoi sommes-nous dotés
de mémoire si nous sommes voués à l’instant ? »). On pense que le
tremblement de terre, qui fait l’objet de quelques superbes et
terribles pages, va relancer l’intérêt, mais on sent à nouveau la
tentation moralisatrice se glisser dans le récit — « Tout pouvait
reprendre... mais d’un coup... » — « Et tout cela pour quoi ?... Pour
arriver à ce jour ? »). On est prêt à renoncer.
On aurait tort.
C’est à ce moment que le roman atteint au sublime. Lorsque les hommes
ne sont plus que des ombres, ni morts, ni vivants, ni fantômes, mais un
peu tout cela, dans un mélange inextricable de vie et de mort. Le roman
éclaté se rassemble soudain dans un récit limpide, d’une rigueur
d’épure, d’une logique de tragédie, comme si le séisme en disloquant la
ville avait composé une fresque d’une évidence imédiate. Les
personnages trouvent leur grandeur dans l’appréhension de leur destin :
« Est-il possible que l’urgence vous débarrasse de la difficulté d’être
homme ? » Oui, si elle vous élève au niveau du mythe. En particulier la
vieille Viviane et sa servante, Dame Petite, qui mène comme un chœur
antique la danse des ombres. « La mort a ouvert la terre. Par
curiosité, peut-être. Ou par lassitude, je ne sais pas. Mais je dis ce
qui doit être dit : longue vie aux morts. Longue danse de vie à partir
de ce jour, car, pour un temps que nous ne connaissons pas, ils sont
parmi nous. » La malédiction de Matrak, la longue nuit où il faut «
danser les ombres » pour les convaincre de ne plus se mêler aux
vivants, la déchirante réapparition de Nine, la quête infinie des
amants séparés, sont des passages de haute volée, cinquante pages de
pur bonheur qui récompensent le lecteur d’une entrée en matière un peu
lente.
Voir aussi :
La
porte des enfers,
Pour seul cortège,
Le soleil des Scorta.
Grand menteur, Chien 51.
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Michel Host,
Une vraie jeune fille, éd. Weyrich, 2015.
Les vraies jeunes filles ne sont pas toujours où on le pense. Certes,
Miss Atta est ce qu'il est convenu de désigner par cette expression.
Physiquement parlant. Mais les vraies jeunes filles, riches héritières
d'un titre de baronne assorti d'un château dans les Fagnes belges,
ont-elles coutume de chasser nues à l'arbalète (certes, pour rendre au
gibier l'avantage du terrain, puisque les animaux la détectent à
l'odeur, comme jadis les licornes humaient le fumet des vierges)
accompagnées d'un garde du corps dans le même appareil ? Ont-elles pour
pratiques de se prêter, tous les soirs, au voyeurisme peu discret du
même dit colosse, qui répond au doux nom d'Holopherne ? Non, les vraies
jeunes filles, il faut les chercher ailleurs. Et tout simplement, dans
cette nouvelle éponyme du recueil, dans la propriété même dont miss
Atta, bien plus que la propriétaire, est l'incarnation. Des braconniers
y pénètrent-ils par effraction ? Elle le ressent comme un viol. Quant
au passage secret chastement muré en son ventre (en leur ventre ?), celui qui le
découvre lui "vole sa virginité". Deux petites touches qui peuvent
passer inaperçues, mais qui signalent le véritable thème de la nouvelle
: le symbolisme maternel de la grotte secrète dans laquelle miss Atta,
blessée à mort lors de la traque aux braconniers, est transportée par
son géant amoureux. Alors, peut-être la mort qu'elle y trouve
ouvrira-t-elle sur une autre naissance, celle du mythe, ou de la
légende familiale que tente de reconstituer l'enquêteur narrateur ?
C'est dans ce
léger décalage entre le récit officiel et son interprétation, à peine
signalée par quelques clins d'oeil de l'auteur, qu'il faut lire ces dix
récits — quatre nouvelles qui évoquent la fausse pureté de
l'enfance, trois nouvelles racontant la fin de vie médicalisée, et
trois "contes pour aujourd'hui" qui prennent prétexte de Grimm ou de
madame d'Aulnoy pour des vagabondages oniriques et cruels. Ce qui s'en
dégage, d'abord, c'est une sensualité confiante, évidente, qui ne
s'embarrasse pas de préjugés judéo-chrétiens. Les jeunes protagonistes
avouent n'avoir pas reçu d'éducation religieuse, l'un d'eux est une
savoureuse réincarnation du dieu Pan, et l'oncle discrètement lubrique
est un professeur de latin imprégné de culture antique. Un parfum de
paganisme joyeux baigne ces nouvelles. Mais on remarque assez
rapidement que cette absence de pudeur et de scrupule finit
systématiquement pas la mort, de l'épectase suggérée du vieux
professeur au massacre du petit "monsieur Faune" qui a semé la terreur
dans la campagne. Pessimisme moralisant ? Ne le prenons pas ainsi, mais
le simple constat que la mort fait partie de la vie comme le point
final de la phrase.
Et, surtout,
tâchons de ne pas prendre trop au sérieux des récits qui se veulent
avant tout de bonnes histoires à l'humour décapant. "Mon humour
légendaire parce qu'incompréhensible à la presque totalité de mes
contemporains et parfois à moi-même", nous avertit un narrateur dans
lequel l'auteur semble s'être bien investi... Relevons le défi. Car à
côté des vierges peu farouches et des faunes lubriques, nous y
croiserons quelques passants hauts en couleurs : "des jeunes femmes
squelettiques à la mine funèbre marchant en se déhanchant sur une scène
pour y présenter à des dames riches et laides des vêtements que
celles-ci s'offriraient par l'entremise d'amants ou d'amis fortunés"
(une certaine littérature parlerait tout simplement de mannequins), des
écrivains frustrés ou animés d'un esprit antiaristocratique mal
dissimulé, des criminologues habitués des plateaux de télévision, des
gouvernantes parlant au subjonctif imparfait parce qu'elles veulent
donner la réplique à un gendarme au langage châtié nommé Laclos de Saint-Marin... Un humour souvent grinçant, parfois
noir, toujours désabusé, mais efficace. Celui d'un observateur lassé
d'une société qui a "perdu ses repères" — "C'est ainsi qu'on nomme
aujourd'hui les antiques vertus dans notre monde de la marchandise, de
la prostitution et de la finance" — mais qui ne veut surtout pas lui
rendre les repères moralisateurs d'un vieux monde qui s'est lui-même
étouffé dans ses hypocrisies.
Voir aussi :
Zone blanche,
L'amazone
boréale.
Mémoires du Serpent.
Lysistrata,
Ploutos,
Le petit chat de neige,
L'êtrécrivain.
Le trouvère du vent.
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Werner Lambersy,
La perte du temps, Le Castor astral, 2015.
« Nous entamons la descente ». Il arrive un âge où il faut
choisir entre fermer les yeux et regarder par le hublot le terrain
d’atterrissage. Werner Lambersy a choisi la lucidité. Il n’y a pas
besoin de perdre son temps : il se perd bien tout seul. Plusieurs de
ces poèmes sonnent comme des inventaires de nos petits désastres
quotidiens. Quand on n’a plus la flamme pour allumer le tabac sec du
sexe et que les yeux déjà sont comme ceux du merle.
Mais il arrive aussi que l’on y gagne à perdre le temps... «
Je prends / une plume et du papier / et j’attends ». Le poème naît de
tout ce qui échappe aux horloges, des souffles « que l’on expire pour /
dilater un peu // la vie qui se rétracte », des petits miracles
quotidiens — les pommes de terre dans une assiette — comme des
épiphanies majuscules, celles de l’amour ou de la communion avec le
monde. Des paysages grandioses et des peaux de harengs se dégagent un
même verbe sacré, celui du poème, qui transmue le monde et instaure son
propre temps. Le poème et le monde se fondent en images fulgurantes — «
la pluie n’avait pas / de paupière » — « le vieux / cure-dents de
l’horizon »... Bien sûr, la mer est plus forte que la colère et la
montagne plus puissante que le calme. Mais avec l’air, qui est bien
peu, on invente le souffle, et du souffle naît la parole.
Cette conscience de la vanité de l’homme et de ses
prétentions, mais aussi de sa formidable capacité à accueillir l’absolu
et à le traduire en mots, donne sa densité au recueil. Le paradoxe se
prolonge dans un second recueil publié à la suite,
On ne peut pas
dépenser des centimes,
qui se présente comme une suite de dialogues aux
allures de koans zens entre un jeune homme en quête de vérité et un
maître habile à le déconcerter, dont il ne restera pas même la buée de
l’haleine sur la vitre. Car la parole aussi s’épuise avec le souffle.
Mais est-ce vraiment l’essentiel ? Il importe surtout qu’elle ait été
dite.
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Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, Dernières nouvelles d'Ulysse, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
Alain Cabantous,
Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècle, Albin Michel, 2015.
Les événements récents de
Charlie Hebdo ont incité les
éditions Albin Michel à rééditer l’excellente synthèse d’Alain
Cabantous sur le blasphème à l’époque classique, assortie d’une
postface élargissant le sujet aux autres cultures (en particulier
musulmane), aux dernières décennies (et surtout aux derniers mois), aux
autres dimensions du blasphème (en particulier le rire). Disons-le tout
de suite : malgré leur totale pertinence, ces huit pages semblent un
peu courtes face à l’ampleur subite du sujet, et on aurait souhaité une
analyse plus fouillée de l’actualité à la lumière de l’histoire du
blasphème. Ou rien du tout. C’est vrai qu’à côté de l’insoutenable
calvaire d’Asia Bibi et de ce qu’il a révélé du blasphème comme arme de
vengeance personnelle au Pakistan, face à la fatwa contre Salman
Rushdie et au massacre de
Charlie Hebdo, l’histoire du blasphème en
Occident semble soudain bien mièvre.
Mais c’est l’occasion, et ne nous en privons pas, de
replonger dans un livre remarquable de méthodologie et de
documentation. Une législation contre le blasphème se met en place à
partir du code Justinien, au VIe siècle, mais c’est l’ordonnance de
Louis IX en 1263, au retour de la Terre sainte, qui inaugure
véritablement la répression. Pour autant, ce livre se veut plus limité.
Le blasphème au moyen âge et au XVIe siècle a fait par ailleurs
l’objet d’études approfondies. Celle-ci commence à la fin du XVIe
siècle. C’est l’époque où, après le concile de Trente, devant le
progrès des religions réformées et les audaces de l’humanisme, l’unité
chrétienne s’est rompue et le rapport au dogme s’est relativisé. Le
libertinage, la sorcellerie, la mystique, le blasphème... sont alors
ressentis comme des menaces. Le blasphème devient le signe d’une
rupture, sinon une profession d’athéisme. Il faut peu à peu le
distinguer du sacrilège (qui concerne une action, non des paroles), de
l’invocation à mauvais escient du nom divin (serment, juron), voire des
adresses injurieuses à Dieu ou à la Vierge, familières aux ivrognes.
Peu à peu, on considérera que les « simples jurements » ne sont que des
péchés véniels.
Les discussions
sont parfois vives sur les limites du
blasphème. Des « choses fausses » dites sur Dieu, ou des injures qui
lui sont adressées ? Des erreurs de bonne foi ou une réelle hérésie ?
Il est rarement élargi aux injures contre les ministres de
Dieu, qui ne sont que des hommes, et pourtant cela arrive. Les juifs ou
les musulmans ne sont pas
considérés comme blasphémateurs, puisqu’ils professent une autre
religion (ce
qui n’ôte rien à leur culpabilité aux yeux des chrétiens...). Mais dans
l’Espagne classique, le blasphème d’un juif converti (souvent de force,
avec
suspicion de pratiquer secrètement sa religion) peut
être considéré comme un signe de résurgence religieuse, et puni comme
tel. Chez les lettrés, un blasphème entraîne un soupçon d’hérésie,
sinon d’athéisme. Chez les moins lettrés, une prédication sauvage, très
imagée, est facilement blasphématoire. Il ne s’agit pas alors de
mécréance, mais de mélanger hardiment le sacré avec les choses les plus
profanes. Un meunier explique ainsi que le chaos est une masse confuse
semblable à la formation du fromage dans le lait, « et les vers y
apparurent et ce furent les anges et la très sainte majesté voulut que
ce fussent Dieu et les anges ».
N’oublions pas
que dans la mentalité religieuse la plus
stricte, Dieu peut frapper la communauté pour punir le péché d’un seul,
ce qui entraîne une vigilance de chacun. La peste peut punir un
blasphème non dénoncé. En 1518, un tremblement de terre est attribué au
blasphème d’un certain Armand Carrière contre Dieu et la Vierge. Aussi
ce crime est-il le plus souvent poursuivi sur dénonciation : à
Paris, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le ministère public est
à l’origine de moins du cinquième des plaintes, la plupart des procès
venant de dénonciations individuelles ou collectives. Il faut dire que
le plaignant reçoit alors le tiers de l’amende prononcée contre le
coupable ! Mais une explication moins cynique est sans doute plus
plausible : le blasphème s’accompagne souvent de violences
imprévisibles, d’insultes, et c’est un genre de vie plus qu’une parole
que l’on dénonce. Blasphémer est surtout le signe d’une vie asociale,
du refus des règles communes. On craint la différence, et c’en est un
symptôme. Les juges ne s’y trompent pas : petit à petit, on se rend
compte que le
délit de blasphème est une circonstance aggravante pour d’autres
crimes, bien plus qu’un crime en soi. Lorsqu’il y a poursuite pour
blasphème seul, l’acquittement est
de plus en plus fréquent — 51 % des cas à Venise au XVIIe siècle.
Qui sont-ils,
ces blasphémateurs ? Souvent des hommes violents,
guerriers, duellistes (l’un d’eux, tué par son adversaire, a juste le
temps de s’écrier « Je renie Dieu par la mort et par le sang, je suis
mort », étrange confession à l’heure où plus d’un songe au contraire à
se mettre en règle avec Dieu...). Mais aussi les joueurs, les marins,
les charretiers, les militaires qui ont le sang chaud et le juron
facile : ce sont
surtout des gens qui voyagent, des « chrétiens délocalisés », qui
échappent au contrôle religieux. Mais c’est aussi le monde du risque,
générateur d’audace. « Risquer sa vie en bataillant, en écrivant, en
travaillant, risquer son argent ou ses biens revient, en fin de compte,
à risquer son salut, à parier sur l’impuissance de la punition céleste,
à miser sur l’imprécation violente contre le silence inoffensif de
Dieu. » Un monde masculin, aussi, un monde qui a l’injure facile — la
frontière est parfois ténue entre ces notions.
On constate que les femmes sont surtout poursuivies pour des
malédictions et les hommes pour des blasphèmes. Cette dimension
historico-sociologique est un des aspects les intéressants du livre.
Après l’affaire du chevalier de la Barre, torturé, décapité
et brûlé pour sacrilège et blasphème en 1766, affaire qui indigna
Voltaire, on constate plus d’indulgence pour ce délit. La
consolidation du pouvoir souverain autorise à ne plus voir dans le
blasphémateur une menace pour l’ordre monarchique et la laïcisation
progressive de la justice relègue le blasphème dans la sphère privée.
Une intéressante analyse du père Bergier, qui ne fut pas publiée tant
elle parut audacieuse, inverse même les données. Le Christ étant mort
pour le salut de tous les hommes, croire, comme le font les plus zélés
des religieux, que tous les pécheurs sont damnés, est un blasphème
contre son rôle rédempteur !
Cela ne veut pas
dire qu’il n’y aura plus de blasphème.
Durant la Révolution, en particulier, qui supprime le crime, de
nouvelles valeurs sacrées, la
Patrie, l’Humanité, la Constitution, sont susceptibles de nouveaux
types de
blasphème — nous en avons hérité l’outrage au drapeau. Comme jadis
l’hérésie, la remise en cause des valeurs
républicaines est désormais signe d’une pensée contrerévolutionnaire :
Couthon
parle explicitement de « blasphèmes contre la Révolution ». Mais le
culte de
l’Être suprême, qui suscita quelques moqueries, a également donné lieu
à un sursaut du sacré, à tel point que Jullien demandait le rejet pur
et simple de la République pour tous ceux qui ne croiraient pas à la
divinité ! Proposition rejetée, mais qui nous montre que le blasphème
n’est pas, ou pas seulement, une lubie de l’ancien régime : c’est une
réaction profonde de tout individu lorsqu’il croit profané ce qu’il
considère comme sacré. Le XIXe
siècle, d’ailleurs, soucieux de reconstruire une France religieuse, a
réintroduit le crime de sacrilège en 1825 (mais pas de blasphème) et
créé, en 1895, une Ligue réparatrice du blasphème contre la très Sainte
Vierge Marie... L’Histoire n’est pas linéaire, et une étude plus
approfondie nous permet de mieux comprendre l’homme à travers
l’évolution de ses comportements.
Et pourtant, le
blasphème n’est-il pas, en creux, une marque
de foi ? À l’origine, il dénonçait le crime d’athéisme, mais, le plus
souvent, il n’était que le refus momentané de
reconnaître le pouvoir de Dieu, lorsqu’on se sentait trahi par lui —
par exemple, après une mauvaise récolte. Au contraire, l’athée, ne
croyant pas en Dieu, n’éprouvait pas le
besoin d’y recourir. Montesquieu observe déjà en 1740 « qu’une preuve
que l’irréligion a gagné, c’est que les bons mots ne sont plus tirés de
l’Écriture et du langage de la religion : l’impiété n’a plus de sel. »
Et si la foi avait besoin des blasphémateurs pour se conforter ?
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Werner Lambersy,
Dernières nouvelles d'Ulysse, Avis de recherche, préface d'Hubert Haddad, Peintures d'Anne-Marie Vesco, Rougier, 2015.
"On ne revient / jamais d'une guerre". Mais d'où revient Ulysse, sinon
de la guerre de Troie ? Derrière le paradoxe, on devine le fond du
problème : entré dans la logique de la guerre, Ulysse ne pourra plus en
sortir. Il ne revient que pour tuer les prétendants. ll ne revient que
pour d'autres types de guerre, car tout est guerre, ici bas, la
finance, la religion, la société de consommation, l'intoxication
nucléaire de la planète. "L'odyssée" / Dure autant que vivre // La
guerre / Autant que le pouvoir." Voilà pourquoi on attendra toujours de
"dernières nouvelles" d'Ulysse : tout ce qui est guerre le concerne, et
il n'est pas près de rentrer de Troie. "La bombe d'Hiroshima / Tombe
toujours."
Alors, devant le
désastre éternel, inéluctable, la tentation est grande du silence.
Adorno (ou l'interprétation qui en fut faite) avait annoncé la mort de
la poésie après Auschwitz, "et ceux / Qui revenaient / Des camps
longtemps // Se turent / Certains que personne / Ne les croirait."
Ulysse est celui qui écouta les sirènes : mais jamais il n'a révélé
leur chant. Qui nous dit qu'il était suave, cet appel à la mort
suppliciante ? Témoin privilégié d'un monde inaudible, il écoute.
On l'aura
compris, Ulysse n'est pas que le roi d'Ithaque, il est chacun de nous
en retour d'une guerre éternelle, celle de la vie, en Odyssée
perpétuelle, celle de la vie. Il est le compagnon sur le Tour, il est
le fils qui prolonge le père, il est le fondateur qui cherche à rebâtir
au sortir des destructions, il est l'artiste qui transmue en poème le
silence de la stupéfaction. Car s'il y a deux silences, celui, écrasé
d'absurdité, des rescapés de l'indicible, et celui, lourd de sens, du
Christ devant la femme adultère, il y a deux discours, celui qui ne
fait qu'habiller le silence et prolonger la destruction du sens, et
celui qui le restitue, qui donne sens à l'insensé, la parole de la
poésie. Se taire ? Oui, car on ne peut plus parler au retour de
l'enfer. Mais comme Ulysse à l'écoute des sirènes, on peut entendre le
chant sans commencement ni fin, qui ne rompt pas le silence, que
seul révèle le silence. Le recueil commence sur un signe de
ponctuation, presque le seul sur cent pages, sinon dans toute l'oeuvre
de Werner Lambersy : trois points de suspension. Bien entendu, il n'y a
pas de point final. Il faut les écouter, ces trois points, que
j'appellerais initiateurs par référence aux "trois points terminateurs"
qui terrifiaient Lautréamont et qui m'ont toujours évoqué quelque secte
apocalyptique. Écoutez-les, car ils placent le poème dans son essence
profonde : la prolongation d'un chant éternel, préexistant et
subsistant.
"...Ici commence
Le chant qui jamais
N'a cessé"
Ce chant "sans
origine / Sans bornes ni bords", ce chant "ensemencé de paroles" qu'il
ne délivre pas, mais qui germeront en nous, ce chant sans fin,
"Qu'aucune apocalypse / Ne désarme", est la seule réponse à la vieille
condamnation attribuée à Adorno : si le poète doit se taire, c'est pour
écouter le poème. "Ici commence le chant" est le leitmotiv de ce
recueil. "Ici commence le chant / Qui durera / Autant que les hommes"
en est la conclusion. Voilà pourquoi ce livre est optimiste dans ce
grand vomissement de massacre et de barbarie, et profondément religieux
dans son athéisme apaisé. Il célèbre la disparition de l'homme, non
pour que tout s'anéantisse, mais pour qu'autre chose naisse de sa
disparition, comme, dans la tradition juive, la disparition de Dieu
dans le zimzoum initial a laissé place au monde.
"Aujourd'hui
L'heure est peut-être
Venue pour nous
De mourir
Mais pas
Sans avoir donné
Autre chose où
Nous serons
Comme d'autres sont
Bréviaires du banal"
Voilà pourquoi
le poème, qui traverse ce recueil comme le vent traverse le désert, est
à la fois la Genèse, l'Odyssée, l'histoire du monde, la vie de l'homme,
l'acte d'écrire et celui d'aimer. Tout cela doit se lire dans un même
flux, qui mélange les genres, les thèmes, les époques. Grand
fourre-tout chaotique, diront les lecteurs pressés. Non pas. Mais un
livre univers, un livre éternité, où l'Histoire comme le Monde seraient
une immense feuille de papier froissée et roulée en boule, où tout se
côtoie en désordre, où les lointains se rejoignent, une feuille qu'il
faudrait lire transversalement, comme si l'on y enfonçait une aiguille,
sans chercher à la défroisser, car ses plis et ses circonvolutions lui
donnent un sens que le texte reconstitué ne contient pas. Voilà comment
le "bréviaire du banal" des atrocités humaines sans cesse recommencées
devient la mer des histoires où Ulysse, ballotté par les flots, couvert
d'écume et de varech, trouve son chemin.
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Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, La perte du temps,
Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
Gilles Verdet,
Voici le temps des assassins, Jigal, 2015.
La surprise commence au premier chapitre. À
Saint-Germain-des-Prés, le casse d’une bijouterie tourne mal. Deux
princesses saoudiennes voilées jusqu’aux yeux débarquent et, loin de
s’affoler, récitent quelques vers de poésie, tirent un revolver et
descendent un des deux braqueurs. La surprise rebondit. Le défunt était
policier. La surprise s’amplifie. D’autres meurtres, accompagnés à
chaque fois de quelques vers de Verlaine, de Rimbaud. Voici le temps
des assassins. Celui annoncé dans les
Illuminations. Renonçons à
résumer ces rebondissements successifs qui semblent n’avoir aucun lien
les uns avec les autres, sinon ces références poétiques et leur
concentration sur une semaine. Tiens, justement, la « semaine sanglante
» qui acheva la Commune. La Commune à laquelle, tiens tiens, Rimbaud
participa. Petit à petit, le lecteur attentif glanera des détails qui
ne peuvent être des coïncidences. L’épouse du braqueur de Saint-Germain
travaille dans l’hôpital psychiatrique où une patiente s’est immolée en
récitant du Verlaine. Le roman ressemble à une serviette pliée dont les
pans semblent indépendants, ménageant de surprenantes rencontres entre
les motifs, mais qui, une fois dépliée, révèle un seul dessin d’une
logique confondante. Comme l’Histoire, qui semble ironiquement accoler
deux semaines séparées depuis plus d’un siècle. L’histoire aussi fait
des plis : telle est la logique d’un professeur spécialiste de
l’histoire du pliage de serviettes qui fait un tour incongru dans le
roman, dont il se révèle en fin de compte un acteur clé.
L’intrigue tient aussi aux personnages, bien sûr : les plus
anodins — princesses saoudiennes, vieilles dames paisibles, professeurs
timides, sortent soudain des armes de leur tiroir ou de leur niqab.
Mais elle tient surtout aux atmosphères et aux lieux, décrits dans une
langue drue, avec humour ou poésie. Ici, les « tentes sauvages et les
cabanes de fortune des travailleurs bulgares » sont alignées « comme un
camping balnéaire sur une prairie de bord de mer ». Là, les rues de
Paris se « gonflent de frais » sous l’averse. Le ciel se nuance de
teintes aussi précises que dans un tableau de Breughel. Le matin, il
vire au bleu nuit comme un uniforme de police un peu délavé. La nuit,
avec la lune amarrée au-dessus des barres des antennes, il offre un
mouchetis lumineux d’étoiles comme des constellations de peinture
fraîche sur une toile géante. Par moments, la description se hisse à un
niveau épique qui contraste avec la réalité évoquée. Le clochard
crasseux pissant tout son saoul en maugréant des anathèmes vengeurs
introduit un délire grandiose. La crémation d’un ami, le repas
dominical d’un Normand donnent lieu à des scènes dantesques. De
discrets parallèles avec l’intrigue adressent un clin d’œil au lecteur
— s’attarder au repas des rats dans un dépôt de la voirie prélude à
celui des CRS dans un petit restaurant.
Et le roman tout entier, en fin de compte, tient par sa
langue à la palette riche et colorée, mélangeant l’argot aux métaphores
presque précieuses. Un temps mort est « une parenthèse de respiration
», et la beauté est digne de Lautréamont : « C’était beau comme une
libido de printemps. » Beau comme un livre d’un véritable écrivain. À
lire de toute urgence, même si, et surtout si, on est allergique au
polar.
Voir aussi :
La sieste des hippocampes,
Fausses routes,
Les Ardomphes,
Nom de noms. Les passagers. L'arrangement.
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François Emmanuel,
Le sommeil de Grâce, Seuil, 2015.
Dans
Regarde la vague,
le romancier évoquait cinq frères et sœurs qui se retrouvaient, durant
trois jours, dans la maison familiale pour le mariage de l’un d’eux.
Mais la présence inquiétante du père, disparu en mer, venait troubler
les retrouvailles. Voici le second volet de ce diptyque. La famille
Fougeray se retrouve dans la même maison normande de Chavy, pour trois
jours, mais l’image qui plane sur eux et qui motive leur retour est
celle de Grâce, dans le coma après un accident de voiture. Au fur et à
mesure qu’elle en émerge, les souvenirs anciens, les tensions passées,
remontent également à la surface. Un psychanalyste s’interrogerait sur
le sommeil de la Grâce — le romancier en tire une plongée sensible dans
les drames personnels ou familiaux.
Derrière
l’histoire familiale et les souvenirs résurgents, c’est à une analyse
du couple dans tous ses états que se livre François Emmanuel. Les
quatre couples réunis dans la ferme sont à un stade différent de leur
vie. Marina, venue avec sa fille Hyacinthe, correspond avec un peintre
italien, Mauro — un couple qui, peut-être, se cherche. Jivan, le frère
adopté, forme avec Inga un couple qui semble passionné — mais pourquoi
le jeune homme, qui vit si mal la couleur sombre de sa peau, a-t-il
choisi la blancheur nordique d’Inga ? Alexia et Milan sont un couple
qui se déchire sans parvenir à se quitter, dans un ressac douloureux —
« aimer, jeter, aimer, jeter ». Olivier et Lynn se sont séparés. Quant
à Franz et Grâce, ils vivent au-delà du coma la continuité d’un amour
attisé par l’inquiétude.
Histoire de
couple, histoire de silence. La communication, ou son absence, est au
cœur du roman. Vérités cachées, dans l’enveloppe que Marina garde par
devers elle et qui éclaire différemment la disparition du père. Vérités
que l’on ne s’avoue qu’à soi-même, dans le journal intime que tient
Hyacinthe. Ou dans une lettre, comme si la distance protégeait l’aveu,
lorsque Marina écrit à Mauro. Ou dans le tressaillement d’une main de
Grâce. Vérités fascinantes et que l’on ne peut croire, comme les
visions d’Hyacinthe qui contiennent peut-être la clé de l’accident
arrivé à Grâce. Vérités déformées par les récits successifs, comme le
récit sans cesse repris par un vieil ami de la naissance de Grâce.
Grâce, toujours absente, et peut-être la plus présente, dans son
silence.
Histoire de
lieux, aussi. La maison familiale, bien sûr, tour à tour recherchée et
désertée, où l’absence de Grâce devient patente — mais la neige qui
recouvre la Normandie comme un drap d’hôpital n’est-elle pas métaphore
de l’absence, comme du silence ? « Nous avons tous en nous une maison
unique », et c’est celle de Chavy qui revient dans les rêves de Jivan :
comment mieux montrer que, malgré l’adoption, il appartient à la
famille ? Le lieu fait lien plus que le sang. Le paradoxe du panneau «
à vendre / vendue » fait aussi de la maison un entre-deux entre le
passé et le futur, semblable à cet entre-deux du coma, entre la vie et
la mort. Autour, il y a la plage, ce « lieu sans lieu entre la mer et
les dunes ». Il y a les tableaux de Mauro, faits de salles blêmes et de
gares désertes. Lieux sans réelle présence, comme des décors soulignant
cruellement l’absence. Jusqu’à ce qu’on se retrouve à son tour exclu
d’un lieu et du cercle familial qu’il incarne, comme le ressent soudain
Alexia : « tout ressemble alors à un grand décor de famille dont elle
se sent l’intruse ». Intruse, parce que le « grand désordre amoureux »
a fini par détériorer « son appartenance aux siens ». Et revoici le
couple, qui noue avec la famille des liens d’évidence et de défiance.
Le tissu
complexe de ces histoires, de ces silences, de ces lieux, dans une
langue déliée, aux phrases longues, aux mots recherchés, aux images
fortes, donne à ce court roman le charme du mystère.
Voir aussi :
Les murmurantes, Jours de tremblement, 33 chambres d'amour,
Ana et ses ombres, Raconter la nuit.
Le Cercle des oiseleurs.
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Félicie Dubois,
Une histoire de Jane Bowles, Seuil, 2015.
Au printemps
1934, une petite fille traverse l’Atlantique avec sa mère. Tandis
qu’elle lit Céline sur le pont du paquebot, un voyageur l’aborde,
s’étonne de sa lecture. « C’est l’un des plus grands écrivains du monde
», rétorque-t-elle. « Céline, c’est moi », répond-il. Elle, c’est Jane
Auer, que l’on connaîtra bientôt sous le nom de son mari, Paul Bowles.
Handicapée à la suite d’une chute de cheval, elle cultive un caractère
original, une volonté irréductible, et se dit « prête à payer un prix
extravagant pour [s’]extraire de la foule des vivants ». Dans les nuits
d’ivresse et de folie de New York, elle rencontrera Paul Bowles,
surtout connu alors comme musicien. Il se trouve une foule de points
communs, à commencer par leur homosexualité. En se mariant, ils
échappent à l’infamie du célibat tout en se préservant une totale
liberté de conduite.
Cet étrange
couple va partager errances et enthousiasmes subits du Mexique à Ceylan
avec un long passage à Tanger, où ils découvrent ensemble l’Orient. Ils
fréquentent les milieux excentriques des Américains voyageurs, Truman
Capote, ou Tennessee Williams, avec lequel Jane Bowles nouera de
solides liens d’amitié. Paul et Jane partagent la même fascination pour
une culture si différente de la leur, dont les singularités leur
paraissent plus authentiques, donc plus innocentes. Lui avec Ahmed,
elle avec Chérifa, ils vont se laisser séduire par un pays qu’ils
croient préservé des influences occidentales. Jusqu’à y laisser la
raison, sinon la vie, pour Jane ? L’aventure finira mal, sous les
électrochocs dans une clinique psychiatrique de Malaga, où elle meurt à
cinquante-six ans, en 1973. Ses proches soupçonneront la mauvaise
influence de Chérifa. Le personnage de la jeune Marocaine est complexe,
et Félicie Dubois tente de la cerner sans la juger. Paul Bowles la
tient pour responsable de la déchéance de Jane. C’est après une dispute
avec elle, concernant les prescriptions du Ramadan, que celle-ci est
victime d’une attaque grave, et des soupçons d’empoisonnement pèseront
sur sa compagne. Mais le rôle de Paul Bowles n’est pas toujours clair
non plus. Des sentiments profonds l’unissent sans conteste avec cette
femme qu’il ne désire pas et qui ne le désire pas. Il l’accompagnera
jusqu’au bout, mais n’hésite pas, lorsqu’il achète une île près de
Ceylan, à l’abandonner sans scrupule.
Félicie Dubois,
qui avait publié en 1992 un portrait de Tennessee Williams, dresse de
Jane un portrait sensible et intime, « dans un élan de complicité non
dissimulée ». Respectant les événements et les propos des personnages,
elle en fait une œuvre personnelle au ton juste. C’est avant tout le
livre d’un écrivain sur un confrère. Félicie et Jane partagent la même
quête de l’écriture, celle du mot juste, qui « fait le Verbe vivant ».
Du coup, l’accueil des lecteurs, de la critique, est pour l’une et
l’autre une épreuve redoutable : « On ne peut se figurer la commotion
qu’est pour un “écrivain organique” le rejet de son livre alors qu’il a
mis “sa peau sur la table”. » Félicie écrit de l’intérieur, elle sait
ce qu’on investit dans un roman, quels sont les effets que l’on
recherche, perçoit l’humour derrière l’excentricité, la détresse
derrière l’humour. Car Jane Bowles, que Tennessee Williams tenait pour
un écrivain majeur de son siècle, écrit des œuvres rares, et difficiles
— une pièce, un recueil de nouvelles, un roman. Lors de la création de
Sa maison d’été,
en 1953, on fait venir un psychiatre pour l’expliquer aux comédiens…
L’écriture la maintient vivante au travers des pires épreuves,
s’épurant jusqu’à devenir « une version nue et blanche d’un langage
essentiellement constitué de silence ». En traduisant cette exigence
par une égale exigence — le dernier chapitre et l’épilogue, où
l’écriture épouse la progression de la folie dans une strette
hallucinée, sont époustouflants — Félicie Dubois nous restitue dans sa
complexité la figure oubliée de Jane Bowles.
Voir aussi :
Punto final,
De l'ange à l'huître,
Les joies simples.
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Gérard de Cortanze,
Les amants de Coyoacán, Albin Michel, 2015.
« La vie est une sorte de circuit automobile sur lequel chacun
accomplit le nombre de tours qui lui a été imparti et dont bien
évidemment il ne connaît pas le nombre exact » : cette métaphore qui
actualise la vieille image du théâtre de la vie prend un sens
particulier dans la bouche de Frida Kahlo, dont on sait qu’elle est
sortie gravement blessée d’un accident d’omnibus, qui se souvient
l’avoir entendue dans celle de Trotski, avec qui elle a accompli un
tour de piste. Ce sont les dernières années de l’artiste mexicaine qu’a
entrepris de raconter Gérard de Cortanze, et en particulier les années
1937-1940 durant lesquels Trotski séjourna au Mexique avant son
assassinat. Durant deux ans, il est hébergé par le couple Kahlo /
Rivera, et entretient avec la jeune femme, alors âgée de vingt-neuf
ans, une liaison passionnée. Doublement adultère, la liaison doit se
dissimuler de manière particulièrement romanesque — rendez-vous
secrets, billets glissés dans des livres qu’ils échangent… Si elle
constitue la trame du roman, dans sa première moitié, cette aventure
sert surtout de prétexte à évoquer deux personnalités hors du commun,
issues d’univers opposés — les mondes slave et mexicain — à une époque
particulièrement marquante pour eux et pour l’Histoire : révolution et
contre-révolution mexicaine, guerre entre trotskistes et staliniens,
arrivée de la seconde guerre mondiale… Le circuit automobile s’emballe
un peu partout.
C’est
l’occasion, sous la plume du romancier, de découvrir un Trotski
inattendu, vieillissant, marqué par la vie et par l’exil, plus humain,
avec sa crainte de l’inconnu, sa méfiance en perpétuelle alerte,
incapable de faire face aux petites choses de la vie quotidienne. Un
homme prudent, aussi, dans sa duplicité à entretenir une liaison sans
vouloir quitter sa vieille compagne, à laquelle il écrit des lettres
d’une vulgarité torride. Mais aussi un homme politique capable de
mettre en peu de temps une organisation efficace, qui peu se remettre à
dicter ses livres avec un sang-froid impassible juste après un attentat.
Le choc des deux
cultures donne lieu à des scènes cocasses, lorsque Trotski se fait
gaiement chahuter par les amis mexicains et découvre à côté de Frida,
prête à profiter de tous les instants de la vie, une « autre façon
d’être et de se comporter ». Sur une île où ils ont trouvé refuge pour
concrétiser leur amour, Frida et Léon se font bombarder de fleurs par
de joyeux rameurs. Les coïncidences d’événements viennent souligner
cette opposition de cultures : le jour où la commission Dewey innocente
Trotski des crimes dont il était accusé correspond à une fête mexicaine
inspirée de Noël, où les enfants jouent à Marie et Joseph cherchant
l’hospitalité à Bethléem, troublante métaphore de l’exil politique du
couple russe. Alors qu’ils se sont séparés sans cesser de s’aimer,
Frida peint sans le savoir un rêve que Léon est en train de faire. Des
images inattendues prennent alors une force symbolique redoutable,
comme le débarras d’un cimetière dans lequel, au milieu des outils de
jardinier, les sculptures allégoriques brisées et les torches
funéraires des croque-morts, Frida découvre un cercueil ouvert en bois
vermoulu. C’est cette atmosphère de gaieté et de deuil, d’amour et de
désespoir, que Gérard de Cortanze restitue avec panache.
Le danger, pour
des personnages aussi chargés d’Histoire, c’est que leur vie et leurs
amours se chargent malgré eux de symboles. En séduisant le maître à
penser de son mari, Frida se venge de lui en le trompant deux fois,
charnellement et politiquement, comme le secrétaire du politicien
prendra plaisir à séduire à son tour la maîtresse de son patron. La
trahison — qui débouchera sur l’assassinat du leader communiste —
empoisonne tous les rapports : amoureux, bien sûr, dans la succession
des rencontres dans lesquelles Frida tente d’oublier Trotski, et
surtout Rivera ; politiques, jusqu’à trouver Frida et Diego soupçonnés
de complot contre leur illustre invité ; artistiques, lorsqu’André
Breton fait exposer Frida à Paris, mais dans le cadre d’une exposition
surréaliste qui le met personnellement en valeur… Roman d’une rencontre
improbable, entre un homme et une femme et, à travers eux, de leurs
cultures respectives, le livre laisse le goût amer des fleurs parfumées
et vénéneuses.
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Belinda Cannone,
Nu intérieur, Olivier, 2015.
« Je suis
une femme nouvelle : liberté, égalité, sensualité ! » Cette boutade
bravache d’une femme qui doit partager avec une autre l’homme qu’elle
aime ne trompe personne, et surtout pas elle. Le narrateur (car Belinda
Cannone a entrepris de vivre ce récit dans le corps et l’esprit d’un
homme) et Ellénore vivent une passion foudroyante, née dans une
milonga,
un bal de tangos, et entretenue (double cristallisation oblige…) par
les semaines qui séparent des retrouvailles aléatoires. Mais il est
marié à une femme également adorée, qu’il a baptisée l’Une comme si
elle avait éclipsé toutes les autres. L’Une n’est pas l’unique. Il se
rend compte, tout à coup, que « l’Une » appelle presque nécessairement
« l’autre »…
Alors, est-ce le
moment de réinventer le couple, de le faire passer de l’Éros
platonicien, du désir de ce qui nous manque, à la Philia
aristotélicienne, l’amitié née de l’égalité entre les partenaires ? Le
clin d’œil philosophique n’est pas appuyé, mais la thématique est là :
comment construire un couple adapté à notre époque ? Qui puisse
partager en deux désir et complicité ? Les protagonistes vivent le leur
selon de vieux modèles. Ils sont « coincés » dans leur génération,
entre les exigences du désir et les représentations anciennes de
l’amour éternel. Le narrateur, sans doute, se sent en sécurité dans
cette double aventure, car les deux femmes sont providentiellement
complémentaires : l’une d’esprit médiocre, mais dont le corps répond
parfaitement au sien, et la compagne dont le désir le quitte, mais qui
reste la complice indispensable. Ellénore en revanche se sent comme une
« geisha », et l’Une, qui a tout deviné, n’admet pas la dissimulation.
L’une et l’autre finissent par le quitter.
L’aventure, comme le roman, est née d’une prise de conscience du
vieillissement, à l’approche de la cinquantaine. Le narrateur « entre
en tristesse » : « Je compris que le désir était une grâce, un miracle
dont la mélancolie était l’envers, aussi indissociablement liée à lui
que le recto d’une feuille l’est au verso ». Et cette mélancolie teinte
en filigrane le récit tout entier, derrière (et non pas malgré)
l’exaltation (et l’exultation) de la chair. L’amour physique n’est plus
seulement « un petit jeu des hommes et des femmes », mais une œuvre
d’art éphémère, la bien nommée œuvre de chair. Mais c’est aussi une
complicité faite de petits gestes, d’attention à l’autre : la nuque
dévoilée par les cheveux coupés rend la femme « plus insaisissable que
jamais », « comme un risque pris et une fragilité soudain exposée ».
Cette alternance entre grandes heures et petits moments donne sa force
au récit.
Ce désir
illimité ouvre les amants, au-delà de la nudité de rigueur, à la nudité
intérieure. L’image qui donne son titre au roman est empruntée à
l’architecture, métier du narrateur : c’est la mesure d’une pièce d’un
mur nu à l’autre. Elle décrit parfaitement ce qui naît entre les deux
corps nus, qui est de l’ordre du vide, et qui nous comble. Il s’agit
d’abord d’une sensation, au plus profond de l’intime, qu’évoque un clin
d’œil à Maupassant : donner à l’autre « ce qu’on offre en vain et ce
qu’on garde toujours : la secrète intimité de soi ». Mais il y a bien
plus. L’amour porté à ce point a quelque chose de mystique, que traduit
déjà l’étrange nom de « l’Une ». Y pénétrer, c’est connaître le paradis
de la certitude viscérale, « cet état où le bonheur est si grand qu’il
annule toute question ». C’est connaître cette « recréation du monde
autour de nous », qui caractérise les amoureux. Le partenaire n’est
plus un homme ou une femme, mais une présence qui n’hésite pas à
évoquer la Présence réelle : « Les idées qu’on se fait ne sont que des
châteaux d’allumettes face à la réelle présence d’autrui devant soi ».
Si Socrate avait fait du manque le père de l’éros, le désir amoureux,
le vide intérieur en est la version mystique : « Mon désir était un
chemin pour accéder avec elle au nu intérieur ».
Voir aussi : Le sentiment d'imposture,
Le don du passeur,
S'émerveiller,
Le nouveau nom de l'amour.
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Patrick Rambaud,
Le Maître, Grasset, 2015.
Le philosophe Tchouang-tseu, qui vivait au temps des « Royaumes
combattants », est considéré comme un des plus grands maîtres à penser
du taoïsme et le premier écrivain chinois. De sa vie, on sait trop peu
de choses pour en faire une biographie — mais le romancier, en
pénétrant de l’intérieur le personnage et sa pensée, parvient à le
faire revivre dans ses contradictions et dans son humour. Ne nous
interrogeons pas sur la véracité de ce qui nous est raconté, sur la
part d’emprunt à la pensée du vieux philosophe, qui s’exprimait
volontiers par apologues, et sur la part de fiction sous la plume du
romancier. Ce serait pas ailleurs contraire à la pensée de
Tchouang-tseu, qui se méfiait tout autant des mots que de la confiance
aveugle de l’homme en une vérité qui n’est souvent que la sienne.
Laissons-nous plutôt séduire par ce personnage, né « les yeux ouverts
et sans un cri », comme si sa doctrine de la lucidité et du non-agir
avait été consubstantielle à sa vie.
Petit
fonctionnaire à la cour du duc de Song, jugé de sage conseil et envoyé
en ambassade auprès des peuplades belliqueuses de Ts’i, il laisse
croire à son assassinat pour échapper à la vie de cour et couler des
jours paisibles avec sa femme dans un pavillon oublié, jusqu’à ce que
la mort de son épouse ne le jette à nouveau sur les routes. Préférant
devenir cordonnier plutôt que de redevenir conseiller d’un roi, il est
suivi malgré lui par des disciples qui recueillent ses propos, et finit
par prendre lui-même la plume pour qu’ils ne soient pas déformés.
Un résumé ne
peut donner idée de l’extraordinaire inventivité de ce roman. Les
multiples anecdotes ne sont jamais gratuites. Le jeune Tchouang y
trouve d’abord une leçon. De la façon dont on découpe le bœuf, il
comprend qu’il faut s’oublier soi-même pour que la technique opère
d’elle-même. Le nageur lui donnera la même leçon. Les fables chinoises
dont il raffole lui apprennent l’impermanence des choses et les méfaits
qui peuvent naître des meilleures actions. D’un homme-crapaud il
apprend à se méfier du conformisme, y compris de son respect pour
Confucius. De son ambassade au royaume de Ts’i, il apprend à s’éloigner
du pouvoir, qui ne repose que sur la violence. Ainsi naît peu à peu une
philosophie de la paresse, qui rime avec sagesse ; de la libération des
préjugés comme des doctrines, qui endorment la savoir instinctif de la
vie ; de la méfiance des mots, qui nous voilent le fond des choses ; du
refus de l’imagination, qui nourrit les peurs et les angoisses. Un
doute systématique et un retrait progressif qui n’ont rien de
mélancolique : au contraire, l’humour fait partie de son enseignement,
car il invite au détachement. Un humour de situation, lorsque l’on
trouve le maître de Ts’i à croupetons sur le crâne d’un ancien rival
qui lui sert de vase de nuit. Un humour de raisonnement, lorsqu’il
soupçonne le mieux payé des fonctionnaires d’être astreinte aux tâches
les plus viles, puisqu’on rémunère mieux celui qui suce les hémorroïdes
que celui qui vide les furoncles. Un humour glaçant de paradoxe,
lorsqu’il salue par un charivari la mort de la femme aimée pour
signifier l’absurdité de l’épidémie qui l’a terrassée.
Et, pour
l’occidental, un humour un peu décalé dont Patrick Rambaud joue avec
malice. Lorsque le jeune Tchouang parvient à la parfaite maîtrise de la
calligraphie, son père lui annonce tout heureux qu’il peut devenir
fonctionnaire, ce qui se résume à tenir la comptabilité des provisions
dans la cuisine du palais. Les penseurs à bonnets carrés, bien chinois,
nous font penser aux docteurs d’Oxford, et le Prince Wu, qui imagine
des plats compliqués pour que la Nature puisse agir sans intervention
humaine, en remontrerait aux plus astucieux des écolos… Tout
cela, et bien d’autres apologues instructifs, aphorismes percutants,
anecdotes pittoresques ou personnages hauts en couleur, concourent au
charme du récit.