2024
Jacques Richard, Écrit sous l’eau, L’herbe qui tremble, 2024
« Je te dis
j’aime les mots. J’en suis fou j’en suis saoul je veux m’en barbouiller
et devant et derrière et dessus et dessous et toute la figure et m’en
gaver la bouche m’en goinfrer m’en gonfler les deux joues et puis les
recracher à la face des gens et qu’ils soient bien contents » Les mots,
matière première de l’écrivain, matière et forme amalgamées en un
ensemble détonant, jouissif, et parfaitement maîtrisé par un orfèvre en
la matière. Ici, un jeu subtil sur la paronymie (« tu auras confondu
dessin avec destin ») ; là, sur l’ambivalence (« Je prends le tien, de
temps, je le prends pour le mien ») ; ailleurs, sur une construction
transitive ou intransitive (« Et je n’importe rien dis-tu. Et je
n’importe pas te dis-je »)… Mais le jeu n’est jamais gratuit. Il est
toujours signifiant et peut se faire grave. Le paradoxe évoque des
images glaçantes (« Le père gît au plafond ») ; l’interpénétration de
l’abstrait et du concret donne aux concepts une réalité tangible («
Des cruautés sans nom sommeillent dans la terre […] Là gît l’angoisse
nue ») ; la juxtaposition sans ponctuation devient éructation rageuse
(« on a tout bouffé bâfré rongé et vomi et remangé et redégluti et
revomi »).
C’est par les
mots qu’il faut entrer dans ce livre inclassable. Car s’il commence par
une déclaration d’amour ébouriffée, il prend la forme d’une quête
minutieuse qui n’aboutit que dans les dernières pages dans un discret
hommage à Rimbaud :
« Tu l’as retrouvé… Quoi ?
Le mot.
Sous la surface. Le bon ! Le juste ! »
Trouver le mot juste « sous la surface » : nous entrons dans un autre leitmotiv
de ce livre : percer l’épiderme de la réalité, aller voir au-delà, de «
l’autre côté du jour », « outre le mur », « ailleurs »… Les expressions
ne manquent pas pour traduire cette urgence à dépasser la surface des
choses. Même, et surtout, si l’on ne sait ce qu’on peut y trouver – «
Qu’y a-t-il derrière que tu veuilles à toute force passer outre le mur
? » Même, et surtout, si l’on est pris par toutes les fausses urgences
de la vie – « Nous n’aurons plus le temps de partir en ailleurs voir si
nous y sommes ». Comme les poissons de Platon glissant sous les eaux en
voyant indistinctement le monde au-delà de la surface, nous vivons une
réalité restreinte comparable à la mort – « On n’a pas idée de
l’étroitesse de ces boîtes ! » dit-il en parlant du cercueil.
L’ailleurs est insaisissable, sinon par une pirouette, comme l’avion
qui passe : « Je l’ai pris à deux doigts, le petit misérable ». La
transparence même est un leurre et la beauté un piège – « La
lumière est ce mur qu’une femme trop belle oppose à tes regards ». Et
peut-être faut-il passer par la destruction pour aller au-delà des
apparences comme on perce un écran – « J’ai planté un clou dans le mur
bleu du ciel ».
Mais peut-être
aussi suffit-il de modifier son regard. Car dans un monde qui a
retrouvé son unité, l’espace n’a plus de sens, la surface et la
profondeur se recouvrent – « Une porte fermée en même temps qu’ouverte
» – et le temps n’en a pas plus, passé et futur fusionnant dans le
présent – « Demain nous passions là ». Et dans cet indistinct qui nous
permet d’échapper au superficiel sans nous perdre dans l’inconnu, le
mot, le précieux mot n’a plus d’existence – « Nous étions en des lieux
ne portant pas de nom ». Une absence de nom qui ne trahit pas
l’insignifiance, mais l’impossibilité de désigner l’essentiel, comme la
mystique apophatique se refuse à nommer son dieu. Ces lieux sans nom
ont au contraire une extraordinaire présence. « Là naissaient de grands
arbres sur les terrasses tièdes. Des êtres sans nom. Penchés aux
parapets ou bien passant la tête entre les balustres. »
Alors, en fin de
compte, n’est-ce pas cela le « mot juste » que l’on cherche en vain
dans les frontières trop étroites du dictionnaire : celui qui
désignerait toutes les choses qui n’ont pas de nom, qui ouvrirait sur
l’ailleurs comme la porte fermée au lexicographe et ouverte au poète.
Un rêve ? Oui, sans doute, puisque le rêve aussi est une porte en même
temps ouverte et fermée – « Je rêve comme une pierre » – car c’est par
le rêve des choses qu’on accède aux lieux sans noms.
Voir aussi
: Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands, L'homme peut-être et autres illusions. La course.
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Grégoire Polet, Pax, Gallimard, 2024.
« J’écris un
livre sur les clignotements de la guerre et de la paix, qui a 1919
comme porte d’entrée, le rêve d’une paix mondiale ». Un peu avant la
moitié roman, l’auteur donne un fil d’Ariane pour en explorer le
labyrinthe. Un livre sur, donc, « ou plutôt autour
», car le roman bifurque aussitôt dans une série de « boucles de temps
», qui nous emmènent du XVIIIe au XXIe siècle, avec des « passages
réguliers » dans le Paris de 1919, « dans l’espoir par-ci par-là de
faire apparaître des dieux le long du chemin. »
Parmi ces dieux
de la Paix qui a donné son titre au roman figure en bonne place
(c’est-à-dire à la croisée de bien des boucles) Friedrich Schiller,
dont l’hymne à la joie, mis en musique par Beethoven, est devenu
l’hymne national de l’Europe. Le romancier sait que notre continent a
surtout été un « perpétuel champ de bataille ». Les boucles du temps
parties de 1919 l’entraînent sur les traces de Napoléon, de Guillaume
II ou de l’abracadabrant Lou Tseng-Tsiang, premier ministre chinois
venu à Versailles négocier la paix en 1919, mais qui refuse de signer
le traité défavorable à son pays et qui, quoique marié à une Belge,
Berthe Bovy, finira ses jours comme moine à Bruges… Des personnages
plus ou moins connus, la plupart célèbres, empruntés à toutes les
cultures et à toutes les époques, tiennent un rôle secondaire ou
déterminant, de Proust à Freud en passant par Tiepolo, Zweig ou Goya…
Mais les nœuds
de ces boucles sont ceux des paix conclues et des artistes qui, en
dépit des conflits, unissent les hommes. Ce sont eux qu’ils convoquent
pour nouer les épissures. Outre Schiller et Beethoven, Van Eyck est le
plus stimulant, avec cet Agneau mystique
qui rassemble autour du symbole christique – la paix par excellence,
indépendamment de toute référence religieuse – tous les hommes de bonne
volonté. Le tableau, avec ses péripéties, revient comme un fanal dans
le brouillard des digressions pour voir son cortège s’enrichir au fur
et à mesure de tous les personnages croisés dans le roman. Sans doute
trouvera-t-on dans cette épopée de l’Agneau mystique
les pages les plus lumineuses du roman, les plus folles, les plus
drôles, les plus poétiques. Un exemple entre cent ? Au moment d’y être
convié, Henry Van de Velde s’informe : « Il y a une rivière dans le
terrain de golf de Van Eyck ? Si oui, placez Maria et Théo à côté [les époux Van Rysselberghe], avec un filet ou une ligne, parce qu’ils vont pêcher un beau poisson pour votre livre. André Gide. Himself ! Oui – André Gide ? Pourquoi pas. Ça m’intéresse. Je crois que ça intéressera Proust aussi. Allez-y, Henry, racontez-nous. »
Car ces «
boucles de temps » ne sont pas des anecdotes empilées au hasard des
déambulations : elles dessinent une tapisserie dont chaque motif est en
étroite relation avec le suivant. C’est Stefan Zweig qui donne au
romancier baladeur l’adresse de Freud, qu’il veut interroger sur Wilson
parce qu’il a pris le même bateau que le président américain – mais dix
ans plus tôt – et qu’il lui consacrera un livre – dix ans plus tard… Délirant ? Non pas, ou pas toujours, mais un « tressage
de vies » qui obéit à sa logique, au rythme des « cartouches de temps »
dont on réapprovisionne son stylo. D’abord, l’auteur se sent comme un
voyageur extérieur, voir invisible, ombre sur un mur, spectre, fumée,
qui évoque le Diable boiteux
de Lesage découvrant la vie de ses personnages en soulevant le toit des
maisons – lui préfère l’image du passe-muraille. Mais bientôt, il ressent la troublante tentation de « s’incarner », ne fût-ce que pour partager une coupe de champagne avec les congressistes ! Petit à petit, il y succombe, il dialogue avec ses personnages. Ceux-ci, tout d’abord, sentent simplement une présence – Guillaume II
fait ainsi un geste agacé pour chasser une mouche – « Enfin, c’était
moi », commente l’auteur / narrateur. Puis il s’enhardit. Il prend un
café avec Tiepolo ou un whisky avec da Ponte, qui le voient bel et
bien. À certains moments, il pose en auteur omniscient et omnipotent –
il envoie ainsi un cauchemar à Guillaume II – mais à d’autres moments,
il est bien impuissant à faire avancer son histoire – il doit demander
à Zweig l’adresse de Freud pour passer le voir. Tantôt il se glisse
dans les habitudes de l’époque (l’adresse de Freud est copiée sur un
bristol), tantôt il conserve les siennes, et cherche une adresse sur
Google map…
Pour s’y
retrouver, le lecteur pointera les motifs récurrents, comme
l’incroyable collection de crânes et de têtes coupées, qui semblent
anecdotiques, mais qui structurent le récit (les portes vitrées de la
Bibliothèque Royale sont comme un « couperet latéral ») et débouchent
sur une grandiose visite du crâne de Goya décrit comme une caverne
couverte de fresques pariétales !
Un détour durant
la deuxième guerre mondiale nous met en mémoire les déportés juifs, que
rappellent, à leur dernier domicile, un pavé doré commémoratif. On
perçoit là une des étincelles à l’origine du roman : l’auteur croise, à
Bruxelles, un inconnu qui astique consciencieusement ces pavés du
souvenir. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivain d’être un «
astiqueur de mémoire » ? N’est-ce pas la mémoire de la Paix qu’il
convient de faire reluire sur les pavés de la guerre ? L’inconnu croisé
à Bruxelles est une belle métaphore du roman.
Le thème du
voyage donne en fin de compte une paradoxale unité au roman. Voyage
bien réel de l’auteur avec ses enfants sur la côte Belge, voyage dans
le temps de la narration, traversée de l’Atlantique par Wilson ou
Freud, voyage immobile de Tiepolo peignant le monde couché sur ses
échafaudages, voyage à travers les livres dans une bibliothèque, voyage
dans la mort, car « mon livre est évidemment ça »… Ce roman est (aussi)
une réflexion sur l’homme et sur la vie. Sur l’océan où il accompagne
ses personnages, il se demande si c’est le temps qui passe ou l’être
humain, semblable au navire, qui passe sur le temps « présent dans son
entier ». « Cette certitude que nous avons que le temps passe, qu’il y
a donc du passé et, je suppose du futur, de l’avenir, n’est qu’une
illusion semblable à celle qui nous fait dire que le soleil se lève ou
qu’il se couche, alors que c’est nous, la Terre, bien sûr, qui
tournons. C’est nous qui passons, pas le temps. » Et si le voyage était
en fin de compte immobile ? « La physique quantique cherche à nous
habituer à cette réalité […] Nous visons toutes les époques ensemble.
Tant de personnes ont déjà vécu notre vie. » Le roman aussi… Ne nous
étonnons donc pas si le livre finit par sa propre histoire : c’est que
nous en sommes devenus les héros.
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Corinne Hoex, Les reines du bal, Grasset, 2024.
« Ce n’est pas
parce qu’on a un pied dans la tombe qu’on doit se laisser marcher sur
l’autre », disait François Mauriac. Rarement une épigraphe aura été
aussi appropriée… Les protagonistes de ce roman (ou plutôt, d’une
succession de courts récits dont les personnages présentent les mêmes
noms et traits de caractère) sont de vieilles dames placées en maison
de retraite et qui n’ont pas l’intention de s’en laisser conter.
Certaines se contentent de faire de la résistance passive, d’autres ont
des relents de cruauté parfois désopilants, celles-ci ont perdu la
tête, ou apparemment, celles-là l’ont conservée, ou apparemment. Mais
pas de Tatie Danielle dans le lot. Pas de méchanceté gratuite. Beaucoup
ont encore des désirs très crus, rêvent (ou non) d’hommes nus dans leur
lit. Des situations parfois dramatiques, mais toujours cocasses.
Les
pensionnaires des Pâquerettes n’aiment pas qu’on se moque d’elles.
Pourquoi leur dit-on qu’elles radotent quand elles répètent vingt fois
la même phrase, et pas à Johnny Halliday dont les chansons tournent à
la ritournelle ? Pourquoi leur pose-t-on un chat sur les cuisses pour
soigner leurs genoux ? Elles ont leur logique et s’y cramponnent.
Alors oublions le politiquement correct. Comme dans Arsenic et vieilles dentelles,
ici, ça tue (à la sauce trop grasse), ça mutile (au dentier), ça saisit
sauvagement les docteurs à l’entrejambe (« Mais ce ne sont pas mes
mains »), ça s’échange des rosseries au vitriol… Parfois, aussi, ça
dérape dans leur tête, on ne sait plus très bien à quoi s’en tenir,
elles sont touchantes, finalement, ces petites vieilles avec leurs
lubies et leurs angoisses. Celle-ci ne sait que faire de ses souvenirs
et de ses vieilleries, mais ne résiste pas à la tentation de reproduire
ce qu’elle a perdu ; celle-là sent en elle un squelette « qui dépasse
de partout » (« il a mis son crâne là, juste en dessous de ma peau »).
Et le monde moderne, avec ses lubies (comment se débarrasser d’une
fourrure en bébé phoque, personne n’en veut !), ses gadgets
sophistiqués (comment prendre les empreintes à des doigts usés ?), son
inculture (perd-on la mémoire parce qu’on cite du Tartuffe
?), ses entourloupes (on interdit la laque pour préserver la planète et
pour multiplier les mises en plis), n’est décidément pas fait pour
elles. Alors elles se vengent.
L’humour est
particulièrement efficace lorsqu’il fait appel à la sagacité du lecteur
pour lire entre les lignes. À entendre madame Prunier égrener des
prénoms masculins (Raymond est mort, Victor aussi, Florent placé chez
les fous, Gustave paralysé…), on devine une vie sexuelle bien remplie.
Si madame Spinette boit de la grenadine, cela sent le sang, et son
dentier vaut bien ses dents… Quant au pépiement qui ne vient pas du
canari, il faut avoir assisté à l’agonie d’un détecteur de fumée pour
comprendre ce qui s’est passé. Et quand on reconnaît qu’on doit faire
erreur, c’est qu’il y a anguille sous roche… Ces trente courtes
anecdotes finissent par former un portrait corrosif, mais sensible,
parfois poétique, parfois féroce, souvent cocasse, de vieilles dames
qui n’ont pas renoncé à la vie. On y retrouve avec délectation l’humour
pétillant et incisif de Corinne Hoex.
Voir aussi
: Décidément
je t’assassine. Et surtout j'étais blonde, Nos princes charmants. Le ravissement des femmes.
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Nathalie Skowronek, La voix des Saules, Grasset, 2024.
Les Saules, «
centre de jour pour adultes en difficulté psychiatrique », sollicite la
narratrice — qui ne dissimule pas la forte composante autobiographique
de ce récit — pour animer un atelier d’écriture. Celle-ci se prépare
soigneusement, lit, consulte des sites, peaufine son approche, prépare
des exercices, des lectures… Lorsqu’elle se présente devant une classe
de volontaires, dans un hôpital de jour, elle pose la question qui tue
: « Alors, comment allez-vous ? » Plus étonnée de la réaction de
l’assistance que de sa bévue, lorsqu’elle s’en rend compte. Loin de lui
reprocher cette entrée en matière peu diplomatique, on cherche à la
mettre à l’aise. Mais la prise de conscience est décisive. « Le déroulé
de ce que j’ai préparé se trouve instantanément chamboulé. »
Commence un
patient apprentissage de l’autre. Il faut apprendre à se connaître, à
travailler ensemble, dans un apprivoisement réciproque. La romancière
avance « par ricochet », « à sauts et à gambades », dirait Montaigne,
car elle ne manque pas de références littéraires pour analyser ce qui
lui arrive — analyser, ou s’en protéger ? La confiance s’installe,
chacun se confie, personne ne juge. Et la narratrice peu à peu découvre
sa propre fragilité dans un monde qui apprend à vivre avec la sienne.
Le premier intérêt de ce récit réside dans le travail intérieur que le
groupe lui apprend à effectuer sur elle-même. À vrai dire, les
principaux éléments sont en place dès le départ, avant même l’arrivée
dans l’atelier. Nathalie est alors à un « point de fragilité », elle
vient de terminer un livre, attend avec une pointe d’angoisse la
publication. Elle sait qu’elle a déjà traversé une période dépressive.
Plus profondément, elle garde une hantise de ne pas être à la hauteur,
de déplaire, de décevoir. Le rôle « d’écrivain de la famille » n’a pas
été écrit pour elle. « Peur de l’ailleurs, peur de paraître autre que
l’image parfaite que je m’efforçais de donner ».
Alors elle se
réfugie derrière des « postures », des masques sociaux, des références
littéraires, des livres-fétiches… À chaque question un peu indiscrète,
elle invoque une citation qui lui évite de répondre. Symboliquement,
elle ne se déplace pas sans un objet symbolique, un masque mortuaire en
plâtre, dont l’empreinte a été prise à la morgue sur l’Inconnue de la Seine —
une jeune noyée dont elle a découvert l’existence grâce à Aragon, le
filtre littéraire s’ajoute ici au filtre métaphorique. « Comme elle ce
que je donne à voir n’est qu’un masque », réalise celle qui a bien
conscience d’« écrire depuis le masque », de s’entourer de livres et de
références pour dissimuler ses propres fêlures. Mais « Tricher aux
Saules, ça ne marche pas ». Face à ces hommes et ces femmes brisés qui
ont appris à se reconstruire en assumant leur fragilité, impossible de
se défiler. À quoi bon, d’ailleurs ? « Ici on ne juge pas ». Le groupe
fonctionne avec sa sensibilité propre, écoute attentivement les textes
des stagiaires malgré leurs maladresses, soucieux d’« aller rechercher
les égarés » lorsqu’il repère un point de rupture. « En ne faisant pas
semblant, ils me libèrent de la mise en scène réglée de mon ancienne
vie où je m’étais imposée de vouloir être parfaite. »
La romancière
baisse peu à peu le masque. Face aux stagiaires des Saules, c’est
l’image de sa propre fragilité qui lui est renvoyée : « face à eux, je
n’ai plus envie de mentir, plus envie de me cacher derrière le
simulacre du tout-va-bien-rien-à-signaler. » L’atelier d’écriture
l’oblige à s’interroger sur sa propre démarche. « Alors j’ai
déconstruit les livres que j’avais écrits, j’ai refait le chemin en
sens inverse. » Une autre relation se construit, un nouvel équilibre,
qui passe par un travail sur sa propre écriture qui se cherche une
sincérité épurée des artifices littéraires. Mais le trajet n’est pas
sans soubresauts. Une rencontre imprévue, celle d’une amie de fac
perdue de vue depuis longtemps, vient brusquement remettre en cause ce
patient travail sur elle-même. Face à l’ancienne amie, Nathalie se rend
compte qu’elle revêt à nouveau son masque. L’image qu’elle reçoit de la
condisciple retrouvée ne correspond pas à celle qu’elle se fait
d’elle-même.
Et la mécanique
à nouveau se grippe. Non une crise violente, mais une prise de
conscience, une lucidité qui empêche soudain de vivre sans avoir à y
penser, comme on respire ou on digère. Elle fait bon visage, mais le
groupe est attentif à la moindre fêlure — « Tu plaides la cause de qui,
là ? » — l’obligeant à s’avouer qu’elle devient le « guérisseur blessé
» de Jung — « Travaillerais-je à ma propre thérapie ? » Ce sont les
stagiaires qui lui conseillent en fin de compte d’aller voir un médecin
— pas la peine de leur expliquer ce qu’est l’angoisse.
Alors, tout ce
qu’elle leur a appris commence à agir sur elle et malgré elle. En
particulier le travail sur la métaphore, qui a permis de très belles
découvertes dans l’écriture des stagiaires — l’oisœuf de Pierrot, la
femme-arbre de Lina, le pont qui sert de baromètre à Suzanne… Et c’est
la métaphore du masque qui resurgit soudain dans une scène hallucinée,
sans doute une des plus belles pages de ce récit : tous les membres de
l’atelier semblent revêtus de masques de divinités africaines, ces
masques qui révèlent la personnalité cachée, quand les masques
occidentaux font au contraire tout pour la masquer. Ce leitmotiv que
l’on suit depuis le début du roman prend ici toute sa signification, sa
force destructrice et salvatrice à la fois. C’est finalement un masque
qui prend la parole, une voix venue d’on ne sait où, « enfin je n’en
suis pas sûre, tout se mêle, enfin si, elle s’approprie la phrase d’un
livre commencé la veille, elle est gutturale, une voix d’outre-tombe,
une voix menaçante, au moins elle, elle ne cache pas son jeu, elle me
met en garde. » Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la formule initiale, « écrire depuis le masque ». La voix ne vient plus de l'écriture, mais du masque, d’un autre masque. L’écriture lui échappe, adopte un autre rythme, elle
accepte de lâcher prise. Au-delà d’une expérience que bien des
écrivains se lançant dans la pratique des ateliers d’écriture peuvent
partager, c’est cette exigence de lucidité et de dépouillement qui
donne sa force à ce récit.
Voir aussi
: La carte des regrets.
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Xavier Hanotte, Le feu des lucioles, Belfond, 2024.
Remember me when I am dead
and simplify me when I am dead.
« Souvenez-vous de moi quand je serai mort
Et simplifiez-moi quand je serai mort. »
Ces deux vers du
capitaine Keith Douglas, mort à vingt-quatre ans dans le débarquement
de Normandie, en 1944, obsèdent Frédéric Dutrieux, le narrateur,
jeune diplômé en philologie germanique qui vient de rater la bourse qui
devait couronner un mémoire consacré à ce poète, pour avoir conclu un
travail universitaire sur un épilogue fictif. Par une de ces
coïncidences que se permet la vie quand elle veut concurrencer le
romancier, son grand-oncle a disparu à la même époque, au même âge et au même
endroit que le poète anglais. Il faisait partie de la brigade Piron, composée de soldats
Belges qui ont refusé la défaite et qui se sont réfugiés en
Grande-Bretagne avant de débarquer avec les troupes alliées. Il ne
reste de lui que quelques photos, une médaille « posthume » (mot étrange pour un disparu jamais inhumé) et un
cahier contenant des notes entrecoupées de poèmes, et cette curieuse mention
dont on ne sait s’il s’agit d’une pensée ou des premiers vers d’un
poème interrompu : « Si un jour tu peux lire ce qui figure ici, sache
qu’à jamais / Quelque chose au-delà de nos vies et du temps nous a
réunis. »
Fasciné par ce
grand-oncle héroïque, dont il porte le nom et le prénom, le narrateur
part confiant pour le service militaire, espérant y conquérir le même
grade de sergent. Un lieutenant qui l’a pris en grippe brise son
rêve en lui confiant les tâches les plus dégradantes, dans lesquelles
il risque de laisser sa vie. C’est à ce moment que la réalité dérape, que les époques se superposent. «
J’avais dû me tromper de porte, pénétrer en un lieu où je n’avais rien
à faire », se dit le narrateur, incapable de « rectifier cette erreur »
et de « réintégrer l’espace d’entre-deux dont un malheureux hasard
m’avait arraché ». Rêve-t-il, dans son coma artificiel, qu’il est en
1944, ou le glissement temporel a-t-il réellement eu lieu, à moins que
ce ne soit le fantôme du sergent Dutrieux, disparu au front, qui se
soit introduit en lui pour le mener sur ses traces ? Le lecteur
choisira son explication, mais il devra repérer les plus petits détails
qui le guident dans ce labyrinthe temporel. Des cicatrices (récentes,
anciennes ?), des photos retrouvées (mais où ?), des réflexes
inexplicables (armer son fusil de la mauvaise main), des souvenirs de
voyages (futurs) qui prennent vie et sens, une phrase manquante sur un
carnet, une jeune femme tout droit issue d’une photo égarée… Tous ces
éléments tournent dans le kaléidoscope comme des lucioles dans le ciel
nocturne et finissent par former un paysage sans doute différent pour
chaque lecteur.
En fait, les
deux périodes se recouvrent sans qu’il faille chercher une explication
rationnelle ou fantastique, dans « un temps doublement enfui » : ce
qu’il est convenu d’appeler un « réalisme magique », mais qui prend
chez Xavier Hanotte un ton tout à fait singulier. Certes, nous sommes
dans un environnement réaliste, dont chaque élément a été
minutieusement vérifié — je gage qu’un instructeur militaire ne
trouverait rien à redire au maniement des armes — et où la réalité la
plus triviale vient briser les rêves les plus éthérés. Certes, des
éléments irrationnels viennent briser la logique de ce cadre. Mais le
décalage tient moins à une distorsion de la réalité qu’à
l’imperceptible distance que le narrateur entretient en permanence avec
ce qui l’entoure, avec ce qu’il vit. Un mélange de dérision, de réserve,
de fatalisme, de distraction. Il ne s’étonne pas que le souvenir de
voyages effectués trente ans plus tard lui permette de se retrouver
dans la Normandie de 1944. Il accepte avec flegme les humiliations, les blessures,
les infections, comme si elles ne le concernaient pas. Il glisse, entre
le réel et la conscience qu’il en prend, le mince filtre d’une allusion
littéraire ou cinématographique. Il s’interroge sur sa mort comme s’il
s’agissait d’une équation à résoudre. « En réalité, n’étais-je pas déjà
mort, moi aussi ? […] Peut-être errais-je au sein d’un cortège d’ombres
à la fois étrangères et familières, entrevues à la faveur de ce rêve
qu’avait tant craint Hamlet, et tout cela par le jeu pervers d’une
mémoire obstinée, dans le passé revisité d’un autre que moi ? » Cette retenue, mélange d’humour et de pudeur, fait tout le charme et la distinction des romans de Xavier Hanotte.
Ne nous
interrogeons donc pas sur « cette émouvante absurdité, ce
court-circuit, ce dérapage temporel, ce saut dans le passé, ou quel que
pût être son nom… » et interrogeons-nous plutôt sur ce qu’il veut nous
dire, car « Tout cela revêtait au moins un sens possible ». Une happy end est proposée avec la même désinvolture que Molière concluant les situations les plus inextricables par l’intervention d’un deus ex machina.
Ce n’est pas l’essentiel. L’important, c’est la façon dont chaque
lecteur va résoudre cette distance entre le monde et lui, entre la
mémoire et l’imagination, la trivialité la plus sordide et la poésie la
plus pure, entre la vie et la mort. Xavier Hanotte la résout quant à
lui avec l’élégance de l’humour, un humour pince-sans-rire bien dans le
ton d’un gentleman fourvoyé dans un char de combat. Un char surnommé Firefly,
« luciole », peut-être à cause de l’embrasement des gaz excédentaires à
l’intérieur de la tourelle. Quelle idée, « les calmes lucioles
n’avaient pas le même sens de la farce » ! Le lecteur sera peut-être
déconcerté de ne trouver les lucioles qui donnent son titre au roman que
là où elles ne sont pas : dans un char de combat, au sein d’un poème de
Keith Douglas qui pourtant parle bien de phalènes, dans « un essaim
vrombissant de minuscules insectes brillants » qui, nous précise-t-on, ne sont
justement pas des lucioles. Les lucioles n’apparaissent ici qu’en creux. Comme la
phrase manquante dans le carnet du grand-oncle, qui brille par son
absence. Et mis à part un bref ballet phosphorescent qui conclut le
plus dégradant, le plus abject des épisodes du service militaire.
Quelques lucioles « insoucieuses du monde et de ses turpitudes » dont
les étoiles (symboles de prédestination ?) envient la liberté. Quelques pas de
danse pour échapper à notre destin : n’est-ce pas la meilleure façon de
sauver grâce à l’art le monde du désastre, de conjurer la guerre par la
poésie ? N’est-ce pas, en fin de compte, le sens perdu que cherche le
seul survivant à ce terrifiant massacre ?
N’oublions pas,
entre réalisme et fantastique, entre poésie et trivialité,
l’indispensable secours de l’humour qui permet de relativiser les
situations les plus difficiles — « c’est qu’il y aurait de quoi sauter
par la fenêtre du rez-de-chaussée ! ». Ici, un jeune homme avec
un walkman vissé sur les oreilles « travaillait consciencieusement à sa
future surdité sur le premier et dernier tube en date de Frankie Goes
to Hollywood » ; là, les mines contrites du roi et de la reine sur leur
portrait officiel « donnent envie de leur prescrire un tube d’aspirine
». L’humour est parfois la politesse de la souffrance. Et si le roman
finit sur un « élégant uniforme de sortie », c’est peut-être parce que
le narrateur s’en sort toujours avec une extrême élégance.
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Voir aussi : L'architecte du désastre. Un parfum de braise.
Xavier Hanotte, Un parfum de braise, Weyrich, 2024.
« L’Art
l’emporte toujours sur la force brute. Il éclaire la vie de l’un,
aiguise la douleur de l’autre, chacun selon son dû. » Cette profession
de foi peut sembler quelque peu candide aujourd’hui où parlent plutôt
les drones et les canons. Mais chez un peintre de talent, faussaire de
génie, en particulier d’Évariste van Meulebroeck (qui ne vécut pas de
1578 à 1647, comme indiqué, puisqu’il s’agit d’une invention du
romancier), les convictions sont bien ancrées, et il se donne les
moyens de les réaliser. En l’occurrence, il s’agit ici de « grand art
», celui auquel on « s’adonne avec respect ». Pour le lecteur distrait,
il ne s’agit que d’une expression courante (« C’est du grand art ! »)
qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. L’usage de l’italique
nous rappelle cependant qu’elle désigne d’abord l’alchimie, ce que nous
rappelle un « antique chauffe-eau » qui sera, au détour d’une page,
qualifié d’athanor. C’est tout ? C’est tout. Avouons qu’il faut un peu
d’attention pour repérer les indices et comprendre ce qui se joue dans
un roman qui se maintient volontairement dans un réalisme désinvolte,
plus occupé en apparence d’escarpins oubliés chez un amant, d’escaliers
vétustes ou de dysfonctionnement d’une porte d’entrée…
Il faut surtout
se rappeler que Xavier Hanotte ne se contente pas, de livre en livre,
de jouer avec les conventions du roman classique, mais pousse aussi
jusqu’à ses limites le réalisme magique qui aime mêler à un récit du
quotidien, dans un décor des plus banals, des éléments incongrus,
irrationnels, qui font appel à la pensée magique. Il aime également
détourner les genres traditionnels, en particulier le roman policier,
dans lequel il a fait ses preuves, par des ruptures de ton ou de
convention. Ainsi, la traditionnelle course poursuite est remplacée par
un embouteillage sur le Ring bruxellois ! Sans doute les amateurs de
polars noirs trouveront-ils le rythme pantouflard et l’enquêteur
désinvolte. Mais si l’art l’emporte toujours sur la force brute,
l’écriture prime sur l’action dans un roman malicieux et parfaitement
maîtrisé. Il ne faut pas se préoccuper du pourquoi (le grand art et
l’athanor nous suffiront), ni même du quoi (le distrait risque fort de
ne pas comprendre ce qui s’est passé), mais du comment, de
l’entrelacement des récits, de la psychologie des personnages, de
l’humour pince-sans-rire, de l’écriture malicieuse…
D’emblée,
l’exposition « à l’américaine », en plein cœur de l’action, avec un
cadavre dans les premières pages, fait place à une ouverture « en mode
mineur » sur une journée « avare de promesses ». L’action se réduit à
la lente avancée de la lumière à travers une persienne qui ferme mal.
Les péripéties qui la font progresser, à la découverte d’une paire
d’escarpins « à talons presque hauts ». L’amateur de polar est au bord
de la crise de nerfs ; le lecteur patient est aux anges. L’acmé
s’annonce dans un commissariat installé à l’étage d’une librairie
post-soixante-huitarde, accessible par un escalier de service ou un
ascenseur pour handicapés. L’amateur de polar frôle l’apoplexie ; le
lecteur patient, la béatitude. Quand débarque un authentique repris de
justice, qui a failli abattre notre narrateur-inspecteur et qui s’est
répandu en menaces de mort après son arrestation. La tension est à son
comble. Ce caïd de Palerme-sur-Meuse (entendez : Liège) se contente de
déposer son arme sur le bureau du policier (« Cadeau ! »), pour qu’elle
ne serve pas contre un codétenu qu’il a tyrannisé lors de son
incarcération et qui a promis de se venger (« ça va chauffer ! »). Or
cette vengeance est particulièrement atroce : il a envoyé sur son
bourreau une sorte d’eczéma qui déroute tout le corps médical. Du sang,
enfin ! Ou plutôt, un « quadrillé d’éruptions rougeâtres et de cloques
translucides ». L’amateur de polar est dans les roses ; le lecteur
patient, au nirvâna.
Alors viennent
les vraies friandises. Un humour discret, auto-ravageur, habile à
épingler le côté terne de l’anti-héros (« un sens de la répartie à
faire pâlir d’envie un cacatoès », « ma personne éternellement encline
à jalouser les papiers peints ») ou, à l’inverse, la personnalité de
ses vis-à-vis (« ses lèvres écarlates semblaient une citation de
Salvador Dali, à ce détail près qu’on ne pouvait s’asseoir dessus » :
pour apprécier la comparaison, il faut quand même avoir en tête le canapé boca
de l’artiste catalan…). Un art raffiné de la formule percutante, un
goût presque provocateur du mot juste, une attention méticuleuse aux
nuances psychologiques des personnages, se dégustent comme des bonbons
: « Elle connaissait mes goûts, mais n’en jouait jamais qu’avec la
parcimonie jugée propice à leur entretien. » Des citations de Wilfred
Owen ou de Keith Douglas, poètes traduits par Xavier Hanotte (et non,
comme indiqué, par le narrateur) et une photo du père de l’auteur à son
chevalet (eh non, ce n’est pas le père de l’inspecteur qui était
peintre) tendent des fils de trame entre l’intrigue du roman et une
discrète autofiction. Des situations que chacun de nous a pu connaître
(le débarras de la maison paternelle, la rencontre entre une ex et
l’élue du moment…) font appel à la complicité du lecteur. Bref, un vrai
régal pour le lecteur qui ne cherche pas le divertissement d’une
intrigue policière ou d’un réalisme petit-bourgeois. « Au cours de ma
carrière, il m’était certes arrivé de frôler les marges d’une certaine
logique », résume le narrateur. Oui, nous avons souvent l’impression de
frôler avec délectation les marges du récit. Inutile de le résumer
davantage : le lecteur cultivé aura assez vite compris la nature de la
vengeance, laissons-lui le plaisir d’en découvrir les détails.
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Voir aussi : L'architecte du désastre. Le feu des lucioles.
Véronique Bergen, Clandestine, Lamiroy, 2024.
« Il est risible
et vain de lire le gouffre contemporain à partir des trous noirs de la
Deuxième Guerre mondiale. » Violette, la narratrice, en a bien
conscience, mais comment faire lorsqu’on se sent « happée par le passé
qui enflamme [son] présent » ? Deux voix alternent dans ce roman, dans
une même douleur, dans une même fureur. Celle de Violette, qui produit
son corps nu et encordé dans des spectacles de bondage à la violence
maîtrisée ; celle de Nurith, son arrière-grand-mère, dont le journal
émerge à la mort de la grand-mère, racontant le ghetto de Varsovie, les
humiliations et l’insurrection. Entre les deux destins si différents,
des liens se tissent, discrets mais nombreux. Nurith aussi se
produisait dans des spectacles, mais elle chantait. Les deux femmes ont
vécu un amour passionné, interdit pour des raisons différentes,
déchiré, et le tardif retour de l’être aimé. Au journal de Nurith
répondent des mails adressés à Violette, introduisant des deux côtés la
distanciation de l’écriture lorsque la vie saccagée ne peut plus
s’appréhender de face.
Le roman
commence par une séance de photographie qui semble anecdotique, mais
qui contient en germe les éléments principaux de l’histoire. Inès,
comme une « traqueuse de sensations », cherche « la scène capitale »
qui surgit chez son modèle, Violette, quand on ne l’attend plus. Elle
débusque les visages de l’ombre, les clandestins,
les personnages qui foisonnent en chacun de nous et qui constituent les
facettes contradictoires de ce qu’on croit notre personnalité. Tout le
roman sera en quête de cette scène capitale, dans un lent et douloureux
cheminement.
Des objets
symboliques marquent d’emblée le terrain qui sera arpenté tout au long
du récit. Violette est photographiée avec une voilette et des mitaines
de mariée, mais sans la robe. Cette incongruité lui évoque soudain sa
mère, qui a piétiné la robe de son mariage dans une crise de désespoir
– mais rien de plus ne sera dit. Les poses lui rappellent aussi une
autre séance de photos, dix ans plus tôt. Mais la photographe, qu’elle
nomme Ishtar, faisait l’objet d’une passion absolue et destructrice.
Comme si la fiction appelait la réalité, voilà justement Ishtar qui
resurgit dans sa vie et la passion aussitôt embrase les deux femmes.
Coïncidence ? Violette vient justement de se plonger dans le journal de
sa bisaïeule, qui a retrouvé bien des années après l’insurrection du
ghetto son amant interdit, Yéhudi. Le parallélisme entre les deux
destins est reconnu et assumé auprès de Nurith : « Excuse-moi de te
mêler à Ishtar, d’associer le retour de deux fantômes qui n’ont rien en
commun ». Mais Nurith ne l’a-t-elle pas « choisie pour retisser les
fils d’une histoire qui fuit de toutes parts » ?
Dès qu’on «
soulève le couvercle du passé », bien des monstres enfouis s’échappent,
appelés par des parallélismes de situation. À l’aube possible d’une
troisième guerre mondiale, le souvenir de la deuxième s’impose. La
grand-mère juive et la petite-fille lesbienne adepte partagent une même
marginalité. Condamnées à l’ombre dès leur naissance, les deux femmes
sont des clandestines. Mais
il ne s’agit pas de s’enfermer dans des parallélismes superficiels :
d’une manière générale, ces clandestins, qui ont donné son titre au
roman, appartiennent à une confrérie, « celle des êtres marqués par un
interdit de séjour édicté, en toute conscience ou en toute
inconscience, par les lois des familles, mais aussi par nous-mêmes. »
Ils ont traversé le monde et restent en décalage avec ce qu’ils vivent,
comme Yehudi, qui refuse désormais de se produire sur scène. « Son être
est devenu clandestin. Il a rompu le lien avec la comédie du monde. »
D’ailleurs, les
deux récits qui s’entremêlent ont aussi leur indépendance, leurs
différences. La passion délétère qui unit Ishtar et Violette est au
centre du roman. Si, dans le couple sadomasochiste, Violette tient le
rôle de la soumise, elle est beaucoup plus forte qu’Ishtar, incapable
d’affronter « les nappes noires de son histoire privée ». Son retour
auprès de Violette la fait à nouveau vaciller, mais elle ne se sent pas
prête, comme Violette, à regarder son passé en face – « tu réveilles
mes pulsions, mes douleurs, les démons de ma jeunesse ». Elle semble en
cela à l’opposé de Yehudi, l’amant retrouvé de l’arrière-grand-mère,
dont la « prodigieuse énergie vitale, l’optimisme, le sens du combat
forcent l’admiration ». Si le roman est centré sur le personnage de la
narratrice, c’est peut-être l’évolution d’Ishtar qui en constitue le
sujet souterrain. Il faudra pour cela attendre la dernière page,
lorsque le passé et le futur seront également interdits et qu’il ne
restera plus qu’à vivre intensément le présent.
Le roman n’est
donc pas celui de deux femmes qui se retrouvent, ni de deux époques qui
se confrontent, mais celui de l’être humain et de sa place dans le
monde. Que l’on se trouve ou non marginalisé, par son origine ou par
son mode de vie, nous abritons tous en nous des clandestins qu’il nous
faut assumer. Ils naissent du regard de l’autre, mais aussi de notre
propre regard, s’imposent comme des masques sociaux dont on se défait
ou que l’on reprend au hasard des rencontres. Les débusquer en soi pose
la question même de l’identité, sinon de l’existence. Et comment mieux
le comprendre que par le biais du photographe, métaphore parfaite de ce
regard qui nous altère et nous fait vivre – « tragédie assurée de
n’exister que par le regard de l’artiste qui vous sacre égérie ». Mais
l’artiste n’existe lui-même que par le modèle, par la « muse » qui
l’inspire et le sacre artiste. Ce processus de création réciproque est
à la base des rapports sociaux élémentaires, mais s’affirme pleinement
dans une séance de photographie.
Une quête de
soi, donc, qui passe d’abord par une quête des origines. La recherche
du père, amant de passage de sa mère. La découverte de la famille juive
maternelle, dont sa mère ne voulait plus entendre parler et qu’elle
déclarait « ré-vo-lue ». Et les flashes de petite enfance qui
ressurgissent au cours de la quête. Violette « remonte vers les images
fichées dans les niches troglodytes de [sa] mémoire », les peurs de ses
trois ans, les humiliations de ses sept ans… Jusqu’à débusquer
l’inaudible, l’Ogre, le prédateur de son enfance. Pour ne trouver, en
fin de compte, que le « néant qui [lui] tient lieu d’origine ». Le
retour d’Ishtar, dont elle mettra 275 pages à assumer le véritable
prénom, est l’élément déclencheur de ce travail, comme si le choc des
deux douleurs avait fait jaillir une flamme de libération. Ces
retrouvailles repeuplent Violette des multiples personnages
correspondant aux noms que son amante lui avait donnés. Ils retrouvent
vie, lettre à lettre, recouvrant les multiples facettes de sa
personnalité. De même que Nurith porte en elle tous les morts du
ghetto, qu’elle égrène comme un chapelet mémoriel, Violette est légion.
Dans un chapitre halluciné, d’une terrifiante splendeur, la « tribu »
prend vie et se met en route vers le royaume secret d’Ishtar.
Nous sommes là
au cœur du projet romanesque. Pourtant, au-delà de la persécution,
Nurith et Violette ont conscience d’un destin plus vaste. La juive
enfermée dans un ghetto en révolution en prend conscience la première.
« Ne voyez-vous pas que notre peuple traverse autre chose que les
pogroms, les persécutions séculaires et la guerre ? » Quelque chose
d’essentiel tente de se détacher du récit. Devant l’apocalypse, on
pense à la Délivrance, « une ère messianique qui nous apportera le
salut ». Et cela est plus fort que la mort, puisque l’on sait que toute
résistance est vaine, mais nécessaire. « Nous ne voulons pas sauver
notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la
dignité humaine. » Voilà pourquoi il est capital de réveiller en soi la
petite tribu des morts et des masques sociaux. Chaque homme est
l’ensemble de l’humanité. « Les bombardiers ont beau nous pilonner,
notre Temple intérieur est éternel. Personne ne pourra tuer notre
Humanité, éteindre la flamme qui fait de nous des Grands Vivants
connectés à l’infiniment petit et à l’infiniment grand, au brin d’herbe
et aux anges du firmament. » En cela, aussi terrible que cela
apparaisse au lecteur, l’horreur du ghetto et de l’anéantissement
devient une forme de libération. L’atrocité absolue dénude l’individu
jusqu’à son essence même, celle de l’humanité.
Voilà ce que
comprend Violette à la lecture du journal de sa bisaïeule. Et voilà ce
qu’elle vit, à sa manière, transposant dans son vécu les leçons de
l’Histoire. Les suspensions savantes de son corps nu et encordé
évoquent par la douleur l’avancée de la barbarie, mais ont presque un
aspect libérateur : dans les « ondulations de l’apesanteur », les
cordes qui entravent la chair libèrent l’esprit, ouvrent « une porte
vers le monde intérieur ». La violence, esthétisée, entre dans un autre
ordre. « Je me coupe du monde, me replie sur mes sensations fœtales,
animales. »
Et l’on atteint
ainsi l’ultime parallélisme, celui que tout le monde se cache et qui
émerge peu à peu du récit. Voici quatre-vingts ans, les juifs enfermés
dans le ghetto de Varsovie, promis à une mort proche, se révoltent et
par leur révolte, par la certitude de leur mort, découvrent en eux la
dignité humaine. Aujourd’hui, c’est l’ensemble de l’humanité qui se
trouve piégée dans le ghetto d’une planète en voie de destruction. «
Dans moins de cent ans, l’humain ne sera plus qu’un souvenir. Une
poignée survivra. La date de l’humain approche, une obsolescence qu’il
a lui-même programmée. » La révolte, quoique inutile, n’est-elle pas,
pour nous aussi, une façon de rendre sa dignité à l’homme ? Il est
temps de congédier le passé, de trahir Nurith pour mieux servir sa
leçon. À notre époque où « la revendication victimaire est devenue un
sport international, il est désormais impossible de plonger ses mains
dans l’Histoire ». Un monde sans passé ni futur : n’est-ce pas
l’affirmation péremptoire du présent ?
Le propos du
roman va donc bien au-delà de l’anecdote, de la violence et de la
sexualité qui peuvent sembler provocatrices, mais qui se révèlent
libératrices. C’est la même violence qui passe dans l’écriture de
Véronique Bergen, qui s’affermit de livre en livre. Elle passe bien sûr
par l’accumulation de mots très forts, catapulter, happer, déchirer…
Elle passe toujours par l’extraordinaire liberté morphologique qui
transgresse effrontément les catégories grammaticales par des
télescopages vigoureux et suggestifs. Les substantifs partent comme des
uppercuts, détrônent les verbes (« je méli-mélo dans le drame », on se
« pili-pili l’humeur », les « raisins me pétalent »), les adverbes («
elle musèle double scotch les mots », « il ritualise samouraï »), les
épithètes (« tes yeux menthe-à-l’eau, ton sourire grenadine ») comme
les attributs (« Je glisse cocon des cordes »). Leur cascade
étourdissante dessine soudain des patchworks intraduisibles mais dont
le sens est évident : « Je rutabaga superstition et télépathie féline
»… Ne cherchons plus à attribuer une fonction grammaticale aux
substantifs qui se déversent par mitraille : « Je m’apostrophe insultes
de mélusiner hantise de la répétition du pire, de vaciller mauvais
augures de la Saint-Barthélemy de l’amour ». Laissons-nous emporter par
cette langue vivante, incroyablement expressive, qui semble jaillie
d’un volcan mais qui, à l’examen, se révèle minutieusement ciselée.
Sous le regard acéré de Véronique Bergen, les mots prennent sens,
au-delà de leur signification, y compris les noms propres que l’on
pouvait croire arbitraires. Qui a remarqué que Varsovie appelle la vie par son nom français et la guerre par son nom anglais, Warsaw ?
Mais cela va
bien plus loin. La langue s’incarne, devient décor, voire personnage du
roman : « Je voltige dans un désert de phrases ocre », « la phrase
étend son ombre sur moi », les paroles se tissent comme « des tapis
kilim bourrés de balles », les oxymores griffent la rétine… Les lettres
s’inscrivent dans la peau de la narratrice, comme cette cicatrice en
forme de O qu’elle arbore entre les seins. Le texte tout entier devient
un appel à l’amie repartie, et peut-être même un piège qui se referme
sur elle : « Dans l’écheveau textuel que je tisse pour toi, je creuse
des pages blanches afin que tu t’y allonges et les saupoudres de tes
mots ou de tes non-mots. » Rendez-vous à la dernière page pour voir si
le piège a fonctionné.
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Voir aussi : Écume. Icône H.
Perrine Simon-Nahum, Sagesse du politique, L’Observatoire, 2023.
« Comment les
démocraties peuvent-elles redevenir désirables ? » La question est
particulièrement pertinente à une époque où un peu partout dans le
monde, les électeurs (base même d’une démocratie) tendent à privilégier
des régimes fort, comme si eux seuls pouvaient répondre aux crises
sanitaires, écologiques, démographiques, guerrières qui se multiplient.
Il ne s’agit pas d’une impression subjective : les indicateurs mis au
point par Freedhom House, organisme chargé d’étudier l’état de la
démocratie dans le monde, confirment ce recul, ainsi que des sondages
surprenants (16 % des Français sondés en 2021 se disent éloignés de la
démocratie).
Perrine
Simon-Nahum, professeur à l’ENS, s’est penchée sur la question, d’abord
de façon historique, en étudiant les trois âges de la démocratie, puis
de façon philosophique, isolant la question sans doute essentielle :
comment concilier les deux fondements de la démocratie, l’ordre
collectif et l’épanouissement individuel ? La cause philosophique du
mal lui semble la montée d’un ressentiment polymorphe mais
systématique, qui s’auto-entretient et s’accentue rapidement. Mais
aussi le dévoiement de l’idée européenne, qui aurait dû être un recours
et un garant de nos libertés, mais qui s’est vue instrumentalisée par
les gouvernements pour détourner sur elle la colère de l’opinion face à
des mesures impopulaires. L’Europe occidentale porte dès lors une
lourde responsabilité dans la faillite de l’idéal démocratique, qui
cesse d’être un « horizon régulateur » pour se réduire à un «
égalitarisme des conditions » impossible à atteindre, donc toujours
décevant.
Ce ressentiment
est accentué par les réseaux sociaux et par la tendance générale de
l’époque à la simplification et au complotisme. Or, le ressentiment
instaure un climat délétère qui a toujours été favorable au populisme
et, à sa suite, à l’autoritarisme. Il convient d’en observer les signes
avant-coureurs avant qu’il ne soit trop tard pour inverser la tendance.
Le principal est l’importance accordée aux émotions collectives qui se
focalisent contre un ennemi commun, au détriment du dialogue et de la
faculté de juger, qu’il faut sanctuariser.
Pour trouver une
solution, Perrine Simon-Nahum propose de suivre les conseils jadis
donnés par Raymond Aron et Michel Foucault d’étudier un régime en
fonction des contraintes dont il témoigne et des réponses qu’il y
apporte, et non en le rapportant aux grands principes dont il se
réclame. Cette « conversion du regard » permettrait de transformer la
faiblesse des démocraties (l’impossibilité à faire respecter leurs
principes) en force (la réponse donnée aux problèmes rencontrés). Il
faut éviter de donner à la démocratie des « habits trop grands », des
buts trop ambitieux qui conduiront à des déceptions.
En particulier,
il convient de la limiter à sa définition de régime politique sans
croire qu’elle puisse « s’identifier aux conditions de bien-être qui
ont accompagné la croissance économique ». Le mirage d’un État
providence aux mesures sociales généreuses, né dans l’après-guerre, a «
laissé en suspens la question de l’exercice du pouvoir ». Cela pouvait
fonctionner en période de croissance, mais les revendications sont
restées les mêmes lorsque celle-ci s’est ralentie. La démocratie a
alors cessé, aux yeux des citoyens, de s’identifier à l’égalité et a
semblé liée au capitalisme. Cette tendance a été particulièrement
visible lors de la réunification de l’Allemagne, qui s’est fait au nom
de l’économie (égalité des revenus entre les deux Allemagne) en
sacrifiant la dimension politique. La réponse à la crise des subprimes
en 2008 est allée dans le même sens. Il en est sorti un «
néolibéralisme » qui stigmatisait les plus pauvres, inadaptés au monde
de la concurrence, et non l’avidité des plus riches. La fin de l’État
providence qui s’en est suivie a augmenté le ressentiment.
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Louise L. Lambrichs, Sur le fil, envolées, dessins Granjabiel, Douro, 2024.
Le trait unit et sépare
Divise et souligne
Oriente et touche au vif
Invite et interroge
S’inscrit et s’élance
Déchire et rassemble
Poèmes et
dessins, dans ce recueil, semblent posés « sur le fil », sombrant d’un
côté, s’envolant de l’autre… Dans les dessins de Granjabiel (qui avait
déjà illustré Bris et collages
de Louise L. Lambrichs), le fil traverse horizontalement la page, comme
un axe entre le noir et le blanc, l’insouciance et la menace, l’envol
et la torpeur. C’est le moment où les personnages, hommes ou animaux,
s’inversent ou se transmuent. À cet axe horizontal répond, sur la page
de droite, l’axe vertical du poème, dont les vers sont centrés comme si
un miroir invisible se dressait au milieu de la page.
Côté noir,
l’abîme où l’on sombre irrémédiablement, l’abandon à un sommeil sans
rêve, à une vie sans idéal, à un confort aveugle aux désastres du
monde. Le « monde cannibale », violent ou mercantile. Le poème se fait
dur, révolté, devant la barbarie et, surtout, devant l’aveuglement. «
Bâtissez encore des cathédrales sur des charniers ». Dans les dessins,
les profondeurs sont souvent menaçantes, dépassant à peine le fil,
comme des icebergs, ou l’aileron du requin. L’oiseau qui ouvre le bec
devant la toute petite tête émergeant de la terre n’imagine pas le
monstrueux serpent qui la prolonge…
Côté blanc, tout
« ce qui compte et ne se chiffre pas », la « petite lumière » que l’on
cherche au fond de soi, du silence, des mots. Car entre les deux, le
fil est peut-être celui de la langue. Le monde se dit, s’écrit,
bruyamment ou en silence. La parole aussi a ses deux versants. D’un
côté, les bavardages bruyants, le « grand brouhaha », les « voix
absentes » des beaux parleurs, la « parole lisse / enflée de déjà vu
d’inconsistance ». Mais en face, il y a ceux qui écoutent, muets, « les
endettés de l’âme ». C’est là que s’opèrent les vrais miracles, dans le
silence, « en douce et en coulisses / Au creux des âmes encorbellées ».
Ce qui ne nous empêche pas d’écouter aussi « la langue puissante des
poètes ancrée dans le vulnérable / les failles de l’être par où
surgissent / inattendues / d’insolentes lucioles »…
L’abîme devient
alors ce que l’on doit explorer pour en faire jaillir de nouveaux
espoirs, une langue purifiée et régénératrice : « Ma pensée s’est
tissée en secret dans les creux / Les failles à claire-voie / Les
silences bavards / Comme la mer sculpte la roche ». Il ne faut pas
craindre d’affronter les monstres souterrains ou sous-marins, il faut
toucher le fond de ce « grand sac de larmes » dans lequel on baigne
comme dans une mer intérieure. Le désespoir alors se retourne comme un
gant, grâce à un regard doux, un sourire clair, une voix tendre.
Pour celui qui
sait creuser, piocher, fouiller, forer, dans le monde comme en
lui-même, dans le silence, dans la lecture, les abîmes contiennent
aussi des pépites. Ce recueil, qui nous invite à « tenir sur le fil
sans désemparer », laisse à l’espoir le verso de la révolte. Il écoute
les mots pétiller et se répondre : « Ils explosent chacun fourmille de
sens qu’il trimballe en tous sens / Caracolant brinquebalant parmi les
autres ils s’aiment et s’emboîtent / Se frottent et se repoussent ».
Tel est le secret du poète « heureux de son désespoir », et qui sait
partager son bonheur avec son lecteur…
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Voir aussi : Quelques lettres d’elle, Les amants de V., Malpensa. Bris et collages.
Mathias Lair, Aucune histoire, jamais, Sans Escale, 2021.
« Toute histoire
est mensonge dès qu’elle se referme sur elle-même, le réel qu’elle
suppose est reconstruit de toutes pièces ou presque. La vraisemblance
suffit. » C’est contre ce principe que s’élève le narrateur du récit
cadre, un auteur qui tâche de convaincre un interlocuteur rebelle. Le
roman se construit donc à deux niveaux : l’histoire qu’il tente de
raconter, en caractères italiques, et les conversations, en caractères
romains, qu’elle suscite entre son auteur et un « Vieux »
perpétuellement insatisfait du résultat.
Pour faire
simple, les récits intermédiaires évoquent, en italiques, la conception
d’un embryon bavard, durant la dernière guerre, son combat contre une
faiseuse d’anges, la rencontre de ses parents, dans des passages tour à
tour mystiques, poétiques, tragiques, drôles, et parfois tout cela
ensemble. Et d’autres histoires, au fur et à mesure des réflexions des
deux personnages qui s’expriment plutôt en romains. Le Vieux a une
conception claire et figée de l’histoire, qui doit observer quatre
principes, respecter les convenances. Il veille à « l’efficacité
narrative ». L’auteur se rebelle contre cette vision étriquée – « Je ne
suis quand même pas obligé de sacrifier à la mode de l’autofiction ! »
mais il tente malgré tout de satisfaire son interlocuteur, reprend son
récit, change d’approche ou de sujet. Il tient à distinguer l’auteur,
le narrateur, les personnages. Mais si les personnages mettent à leur
tour en place des personnages, deviennent-ils auteurs ou narrateurs ?
C’est un jeu de poupées russes, ou de miroirs placés face à face. Une
analyse sérieuse, mais entreprise avec un humour efficace.
Les différents
récits perdent peu à peu de leur importance, et les réflexions de
l’auteur passent eux-mêmes au second plan face à la question qui peu à
peu titille le lecteur : qui est le Vieux ? On pense d’abord à un
éditeur, bien sûr, mais il n’a pas le projet de publier le texte. Un
conseiller littéraire ? Un psychanalyste ? Un universitaire, comble de
l’infamie (« Il est de cette tribu qui colonise et infeste les lieux de
la narration ») ? Un lecteur exigeant, espèce de Moloch dévoreur
d’histoires ? Ou à l’inverse l’écho, en tout écrivain, de toute la
littérature antérieure, « celui de milliers de parleurs aujourd’hui
disparus, de bâtisseurs d’histoires » ?
Une piste semble
bientôt se dégager : et s’il s’agissait purement et simplement de Dieu
? Quand on lui demande qui il est, le Vieux répond « qu’il était ce
qu’il était », comme Yahvé — sauf qu’il le fait dans un souffle
inaudible (« C’est du moins ce que j’ai cru comprendre »). Les appels
du pied se multiplient. Le Vieux se croit omnipotent, tiens ; il est
puissant et inaccessible, tiens tiens ; n’est pas du même monde que
l’auteur, tiens tiens tiens… « Pour un peu il se prendrait pour un être
éternel, vous voyez ce que je veux dire. » On voit très bien (car le «
vous » introduit subrepticement un autre niveau narratif, celui du
lecteur). Tout nous pousse vers cette interprétation : l’âme en quête
d’absolu (« quelle est cette présence dont je n’arrive pas à me passer
? ») préfère se donner un Dieu pour interlocuteur pour exorciser une
voix intérieure (« Mieux vaut encore lui parler et la sentir venir de
l’extérieur »). Mais celui-ci est étouffé par la tradition et incapable
de comprendre le monde moderne (« Passé le XVIIIème, il n’y a plus rien
pour lui »), ce qui agace prodigieusement l’auteur narrateur.
Le dialogue,
conflictuel, qui tourne au match de boxe, devient alors le vrai sujet
du roman. Il s’agit non seulement de faire éclater les règles usuelles
de la narratologie, mais aussi toute notion de vérité (« Toute vérité
dépend d’un présupposé purement gratuit »). Le Vieux prend coup sur
coup, répond, argumente, prend l’auteur à son propre piège (« En
clamant que je ne mange pas de ce pain-là, est-ce que je ne fais
qu’avaler de misérables hosties ? ») Étrange dialogue entre un homme
faisant profession d’athéisme, qui s’interroge sur l’existence du
Vieux, qui a même, dans d’autres livres, « décrit sa disparition »… et
une figure tutélaire et insaisissable qui a toutes les apparences du
divin, même si l’hypothèse est écartée. Si le récit en italiques parle
de la conception et la naissance de l’auteur, le récit cadre, en
romains, pourrait bien nous décrire l’émergence de la notion de Dieu
dans une conscience travaillée par son absence…
Car oui, il y a
une incontestable dimension mystique dans la conception racontée par le
fœtus friand d’italiques. On croit parfois lire du maître Eckhart : «
Car il s’agit, oui, d’un déchirement ; d’une blessure par où s’écoula
mon néant, par où je pris densité. » La naissance est un passage du
sujet absolu « à un état de larve prise dans mille pincements et petits
plaisirs vite pris vite épuisés. » Derrière l’ironie, on perçoit comme
une plainte de l’esprit éthéré pris au piège de la matière… « Qu’est-ce
que cette mystique ? » grogne le Vieux.
Pour se
débarrasser de cet interlocuteur encombrant, l’auteur ose même une
parodie de la Genèse, enfermant le Vieux dans l’histoire qu’il raconte,
pour pouvoir l’achever – « Il faut pourtant qu’il s’identifie à mon
personnage, qu’il en sente le déclin irréversible, et la disparition ».
Ainsi le Vieux passe-t-il des romains à l’italiques, où l’on menace de
le tuer… Ce saut narratif, qui évoque ce que Genette nommait métalepse,
un franchissement du seuil narratif qui sépare deux univers
irréductibles, est un des points culminants de ce singulier roman sans
histoire, mais non sans sujet. Car si, en fin de compte, une des identités du Vieux peut être le lecteur, n’est-ce pas moi, à mon tour, qui suis invité à disparaître ? Allons, il est peut-être temps de le faire...
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Voir aussi : Oublis d'ébloui, Aïeux de misère, Ainsi soit je. L'amour hors sol.
Annie Dana, Le piège des aveux, préface de Michel Host, Éditions unicité, 2023.
« Je crois à la
fiction qui porte des mots, je sais jusqu’où elle peut conduire ceux
qui les prononcent et ceux qui les écoutent. » Fiction ? Peut-être,
peut-être pas… En tout cas, un récit performatif, qui agit sur les
personnages et sur le lecteur. Un « piège », nous dit le titre, et le
mot s’applique au lecteur aussi bien qu’aux personnages… L’histoire est
portée par une triple voix, à laquelle s’ajoutent, par moments, des «
portraits » ou des épisodes d’une « passion » à prendre presque au sens
biblique du terme. La première voix est celle de Jacques, aumônier
d’une prison intrigué par un détenu, Antoine. Une relation qui le remet
profondément en question : « Il me semble ne plus rien savoir et devoir
réapprendre ce qui hier m’était naturel comme le fait d’être au monde.
» Ce sont les pages de son journal que lit le lecteur.
La deuxième voix
est celle d’Antoine, donc, mais nous ne connaîtrons pas ses
conversations avec Jacques. Il écrit à une femme, une certaine
Constance, qu’il ne connaît pas, et peut-être ces lettres ne sont-elles
pas envoyées : « Personne ne lira ces pages. Il est des mots faits pour
être écrits, non pour être lus. » Mais Constance imprègne son
existence, tant il en a entendu parler par un ami, Simon, un peintre,
amoureux d’elle à la folie. « Pourquoi Simon m’a-t-il choisi ? Pourquoi
vous a-t-il décrite à moi, jusqu’à ce que votre image prenne à mes yeux
le poids d’une femme plus réelle que les exilées de ma propre vie ? »
Et pourquoi Antoine lui écrit-il ? Qu’attend-il d’elle ?
Elle, Constance,
la troisième voix, mais qui n’intervient que tardivement, en nous
laissant penser qu’il y a peut-être eu un quiproquo. Quant au quatrième
acteur, Simon, il ne prend jamais la parole, mais sa présence traverse
le roman. C’est là que l’on sent le piège se refermer sur les
personnages. Piège des aveux, d’abord. Simon, en effet, ne se contente
pas de prendre Antoine pour confident, « il m’invitait à participer à
l’aventure de sa vie. » Les rapports entre Antoine et Simon, en effet,
apparaissent comme une mise en abîme dans cette confession. Simon, dont
Constance n’a pas voulu, se demande Antoine, pourrait-il être l’amant
qu’il n’a pas eu ? À moins qu’il ne soit un double, réel ou fictif ? On
qu’à demi étonné qu’Antoine, à la fin du roman, se procure gouaches et
pinceaux… alors que le peintre c’est Simon ! Piège des aveux…
Mais il y a une
autre confession, donc d’autres aveux : celle qui se fait au prêtre,
Jacques, dépositaire à son tour d’une histoire empoisonnée. Car le
venin des souvenirs s’insinue en lui, avec les mêmes conséquences : les
rôles s’inversent à nouveau, cette fois entre l’aumônier et le détenu :
« C’est lui qui est venu me voir dans ma prison, note Jacques dans son
journal. Celle où je m’impose, année après année, un cortège de
mortifications pour combattre mes peurs. » La fin du roman suggère très
discrètement l’inversion suprême des rôles : l’aumônier évoque des «
crimes », le prisonnier prépare son bagage… Le piège s’est-il refermé
sur le prêtre autour de cette double équation, Jacques devient Antoine,
qui devient Simon ?
Pas si simple.
Apparemment, il y a eu meurtre, ce qui explique l’emprisonnement
d’Antoine. Mais on se demande, dans un chapitre clé qu’il ne faut
surtout pas dévoiler, s’il n’y a pas eu erreur de victime. Apparemment
Antoine fait ses valises. Mais celui qui voyage, c’est Simon, qui, dans
un avion, rédige pour Constance « des lettres de solitaire à la
solitude ». Apparemment, Jacques, l’aumônier, est en quête de Dieu, de
cette illumination qu’il a vécue et d’où procède sa foi. Mais la quête
mystique est celle de Simon, dont le coup de foudre tient de
l’illumination et qui finit, faute de vivre sa passion avec Constance,
par rechercher sur tous les continents des femmes mythiques, peintes ou
sculptées, comme si elles pouvaient lui révéler l’Unique, l’Inconnue,
la première femme surgie du Chaos. Ici encore, les trois rôles
principaux se chevauchent, dans un rapport à la présence ou à l’absence
de l’autre. Lorsqu’Antoine se tait, Jacques croit entendre monter «
inconcevable pour lui, la voix audible de la présence de Dieu. »
Et si là était
la piste ? Dans le silence d’Antoine, dans l’absence de Simon, qui se
prépare à « déserter son histoire », dans le retrait de Dieu ? Et si,
en fin de compte, Constance n’existait pas ? La question se pose, pour
le lecteur comme, à un moment, pour l’aumônier : « Son récit
m’encombre. N’a-t-il fait qu’imaginer les fantômes qu’il évoque ?
Simon, Constance, ce double de lui-même qui a pour nom Antoine. Que
s’est-il passé entre ces trois êtres qui excède la réalité ? » Même
doute pour Constance, qui n’a jamais rencontré Simon : celui-ci a-t-il
jamais existé pour elle ? L’hypothèse d’une fiction habile séduit un
moment, mais d’autres pistes s’ouvrent aussitôt. Un jour, après un
enterrement dans lequel il officie, Jacques aperçoit un homme courir
sur les pas d’une femme vêtue de gris, « paraissant la pourchasser avec
autant de véhémence que de terreur ». Il se demande s’il ne s’agit pas
de Simon et de Constance, ce qui témoignerait impartialement de
l’existence des deux personnages insaisissables. Le lecteur est prêt à
y croire, mais n’est-ce pas à nouveau un piège ? Après tout, Jacques ne
connaît pas le couple, comment pourrait-il le reconnaître ?
On remarque
alors le curieux mélange des temps et des modes dans le récit : le
conditionnel, le présent, le futur. On sourit, on a évité le piège…
Mais à peine en a-t-on pris conscience que la romancière l’assume :
nous sommes dans un « temps fluctuant, parfois conjugué au futur,
parfois au passé révolu ». L’histoire se poursuit « comme un fil de
funambule tendu entre passé et avenir. Ou plutôt entre présent et
avenir, le passé cloué sur place, étranglé par le nœud coulant d’une
corde. » Le piège s’est refermé sur le lecteur, car avouons-le, on ne
parvient pas à se détacher d’une intrigue qui file entre les doigts.
Qu’importe, après tout, la réalité de l’aventure entre Simon et
Constance ? L’important, c’est ce qu’elle va tisser entre les
protagonistes. « Peut-être est-ce même l’apprentissage de la mort
auquel je m’initie en trouant l’espace invisible entre vous et moi »,
remarque Antoine à Constance.
Tenace, le
lecteur cherche d’autres pistes. Le mélange des temps ne symbolise-t-il
pas le figement spatio-temporel de la prison ? L’espace clos semble
inexistant — « Ici, on assiste à la mort de l’espace, dans la pénombre
nauséeuse des cellules… » Le temps mis entre parenthèse semble arrêté.
La nuit, Antoine garde les yeux grands ouverts, « il s’obligeait à
s’éveiller pour contempler le temps immobile ». Alors, Constance,
l’insaisissable Constance dont le prénom évoque précisément la durée,
ne transforme-t-elle pas la vie en un « destin unique », ne
devient-elle pas aux yeux de Simon « une femme dont la trace dans sa
vie en annulerait à jamais la brièveté » ? Lorsque celui-ci, frappé
d’un coup de foudre, se retrouve paralysé par la « fatalité » de la
rencontre, ne revit-il pas la scène inaugurale de l’illumination ?
C’est en tout
cas la piste que j’ai suivie pour sortir du piège de la lecture. Je ne
garantis pas que ce soit la seule, ni la meilleure. Des trois hommes
qui apparaissent dans le récit, deux ont vécu cette scène inaugurale,
le peintre Simon, par le coup de foudre, et Jacques l’aumônier, par
l’expérience mystique. Les deux portent un nom d’apôtre, puisqu’après
tout, on nous invite à suivre une passion… Antoine, de son côté, n’est
qu’un égaré de la vie, aux limites de l’inexistence. « Nul ne l’attend,
ne le retient, ne l’appelle. Nulle part est le lieu d’où ont surgi
Simon et Constance, où ils sont retournés. » Antoine appartient à ces
passants qui, dans la rue, « n’ont aucune raison de marcher, sinon de
maintenir en eux le sentiment fragile d’exister ». Citadin de fraîche
date, « exilé provincial », il reste entre deux eaux, entre deux
identités, incapable de se reconnaître lui-même — un jour, en se
regardant dans la vitrine d’un magasin de farce et attrapes, il se
trouve difforme et velu ; le suivant, imberbe et élégant dans celle
d’un maroquinier. Comme un bernard-l’hermite, il se glisse dans la peau
des personnages définis par les annonces d’emploi. Il simule devant les
amis du club qu’il fréquente. Il incarne le monde muable, labile, qui
s’oppose à celui de la constance, de Constance, de la prison, du destin
intérieur. Et si c’était lui qui piégeait les deux autres, et du même
coup le lecteur ? Réelle ou inventée, l’histoire de Simon lui donne
enfin une existence, un destin. « De ma vie propre, je me souviens à
peine. Comme si je n’avais pas existé, mon corps habillant une forme
vide. » À l’inverse de tous ceux qui se montrent « curieux de vivre »,
il éprouve très tôt le besoin de s’en abstenir. « Ayant renoncé à faire
une œuvre de ma vie, je résolus de m’immiscer dans celle des autres,
érigeant ma liberté sur les décombres des histoires dont j’étais
spectateur. »
Le roman tout
entier est centré sur ces dépossessions successives. Entre Simon qui
déserte sa vie, Antoine qui investit celle des autres, Jacques qui
s’enferme dans sa prison intérieure, se joue une partie serrée, dont
l’enjeu est la vie, la liberté, la mort. « Un jour certains rencontrent
cet exil. Et c’est une vraie rencontre, un temps d’épousailles. Alors,
on entre en exil dans sa propre peau. » Le livre lui-même disparaît
dans cet enjeu, les mots perdent leur signification pour trouver un
sens supérieur. « Ce seront des questions issues d’une langue jamais
enseignée, une langue de suggestion, d’approche, à laquelle il donnera
vie le temps d’être entendu, même si Constance ne l’a pas entendue ni
comprise, si personne d’autre de la parle. » Une langue quasi divine,
puisque tout est à recréer. « Si elle disait “Oiseau”, entre eux
voletterait un oiseau, et ainsi de tout ce qui existe et n’existe pas,
ainsi de toute chose créée et incréée. »
Cette dimension
mystique s’affirme de plus en plus au cours du roman. Simon fuit la
réalité pour découvrir, au-delà du monde, un pays ignoré des atlas où «
ce qui n’a pas eu lieu peut enfin survenir », le lieu de l’éternité.
Avec néanmoins l’inéluctable doute qui prend le lecteur comme les
personnages : n’ont-ils pas en fin de compte sombré dans la folie ? Une
chambre où le sommeil s’avale sous forme de pilules nous fait parfois
penser à un hôpital psychiatrique, mais prudence : la phrase est
rédigée au futur. Peut-être s’agit-il de la nôtre… Alors acceptons
notre propre dépossession devant ce labyrinthe magistral où s’égarer
devient un délice. « Il y a mille moyens de chercher à se perdre et à
se trouver en se prétendant quelqu’un qu’on n’est pas, les acteurs le
savent bien, qui pratiquent chaque jour l’art de l’illusion. »
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François Henry, N’oubliez pas Marcelle, Rocher, 2023.
Marcelle « fait partie
de ces gens semblant n’exister, dans la mémoire des autres, que par
leur dévouement ». Parler d’elle, c’est « mal user sa salive », alors,
écrire son histoire ? Comment évoquer le destin de quelqu’un qui s’est
engagé « sur le chemin de la non visibilité / de la transparence voulue
et décidée par d’autres qui n’en ont même pas conscience, sans doute »
? Habile à débusquer les mille nuances d’une âme, même, et surtout
évanescente (on se souvient de Loïc, dans Loin du soleil, ou des nouvelles de Jamais le droit de crier),
Françoise Henry relève le défi. Ces destins si ténus qu’on les croirait
anonymes la fascinent, on n’a pas le droit d’oublier Marcelle ni ses
millions de semblables, cousine Bette de Balzac, tante Séraphie de
Stendhal, vieilles filles sacrifiées à la carrière d’un frère, au
soutien d’un père, à la bonne marche de la maison.
Marcelle Jallard a vécu au bord de la Loire, dans une ville dont
le pont canal et les quatre rivières qui la baignent évoquent Digoin.
Elle est née entre deux guerres, aînée, et fille, double disgrâce. Ce
n’est pas d’elle qu’on s’occupe, « on n’a jamais eu peur de la perdre
». Et le corps, à l’époque, on n’y prête guère attention, par pudeur,
imprégnation chrétienne, indifférence. Alors la malformation de la
hanche, l’opération à deux ans, l’accident d’autocar, le cancer du
sein, le grain de beauté malin, est-ce que cela compte ? Mais sait-on
jamais si le corps ne s’exprime pas par ses blessures ? « Tu ne m’as
jamais fait jouir, jamais fait exister sous les caresses, alors voilà,
moi j’existe quand même ».
Marcelle ne poursuit
pas ses études, pour pouvoir travailler à la maison, devient «
maîtresse de maison » après la paralysie de son père. Marcelle
s’échappe un moment, mais avec un sentiment de culpabilité, assiste un
cousin magnétiseur qui la fascine et qui la manipule, revient à la
maison. Les hommes, qu’elle érige en demi-dieux, savent profiter
d’elle. Sauf celui qu’elle aime, qui l’aime peut-être, aussi, mais dont
le père serait un collaborateur. Il faut l’oublier.
Car Marcelle est
traversée par l’histoire, la grande, si la sienne reste désespérément
étriquée. Le pétainisme conventionnel des parents. Le frère résistant,
déporté, jamais revenu de Buchenwald (comme Jacques, dans Plusieurs mois d’avril).
La frontière entre zone libre et zone occupée. Mais le père ressort de
la guerre essoré, la mère rincée, le frère survivant « pris d’un besoin
urgent de s’extirper du moule » et Marcelle, « lestée d’un interdit à
vie : tais-toi, tais-toi… »
Alors il reste les
rêves. Marcelle rêve. Toute seule dans la nuit, son lit devient une
barque — et la phrase se met à sinuer sur la page. Il faut dire que la
présence de l’eau, du fleuve, des quatre rivières, est souveraine dans
le roman et dans la perception de la vie. « Une vie que n’entaille
aucun fleuve ne sera jamais aussi vivante aussi bruissante aussi
transparente qu’une ville traversée par de l’eau ». Et lorsqu’à la mort
de Marcelle, on retrouve ses carnets (motif également présent dans Plusieurs mois d’avril),
on se rend compte qu’ils n’évoquent que les moments de douceur, de
calme, de simple bonheur aux côtés du fleuve. « On se dit alors que,
peut-être, on a tout faux / on n’aurait pas assez pris en compte /
cette douceur / ce sourire ? » Peut-être. C’est si fragile, une vie
sacrifiée, si ténue, une voix habituée à taire l’essentiel. Mais ce qui
a été écrit, n’est-ce pas justement cela, l’essentiel ? « Nous prenions le bateau, descendions le fleuve, toujours ce calme, c’était beau ».
Pour évoquer ce
personnage à la fois fort et évanescent, il fallait une langue neuve,
assez souple pour épouser tous les contours d’une personnalité
contradictoire. Une langue qui s’écoule comme le fleuve : il n’y a
qu’un seul point, dans le livre, le point final, car « on peut même
raconter [cette vie] sans mettre de point car dans une vie il n’y a
jamais de point si ce n’est le final quand il n’y a plus rien à dire ».
La phrase prend le rythme de la page, flotte entre les blancs et les
retours à la ligne, comme ballotée par le flot. Elle nous adresse
parfois un clin d’œil par un émoji :-) ou par l’écriture
inclusive (lesquel-le-s). Des clins d’œil vite passés et jamais
répétés, comme le paysage qui borde le fleuve. Légère, tenace,
surprenante, Marcelle. Alors, non, on ne l’oubliera pas.
Voir aussi
: Le
drapeau de Picasso, Plusieurs mois d'avril, Sans garde-fou, Juste avant l'hiver. Jamais le droit de crier. Loin du soleil.
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