2024
Louise L. Lambrichs, La vie, ça finira un dimanche, La rumeur libre, 2024.
Dans le bureau
de Mirko Grmek, le grand historien de la pensée médicale, figurait une
reproduction de la statue du Kairos, le dieu du moment favorable,
portant une longue mèche de cheveux sur le front, car il faut
l’attraper au moment où il passe, mais chauve sur l’arrière de la tête,
car il est trop tard quand il est passé. Mais le moment de saisir
l’occasion par les cheveux peut prendre une tournure tragique. En
l’occurrence, l’annonce d’une maladie incurable et mortelle à court
terme, la maladie de Charcot, qui entraîne une paralysie rapide de
l’ensemble des muscles.
Louise L.
Lambrichs était sa femme depuis dix ans quand le diagnostic en a été
établi, en 1999. Durant un an, elle l’a soutenu jusqu’au moment qu’il a
choisi pour terminer ses souffrances, un dimanche de l’an 2000. Durant
un an, pour se soutenir elle-même, elle a pris des notes qui ont dormi
un quart de siècle avant qu’elle se décide à en faire un livre, un «
récit amoureux ». Quel rapport avec le Kairos ? L’annonce, qui aurait
désespéré de moins solides ou de moins avertis, est pour Grmek
l’occasion d’une prise de conscience, d’un retour sur soi et sur sa vie
qui rendent ce livre formidablement stimulant. Oui, il y est question
de maladie et de mort, et dans leur réalité la plus crue. De
découragement et de dépression aussi, quelquefois. Mais la certitude de
n’en avoir plus pour longtemps intensifie le moindre moment. La
sensibilité à la beauté du monde devient, devant l’urgence, un
émerveillement, une « découverte éblouie ». Pendant un an, il décide
d’emmagasiner les bons souvenirs, de les revivre, aussi, dans un long
pèlerinage sur les lieux du bonheur.
À tel point que
le souvenir, parfois, prend le pas sur le vécu. Un passage est
particulièrement frappant. Revenu à Lacco Ameno pour profiter d’un feu
d’artifice qui prend du retard, Mirko, pour tromper l’attente, raconte
un souvenir de feu d’artifice à Venise. La magie fonctionne : celui de
Lacco Ameno ne sera pas même évoqué dans le livre, comme si le souvenir
du souvenir devenait plus vivant que la réalité. Ce sera aussi le moyen
pour Louise L. Lambrichs de surmonter le deuil, après la mort de son
mari : elle commence par « habiter les objets chargés d’âme du disparu
», mettre ses pyjamas, terminer le flacon de shampoing, ou les paquets
de ses biscuits préférés. « Habiter » : le terme est fort et revient à
plusieurs reprises au cours du livre. Dans la maladie de Charcot, qui
détruit le corps mais n’atteint pas les facultés intellectuelles, être
attentif à ce que l’on vit est comme « habiter un corps qui nous parle
un langage énigmatique ». Et après sa mort, Mirko continuera pour la
narratrice à « habiter secrètement mon corps qui continue de le rêver
vivant ».
Cette dimension
charnelle est très forte. Bien sûr, il ne peut être question que du
corps, de sa déchéance et de ses rémissions, mais aussi de la
complicité physique qui unit les deux époux : « il est vrai qu’entre
nous, ce lien charnel, organique, a toujours existé. » Le corps rebelle
devient un objet étranger, que Mirko, médecin, observe en se dédoublant
dans une « désunion douloureuse du moi », théorisant ce qu’il éprouve.
Au thème de la fusion répond alors celui de la scission,
complémentaire, qui se manifeste également dans l’entourage du couple,
renforçant certains liens, en brisant d’autres – surtout lorsque des
confrères peu scrupuleux, comprenant qu’il n’en a plus pour longtemps,
cherchent à profiter une dernière fois de son expertise sur leurs
travaux en cours ! La maladie crée un « séisme dans le tissu des
relations affectives et sociales », qu’il faut aussi prendre comme une
décantation de l’humain.
S’il ne sacrifie
jamais à la fiction, le livre nous introduit au plus intime dans
l’histoire d’un couple, de ses rapports intellectuels, de ses relations
avec les amis, les médecins, le monde... On y réfléchit bien entendu
sur les grands enjeux de la santé : la législation sur l’euthanasie,
l’acharnement thérapeutique, le consentement éclairé, la confiance
thérapeutique – un médecin a-t-il le droit de mentir à un patient qui
veut savoir, faut-il légiférer sur l’euthanasie ou renforcer le lien de
confiance entre médecin et patient ? L’organisation de sa propre mort,
les problèmes concrets qu’elle rencontre sont sans doute au centre du
récit. Mais Mirko Grmek est aussi un intellectuel croate, qui a
intéressé Louise L. Lambrichs aux contorsions de l’Histoire en Serbie,
en Bosnie, au Kosovo, et à « l’inépuisable camaïeu d’à-peu-près et de
contorsions rhétoriques qui surfilent les autoroutes de l’information
». Quant à elle, son travail sur la langue s’enrichit de leurs
discussions – elle découvre que sa « langue française, si riche et
précise, dissimule des espaces de pauvreté où s’engouffrent aussi des
pauvretés de pensée que d’autres langues peuvent venir nourrir. »
L’année 1999-2000 est également riche en épisodes qui s’invitent dans
l’histoire personnelle – la tempête qui saccage la Normandie, où ils
ont une maison, la mort du président croate et du criminel de guerre
Arkan, le rêve d’une démocratie en Croatie… Mais aussi, au niveau
personnel, la mort tragique, inattendue, du fils de Mirko, ou l’annonce
d’un cancer qui s’ajouterait à la maladie de Charcot, comme « une
cerise empoisonnée sur un gâteau immangeable ». Tout cela enrichit le
livre, qui s’inscrit dans une histoire en marche et dans le flux
continu de la vie.
Le portrait qui
se dégage de Mirko Grmek et du couple qu’il a formé avec Louise L.
Lambrichs est marqué par cette complicité permanente, par une
incroyable dignité, par une lucidité sans concession, par la finesse de
la langue et l’intelligence des analyses. Mais aussi par un humour
parfois inattendu, et cela fait partie de la dignité de l’homme face à
son destin, car « face au tragique, seul l’humour sauve ». On sourit
avec lui des blagues entre confrères, d’un diagnostic de délire
paranoïaque posé pour un patient soutenant que Tito est le plus grand
président de l’Histoire, des « ambiguïtés constructives » nécessaires
aux accords internationaux, ou de la façon dont la mère de Louise
retourne les situations – si le lait d’ânesse a les mêmes vertus que le
lait de femme, cela veut dire qu’une femme pourrait allaiter un ânon ?
Dans une large palette qui va de l’émotion à la réflexion, des enjeux
politiques aux questions linguistiques, du rire franc à l’abattement,
c’est une leçon de courage et de vie que nous découvrons au fils des
pages.
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Voir aussi : Quelques lettres d’elle, Les amants de V., Malpensa. Bris et collages. Sur le fil envolées.
Velibor Čolić, Guerre et pluie, Gallimard, 2024.
« J’étais censé être écrivain et j’ai fini soldat.
Une phrase courte et amère.
Grosse erreur et confusion. »
Erreur dépassée,
la guerre a fait de Velibor Čolić un écrivain, et un grand écrivain de
langue française. Confusion ? Peut-être, tant l’écriture et la guerre
sont indissociablement liées dans son esprit. Enrôlé à vingt-huit ans
dans l’armée croato-bosniaque, il remplit des carnets. Réfugié en
France puis en Belgique après avoir déserté, en 1992, il écrit sur la
guerre. Un troisième larron est désormais entré en scène : la maladie.
Ce roman a été conçu durant le confinement, alors que la maladie
personnelle s’ajoute à la Covid ambiante. Des douleurs dans la bouche,
aiguës, en mangeant ou en buvant, des ulcères cutanés qui le
maintiennent enfermé plus sûrement que le confinement. Et le souvenir
de la maladie qui l’a poursuivi durant la guerre, une maladie de peau
due autant à l’hygiène rudimentaire qu’à des causes psychologiques – ce
« n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous ». Les souvenirs de
guerre affluent avec netteté, les sons, les odeurs, « du sang et des
armes », au moment où le confinement le maintient chez lui. Trop de
temps libre : il doit le meubler, « rompre la monotonie de la maladie
avec la créativité. »
Ce n’est certes
pas le meilleur motif pour commencer un roman, la pandémie nous a valu
quelques formidables navets, mais pour un véritable écrivain,
l’hypersensibilité de l’inactivité forcée peut être un stimulant
efficace. Cela nous vaut en tout cas quelques pages d’une puissance
évocatrice exceptionnelle : l’enterrement de Merima, l’étourdissement
consécutif à une hypnose, le bonheur procuré par la pluie, le manifeste
de la Révolution éthylique, la tristesse du chien privé de son os… Pour
ceux qui comme moi, je l’avoue, ne se montrent guère passionnés par les
histoires de guerre racontées dans leur plus atroce réalité, ce sont de
précieuses échappées purement littéraires. Guerre et pluie : la pluie court comme un leitmotiv
à travers le roman. La boue des tranchées, le « déluge de fer rouge »
des bombardements, les « hectolitres de sueur » sont lavés par la «
samba mouillée et érotique » de la pluie sur les fenêtres, ou par les
enregistrements de la pluie en Thaïlande trouvés sur YouTube…
Le roman se
construit en deux grandes parties (la troisième, plus courte, étant
consacrée à la désertion et à l’arrivée en France) sur ce contrepoint.
Les souvenirs de guerre sont d’abord des souvenirs d’écrivain perdu
dans la bataille, notant quelques idées, analysant ce qu’il traverse –
les « tactiques d’ivrogne » pour gérer la « beuverie macabre » de la
violence : la durée de vie d’un soldat ivre est courte, mais le soldat
insuffisamment ivre vit un enfer – la « gastronomie de la guerre » – le
retard dû à la cigarette qu’on allume et qui permet d’éviter un obus,
il devient « un des rares individus dont le tabagisme a sauvé la vie »…
Mais très vite, l’horreur l’emporte, les mutilations sadiques, les
cadavres transformés en pièges, la curiosité malsaine pour l’« anatomie
de la mort », ce qui reste après le bombardement... Et les humiliations
de la nature, l’absence de honte dans la vie commune, les masturbations
frénétiques.
L’écriture alors
ne peut plus être le regard extérieur, distancié, de l’écrivain dans la
bataille, mais une confrontation directe avec son sujet. Le déclic
arrive lorsqu’une équipe de télévision égarée sur le front maquille un
reportage. Les mensonges, les supercheries des journalistes l’engagent
à écrire soi-même. « Si nous ne disons rien, il y aura toujours
quelqu’un qui parlera pour nous. » Et la réalité des tranchées s’impose
à lui : « Peu d’écrivains ont écrit sur la puanteur de la guerre, sur
cette partie confuse et déformée de l’humanité. » La forme littéraire
aussi : « Même si elle ne respecte pas strictement les faits, la
littérature est toujours vraie. La télévision rarement, presque jamais.
L’image est toujours plus périssable que les mots. » Idée qui peut
sembler saugrenue, mais que l’on comprend sans peine : le reportage
télévisé doit composer avec la quête d’audience, la sensabilité de
l’arrière. La littérature peut tout se permettre. « Quelqu’un a chié au
milieu de la route et a essuyé son cul plein d’hémorroïdes. » Voilà la
réalité de la guerre, ce dont les médias ni les livres ne parlent : il
leur faut de l’héroïsme ou de la lâcheté, des généraux et des
batailles. Ici, « on vit, on meurt, on mange, on chie, on pisse, on
pète, on pleure ensemble ».
Trente ans
après, la maladie doit trouver le même ton. Ironie distanciée,
lorsqu’on est abandonné par la médecine officielle et qu’on se retrouve
aux mains des réflexologues, acupuncteurs, hypnotiseurs et autres
charlatans. Mais c’est aussi une expérience vécue et racontée au
quotidien. « La maladie, c’est comme jeter un caillou dans l’eau. Des
cercles concentriques de solitude se créent. De véritables sphères de
peur, de superstition et d’incompréhension. » L’écriture est le point
commun. Elle permet de rester au cœur de la réalité, sans la prise de
distance du reporter de guerre ou du médecin de ville. « Là où la
science sait tout, la poésie pose des questions. » C’est cela qu’il
nous faut retenir, car c’est ce qui donne sa puissance à la
littérature. La distance ? Elle vient peut-être du choix de la langue,
non pas la langue maternelle, mais la langue de l’exil, le français. «
Une langue dans laquelle je suis installé comme dans un appartement de
location. Et le loyer que je paie, ce sont mes livres. » Bel hommage à
la patrie d’accueil.
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Claire Huynen, Ceci est mon corps, Arléa, 2024.
Ceci est mon
corps : la formule de l’eucharistie, à double sens dans le roman, est
remarquablement choisie pour résumer ses enjeux. Hélène, en retraite
dans une abbaye, souhaite y prononcer ses vœux. Seul problème :
quelques années auparavant, elle s’appelait Hervé. La
transsubstantiation de l’hostie en corps du Christ, elle l’a vécue dans
sa chair. La formule du prêtre qui l’accomplit est à la fois
affirmation d’une foi et revendication de son propre corps. Son âme de
femme avait longtemps été hébergée dans un corps d’homme : depuis
qu’elle a « mis en accord son âme et son enveloppe », elle a retrouvé
une forme de sérénité qui lui permet de vivre autrement son engagement
religieux. « Pour la première fois de sa vie, elle n’était plus en
désaccord. Et Dieu, alors, pouvait venir à sa rencontre. »
Ce n’est pas
seulement un symbole, mais un nouveau regard sur le monde, y compris
sur la vie monastique. Elle doit « apprendre par le corps ce qu’elle
était venue chercher. S’assurer physiquement du choix qu’elle
entreprenait. » Les lectures mêmes doivent s’inscrire dans cette
démarche : « La compréhension des écritures devait être intérieure et
non cérébrale. » Cette approche a été pour moi la plus intéressante du
roman. Trouver un nouveau corps en conservant la même âme – si l’on
prend l’option du dualisme – induit un nouveau rapport à la langue, que
la romancière explore par son personnage. L’expérience, certes, est
courante : la langue façonne la réalité et conditionne notre vision du
monde. « Mettre des mots, les prononcer, même imparfaitement, avait
donné une réalité à ses pensées hésitantes. » Mais que se passe-t-il
lorsque les mots se refusent « à énoncer cette présence en elle » ? «
Quelle était la réalité de cette force si des mots ne pouvaient
l’exprimer ? » Intéressante, dans cette optique, l’idée de décentrer
l’intérêt du personnage : Hervé, avant son opération, était ingénieur
biologiste dans un laboratoire pharmaceutique, centré sur le corps ;
Hélène, dans l’abbaye, se passionne pour l’enluminure, donnant image
aux textes. La jonction entre ces deux domaines s’effectue
symboliquement par l’image qui ouvre le roman : une piqûre au doigt
jette quelques gouttes de rouge sur la cellule en noir et blanc.
Dans l’économie
du roman, l’essentiel réside cependant dans la réaction de la
communauté qui l’accueille, au sein de laquelle des liens très forts se
sont créés sur un malentendu. Comment les religieuses vont-elles réagir
à l’annonce ? Intellectuellement, le problème ne se pose pas. « La vie
qui a précédé l’entrée dans notre ordre n’a pas à être connue », estime
la supérieure. Il y a eu dans la communauté des voyous, des filles de
joie… La question de la sexualité est d’emblée éliminée : dans la peau
d’Hervé comme dans celle d’Hélène, le personnage se définit comme
asexuel. Il ne sera question que d’identité et de genre.
Mais la
communauté ne peut réagir de façon aussi rationnelle. Les caractères
sont différents, les portraits que la romancière en brosse, dans les
premiers chapitres, nous ont permis de les apprécier. La découverte de
la situation ne peut que modifier les rapports qu’elles entretiennent
avec Hélène, même pour les plus proches d’elle, pour les plus ouvertes
d’esprit. C’est comme un voile, « un silence supplémentaire qui venait
s’ajouter au silence. Un silence d’une autre densité », qui se
manifeste dans les regards, dans les gestes, et qui la tient à distance
avec celles qu’elle côtoyait. Pour décrire la diversité des réactions
et les nuances des raisonnements, la romancière imagine les discussions
dans le Chapitre de l’abbaye, où chacune peut exposer son sentiment.
Incompréhension, rejet, acceptation, refuge dans l’obéissance pour les
indécises, certaines invoquant même des références historiques à un
saint Eugène devenu sainte Eugénie… Le procédé peut sembler artificiel,
mais permet d’exposer le problème dans toute sa complexité. La
décision, que le lecteur subodore mais qu’il découvrira dans un ultime
rebondissement, n’est pas sans ingéniosité. Au-delà du cas d’Hervé /
Hélène, le roman ouvre une réflexion sensible sur l’identité profonde,
fondement des rapports que l’on entretient avec autrui, et sur les
limites entre dogme et tolérance.
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Alain Lallemand, Ce que le fleuve doit à la plaine, Weyrich, 2024
Printemps 2014 :
la Crimée est encore insouciante, elle se prépare à la fête. Mais cette
sérénité a ses failles. La société est divisée entre partis opposés,
entre intérêts divergents, entre ethnies aux traditions distinctes.
Pour les uns, Kiev, la lointaine capitale, est le symbole d’une Ukraine
indépendante ; d’autres entretiennent le souvenir de l’époque
soviétique. Le mot « patriotes » n’a pas pour les deux groupes la même
signification : il désigne pour les premiers les soutiens de Kiev et,
pour les seconds, les « nostalgiques de la Grande Russie d’avant 1991,
ceux qui restaient attachés à Moscou, aux délires de Poutine ». Les
différences sociales sont aussi marquées. Les employés sous-payés ne
partagent pas toujours les intérêts des propriétaires, qui attendent le
retour des riches touristes russes avec l’été qui approche. Et,
surtout, aux côtés des cosaques caucasiens vit une communauté tatare
fière de ses traditions et qui dispose d’une assemblée active. Ils
s’opposent et se complètent comme l’eau et la terre. Mais comment
savoir « ce que le fleuve doit à la plaine » ?
Alain Lallemand, qui fut correspondant de guerre en Crimée pour Le Soir,
a choisi d’incarner ces oppositions en deux amis d’enfance. Oleg,
petit-fils de cosaque, au service d’un hôtelier russe, est l’enfant du
fleuve, qui s’entraîne « à corps perdu » pour les courses en eau
froide. Kash, le fils du secrétaire de l’assemblée tatare, appartient
au monde du cheval, des longues équipées équestres dans les plaines de
Crimée. Son père a élevé Oleg : l’amitié est solide entre les deux
hommes, d’autant que l’un et l’autre sont promis à deux sœurs. Leur
rivalité amicale se concentre dans les courses de chevaux.
Mais en cette
fin de printemps 2014, les tensions entre communautés vont se
réveiller. Un corps mutilé est retrouvé dans le fleuve. C’est un Tatar,
victime d’un supplice cosaque traditionnel, cravaché à coups de nagaïka,
un fouet de cuir tressé. Conflit ethnique, ou provocation de bandes
russes qui veulent rallumer les rivalités en vue d’un prochain conflit
? On ne veut pas croire à la guerre. Pourtant, des hordes de motards
parlant le russe traversent le pays, fanatisés, provocateurs, quasi
déshumanisés – « l’œil ne se fixait plus que sur une identité de foule,
une meute ». La fuite du président ukrainien, les répressions violentes
augmentent les tensions. Et une deuxième victime tatare, d’importance,
cette fois, risque de mettre vraiment le feu aux poudres. Or, le
médecin légiste découvre que l’arme du crime n’est pas un fouet
cosaque… mais un couteau russe.
L’intrigue se
complexifie, le rôle d’une mafia russe, la découverte d’un complot
destiné à préparer l’invasion de la Crimée, l’infiltration d’une base
navale secrète, multiplient les fils de la narration, qui ne se
rassemblent qu’à la fin du roman. Complexité nécessaire, sans doute,
pour nuancer le propos que les propagandes patriotiques résument trop
souvent en oppositions binaires, et qui nous donne un éclairage
précieux sur le conflit russo-ukrainien actuel. Mais la nécessité de
mener parallèlement ces intrigues tout en maintenant un suspens de
thriller rend parfois difficile la perception d’ensemble. Alain
Lallemand a conçu son roman sur le principe du feuilleton, où une
formule intrigante conclut un chapitre pour pousser le lecteur à
poursuivre sa lecture (« Ah ? Intéressant » - « Belous resta sans voix
» - « Je pense que je vais te surprendre »…) Mais la suite de
l’aventure tronquée se fait parfois attendre plusieurs dizaines de
pages, le temps de poursuivre une intrigue parallèle… qui finira à son
tour sur ce que les anglo-saxons nomment un cliffhanger
– un élément aussi intrigant qu’un personnage suspendu au bord de la
falaise pour inciter à tourner la page… Cela peut parfois agacer les
dents et oblige à garder à l’esprit des éléments d’intrigue inaboutis.
Le roman nous
retient plus par ses évocations pittoresques de scènes locales, où les
courses de chevaux, les marchés colorés, les funérailles
traditionnelles, les spécialités gastronomiques forment un tableau
vivant des cultures cosaques et tatares. La façon dont l’amitié et
l’amour doivent surmonter les oppositions de culture fonctionne aussi
très bien, Kash ayant besoin des talents de nageur d’Oleg pour pénétrer
sous la base navale russe, celui-ci finissant par déserter pour
maintenir son amitié d’enfance. « Nés d’une seule montagne, intimes et
pourtant si différents », les deux hommes forment un couple fort et
attachant. Quelques superbes scènes se détachent par moment pour
suspendre le récit trépidant, comme celle de l’euthanasie du cheval
préféré d’Oleg, un des moments les plus touchants du récit.
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Paul Emond, Une fabrique de personnages, couverture de Maja Polackova, Académie de Langue et de Littérature françaises de Belgique, 2024.
« Une vie
racontée est une vie sauvée, dit un vieux proverbe yiddish. » Voilà
toute une vie de théâtre sauvée en un livre ! Et pas seulement le
théâtre de Paul Emond, même si, c’est bien le principe, il est surtout
question de ses pièces. Le théâtre peut sembler l’art de l’éphémère,
qui se plie mal au support écrit. Plus que ses pièces, écrites et
publiées, il est question ici de spectacles : les mises en scènes, des
pièces de Paul Emond ou d’autres auteurs, sont autant de « moments
magiques », des « fragments d’absolu que [lui] a offerts le théâtre »,
des spectacles qui l’ont marqué au fer rouge… Des moments, oui,
évanescents comme des illuminations soudaines, et que la magie des mots
parvient à transmettre au lecteur.
Plusieurs des
dix textes réunis en ce volume ont paru en revues, en conférences, en
préfaces, mais tous ont été remaniés pour proposer un ensemble
cohérent, qui éclaire différemment les différentes composantes du
spectacle théâtral : le rôle du metteur en scène, l’adaptation de
classiques, l’écriture, le monologue… On y trouvera des réflexions
techniques, des « trucs » de métier, une présentation des outils de
l’atelier, tout ce qui peut intéresser le professionnel, mais aussi
tout curieux de la « fabrique » qui nous ouvre ses portes. La
différence entre « pièces machines » et « pièces paysages », la
pratique du « discours rapporté », de « l’ironie dramatique » (ce
moment où le spectateur apprend ce que le personnage ne sait pas encore
et où il est tenté de crier, comme au cinéma, « Attention, il est caché
derrière la porte ! »). On y réfléchit d’ailleurs à la différence entre
théâtre et cinéma (« on regarde un film, alors qu’on écoute une pièce
»), au rôle de l’embrayeur qui relance le récit (un personnage
apparemment secondaire, mais dont le retour régulier, avec une idée
obsessionnelle, éveille une complicité avec le public), aux secrets du
monologue (qui doit s’adresser à quelqu’un : le public, un personnage
muet, ou absent, ou mort). On découvre comment interpeller le public,
ou s’adresser à un absent, pour donner une nouvelle énergie à la pièce.
N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que l’auteur de cet essai fait lui-même
pour relancer son analyse : « Mais Paul Emond, dans quoi t’es-tu à
nouveau embarqué ? »
Tout cela est
captivant, car derrière la magie il y a souvent un prestidigitateur, et
que la révélation quasi mystique du spectacle (« les dieux sont
descendus ») n’est possible que si le terrain a été soigneusement
préparé. Les secrets de fabrication sont souvent des contraintes, des
défis à relever, le principal étant que tout cela reste naturel et ne
semble pas dicté par des considérations matérielles. Et pourtant…
Songe-t-on qu’on écrit pour une troupe, et qu’il n’est pas indifférent
que celle-ci soit désormais composée, pour des raisons financières,
d’un nombre limité d’acteurs – parfois deux, parfois un seul ? Sauf
lorsqu’il s’agit d’écrire pour une école de théâtre, où chaque étudiant
doit avoir une place significative : le romancier peut faire entrer et
sortir un personnage comme il l’entend, le dramaturge peut compter sur
des « utilités » dans une troupe professionnelle, mais doit donner à
chacun une place semblable lorsqu’on a affaire à des étudiants. Tout
cela influe sur la conception même de la pièce.
Et puis, il y a
les grandes questions, notamment celle de la fidélité et de la
trahison, par exemple. Faux débat ! « Le fait même de monter une pièce
met en branle un processus de transformation », admet l’auteur, qui
préfère laisser au metteur en scène toute liberté de le « trahir ».
Cela modifie le travail d’écriture : l’auteur doit « laisser de la
place », suggérer plus que détailler les situations, admettre une
exploitation des virtualités scéniques des mots : l’écrivain livre une
chrysalide que les acteurs transforment en papillon. Ce qui explique la
déception qu’il ressent quand une mise en scène n’est qu’une « mise en
place » qui n’apprend rien à l’auteur sur sa pièce. Et, à l’inverse, la
jubilation d’entendre un jeune comédien rétorquer à une remarque : «
Vous ne connaissez pas votre pièce, Monsieur Emond, relisez-la ! » Même
quand l’univers du metteur en scène semble incompatible avec celui de
l’auteur, on guette le moment où « les dieux sont descendus ».
Alors, elles
sont là, ces mises en scène inspirées où les dieux descendent sur le
spectacle. Le suicide d’un personnage n’a pas été prévu dans le texte ?
Qu’importe, s’il transcende le spectacle ! Comme tous les moments
magiques, ceux-ci ne sont pas reproductibles, mais les raconter suffit
à changer le regard du spectateur (ici, du lecteur) et l’invite à aller
plus loin dans sa vision du théâtre, dans sa propre écriture. Un
exemple entre cent évoqués par Paul Emond : plutôt que de raconter une
fois de plus l’histoire d’Œdipe et les guerres thébaines, il donne la
parole à un acteur unique, un témoin inconnu des événements, dans un
long monologue (un « seul en scène ») qui pourrait paraître fastidieux
sans le travail du metteur en scène : les squelettes des principaux
personnages sont esquissés sur le sol, et l’acteur accomplit une sorte
de rite funéraire devant ceux dont il parle.
Les plus
passionnantes de ces expériences théâtrales ne se contentent pas du
metteur en scène, mais comptent sur l’intervention du public, qui
devient un personnage de la pièce. Car lui, en définitive, « ne s’y
trompe pas ». Lorsque l’acteur ne s’adresse pas à lui, lorsque le « je
» l’emporte sur le « tu » dans un monologue, l’attention s’amoindrit.
Et son attention influe sur le jeu de l’acteur, sinon sur l’écriture de
la pièce. C’est tout un art de faire du public un personnage de la
pièce ! Dans Grand Froid, le public est enfermé dans la salle, glacée,
et si un spectateur agacé tente de s’échapper, le voilà… abattu d’un
coup de revolver – est-ce un acteur, un véritable spectateur ? Laissons
le doute. Dans La danse du fumiste, le spectacle n’en finit pas de ne
pas commencer. Au moment où le public s’impatiente, un acteur dissimulé
dans la salle se met à rire et monte sur scène, comme si un spectateur las d’attendre avait décidé de remplacer les acteurs absents. Est-ce
l’auteur, est-ce le metteur en scène qui décide de ces effets ?
Qu’importe, si le spectacle est réussi ? Et il l’est lorsque le message
parvient à passer par le rôle même du public. Le Château
de Kafka, adapté par Paul Emond mais mis en scène par un amoureux de
l’Afrique, parvient à traduire par la seule présence d’un acteur noir
l’impossibilité de pénétrer dans le château quand l’Europe se barricade
comme une forteresse. Les spectateurs, au centre d’une scène «
tournante », sont conviés à un dîner spectacle, où ils mangent et
regardent celui qui, dans une scène qui les entoure, ne parvient pas à
les rejoindre. Leur rôle est soudain essentiel dans l’histoire, car ce
sont eux qui défendent leur bien dans le « château » de l’Europe. Je
n’ai pas vu le spectacle. Sa seule évocation me donne des frissons.
Le livre
fourmille d’anecdotes de cette eau qu’il faudrait toutes citer. Il
faudrait parler de l’adaptation, que Paul Emond a pratiquée à maintes
reprises : comment passer d’un genre à un autre, partir d’un roman (de
Flaubert) ou d’une correspondance (de Pirandello), voire d’une pièce de
théâtre (de Shakespeare), ou d’un personnage historique (« J’allais
faire de Napoléon un personnage de Paul Emond ! »)… Il faudrait parler
de la force performative des mots, lorsque la simple phrase « le
couteau tue » matérialise le couteau dans les mains du personnage. Il
faudrait parler de ce moment où la situation génère l’intrigue, où les
personnages dictent les mots, où la pièce échappe à l’auteur. Et puis,
de ce moment où les strates de la réalité se mêlent, où l’on franchit «
la lisière de la représentation, la frontière magique » qui séparent
auteur, acteurs, public, réalité extérieure, fiction, rêve…
Mais tout cela,
et bien d’autres choses, c’est au lecteur de le découvrir, au fil des
pages, des réflexions, des anecdotes. Avec ce plaisir subtil d’une
écriture qui adopte le ton de la conversation, où l’écrivain interpelle
le lecteur (« Hurlez, ô kafkologues et autres gardiens du temple ! »),
ou lui-même (« débrouille-toi avec ça, Paul Emond »), sollicite une
digression (« laisse-moi encore un peu zigzaguer avant d’y arriver »)
ou un sursis (« Un mot encore sur Mon chat s’appelle Odilon »)… En fin de compte, on se retrouve autant spectateur que lecteur d’un livre aussi captivant qu’instructif.
Et n’oublions pas la couverture due à Maja
Polackova, qui illustre depuis toujours les livres de Paul Emond, mais
dont les personnages aux silhouettes étirées et aux longues mains
grandes ouvertes, découpés dans des imprimés, traduisent efficacement
ces personnages de mots, d’allure fantomatique, en attente d’incarnation dans un acteur.
Voir aussi : Quarante-neuf têtes dans le miroir.
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Véronique Bergen, Moctezuma, le dernier soleil, maelstrÖm, 2024.
L’An I Roseau, «
année de toutes les menaces, marquant la fin d’un siècle », est marqué,
dans le vaste empire Aztèque de Moctezuma, par « la venue d’êtres de
métal que la mer a recrachés ». La conquête du Mexique a commencé,
racontée dans ce roman par les autochtones, avec leur vocabulaire,
leurs images, leur imaginaire, rythmée par leurs trois calendriers
(solaire, sacré, vénusien). Ce sont deux mondes qui se rencontrent, ou
plutôt deux visions du monde, dont le seul point commun est «
d’appartenir à la pulsation de la planète. »
La
parole est donnée à Moctezuma, bien sûr, le dernier roi chargé de
maintenir l’ordre cosmique et de tenir tête à l’envahisseur, mais aussi
à son vassal, le roi prophète, aux prêtres, au chroniqueur officiel, à
l’inverti craignant les persécutions expiatoires, aux Tlaxcaltèques
asservis aux Aztèques et tentés de s’affranchir en collaborant avec les
Espagnols... Puis, peu à peu, au conquistador qui ne se reconnaît plus
dans la boucherie de ses congénères, au silex qui a blessé l’empereur,
aux dieux aztèques, qui peuvent s’adresser aux hommes du XXIe siècle,
puisqu’ils ne sont plus assujettis à la stricte chronologie.
L’An I Roseau,
année de toutes les menaces : tous les signes, présages, prophéties,
visions qui « mordent l’âme » concordent pour annoncer la défaite, la
fin « de notre monde ». Sans doute y a-t-il un certain fatalisme à
accepter l’inéluctable. Puisque les dieux l’ont décidé, il faut
s’incliner devant leur choix. Mais le fatalisme n’est pas un
renoncement : c’est l’ingéniosité de la romancière de suggérer des
échappatoires, dans le cadre d’une logique qui n’est déjà plus la
nôtre. Il faut d’abord « tester » les présages, vérifier la véracité
des prophéties, et donc ouvrir les hostilités pour voir si elles se
réaliseront : au premier combat perdu, il sera tant de craindre leur
exactitude. Peut-être, ou peut-être pas... La peur en effet est
mauvaise conseillère, elle s’entretient toute seule et dépend des
hommes, non des dieux : ne projette-t-on pas ses peurs dans des «
formes hostiles qui ne conservent l’existence qu’à être alimentées par
nos errances mentales ? » Il ne faut pas s’y fier. Et puis, ne peut-on
fléchir le destin ? Offrir des sacrifices pour que les dieux soient
avec nous ? Ou alors, rechercher les « chiens galeux », ceux qui ont
mécontenté les dieux – autrement dit, se lancer dans la traditionnelle
chasse aux invertis, aux gauchers, aux albinos. Sans oublier la
duplicité de bon ton avec ceux qui ne connaissent pas nos coutumes :
les conquistadors à qui l’on adresse des cadeaux et des paroles de paix
ignorent la langue des mains, des yeux, des mots codés, qui parlent au
contraire de résistance et de pièges à leur tendre… Les réactions, les
conseils, les révoltes des protagonistes déploient toutes les
ressources de la casuistique.
Dans le regard
des Aztèques, l’opposition entre les deux cultures est irréductible et
conduit le lecteur à se regarder lui-même dans le miroir qui lui est
tendu. Les valeurs sont inversées, et l’avantage n’est certes pas aux
Occidentaux. « S’ils idolâtrent l’or, l’excrément des divinités, c’est
parce que leur cœur se compose de déjections. » C’est toute une
conception du monde et de la civilisation qui est en cause, en
particulier la perception de l’immatériel, du spirituel, du sacré, de
l’invisible. « Ils ne voient pas l’invisible » se répète comme une
litanie. L’adoration de l’or en est la preuve : « Leur avidité
matérielle atteste leur pauvreté spirituelle. » C’est leur faiblesse à
long terme, mais dans l’immédiat, n’est-ce pas leur force ? « À force
de voir l’invisible, je ne perçois plus rien des réalités tangibles »,
admet Moctezuma. La progression des conquistadors est fatale.
Le lien profond
qui unit ce qui se voit et ce qui ne se voit pas entretient en effet le
doute, essentiel mais délétère dans la prise de décision. « Nous
n’avons comme unique certitude que celle qui nous enseigne que
“toujours” n’existe pas » : sagesse profonde, sans doute, mais
acceptation de la destruction inéluctable : « Entre ce qui fut et ce
qui sera, le chien peut poser ses crocs et déchirer le fil de soie qui
relie les jours, les années. » C’est le revers de cette ouverture aux
mondes invisibles. L’avers, c’est la perception permanente de l’unité
profonde de l’univers. « Tout, chez nous, porte la trace des dieux, les
chiffres, les plantes, les récoltes, les couleurs, les points
cardinaux, les saisons, le temps qui repasse par les mêmes points, qui
tourne comme tourne la roue de l’écureuil. » À l’inverse des
envahisseurs, « fermés à nos associations entre couleurs, dieux et
points cardinaux », « pauvres êtres pour qui la matière est inanimée,
la forêt vide d’esprit », qui laissent pourrir leur dieu sur un double
bâton desséché.
Le discours
alors s’élargit et le lecteur pourra trouver, derrière la fiction, des
mises en garde qui nous concernent. « Ils ne savent pas que
lorsqu’on les blesse volontairement, les forêts, les montagnes se
vengent », nous prévient l’Aztèque. L’homme qui « coupe les doigts de
fleuves, l’énergie des arbres, les mains de nos guerriers » menace
l’équilibre de l’univers, détruit ce qui lui permet d’y vivre,
précipite sa propre disparition. « Quand il n’y aura plus rien à
exterminer, à saccager, l’homme blanc mourra à petit feu ». Si l’on
traite la nature comme une esclave, on rompt l’alliance avec le cosmos.
Les derniers témoins de cette alliance, avant leur extermination,
peuvent alors lancer cette prophétie qui nous touche de plein fouet : «
Dans quelques siècles, les hommes blancs se tordront de douleur,
réduits à griller au milieu des flammes décochées par une terre malade,
disparaissant sous des avalanches d’eau noire parcourue de serpents à
crocs, fauchés par des arcs-en-ciel aux couleurs si vives qu’elles
brûleront les rétines des survivants. »
Le regard s’est
désormais retourné. Les missionnaires pouvaient se rassurer en
reprochant aux peuples qu’ils évangélisaient la cruauté de leurs
coutumes, les sacrifices humains, l’avidité des dieux pour le sang,
mais les dieux du Nouveau Monde n’ont jamais provoqué la fonte des
glaces, la déforestation, les incendies de forêts, les marées noires,
les explosions nucléaires… Parler d’anachronisme serait une vision par
trop occidentale du temps. Au fur et à mesure du récit, nous sommes au
contraire entrés dans un temps cyclique, puis dans un temps arrêté,
global, où passé, présent et futur se superposent avec la clarté de
l’évidence. Même après sa mort, Moctezuma continue à se battre : « Un
empereur mort ne cesse d’être empereur », puisqu’il est et sera de
toute éternité. « La nuit où ma mère m’enfanta, j’étais la femme qui
accouche du monde ». Les dieux échappent au temps linéaire, les
prophètes l’anticipent, les objets sont immuables. Les occidentaux
eux-mêmes, lorsqu’ils prennent conscience des désastres qu’ils
provoquent, semblent animés d’un esprit bien moderne : ainsi le
conquistador écœuré par les exactions de ses pairs apprend-il à
respecter le consentement des femmes : « Depuis que nous avons mis pied
ici, toute conquête, militaire, religieuse, économique, amoureuse, me
fait horreur », explique-t-il, dans un constat qui évoque l’éveil d’une autre sensibilité à notre époque.
Cette dérive
temporelle, cette mise en garde du passé au présent, du plus lointain
au plus proche, donne au roman une stupéfiante dimension visionnaire.
En fin de compte, la parole est donnée au chroniqueur d’un monde perdu,
qui dissimule ses écrits dans des jarres enfouies sous terre sans
savoir s’il aura jamais un lecteur, ignorant même si le jeune voisin
qui l’observe est à la solde des envahisseurs ou peut devenir un allié
dans la transmission de la culture. N’est-ce pas le sort de tout
écrivain sincère dans un monde en constante mutation ? « Y aura-t-il
quelqu’un qui lira les phrases que ma main dépose jour après jour ? »
Le roman s’achève superbement sur l’invocation aux vocables magiques,
dans une prophétie intemporelle qui appelle à la nécessaire révolte
contre toute forme de conquête, de massacre, de perte du sacré. « Nous
ne laisserons pas les Blancs saccager l’univers », conclut l’intemporel
Moctezuma : « Je porte à mes lèvres une pierre dont les striures
forment une figure sacrée. »
Cette prophétie
d’un monde à la dérive, cet appel à une urgente prise de conscience,
sont portés par une langue somptueuse et poétique, qui traduit en
images les réalités inconnues, qu’il s’agisse des armes européennes (le
boulet de canon est une pierre céleste qui tombe sur nos têtes), des
expériences hallucinogènes (« Sans la danse du peyotl, la lumière fane,
perd sa peau de jeune fille ») ou ces interstices presque palpables
entre le visible et l’invisible : « Entre son nom et son ombre se
tiennent des grains de silex, petits cailloux de folie qu’il mâchonne
devant son dieu mort au pagne froissé. » Un roman superbe et nécessaire
à notre époque où l’on prend conscience de la fragilité de notre Terre
et de notre civilisation. Où l’on peut avoir l’impression que « les
ailes du monde se referment sur nous ». Peut-être alors
comprendrons-nous l’avertissement mis dans la bouche de Moctezuma
: « quand la cinquième création du soleil prendra fin un jour de Quatre
Mouvements, je planerai, oiseau de feu dans le ventre de Quetzalcoatl
qui reviendra se venger. »
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Voir aussi : Écume. Icône H. Clandestine.
Caroline de Mulder, La pouponnière d’Himmler, Gallimard, 2024.
Les pépinières
de chair à canon que furent les maternités nazies, où le régime
plantait les soldats « de sang pur » dont il aurait besoin dans seize
ans, constituent indéniablement un « sujet », terme auquel on réduit
aujourd’hui le roman. Un bon sujet pour un bon roman. Caroline de
Mulder a su en nuancer le propos en confiant le récit à des
protagonistes portant sur l’institution des regards différents, qui se
croisent et se répondent, et qui voient successivement dans le Heim – le foyer – un abri, une maison hantée, un dernier refuge, selon l’avancée du roman.
Renée, la
principale protagoniste, est une jeune Française, à peine adolescente,
séduite par un officier SS, à peine adulte, fuyant sa famille dont elle
redoute la réaction lorsqu’elle se retrouve enceinte. Elle est orientée
par son amant vers un foyer destiné à accueillir les mères célibataires
de bonne race aryenne – elle a la chance d’être rousse, mieux que
blonde aux yeux des médecins eugénistes, vom besten Blut,
« principalement nordique, légère influence dinarique, quelques traits
ostiques, discrets ». Hélas, en 1944, le foyer français est menacé de
Libération et elle se retrouve en Bavière, à la maison mère, Heim Hochland,
qui devra recueillir, au rythme de l’avancée des alliés, les mères et
poupons de toutes les succursales, transformant l’abri en dernier
refuge aux conditions de vie effroyables et à l’avenir incertain.
Marek, réfugié
polonais évadé de Dachau, qui a perdu femme et bébé à Auschwitz, est le
regard de la résistance européenne. Il a refusé de collaborer avec les
Allemands pour étendre dans son pays l’influence nazie. Caché dans le
parc de la pouponnière, il doit sa survie à quelques morceaux de pain
déposés par Renée à son intention. Il jouera un rôle déterminant dans
l’issue de l’intrigue.
Helga,
l’infirmière modèle et au cœur sensible, est le regard allemand sur ce
qui devrait faire la gloire du régime. Endoctrinée, convaincue, mais
témoin d’atrocités qu’elle condamne, consciente d’être manipulée, puis
horrifiée par la découverte de documents cyniques, elle est sans doute
le personnage le plus attachant, dont le regard évolue au cours du
roman mais guidée par une compassion constante et une intégrité prise
au piège de la propagande.
L’intérêt du
sujet, la variété des points de vue, la force des personnages, la
méticulosité de la documentation constituent d’indéniables atouts pour
un roman d’excellente tenue. Pourquoi n’ai-je pas été séduit au-delà du
délassement d’une bonne lecture ? Sans doute à cause du côté trop
attendu de ce roman, le dénouement un peu trop convenu, la quatrième de
couverture un peu trop aguichante (« reconstituant dans sa réalité
historique », comme s’il s’agissait d’un essai, « une plongée
saisissante dans l’Allemagne nazie envisagée du point de vue des femmes
», comme si le personnage de Marek, pourtant la clé de l’intrigue,
n’avait aucune importance dans la perspective nécessairement #MeToo
de tout roman moderne qui se respecte). Surtout à cause de
l’artificialité de la construction, qui écorne la vraisemblance censée
créée par l’abondante bibliographie sélective.
Cela
se ressent surtout dans les dialogues et les fragments de journal. Dans
un roman traditionnel, lorsque les personnages parlent des langues
différentes, il est de tradition de les faire dialoguer dans la langue
du récit ; la convention est suffisamment ancrée pour que le lecteur ne
le remarque pas. On peut rejeter cette convention, tenter, comme jadis
Robert Merle, de se rapprocher au plus près de la langue des
personnages, mais il serait hors de question, dans un roman
francophone, de faire parler les Allemands en allemand et les Polonais
en polonais. Mais pourquoi inventer une langue composite, où les
Allemands, même entre eux, même dans leur journal intime, parlent un
français rehaussé de quelques termes allemands pour faire couleur
locale ? L’artifice saute aussitôt aux yeux, surtout lorsque les termes
choisis sont proches dans les deux langues (mention spéciale pour « la
Desinfektion miséricordieuse »), surtout lorsque deux Allemandes
correspondant en français pour être comprises du lecteur croient utile
de traduire en français un mot allemand échappé à leur plume (« pour
que notre race soit de nouveau rein, pure » - « Vous êtes ein braves Mädchen, une honnête fille, Schwester Helga »).
J’avoue avoir dû maîtriser un fou rire dans les passages les plus
sombres du roman. Symbole peut-être de cette hybridation des langues,
le titre qui semble considérer Himmler comme un nom français sans h aspirée (d’Himmler et non de Himmler) au détriment de la vraisemblance et de la cohérence (le roman dit bien « le Heim », « de Haydn », « de Himmler »).
Artificiels,
aussi, les passages rayés dans le journal intime de Helga, censés
traduire les contradictions de sa pensée, ou la peur d’un regard
extérieur (« Tout ceci [d’une grande tristesse] inévitable »), mais bien lisibles pour le lecteur. Artificielle, la découverte in extremis
de dossiers confidentiels expliquant à Helga, mais surtout au lecteur,
l’atrocité cynique de l’entreprise. À force de penser à la transparence
du texte, on finit par le montrer du doigt. La construction un peu trop
apparente m’a fait penser à un beau palais dont on aurait omis d’ôter
les échafaudages. Dommage, j’aurais eu plaisir à y habiter.
Voir aussi
: Ego tango.
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Hubert Haddad, La symphonie atlantique, Zulma, 2024.
« Il existe sur
cette terre maudite des êtres au diapason de l’inaudible, là où le
monde fait défaut. » La terre maudite, c’est l’Allemagne nazie,
quelques années avant la guerre, lorsque le monde effectivement « fait
défaut », au moment où l’on commence à prendre conscience de la menace
du régime. Les êtres « au diapason de l’inaudible » sont alors pris au
piège en train de se refermer sur Ratisbonne. Handa Meyersohn,
étudiante en musicologie au Conservatoire, est juive. Maria-Anke
Oberndorf, jadis chanteuse à l’opéra de Cologne, est sujette à des «
fragilités » psychologiques. Elle vague dans la ville « comme un beau
voilier, un vaisseau fantôme ». Mais sa liaison avec un prêtre fait
aussi scandale. Tout cela lui vaut une inscription à l’index des
services de santé et d’hygiène raciale, qui lui sera fatale. Son fils
de cinq ans, Clemens, doit affronter un autre danger : considéré comme
un « jeune spécimen rassemblant tous les attributs de l’aryanité », il
peut être « confisqué » par le régime…
S’ils sont au
diapason de l’inaudible, c’est que leur monde s’est créé et maintient
son équilibre dans la musique, omniprésente et magistrale dans ce roman
: le chant de Clara, le piano de Maria-Anke et, surtout, le violon de
Clemens, dont il parle comme de son jumeau, mais un jumeau vital – «
sans lui je n’existe plus » – un jumeau nécessaire pour « être présent
au monde ». Le violon, dont il joue avec une maestria et une
sensibilité qui lui attirent aussitôt l’admiration et la protection de
ses auditeurs, l’accompagne tout au long de ses périples dans un pays
endoctriné, puis dévasté par la guerre.
Sa mère, qui
comprend la menace pesant sur elle, a juste le temps, avant de
disparaître, de le confier à un oncle en Forêt-Noire. Celui-ci veut
épargner au gamin la propagande raciste des écoles et parvient à le
tenir à l’abri de l’enrôlement forcé dans les jeunesses hitlériennes.
Mais la mort du vieil homme remet Constans sur la route. Protégé grâce
à son talent par un énigmatique officier allemand portant le même nom
que lui, Clemens est finalement confié à une institution spécialisée,
qui échappe encore à la prédominance du sport sur les activités
culturelle – un « îlot mental » qui peut encore entretenir un « devoir
d’oubli, ou plutôt de distraction » face au monde délétère. On pense au
poète d’Horace, l’integer vitae,
que les dangers de la vie ne peuvent atteindre parce qu’il est réfugié
dans un autre monde. Mais la guerre finira bien par rattraper Clemens.
Le récit joue
alors sur les parallélismes, les contrastes violents entre ce monde
protégé de l’enfance (Clemens est suivi de ses cinq à ses quinze ans)
ou de la musique, et les bouleversements du monde. Parfois avec une
ironie décapante – les meilleurs écrivains de la bibliothèque sont
repérés grâce aux listes noires des écrits nuisibles et indésirables.
Parfois, dans une échappée onirique cruelle pour le lecteur. Au milieu
des alertes, Clemens peut encore se croire dans un monstrueux théâtre –
après les bombardements, les nuages de fumée se referment comme des
rideaux de scène. Le vacarme peut évoquer la Cinquième de Beethoven.
Mais la réalité de la guerre, avec l’adolescence, le rattrape. Peut-on
longtemps, pour défier les bombes, jouer une sonate de Schumann « en
contrepoint d’une proche apocalypse » ?
Dans un monde
qui leur échappe, avec une sensibilité exacerbée à « l’inaudible », les
personnages sont hantés par les disparus, morts, perdus de vue,
rattrapés par un destin néfaste. Le ton est donné d’emblée : « Rien de
plus effrayant que la discrétion des fantômes, leur souffle mal retenu,
quand le silence l’emporte sur les vivants ». Handa, l’étudiante à qui
est confiée l’éducation musicale de Clemens, est ainsi obsédée par la
partition manuscrite laissée par son frère sur le pupitre du piano à
demi-queue le soir où il s’est donné la mort. Un soir, Clemens surprend
Susanne, son professeur de musique avec laquelle il conjure la guerre
par de séraphiques duos, interprétant seule une sonate de Bartók, dont
elle ne joue que la partie pour piano, respectant le silence du violon,
dans « une étrange impression de vain appel et d’infinie solitude » : «
la mort, si près, jouait en secret duetto ». Il arrive aussi que des
disparus émergent comme des fantômes, comme cette jeune morte retrouvée
nue dans les gravois d’un bombardement, semblable à « une de ces
créatures pélagiques décrites dans les contes traduits du vieux norrois
». Mais n’est-ce pas le propre de la musique, qui en dit bien plus que
le langage sans recours aux mots, de rendre par le son sensible à
l’inaudible ? « La musique habite un monde inaccessible, elle est comme
l’âme des absents. »
Cette présence
quasi sensible de l’absence, jointe à celle des lieux (« Un vide
indicible s’identifiait aux lieux, à la chaux vive du ciel, à cette
clarté plâtreuse du jour ») n’est pas un refus du monde, mais une autre
manière de l’appréhender, par une écoute attentive de sa doublure
silencieuse. Des « interférences » ne manquent pas de se produire entre
la réalité et l’esprit : « la privation du deuil, lorsqu’elle
s’envenime, provoque une sorte d’inflammation des signes, de mise à feu
des coïncidences ». De même qu’André Breton, dans l’exaltation de
l’amour, transforme les coïncidences en hasards objectifs, le monde
prend sens par l’hypersensibilité à tout ce qui qui lui échappe. Aussi
le monde extérieur, les paysages, les sensations, sont-ils d’une
extraordinaire précision dans ce roman de haut vol, où l’intrigue, les personnages et les lieux se conjuguent en une évocation puissante d’un monde à la dérive.
L’écriture
d’Hubert Haddad, riche en métaphores et en images d’une exactitude
fulgurante, traduit parfaitement la richesse d’un monde où les
sensations se percutent. La marche dans la neige (« La neige à chaque
pas faisait un bruit de bois sec qu’on brûle ») n’a pas le même son que
dans une forêt de pins (les chemins tapissés d’aiguilles « en si
épaisses aggradations que les pas amortis n’émettaient qu’un léger
froissement »). Le salut nazi est à l’image du régime (« levant le bras
à tout moment, main tendue, comme des ressorts de piège à souris »).
Les bombes sont les outils d’un contre-travail urbanistique (« le pilon
sismique des bombes écrasait l’un ou l’autre quartier de la ville »).
Quant au ciel survolant ce monde de contrastes extrêmes, on ne sait
plus comment interpréter ses signes : « les nuages dehors s’enroulaient
pareils aux corps nus des amants, ou des cadavres charriés dans une
fosse. »
Entre les
victimes de cette barbarie nazie paradoxalement pétrie de culture et
les innocents brutalement confrontés à ses horreurs, le roman nous
renvoie à des questions hélas toujours d’actualité, auxquelles il ne
prétend pas apporter de réponses, mais que posent éternellement tous
les oubliés de l’Histoire.
Voir aussi
: Le camp du bandit
mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Le
nouveau nouveau magasin d’écriture,
Oholiba des songes, Palestine,
Géométrie
d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Premières neiges sur Pondichéry, Mâ, Casting sauvage. La sirène d'Isé. L'invention du diable, Un monstre et un chaos.
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Victoire de Changy, Immensità, Cambourakis, 2024.
Mauve, dix-sept
ans, suit des cours de trompette à l’académie d’Immensità, lorsqu’un
violent tremblement de terre détruit la ville. Les rares survivants se
retrouvent dans un des cinq dispensaires extérieurs, « dans un état de
cassure plus ou moins avancé », sans nouvelles de leur famille, sinon
des « listes de vivants » et d’« en-allés », régulièrement rafraîchies.
De même pour le sort de la ville, dont on ne prend conscience qu’au
rythme des objets que charrie la « rivière-qui-pleure ». Déracinés bien
plus que blessés. Alors, ils se racontent l’un à l’autre. Après un an
et demi, lorsque le dernier d’entre eux est guéri, car la décision à
prendre doit être collective, la question leur est posée : veulent-ils
revenir à Immensità ou rester dans ce monde extérieur qu’ils ont appris
à apprivoiser mais qu’ils ne connaissent que par ses dispensaires ?
Pour comprendre
la décision, il faut s’imprégner de l’atmosphère de la ville, de ses
habitants, de ses habitudes. Il y a bien sûr Mauve, la jeune fille
frappée d’une blessure originelle, à la sensibilité exacerbée, douée de
synesthésie, musicienne dans l’âme. Pour elles, les notes ont une
texture, un caractère. « Les dièses sont bêtes, et les bémols carrément
méchants. » Il y a ses trois parents : « un père, un autre père et une
mère », car devant la stérilité du couple, on a fait appel à Pépa. La
mère est une pianiste virtuose, ce qui fascine et paralyse Mauve. Et
puis, il y a Pons et Léore, rencontrés au dispensaire.
Mais le vrai
personnage est Imensità, la ville imaginaire, à l’urbanisme
révolutionnaire. Aucun logement n’y dispose d’un espace extérieur privé
– pas de jardin, ni de balcon ni d’arrière-cour, donc, mais « le »
Jardin, poumon et cœur de la ville, qui occupe la moitié de sa
superficie. C’est le refuge de tous les animaux, y compris ceux
disparus du reste de la planète. Le Jardin est plus qu’un espace vert,
c’est une manière de vivre, de mourir, de subsister. « Le verbe jardiner, à Immensità, avait un autre sens qu’ailleurs. Par jardiner,
on entendait la sensation d’être à sa juste place, au moment exact,
absolument présent. Ainsi, même si c’était rare, on pouvait avoir jardiné en dehors du Jardin, aux côtés, par exemple, d’un être cher. »
Le rapport aux
autres est également différent. Le tutoiement n’existe pas, le
vouvoiement traduit « l’addition des vies passées dans un même corps.
On s’adresse aux personnes en vous
pour ce qu’elles contiennent de multiple en elles. » Et la mort du coup
y a un autre sens. Enterrés sans vêtement ni cercueil, les disparus, «
avec les mois et les années, deviennent le Jardin ».
Tout ceci est
nécessaire pour comprendre la décision massive des survivants de
revenir à Immensità, malgré sa destruction. Tous répondent qu’ils
reviennent pour retrouver le Jardin, mais la vérité est peut-être tout
autre. À force de se raconter les uns aux autres, pendant une aussi
longue période, leur inconscient est devenu collectif grâce à autant de
souvenirs communs. Car tout est à recommencer, les souvenirs ne
suffisent plus, les repères ont disparu. On ne reconnaît plus le Jardin
et, horreur suprême, les morts ont été brûlés, ce qui interdit toute
prise en charge de la continuité des vies symbolisées par l’usage du «
vous ».
Il faut alors «
se regrouper autour d’un projet commun, plus important que le Jardin ».
Le salut viendra, assez classiquement, de la première naissance, saluée
par un vibrant : « Ils arrivent ! » Car le premier bébé de la nouvelle
Immensità renoue le fil rompu et réunit en lui toutes les vies
présentes et à venir.
Le roman aurait
pu s’arrêter là et aurait constitué une belle fable de l’espoir
ressuscité. La romancière a choisi d’en préciser les contours en
quelques pages qui ne m’ont pas semblé essentielles. Faire un sort aux
souvenirs d’enfance ancrés dans une cicatrice intrigante, rompre avec
l’interdiction de posséder une parcelle extérieure à son habitation,
imaginer les nouveaux bâtiments, l’hôpital à l’identique, plusieurs
écoles au lieu d’une seule… Tout cela, si la nécessité s’en fait
sentir, aurait à mon sens mérité une partie supplémentaire, mais les
précisions apportées brisent un peu l’imagination du lecteur.
Le roman
néanmoins est plaisant, avec le souci de préciser au mieux les
sensations (« Mauve observe en elle cette sensation de grand nœud qui
se subdivise peu à peu en un millier d’autres, et ceux-ci se desserrent
lentement, un à un »), une vraie volonté d’aller au-delà de
l’anecdotique (« C’est amusant, ce que l’esprit trouve pour fabriquer
du sens »), quelques touches d’humour parfois surprenantes (les
perroquets de l’hôpital ont appris à répéter les électrocardiogrammes,
à la grande frayeur des patients et des médecins), une grande
générosité et, surtout, beaucoup de poésie.
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Rachel M. Cholz, Pipeline, Seuil, 2024.
Survivre dans
une banlieue dangereuse de Bruxelles, pour une bande de petites frappes
qui n’est pas liée aux mafias locales, ça demande de l’imagination, du
cran et un peu de chance. En l’occurrence, Alix (au prénom épicène, le
mot est à la mode, mais c’est bien un mâle) et la narratrice se sont
lancés dans le siphonage du gazole dans les réservoirs, pour le
revendre dans les garages du coin. Voilà pour l’imagination. La chance,
c’est de dégotter un pipeline sur lequel il suffit de poser un robinet
pour passer au haut débit. Puis deux robinets directement branchés sur
un camion-citerne ! Jusqu’à ne plus savoir comment écouler le stock
accumulé dans des bidons qui envahissent l’appartement. Les combines
avec des garages spécialisés, les compagnies d’Uber ou de taxis ne
suffisent plus, il faut s’acoquiner avec la mafia locale. Et c’est là
qu’il faut du cran. Mais au-delà de la survie, il y a l’adrénaline – «
remplir sa gueule de gras, c’est comme la clope, l’alcool et la
musique. Ça rend addict. »
J’avoue avoir eu
du mal à rentrer dans un roman à la provocation bien conventionnelle.
La langue relâchée, les gros mots d’usage, ça ne m’excite plus guère.
Certes, on y pisse avec tact, en égouttant son sexe, on y vomit à peine
et on ne s’encule que par distraction, mais tout ça a un remugle de
déjà lu qui peut agacer le plus passionné de littérature crado. En
revanche, lorsque le terme ordurier aboutit à une métaphore bienvenue,
il a toute sa place – par exemple, lorsqu’on vomit comme un champignon
qui s’étend sur le carrelage, ou lorsque le sang qui sort de l’animal
devient « de l’encre mise en lumière ».
Je n’ai guère
été accroché non plus par le côté « mode d’emploi » censé crédibiliser
le récit mais qui finit par l’alourdir – sauf si l’on a pour ambition
de trancher le shit en barrettes avec l’ongle du pouce ou de distiller
le fioul selon une méthode artisanale. Pourtant, ces ados perdus sont
en définitive sympathiques, en particulier Alex, petit et râblé parce
que personne ne lui a expliqué que la musculation arrêtait la
croissance, dansant sur les voies rapides et aux feux rouges au risque
de chutes dangereuses, habile à embrouiller la police et crâne devant
les grosses pointures de la délinquance locale.
Et surtout, dans
cet engrenage vertigineux, la plume s’emballe en quelques scènes
grandioses qui valent le détour : les soirées de démesure, lorsque « la
danse collective devient un muscle et un cerveau autonome » ; le
jaillissement du pipeline qui donne un sentiment de puissance,
lorsqu’on devient « le ravitaillement dégénéré d’une population entière
» ; l’envahissement des jerrycans qui obstruent les appartements et la
géniale idée de les faire transporter trois par trois dans des
poussettes par des mères de famille complices… L’exagération épique
prend alors des dimensions cosmiques qui rappellent l’Assommoir
de Zola se déversant sur Paris : « On le sait qu’on est devenu une
tumeur. On a propagé la lésion par les réseaux et par les rencontres.
Notre or noir coule dans les vaisseaux lymphatiques des quartiers. Ça
se propage. Ça se consomme. On le sait que notre gazole file dans tous
les taxis qu’on prend et qu’on voit passer. »
Car Rachel M.
Cholz n’a pas besoin de surfer sur les modes : elle a un vrai talent
d’écrivain. Quelques formules percutantes font mouche, bien plus que
les mots orduriers : « sa présence qui me tombe dessus » ; « il y a une
violence en lui, une violence sans mère ». L’obsession sexuelle ne se
manifeste pas dans les scènes érotiques (plutôt exceptionnelles), mais
dans des métaphores filées, avec plus ou moins de goût, mais que l’on
se prend à saluer. Les viandes du kebab qui tapinent derrière la
vitrine, montées sur des aiguilles et que l’on prend en sandwich, ne
m’ont pas particulièrement amusé. Le parallélisme entre la nuit d’amour
et l’extraction du pétrole est en revanche bien mené – « c’est la
grande aventure des trous sombres » ; « pétrole, c’est l’aventure et la
violation de la terre » ; « l’ithyphalle de l’anthropocène bande au
coucher du soleil » (faut oser…). Peut-être ce qui manque le plus à
l’autrice est le discernement entre l’effet de mode, le tic d’écriture,
et la force d’une langue originale. Car il y a une sacrée plume
en germe dans ce premier roman.
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Roxane Lefebvre, Alna à l’horizon de nos ventres, roman poétique, maelstrÖm reEvolution
« Arrosons les mondes de demain
Tressons création et procréation
Que la pensée naisse de nos corps
Enracinée dans nos viscères
Résolument
Au service du Vivant »
La création se
tresse intimement à la procréation dans ce roman où les livres et la
maternité se répondent dans la vie et la pensée d’Alna. La prose et la
poésie s’entrelacent, bien plus que n’alternent les passages en vers et
en prose. La terre et la mer s’entremêlent, dans son imaginaire irrigué
de mythologie antique. Alna vit dans une petite ville non loin de la
mer, à la frontière de ces deux empires originels, dont lui parlait son
père dans un mélange de Bible, de mythologie antique et de théories
scientifiques. La Création, elle la vit au jour le jour, elle, tournée
vers la mer, et son compagnon, jardinier, cultivant la terre. Face à la
mer, elle rêve du « sentiment océanique » nommé jadis par Romain
Rolland mais ressenti de toute éternité par l’homme face à ce qui le
dépasse. « Elle deviendrait elle-même un fragment de cette étendue, de
cette masse compacte, de cette rencontre entre la terre et l’eau. »
Appel de la plénitude, qui ne peut passer que par la vacuité totale,
par l’injonction de se laisser envahir par « l’infinité de la lumière
sur l’eau où ses yeux se perdraient ». Car « à mesure qu’elle se
remplirait par tous ses pores, tous ses sens, tous ses orifices, elle
se viderait d’elle-même. » C’est cela, bien sûr qui séduira d’abord
dans ce roman ceux qui croient comme moi à une mystique athée.
Les choses ne
sont pas si simples. La présence de son compagnon à ses côtés retient
Alna sur le sable : le monde du jardinier n’est pas celui de la
mer. C’est un monde d’homme. Cette impossibilité de vivre totalement
l’immersion dans l’infini en présence de son compagnon répond
symboliquement à la stérilité du couple. La fécondité est affaire de
femme : Alna a mal vécu la brutalité du discours médical, un discours
d’homme, scientifique, mais « aride » - et le terme semble lui-même
faire écho à la stérilité de son corps. « Tous ces discours lui
paraissaient d’une aridité sans nom. Elle tentait de s’en remettre aux
médecins dans la confiance et la détente. D’y glisser un peu de poésie
et d’humour. » La poésie peut-elle guérir l’aridité du discours
masculin ? Oui, si la langue devient grâce à elle un lieu de création.
Ainsi la forme du « roman poétique » correspond-elle étroitement au
rêve de gestation.
Ainsi peut
commencer l’histoire. Il faudra un long travail d’acceptation pour
dépasser l’échec, en imaginant une cérémonie d’adieu à l’enfant qu’elle
n’aura pas. Alna peut alors entrer dans la mer, dans une fusion
déterminante avec la Création, une expérience bouleversante de
l’infini. Mais une fois de plus, la présence de l’homme rompt le
charme. Lorsque son compagnon la rejoint, « son corps avait d’un coup
retrouvé ses limites ». Plus que jamais, l’opposition entre mer et
terre investit l’imaginaire d’Alna. On la retrouve dans plusieurs
images qui traversent le roman. N’habite-t-elle pas dans la vieille
ville, « au centre de la coquille d’escargot », animal terrestre par
excellence, dont la spirale se referme sur elle-même ? Et les animaux
marins, comme les dauphins, ne l’ouvrent-ils pas, à l’inverse, vers
l’infini ? Auprès d’une femelle, elle a l’impression de vivre une
communication sans mots, « comme si elles s’échangeaient des
hologrammes sensoriels, sans besoin de l’intermédiaire du langage ».
Se retrouver
au-delà des mots : seule façon d’échapper au langage qui, « comme le
sexe, coupe. » Du moins celui de la prose, des médecins, du discours
logique, encombrés de mots aux contours nets pour assurer une
communication sans ambiguïté. « Un trajet que les mots doivent
parcourir entre celui qui pense et ce qui est pensé, comme le trajet
des ultrasons des dauphins ou de l’échographie. » Aller au-delà,
communiquer sans le secours du langage, c’est trancher les mots,
l’écran qui s’interpose entre l’homme et la sensation brute. De tous
temps, ceux qui ont connu cette expérience bouleversante se sont plaint
de l’impossibilité de la traduire en mots.
Mais dans le
roman de Roxane Lefebvre, l’image du langage « qui coupe » a un sens
plus large. Dans la vision mythologique de son père, la Création est ce
moment où Ouranos, le Ciel, pénètre Gaïa, la Terre, mais où Chronos, le
Temps, tranche le sexe de son père au cœur même de la fusion cosmique.
« Le temps avait séparé la fusion originelle. Le temps qui courait
entre ciel et terre. » Et le pouvoir depuis est resté du côté des
hommes. Ceux-ci n’ont cessé d’ériger des tours, de Babel aux buildings,
« de grands sexes de fer et de verre pour célébrer la victoire du temps
sur le ciel. » La rancune englobe par moments l’ensemble de la gent
masculine, comme lorsqu’Alna évoque un ancien professeur : « Encore un
qui construisait des tours de verre irréprochables pour se dégager de
sa mère boueuse et sortir de la cuisse de Jupiter. »
« L’aridité » du
discours, image de la stérilité qui l’oppresse, ne serait-elle qu’une
conséquence de cette castration cosmique originelle, une sorte de
vengeance divine ? « La Gaïa des récits paternels était-elle si en
colère qu’elle bouchait les utérus des mères ? Violentée par des
siècles d’extractivisme esclavagiste, refuserait-elle bientôt à
l’humanité toute descendance ? » La colère se tourne alors vers toutes
les violences subies par la Terre, par les femmes, par l’humanité,
pollution, pesticides, herbicides, féminicides, fast food… L’image de
l’homme, c’est aussi celle du père, qui l’a certes initiée à la
mythologie, mais qui a disparu on ne sait où, en Amérique ou en Asie,
laissant femme et enfant. C’est la rancune de la mère, qui veut faire
le vide de tout ce qu’il a laissé – « Je jette. Trop de traces déjà,
trop d’échos ! » Vengeance de Gaïa après la rupture originelle, liée à
l’infertilité qui obsède Alna. La phrase « Il va falloir faire le vide
ici » revient à la jeune femme chaque fois que le sang coule entre ses
jambes, lui rappelant l’échec de la procréation.
Même
ambiguïté dans le monde des livres, « son labyrinthe préféré ». Ils lui
rappellent son père, qui lui a légué une impressionnante bibliothèque
de poésie. Lectures vivifiantes, certes, mais angoissantes, aussi. Car
les « petits caractères d’imprimerie recueillis dans les livres de sa
bibliothèque » la tiennent éloignée de « la mémoire des cellules » dont
elle rêve. Cruel paradoxe de devoir recourir à la parole, au langage,
aux livres, pour traduire ce rêve de leur échapper ! Ce conflit
intérieur ne manque pas d’intérêt, mais est parfois un peu trop
formalisé, intellectualisé. Dans son rejet de l’univers masculin, Alna
décide de se constituer un matrimoine, « un panthéon exclusivement
féminin » de chercheuses, d’artistes, de militantes, de créatrices.
Ces thématiques
à la mode qui, je l’avoue, m’ont nettement moins séduit, ne constituent
pas le fond du roman. Après le rituel d’adieu à l’enfant qui ne viendra
pas, Alna se tourne vers l’écriture et les dessins, comme une autre
création qui se substituerait à la procréation, qui rejoindrait la
grande Création. Ce transfert symbolique l’a-t-il libérée ? Tout à
coup, alors que toutes les tentatives ont échoué, survient une
grossesse inattendue. Le temps de la réconciliation est-il arrivé ?
Lentement. Il faut passer par d’autres peurs, nées de discussions avec
d’autres mères dans les groupes de parole, avec la litanie des
expériences partagées – il y a toujours « celle qui » quelque chose… Et
toujours, l’inévitable confrontation entre le monde masculin et le
monde féminin, puisqu’Alna en vient à rêver au temps des sages-femmes,
avant que les hommes prennent la main sur l’accouchement ! La gestation
bouleverse sa perception du monde, entre ses lectures et des retours de
mémoire, « comme si l’arrivée d’un enfant secouait les sables de son
inconscient ».
Et c’est dans
cette confusion d’idées et de sentiments que se trouve un nouvel
équilibre, grâce à la lecture de Lynn Margulis, une microbiologiste qui
conteste la sélection naturelle. Plutôt que de voir la compétition à
l’œuvre dans l’évolution des espèces, elle estime que la vie se répand
sur la planète par coopération et non par combat. La biosphère
terrestre se comportait selon elle comme un organisme unique, « un seul
gigantesque être vivant ». Alna ne serait-elle qu’une bactérie à
l’échelle de la planète ? « Pouvoir être touchée, traversée par tout le
reste », et « traverser soi-même tout le reste » : l’expérience
mystique, le sentiment océanique trouve ici sa justification
scientifique. Alna apprend à se définir par une absence de matière et
non comme un excès de matière. « L’absence ouvrait, interrogeait,
attirait, ambivalente et fascinante. Provoquait un appel d’air en elle,
un élan, un mouvement de création. C’était assez précisément ce qu’elle
aimait dans la vie. La faille, la béance, la porosité. » La pensée
comme l’enfant à venir naît enfin de ses viscères, résolument, au
service du Vivant. L’expérience mystique est arrivée à son terme.
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David Le Breton, La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale, Métailié, 2024.
Paradoxe, de
prendre pour sujet l’art de la parole dans une société qui n’a jamais
été aussi bavarde ? Peut-être, mais le paradoxe vient de la société,
non de son analyste. Le vrai paradoxe, c’est l’explosion de l’isolement
dans une société de communication, du repli sur soi alors que l’on
croit tisser des « réseaux » de plus en plus serrés, des certitudes
hâtives quand on promeut le débat. Tout cela est bien connu et analysé
de longue date – la question se posait déjà, nous rappelle David Le
Breton, quand le télégraphe a supplanté la longue correspondance… Aussi
ne faut-il pas prendre ce bref essai comme une analyse approfondie –
qui n’aurait pu qu’enfoncer des portes ouvertes – mais comme un
trousseau de clés ouvrant d’innombrables portes dans le labyrinthe du
quotidien. Et de ce point de vue, il est particulièrement éclairant.
La conversation
traîne un parfum suranné d’ancien régime, avec ses salons, ses
causeuses, ses arts de converser en parfait honnête homme… Son principe
repose sur la gratuité. « On parle pour parler, pour le seul plaisir de
l’échange, par amitié, par jeu, par politesse, par souci de s’informer…
» Ni utilitaire, ni fonctionnelle, elle est choisie, libre, spontanée.
Elle se distingue autant de la communication qui poursuit un but
(souvent bien égoïste : faire connaître son opinion personnelle) que du
bavardage (tout aussi égoïste, puisqu’il ne vise qu’à rompre sa propre
solitude). « À la différence de la conversation, plus on communique et
moins on se rencontre, plus l’autre vivant près de soi devient superflu
», analyse l’auteur. On peut en dire autant du bavardage qui règne en
maître sur les réseaux sociaux.
Il ne suffit
donc pas d’être deux pour converser. La conversation est avant tout un
rapport à l’autre, qui s’appuie sur un principe d’égalité, de symétrie,
de réciprocité. « Elle repose sur la ritualité d’un va-et-vient de la
parole selon des principes que les acteurs doivent maintenir pour
s’entendre : un respect du tour de parole, une écoute réciproque, une
distance physique propre à leur degré de familiarité, des tonalités de
voix appropriées… » Elle a besoin d’une mise en scène, d’une
ritualisation, du face à face qui permet d’interpréter les variations
des expressions et d’adapter son discours à son vis-à-vis « dans la
transparence morale de leur visage ». L’époque classique avait codifié
cet art de l’honnête homme, qui n’est pas nécessairement le plus
brillant causeur, mais celui qui connaît les règles du
savoir-vivre-ensemble. « Les gens les plus doctes ne sont pas les plus
propres pour la conversation », note Furetière en 1685…
De ce fait, la
conversation est à la croisée des chemins entre la parole et le silence
– c’est, de mon point de vue, la partie la plus subtile de ce petit
traité. Plus que la parole, elle repose sur un échange de mots et de
pauses pour réfléchir ou écouter l’autre. Un silence actif, puisqu’il
oblige à être attentif à l’autre, à repérer le moment où sa voix
diminue d’intensité pour prendre la parole, échanger des arguments ou
proposer une digression. « Le silence dans la conversation, c’est la
place de l’autre dans l’échange. » Le silence – auquel David Le Breton
a consacré jadis un autre essai – est la phobie de nos sociétés – il
fut une époque où, dans le montage d’une émission radio différée, on
faisait la chasse aux blancs et aux « euh » quand aujourd’hui, on
enregistre du silence en vue d’éventuels montages, parce que sa qualité
diffère d’un entretien à l’autre... La société moderne vit une
disparition insidieuse du « silence ambiant » au profit d’une « soupe »
sonore où se mêlent des bribes de musique échappée à des écouteurs mal
ajustés (quand il y a des écouteurs !), des conversations téléphoniques
à voix haute (plus fortes que les conversations entre voisins !), des
bruits de circulation…
On perd aussi
dans cette hyper-communication la capacité à être seul : plus de temps
mort, de retrait sur soi, on risque toujours d’être interrompu par son
portable. Avec une réaction paradoxale : la mode des retraites sans
téléphone, des séjours de méditation, de la marche… Certains sont en
quête de changement dans leur relation au monde. Cela pourrait sembler
une saine réaction face à l’envahissement de la technologie de
communication, mais il s’agit toujours d’une solution transitoire avant
de replonger dans un mode de vie tout aussi stressant. Nous vivons dans
une société du zapping et du surfing, qui engloutit la concentration nécessaire à la réflexion. Une société du phubing (l’envoi de SMS tout en continuant à regarder son interlocuteur dans les yeux), de la Fomo (fear of Missing Out),
ce stress né de l’angoisse de rater une information urgente… Une
société de dissolution de l’individu dans la foule d’identités qu’il
doit adopter sur les réseaux sociaux, où le sujet post-moderne devient
fractal, dilué dans une multitude de branchements et d’identités
possibles. Bref, une société spectrale.
Cette
disparition conjointe du silence et de la conversation (qui semblerait
son contraire dans une vue superficielle) explique le paradoxe de notre
société, où le sentiment de solitude se développe parallèlement à la
multiplication des moyens pour la rompre. Une psychologue a noté la
montée depuis 2010 d’un sentiment de solitude et de dépression chez les
enfants américains, conjointement à une baisse du sentiment de joie. On
y répond par l’invention de robots sociaux, dont les voix de synthèse,
de plus en plus convaincantes, donnent une fausse illusion
d’interaction. La société de communication risque de devenir une
société du « sans contact » !
Sans contact… ou
contact en boucle avec nous-mêmes ? C’est une autre porte qui s’ouvre
dans le labyrinthe moderne. Les moyens de communication, en multipliant
les choix et en supprimant les contacts directs, développent une
passion du même : on cherche son reflet dans le miroir des réseaux
sociaux alors que la conversation repose sur la possibilité d’une
contradiction. Le « risque de la vulnérabilité » que nous prenons en
dialoguant directement avec l’autre disparaît lorsqu’on se replie sur
le même. Nous avons craint, naguère, le Big Brother qui nous surveille, mais en fin de compte nous nous retrouvons avec une Big Mother
qui pourvoie « un divertissement sans fin, une sorte d’enveloppement
bienveillant, toujours disponible, sous la main, sans risque de
rebuffade. »
Conséquence ?
Peut-être la violence, qui se déploie d’abord sur les réseaux avant de
déborder dans la « vraie vie ». La parole est la première digue à
opposer à la violence : elle permet d’ignorer les insultes ou de les
balayer d’un geste, de répondre à un argument, de renouer la
conversation par un trait d’humour … La parole sans contradiction ni
réaction engendre l’intolérance.
En fin de
compte, cette courte réflexion menée sur le ton de la conversation nous
amène à réfléchir à nombre de phénomènes de la société moderne. On
pourrait regretter une sorte de fatalisme, l’auteur étant bien
conscient que sa position est « à contre-courant du technoprophétisme
qui domine les discours ambiants ». « Nous n’avons plus le choix »,
conclut-il, puisque la connexion est désormais indispensable pour
toutes les tâches administratives et pour nombre d’activités. Alors, la
conversation ne serait-elle qu’une « résistance » au monde moderne ? Ça
se discute…
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Philippe Marcezwski, Quand Cécile, Seuil, 2024.
« Comme les
villes qu’il faut sans cesse rebâtir sur leurs propres ruines il faut
édifier cent fois la mémoire de peur qu’elle ne s’enfonce dans la terre
». Roman de la mémoire, de ses surprenantes ramifications, de ses
pièges… Cécile est morte dans un accident d’avion. Elle avait
vingt-sept ans. Le protagoniste de ce roman n’était pas
particulièrement proche d’elle, mais il avait vécu une brève aventure
avec elle dans sa jeunesse. Une amourette qui ne s’est distinguée ni
par sa durée ni par son intensité et qui a fini par une curieuse
muflerie – il lui demande de partir au milieu de la nuit « parce que ça
ne rimait à rien tout cela ». Qu’en reste-t-il ? Un remords tardif,
peut-être, ou un regard privilégié. Et la surprise de cette mort
inattendue, qu’il éprouve le besoin d’annoncer à tout le monde. Pas de
quoi remuer la mémoire. Dans un premier temps, il se sent d’ailleurs «
moins triste que ce qu’il aurait fallu », au point d’être « honteux de
son bonheur » lorsqu’il lui prend fantaisie de repeindre sa chambre. Sa
mémoire est même plusieurs prise fois en défaut : il ne connaît pas les
goûts de Cécile (pour les roses blanches en particulier) et confond les
événements (l’accident d’avion de Cécile se superpose aux attentats du
11 septembre 2001).
Mais quelque
chose s’est enclenché malgré lui. Si les minutes et les heures qui ont
suivi l’annonce « ont l’apparence d’un bouillon laiteux et opaque », il
« regarde » peu à peu « l’idée désorganisée de la mort de Cécile se
rassembler comme un nuage grisâtre ». Le souvenir s’organise, sa
mémoire « modèle une fiction », comme si tout ce qu’il a vécu formait
une « glaise » unique. Jusqu’au jour où, dans un lieu lié à la mémoire
de Cécile, il croise un sosie de la disparue. La réalité alors dérape,
ou se dédouble, comme s’il avait accès à un univers parallèle dans
lequel Sophie ne serait pas morte. L’idée fait son chemin, elle est
bien connue des romanciers : à chacun de nos choix, nous sommes devant
une bifurcation dont nous n’empruntons qu’une route. Mais où va l’autre
? Où vont toutes les autres ? Et si un autre univers s’ouvrait alors à
cet endroit, où le second élément du dilemme se développerait à son
tour avec autant de bifurcations qu’il y a de possibilités dans la vie,
jusqu’à créer des « milliards d’univers dans lesquels Cécile a survécu
» ? Il commence alors à suivre l’inconnue en s’imaginant découvrir ce
que Cécile aurait pu faire de sa vie si elle n’était pas morte,
imaginant « mille chemins à suivre et mille embranchements ».
Une image
s’impose alors à lui pour matérialiser cette idée. Il peut arriver,
quand on regarde la Terre du hublot d’un avion, de voir des nuages
décalquer le paysage, comme si deux mondes se superposaient soudain.
L’image m’a d’autant plus frappé que je l’ai vécue en survolant un
désert percé d’un point d’eau à la forme éclatée : la condensation
avait formé dans le ciel un nuage d’une forme identique dont le soleil
projetait l’ombre dans le sable, juste à côté de la mare. L’effet est
surprenant et peut donner l’idée de plusieurs niveaux de réalité qui se
superposent.
Pour le
narrateur, le besoin de connaître cette autre Cécile tourne à
l’obsession – jusqu’à vouloir examiner ses sacs poubelles pour pénétrer
son intimité. Sa vie sociale en est bouleversée, car il refuse
désormais de superposer d’autres souvenirs vécus avec ses amis sur ceux
qu’il a eus avec Cécile. Sa sensibilité exacerbée donne sens à ce qu’il
voit en fonction de ce qu’il vit, selon le processus que Breton nommait
hasard objectif – un lien lui semble ainsi évident entre sa propre
filature et le film qu’il vient de voir, Baisers volés de Truffaut.
Petit à petit,
c’est sa propre vie qui se projette sur celle de Cécile, comme s’il
était phagocyté par la disparue. Les fameux embranchements vers des
mondes parallèles sont à l’image de notre futur : devant nous, ce sont
des milliers de destins qui nous attendent, que nous portons en nous et
entre lesquels la vie ne nous permet qu’un seul choix. Mais en suivant
l’unique voie de Cécile, le personnage renonce à ses propres choix,
comme si tout son futur, tous ce qu’il pourrait vivre, « tout cela
n’existait qu’en Cécile ». Persuadé qu’il doit « écrire cette mémoire
de Cécile pour la ramener au réel », il se laisse happer par cette
fiction dont Cécile devient un personnage, au point de devenir lui-même
personnage de sa propre vie. Comme un ver qui dévore son hôte de
l’intérieur, cette « petite narration intime qui sert de squelette et
de nerf à la vie » est tout entière investie par sa quête
obsessionnelle. Cécile est désormais son corps. Elle l’a dépossédé de
ce qu’il y avait de plus précieux en lui, la « part du lion » peut-être
de l’existence : son insouciance, le sentiment d’immortalité qui nous
permet de regarder le présent comme s’il était éternel.
L’idée est
remarquable et s’insinue progressivement dans le lecteur, suggérant
sans la lourdeur d’une analyse le travail souterrain qui s’effectue à
la mort d’un proche et qui, en devenant obsessionnel, nous prive de
l’avenir. Le roman, parti d’un étrange bonheur, matérialise la perte de
l’insouciance comme une chute du paradis terrestre. La traduction de
cette idée passe par une écriture d’une grande fluidité, dans une
phrase ininterrompue de la majuscule initiale au point final. Souvent,
le roman en une phrase est un exercice de style artificiel qui finit
par lasser. Il est rare qu’il réponde à une nécessité structurelle,
comme dans le Tête à tête de
Paul Emond, ou comme ici. Car les mille histoires de Cécile sont comme
« une longue phrase jamais interrompue », une phrase « d’un seul
souffle où jamais Cécile ne cesserait de respirer » : celle que nous
sommes en train de lire.
Le défi est
difficile à relever pour un écrivain de tenir en haleine le lecteur
dans une phrase de 130 pages. Philippe Marczewski y parvient grâce à
une syntaxe épurée, au rythme apaisé, et quelques belles formules, des
images justes et fortes qui nous maintiennent dans une vision très
concrète du récit. Ainsi pour exprimer l’artifice utile des
condoléances (« la conversation tenait en laisse une tristesse qui
menaçait de mordre »), ou la fragilité du réconfort (une amie se tenait
« immobile comme une statue brisée dont les morceaux empilés ne
tenaient en équilibre que par miracle »). De très belles trouvailles
qui pardonnent quelques préciosités inutiles, comme « l’aiguille de la
surprise », ou ces autres aiguilles qui « viennent briser l’illusion de
la ressemblance ». Question de sensibilité, sans doute. Cela n’empêche
pas ce roman d’être une des belles surprises de cette année.
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Jacques Richard, Écrit sous l’eau, L’herbe qui tremble, 2024
« Je te dis
j’aime les mots. J’en suis fou j’en suis saoul je veux m’en barbouiller
et devant et derrière et dessus et dessous et toute la figure et m’en
gaver la bouche m’en goinfrer m’en gonfler les deux joues et puis les
recracher à la face des gens et qu’ils soient bien contents » Les mots,
matière première de l’écrivain, matière et forme amalgamées en un
ensemble détonant, jouissif, et parfaitement maîtrisé par un orfèvre en
la matière. Ici, un jeu subtil sur la paronymie (« tu auras confondu
dessin avec destin ») ; là, sur l’ambivalence (« Je prends le tien, de
temps, je le prends pour le mien ») ; ailleurs, sur une construction
transitive ou intransitive (« Et je n’importe rien dis-tu. Et je
n’importe pas te dis-je »)… Mais le jeu n’est jamais gratuit. Il est
toujours signifiant et peut se faire grave. Le paradoxe évoque des
images glaçantes (« Le père gît au plafond ») ; l’interpénétration de
l’abstrait et du concret donne aux concepts une réalité tangible («
Des cruautés sans nom sommeillent dans la terre […] Là gît l’angoisse
nue ») ; la juxtaposition sans ponctuation devient éructation rageuse
(« on a tout bouffé bâfré rongé et vomi et remangé et redégluti et
revomi »).
C’est par les
mots qu’il faut entrer dans ce livre inclassable. Car s’il commence par
une déclaration d’amour ébouriffée, il prend la forme d’une quête
minutieuse qui n’aboutit que dans les dernières pages dans un discret
hommage à Rimbaud :
« Tu l’as retrouvé… Quoi ?
Le mot.
Sous la surface. Le bon ! Le juste ! »
Trouver le mot juste « sous la surface » : nous entrons dans un autre leitmotiv
de ce livre : percer l’épiderme de la réalité, aller voir au-delà, de «
l’autre côté du jour », « outre le mur », « ailleurs »… Les expressions
ne manquent pas pour traduire cette urgence à dépasser la surface des
choses. Même, et surtout, si l’on ne sait ce qu’on peut y trouver – «
Qu’y a-t-il derrière que tu veuilles à toute force passer outre le mur
? » Même, et surtout, si l’on est pris par toutes les fausses urgences
de la vie – « Nous n’aurons plus le temps de partir en ailleurs voir si
nous y sommes ». Comme les poissons de Platon glissant sous les eaux en
voyant indistinctement le monde au-delà de la surface, nous vivons une
réalité restreinte comparable à la mort – « On n’a pas idée de
l’étroitesse de ces boîtes ! » dit-il en parlant du cercueil.
L’ailleurs est insaisissable, sinon par une pirouette, comme l’avion
qui passe : « Je l’ai pris à deux doigts, le petit misérable ». La
transparence même est un leurre et la beauté un piège – « La
lumière est ce mur qu’une femme trop belle oppose à tes regards ». Et
peut-être faut-il passer par la destruction pour aller au-delà des
apparences comme on perce un écran – « J’ai planté un clou dans le mur
bleu du ciel ».
Mais peut-être
aussi suffit-il de modifier son regard. Car dans un monde qui a
retrouvé son unité, l’espace n’a plus de sens, la surface et la
profondeur se recouvrent – « Une porte fermée en même temps qu’ouverte
» – et le temps n’en a pas plus, passé et futur fusionnant dans le
présent – « Demain nous passions là ». Et dans cet indistinct qui nous
permet d’échapper au superficiel sans nous perdre dans l’inconnu, le
mot, le précieux mot n’a plus d’existence – « Nous étions en des lieux
ne portant pas de nom ». Une absence de nom qui ne trahit pas
l’insignifiance, mais l’impossibilité de désigner l’essentiel, comme la
mystique apophatique se refuse à nommer son dieu. Ces lieux sans nom
ont au contraire une extraordinaire présence. « Là naissaient de grands
arbres sur les terrasses tièdes. Des êtres sans nom. Penchés aux
parapets ou bien passant la tête entre les balustres. »
Alors, en fin de
compte, n’est-ce pas cela le « mot juste » que l’on cherche en vain
dans les frontières trop étroites du dictionnaire : celui qui
désignerait toutes les choses qui n’ont pas de nom, qui ouvrirait sur
l’ailleurs comme la porte fermée au lexicographe et ouverte au poète.
Un rêve ? Oui, sans doute, puisque le rêve aussi est une porte en même
temps ouverte et fermée – « Je rêve comme une pierre » – car c’est par
le rêve des choses qu’on accède aux lieux sans noms.
Voir aussi
: Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands, L'homme peut-être et autres illusions. La course.
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Grégoire Polet, Pax, Gallimard, 2024.
« J’écris un
livre sur les clignotements de la guerre et de la paix, qui a 1919
comme porte d’entrée, le rêve d’une paix mondiale ». Un peu avant la
moitié roman, l’auteur donne un fil d’Ariane pour en explorer le
labyrinthe. Un livre sur, donc, « ou plutôt autour
», car le roman bifurque aussitôt dans une série de « boucles de temps
», qui nous emmènent du XVIIIe au XXIe siècle, avec des « passages
réguliers » dans le Paris de 1919, « dans l’espoir par-ci par-là de
faire apparaître des dieux le long du chemin. »
Parmi ces dieux
de la Paix qui a donné son titre au roman figure en bonne place
(c’est-à-dire à la croisée de bien des boucles) Friedrich Schiller,
dont l’hymne à la joie, mis en musique par Beethoven, est devenu
l’hymne national de l’Europe. Le romancier sait que notre continent a
surtout été un « perpétuel champ de bataille ». Les boucles du temps
parties de 1919 l’entraînent sur les traces de Napoléon, de Guillaume
II ou de l’abracadabrant Lou Tseng-Tsiang, premier ministre chinois
venu à Versailles négocier la paix en 1919, mais qui refuse de signer
le traité défavorable à son pays et qui, quoique marié à une Belge,
Berthe Bovy, finira ses jours comme moine à Bruges… Des personnages
plus ou moins connus, la plupart célèbres, empruntés à toutes les
cultures et à toutes les époques, tiennent un rôle secondaire ou
déterminant, de Proust à Freud en passant par Tiepolo, Zweig ou Goya…
Mais les nœuds
de ces boucles sont ceux des paix conclues et des artistes qui, en
dépit des conflits, unissent les hommes. Ce sont eux qu’ils convoquent
pour nouer les épissures. Outre Schiller et Beethoven, Van Eyck est le
plus stimulant, avec cet Agneau mystique
qui rassemble autour du symbole christique – la paix par excellence,
indépendamment de toute référence religieuse – tous les hommes de bonne
volonté. Le tableau, avec ses péripéties, revient comme un fanal dans
le brouillard des digressions pour voir son cortège s’enrichir au fur
et à mesure de tous les personnages croisés dans le roman. Sans doute
trouvera-t-on dans cette épopée de l’Agneau mystique
les pages les plus lumineuses du roman, les plus folles, les plus
drôles, les plus poétiques. Un exemple entre cent ? Au moment d’y être
convié, Henry Van de Velde s’informe : « Il y a une rivière dans le
terrain de golf de Van Eyck ? Si oui, placez Maria et Théo à côté [les époux Van Rysselberghe], avec un filet ou une ligne, parce qu’ils vont pêcher un beau poisson pour votre livre. André Gide. Himself ! Oui – André Gide ? Pourquoi pas. Ça m’intéresse. Je crois que ça intéressera Proust aussi. Allez-y, Henry, racontez-nous. »
Car ces «
boucles de temps » ne sont pas des anecdotes empilées au hasard des
déambulations : elles dessinent une tapisserie dont chaque motif est en
étroite relation avec le suivant. C’est Stefan Zweig qui donne au
romancier baladeur l’adresse de Freud, qu’il veut interroger sur Wilson
parce qu’il a pris le même bateau que le président américain – mais dix
ans plus tôt – et qu’il lui consacrera un livre – dix ans plus tard… Délirant ? Non pas, ou pas toujours, mais un « tressage
de vies » qui obéit à sa logique, au rythme des « cartouches de temps »
dont on réapprovisionne son stylo. D’abord, l’auteur se sent comme un
voyageur extérieur, voir invisible, ombre sur un mur, spectre, fumée,
qui évoque le Diable boiteux
de Lesage découvrant la vie de ses personnages en soulevant le toit des
maisons – lui préfère l’image du passe-muraille. Mais bientôt, il ressent la troublante tentation de « s’incarner », ne fût-ce que pour partager une coupe de champagne avec les congressistes ! Petit à petit, il y succombe, il dialogue avec ses personnages. Ceux-ci, tout d’abord, sentent simplement une présence – Guillaume II
fait ainsi un geste agacé pour chasser une mouche – « Enfin, c’était
moi », commente l’auteur / narrateur. Puis il s’enhardit. Il prend un
café avec Tiepolo ou un whisky avec da Ponte, qui le voient bel et
bien. À certains moments, il pose en auteur omniscient et omnipotent –
il envoie ainsi un cauchemar à Guillaume II – mais à d’autres moments,
il est bien impuissant à faire avancer son histoire – il doit demander
à Zweig l’adresse de Freud pour passer le voir. Tantôt il se glisse
dans les habitudes de l’époque (l’adresse de Freud est copiée sur un
bristol), tantôt il conserve les siennes, et cherche une adresse sur
Google map…
Pour s’y
retrouver, le lecteur pointera les motifs récurrents, comme
l’incroyable collection de crânes et de têtes coupées, qui semblent
anecdotiques, mais qui structurent le récit (les portes vitrées de la
Bibliothèque Royale sont comme un « couperet latéral ») et débouchent
sur une grandiose visite du crâne de Goya décrit comme une caverne
couverte de fresques pariétales !
Un détour durant
la deuxième guerre mondiale nous met en mémoire les déportés juifs, que
rappellent, à leur dernier domicile, un pavé doré commémoratif. On
perçoit là une des étincelles à l’origine du roman : l’auteur croise, à
Bruxelles, un inconnu qui astique consciencieusement ces pavés du
souvenir. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivain d’être un «
astiqueur de mémoire » ? N’est-ce pas la mémoire de la Paix qu’il
convient de faire reluire sur les pavés de la guerre ? L’inconnu croisé
à Bruxelles est une belle métaphore du roman.
Le thème du
voyage donne en fin de compte une paradoxale unité au roman. Voyage
bien réel de l’auteur avec ses enfants sur la côte Belge, voyage dans
le temps de la narration, traversée de l’Atlantique par Wilson ou
Freud, voyage immobile de Tiepolo peignant le monde couché sur ses
échafaudages, voyage à travers les livres dans une bibliothèque, voyage
dans la mort, car « mon livre est évidemment ça »… Ce roman est (aussi)
une réflexion sur l’homme et sur la vie. Sur l’océan où il accompagne
ses personnages, il se demande si c’est le temps qui passe ou l’être
humain, semblable au navire, qui passe sur le temps « présent dans son
entier ». « Cette certitude que nous avons que le temps passe, qu’il y
a donc du passé et, je suppose du futur, de l’avenir, n’est qu’une
illusion semblable à celle qui nous fait dire que le soleil se lève ou
qu’il se couche, alors que c’est nous, la Terre, bien sûr, qui
tournons. C’est nous qui passons, pas le temps. » Et si le voyage était
en fin de compte immobile ? « La physique quantique cherche à nous
habituer à cette réalité […] Nous visons toutes les époques ensemble.
Tant de personnes ont déjà vécu notre vie. » Le roman aussi… Ne nous
étonnons donc pas si le livre finit par sa propre histoire : c’est que
nous en sommes devenus les héros.
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Corinne Hoex, Les reines du bal, Grasset, 2024.
« Ce n’est pas
parce qu’on a un pied dans la tombe qu’on doit se laisser marcher sur
l’autre », disait François Mauriac. Rarement une épigraphe aura été
aussi appropriée… Les protagonistes de ce roman (ou plutôt, d’une
succession de courts récits dont les personnages présentent les mêmes
noms et traits de caractère) sont de vieilles dames placées en maison
de retraite et qui n’ont pas l’intention de s’en laisser conter.
Certaines se contentent de faire de la résistance passive, d’autres ont
des relents de cruauté parfois désopilants, celles-ci ont perdu la
tête, ou apparemment, celles-là l’ont conservée, ou apparemment. Mais
pas de Tatie Danielle dans le lot. Pas de méchanceté gratuite. Beaucoup
ont encore des désirs très crus, rêvent (ou non) d’hommes nus dans leur
lit. Des situations parfois dramatiques, mais toujours cocasses.
Les
pensionnaires des Pâquerettes n’aiment pas qu’on se moque d’elles.
Pourquoi leur dit-on qu’elles radotent quand elles répètent vingt fois
la même phrase, et pas à Johnny Halliday dont les chansons tournent à
la ritournelle ? Pourquoi leur pose-t-on un chat sur les cuisses pour
soigner leurs genoux ? Elles ont leur logique et s’y cramponnent.
Alors oublions le politiquement correct. Comme dans Arsenic et vieilles dentelles,
ici, ça tue (à la sauce trop grasse), ça mutile (au dentier), ça saisit
sauvagement les docteurs à l’entrejambe (« Mais ce ne sont pas mes
mains »), ça s’échange des rosseries au vitriol… Parfois, aussi, ça
dérape dans leur tête, on ne sait plus très bien à quoi s’en tenir,
elles sont touchantes, finalement, ces petites vieilles avec leurs
lubies et leurs angoisses. Celle-ci ne sait que faire de ses souvenirs
et de ses vieilleries, mais ne résiste pas à la tentation de reproduire
ce qu’elle a perdu ; celle-là sent en elle un squelette « qui dépasse
de partout » (« il a mis son crâne là, juste en dessous de ma peau »).
Et le monde moderne, avec ses lubies (comment se débarrasser d’une
fourrure en bébé phoque, personne n’en veut !), ses gadgets
sophistiqués (comment prendre les empreintes à des doigts usés ?), son
inculture (perd-on la mémoire parce qu’on cite du Tartuffe
?), ses entourloupes (on interdit la laque pour préserver la planète et
pour multiplier les mises en plis), n’est décidément pas fait pour
elles. Alors elles se vengent.
L’humour est
particulièrement efficace lorsqu’il fait appel à la sagacité du lecteur
pour lire entre les lignes. À entendre madame Prunier égrener des
prénoms masculins (Raymond est mort, Victor aussi, Florent placé chez
les fous, Gustave paralysé…), on devine une vie sexuelle bien remplie.
Si madame Spinette boit de la grenadine, cela sent le sang, et son
dentier vaut bien ses dents… Quant au pépiement qui ne vient pas du
canari, il faut avoir assisté à l’agonie d’un détecteur de fumée pour
comprendre ce qui s’est passé. Et quand on reconnaît qu’on doit faire
erreur, c’est qu’il y a anguille sous roche… Ces trente courtes
anecdotes finissent par former un portrait corrosif, mais sensible,
parfois poétique, parfois féroce, souvent cocasse, de vieilles dames
qui n’ont pas renoncé à la vie. On y retrouve avec délectation l’humour
pétillant et incisif de Corinne Hoex.
Voir aussi
: Décidément
je t’assassine. Et surtout j'étais blonde, Nos princes charmants. Le ravissement des femmes.
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Nathalie Skowronek, La voix des Saules, Grasset, 2024.
Les Saules, «
centre de jour pour adultes en difficulté psychiatrique », sollicite la
narratrice — qui ne dissimule pas la forte composante autobiographique
de ce récit — pour animer un atelier d’écriture. Celle-ci se prépare
soigneusement, lit, consulte des sites, peaufine son approche, prépare
des exercices, des lectures… Lorsqu’elle se présente devant une classe
de volontaires, dans un hôpital de jour, elle pose la question qui tue
: « Alors, comment allez-vous ? » Plus étonnée de la réaction de
l’assistance que de sa bévue, lorsqu’elle s’en rend compte. Loin de lui
reprocher cette entrée en matière peu diplomatique, on cherche à la
mettre à l’aise. Mais la prise de conscience est décisive. « Le déroulé
de ce que j’ai préparé se trouve instantanément chamboulé. »
Commence un
patient apprentissage de l’autre. Il faut apprendre à se connaître, à
travailler ensemble, dans un apprivoisement réciproque. La romancière
avance « par ricochet », « à sauts et à gambades », dirait Montaigne,
car elle ne manque pas de références littéraires pour analyser ce qui
lui arrive — analyser, ou s’en protéger ? La confiance s’installe,
chacun se confie, personne ne juge. Et la narratrice peu à peu découvre
sa propre fragilité dans un monde qui apprend à vivre avec la sienne.
Le premier intérêt de ce récit réside dans le travail intérieur que le
groupe lui apprend à effectuer sur elle-même. À vrai dire, les
principaux éléments sont en place dès le départ, avant même l’arrivée
dans l’atelier. Nathalie est alors à un « point de fragilité », elle
vient de terminer un livre, attend avec une pointe d’angoisse la
publication. Elle sait qu’elle a déjà traversé une période dépressive.
Plus profondément, elle garde une hantise de ne pas être à la hauteur,
de déplaire, de décevoir. Le rôle « d’écrivain de la famille » n’a pas
été écrit pour elle. « Peur de l’ailleurs, peur de paraître autre que
l’image parfaite que je m’efforçais de donner ».
Alors elle se
réfugie derrière des « postures », des masques sociaux, des références
littéraires, des livres-fétiches… À chaque question un peu indiscrète,
elle invoque une citation qui lui évite de répondre. Symboliquement,
elle ne se déplace pas sans un objet symbolique, un masque mortuaire en
plâtre, dont l’empreinte a été prise à la morgue sur l’Inconnue de la Seine —
une jeune noyée dont elle a découvert l’existence grâce à Aragon, le
filtre littéraire s’ajoute ici au filtre métaphorique. « Comme elle ce
que je donne à voir n’est qu’un masque », réalise celle qui a bien
conscience d’« écrire depuis le masque », de s’entourer de livres et de
références pour dissimuler ses propres fêlures. Mais « Tricher aux
Saules, ça ne marche pas ». Face à ces hommes et ces femmes brisés qui
ont appris à se reconstruire en assumant leur fragilité, impossible de
se défiler. À quoi bon, d’ailleurs ? « Ici on ne juge pas ». Le groupe
fonctionne avec sa sensibilité propre, écoute attentivement les textes
des stagiaires malgré leurs maladresses, soucieux d’« aller rechercher
les égarés » lorsqu’il repère un point de rupture. « En ne faisant pas
semblant, ils me libèrent de la mise en scène réglée de mon ancienne
vie où je m’étais imposée de vouloir être parfaite. »
La romancière
baisse peu à peu le masque. Face aux stagiaires des Saules, c’est
l’image de sa propre fragilité qui lui est renvoyée : « face à eux, je
n’ai plus envie de mentir, plus envie de me cacher derrière le
simulacre du tout-va-bien-rien-à-signaler. » L’atelier d’écriture
l’oblige à s’interroger sur sa propre démarche. « Alors j’ai
déconstruit les livres que j’avais écrits, j’ai refait le chemin en
sens inverse. » Une autre relation se construit, un nouvel équilibre,
qui passe par un travail sur sa propre écriture qui se cherche une
sincérité épurée des artifices littéraires. Mais le trajet n’est pas
sans soubresauts. Une rencontre imprévue, celle d’une amie de fac
perdue de vue depuis longtemps, vient brusquement remettre en cause ce
patient travail sur elle-même. Face à l’ancienne amie, Nathalie se rend
compte qu’elle revêt à nouveau son masque. L’image qu’elle reçoit de la
condisciple retrouvée ne correspond pas à celle qu’elle se fait
d’elle-même.
Et la mécanique
à nouveau se grippe. Non une crise violente, mais une prise de
conscience, une lucidité qui empêche soudain de vivre sans avoir à y
penser, comme on respire ou on digère. Elle fait bon visage, mais le
groupe est attentif à la moindre fêlure — « Tu plaides la cause de qui,
là ? » — l’obligeant à s’avouer qu’elle devient le « guérisseur blessé
» de Jung — « Travaillerais-je à ma propre thérapie ? » Ce sont les
stagiaires qui lui conseillent en fin de compte d’aller voir un médecin
— pas la peine de leur expliquer ce qu’est l’angoisse.
Alors, tout ce
qu’elle leur a appris commence à agir sur elle et malgré elle. En
particulier le travail sur la métaphore, qui a permis de très belles
découvertes dans l’écriture des stagiaires — l’oisœuf de Pierrot, la
femme-arbre de Lina, le pont qui sert de baromètre à Suzanne… Et c’est
la métaphore du masque qui resurgit soudain dans une scène hallucinée,
sans doute une des plus belles pages de ce récit : tous les membres de
l’atelier semblent revêtus de masques de divinités africaines, ces
masques qui révèlent la personnalité cachée, quand les masques
occidentaux font au contraire tout pour la masquer. Ce leitmotiv que
l’on suit depuis le début du roman prend ici toute sa signification, sa
force destructrice et salvatrice à la fois. C’est finalement un masque
qui prend la parole, une voix venue d’on ne sait où, « enfin je n’en
suis pas sûre, tout se mêle, enfin si, elle s’approprie la phrase d’un
livre commencé la veille, elle est gutturale, une voix d’outre-tombe,
une voix menaçante, au moins elle, elle ne cache pas son jeu, elle me
met en garde. » Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la formule initiale, « écrire depuis le masque ». La voix ne vient plus de l'écriture, mais du masque, d’un autre masque. L’écriture lui échappe, adopte un autre rythme, elle
accepte de lâcher prise. Au-delà d’une expérience que bien des
écrivains se lançant dans la pratique des ateliers d’écriture peuvent
partager, c’est cette exigence de lucidité et de dépouillement qui
donne sa force à ce récit.
Voir aussi
: La carte des regrets.
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Xavier Hanotte, Le feu des lucioles, Belfond, 2024.
Remember me when I am dead
and simplify me when I am dead.
« Souvenez-vous de moi quand je serai mort
Et simplifiez-moi quand je serai mort. »
Ces deux vers du
capitaine Keith Douglas, mort à vingt-quatre ans dans le débarquement
de Normandie, en 1944, obsèdent Frédéric Dutrieux, le narrateur,
jeune diplômé en philologie germanique qui vient de rater la bourse qui
devait couronner un mémoire consacré à ce poète, pour avoir conclu un
travail universitaire sur un épilogue fictif. Par une de ces
coïncidences que se permet la vie quand elle veut concurrencer le
romancier, son grand-oncle a disparu à la même époque, au même âge et au même
endroit que le poète anglais. Il faisait partie de la brigade Piron, composée de soldats
Belges qui ont refusé la défaite et qui se sont réfugiés en
Grande-Bretagne avant de débarquer avec les troupes alliées. Il ne
reste de lui que quelques photos, une médaille « posthume » (mot étrange pour un disparu jamais inhumé) et un
cahier contenant des notes entrecoupées de poèmes, et cette curieuse mention
dont on ne sait s’il s’agit d’une pensée ou des premiers vers d’un
poème interrompu : « Si un jour tu peux lire ce qui figure ici, sache
qu’à jamais / Quelque chose au-delà de nos vies et du temps nous a
réunis. »
Fasciné par ce
grand-oncle héroïque, dont il porte le nom et le prénom, le narrateur
part confiant pour le service militaire, espérant y conquérir le même
grade de sergent. Un lieutenant qui l’a pris en grippe brise son
rêve en lui confiant les tâches les plus dégradantes, dans lesquelles
il risque de laisser sa vie. C’est à ce moment que la réalité dérape, que les époques se superposent. «
J’avais dû me tromper de porte, pénétrer en un lieu où je n’avais rien
à faire », se dit le narrateur, incapable de « rectifier cette erreur »
et de « réintégrer l’espace d’entre-deux dont un malheureux hasard
m’avait arraché ». Rêve-t-il, dans son coma artificiel, qu’il est en
1944, ou le glissement temporel a-t-il réellement eu lieu, à moins que
ce ne soit le fantôme du sergent Dutrieux, disparu au front, qui se
soit introduit en lui pour le mener sur ses traces ? Le lecteur
choisira son explication, mais il devra repérer les plus petits détails
qui le guident dans ce labyrinthe temporel. Des cicatrices (récentes,
anciennes ?), des photos retrouvées (mais où ?), des réflexes
inexplicables (armer son fusil de la mauvaise main), des souvenirs de
voyages (futurs) qui prennent vie et sens, une phrase manquante sur un
carnet, une jeune femme tout droit issue d’une photo égarée… Tous ces
éléments tournent dans le kaléidoscope comme des lucioles dans le ciel
nocturne et finissent par former un paysage sans doute différent pour
chaque lecteur.
En fait, les
deux périodes se recouvrent sans qu’il faille chercher une explication
rationnelle ou fantastique, dans « un temps doublement enfui » : ce
qu’il est convenu d’appeler un « réalisme magique », mais qui prend
chez Xavier Hanotte un ton tout à fait singulier. Certes, nous sommes
dans un environnement réaliste, dont chaque élément a été
minutieusement vérifié — je gage qu’un instructeur militaire ne
trouverait rien à redire au maniement des armes — et où la réalité la
plus triviale vient briser les rêves les plus éthérés. Certes, des
éléments irrationnels viennent briser la logique de ce cadre. Mais le
décalage tient moins à une distorsion de la réalité qu’à
l’imperceptible distance que le narrateur entretient en permanence avec
ce qui l’entoure, avec ce qu’il vit. Un mélange de dérision, de réserve,
de fatalisme, de distraction. Il ne s’étonne pas que le souvenir de
voyages effectués trente ans plus tard lui permette de se retrouver
dans la Normandie de 1944. Il accepte avec flegme les humiliations, les blessures,
les infections, comme si elles ne le concernaient pas. Il glisse, entre
le réel et la conscience qu’il en prend, le mince filtre d’une allusion
littéraire ou cinématographique. Il s’interroge sur sa mort comme s’il
s’agissait d’une équation à résoudre. « En réalité, n’étais-je pas déjà
mort, moi aussi ? […] Peut-être errais-je au sein d’un cortège d’ombres
à la fois étrangères et familières, entrevues à la faveur de ce rêve
qu’avait tant craint Hamlet, et tout cela par le jeu pervers d’une
mémoire obstinée, dans le passé revisité d’un autre que moi ? » Cette retenue, mélange d’humour et de pudeur, fait tout le charme et la distinction des romans de Xavier Hanotte.
Ne nous
interrogeons donc pas sur « cette émouvante absurdité, ce
court-circuit, ce dérapage temporel, ce saut dans le passé, ou quel que
pût être son nom… » et interrogeons-nous plutôt sur ce qu’il veut nous
dire, car « Tout cela revêtait au moins un sens possible ». Une happy end est proposée avec la même désinvolture que Molière concluant les situations les plus inextricables par l’intervention d’un deus ex machina.
Ce n’est pas l’essentiel. L’important, c’est la façon dont chaque
lecteur va résoudre cette distance entre le monde et lui, entre la
mémoire et l’imagination, la trivialité la plus sordide et la poésie la
plus pure, entre la vie et la mort. Xavier Hanotte la résout quant à
lui avec l’élégance de l’humour, un humour pince-sans-rire bien dans le
ton d’un gentleman fourvoyé dans un char de combat. Un char surnommé Firefly,
« luciole », peut-être à cause de l’embrasement des gaz excédentaires à
l’intérieur de la tourelle. Quelle idée, « les calmes lucioles
n’avaient pas le même sens de la farce » ! Le lecteur sera peut-être
déconcerté de ne trouver les lucioles qui donnent son titre au roman que
là où elles ne sont pas : dans un char de combat, au sein d’un poème de
Keith Douglas qui pourtant parle bien de phalènes, dans « un essaim
vrombissant de minuscules insectes brillants » qui, nous précise-t-on, ne sont
justement pas des lucioles. Les lucioles n’apparaissent ici qu’en creux. Comme la
phrase manquante dans le carnet du grand-oncle, qui brille par son
absence. Et mis à part un bref ballet phosphorescent qui conclut le
plus dégradant, le plus abject des épisodes du service militaire.
Quelques lucioles « insoucieuses du monde et de ses turpitudes » dont
les étoiles (symboles de prédestination ?) envient la liberté. Quelques pas de
danse pour échapper à notre destin : n’est-ce pas la meilleure façon de
sauver grâce à l’art le monde du désastre, de conjurer la guerre par la
poésie ? N’est-ce pas, en fin de compte, le sens perdu que cherche le
seul survivant à ce terrifiant massacre ?
N’oublions pas,
entre réalisme et fantastique, entre poésie et trivialité,
l’indispensable secours de l’humour qui permet de relativiser les
situations les plus difficiles — « c’est qu’il y aurait de quoi sauter
par la fenêtre du rez-de-chaussée ! ». Ici, un jeune homme avec
un walkman vissé sur les oreilles « travaillait consciencieusement à sa
future surdité sur le premier et dernier tube en date de Frankie Goes
to Hollywood » ; là, les mines contrites du roi et de la reine sur leur
portrait officiel « donnent envie de leur prescrire un tube d’aspirine
». L’humour est parfois la politesse de la souffrance. Et si le roman
finit sur un « élégant uniforme de sortie », c’est peut-être parce que
le narrateur s’en sort toujours avec une extrême élégance.
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Voir aussi : L'architecte du désastre. Un parfum de braise.
Xavier Hanotte, Un parfum de braise, Weyrich, 2024.
« L’Art
l’emporte toujours sur la force brute. Il éclaire la vie de l’un,
aiguise la douleur de l’autre, chacun selon son dû. » Cette profession
de foi peut sembler quelque peu candide aujourd’hui où parlent plutôt
les drones et les canons. Mais chez un peintre de talent, faussaire de
génie, en particulier d’Évariste van Meulebroeck (qui ne vécut pas de
1578 à 1647, comme indiqué, puisqu’il s’agit d’une invention du
romancier), les convictions sont bien ancrées, et il se donne les
moyens de les réaliser. En l’occurrence, il s’agit ici de « grand art
», celui auquel on « s’adonne avec respect ». Pour le lecteur distrait,
il ne s’agit que d’une expression courante (« C’est du grand art ! »)
qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. L’usage de l’italique
nous rappelle cependant qu’elle désigne d’abord l’alchimie, ce que nous
rappelle un « antique chauffe-eau » qui sera, au détour d’une page,
qualifié d’athanor. C’est tout ? C’est tout. Avouons qu’il faut un peu
d’attention pour repérer les indices et comprendre ce qui se joue dans
un roman qui se maintient volontairement dans un réalisme désinvolte,
plus occupé en apparence d’escarpins oubliés chez un amant, d’escaliers
vétustes ou de dysfonctionnement d’une porte d’entrée…
Il faut surtout
se rappeler que Xavier Hanotte ne se contente pas, de livre en livre,
de jouer avec les conventions du roman classique, mais pousse aussi
jusqu’à ses limites le réalisme magique qui aime mêler à un récit du
quotidien, dans un décor des plus banals, des éléments incongrus,
irrationnels, qui font appel à la pensée magique. Il aime également
détourner les genres traditionnels, en particulier le roman policier,
dans lequel il a fait ses preuves, par des ruptures de ton ou de
convention. Ainsi, la traditionnelle course poursuite est remplacée par
un embouteillage sur le Ring bruxellois ! Sans doute les amateurs de
polars noirs trouveront-ils le rythme pantouflard et l’enquêteur
désinvolte. Mais si l’art l’emporte toujours sur la force brute,
l’écriture prime sur l’action dans un roman malicieux et parfaitement
maîtrisé. Il ne faut pas se préoccuper du pourquoi (le grand art et
l’athanor nous suffiront), ni même du quoi (le distrait risque fort de
ne pas comprendre ce qui s’est passé), mais du comment, de
l’entrelacement des récits, de la psychologie des personnages, de
l’humour pince-sans-rire, de l’écriture malicieuse…
D’emblée,
l’exposition « à l’américaine », en plein cœur de l’action, avec un
cadavre dans les premières pages, fait place à une ouverture « en mode
mineur » sur une journée « avare de promesses ». L’action se réduit à
la lente avancée de la lumière à travers une persienne qui ferme mal.
Les péripéties qui la font progresser, à la découverte d’une paire
d’escarpins « à talons presque hauts ». L’amateur de polar est au bord
de la crise de nerfs ; le lecteur patient est aux anges. L’acmé
s’annonce dans un commissariat installé à l’étage d’une librairie
post-soixante-huitarde, accessible par un escalier de service ou un
ascenseur pour handicapés. L’amateur de polar frôle l’apoplexie ; le
lecteur patient, la béatitude. Quand débarque un authentique repris de
justice, qui a failli abattre notre narrateur-inspecteur et qui s’est
répandu en menaces de mort après son arrestation. La tension est à son
comble. Ce caïd de Palerme-sur-Meuse (entendez : Liège) se contente de
déposer son arme sur le bureau du policier (« Cadeau ! »), pour qu’elle
ne serve pas contre un codétenu qu’il a tyrannisé lors de son
incarcération et qui a promis de se venger (« ça va chauffer ! »). Or
cette vengeance est particulièrement atroce : il a envoyé sur son
bourreau une sorte d’eczéma qui déroute tout le corps médical. Du sang,
enfin ! Ou plutôt, un « quadrillé d’éruptions rougeâtres et de cloques
translucides ». L’amateur de polar est dans les roses ; le lecteur
patient, au nirvâna.
Alors viennent
les vraies friandises. Un humour discret, auto-ravageur, habile à
épingler le côté terne de l’anti-héros (« un sens de la répartie à
faire pâlir d’envie un cacatoès », « ma personne éternellement encline
à jalouser les papiers peints ») ou, à l’inverse, la personnalité de
ses vis-à-vis (« ses lèvres écarlates semblaient une citation de
Salvador Dali, à ce détail près qu’on ne pouvait s’asseoir dessus » :
pour apprécier la comparaison, il faut quand même avoir en tête le canapé boca
de l’artiste catalan…). Un art raffiné de la formule percutante, un
goût presque provocateur du mot juste, une attention méticuleuse aux
nuances psychologiques des personnages, se dégustent comme des bonbons
: « Elle connaissait mes goûts, mais n’en jouait jamais qu’avec la
parcimonie jugée propice à leur entretien. » Des citations de Wilfred
Owen ou de Keith Douglas, poètes traduits par Xavier Hanotte (et non,
comme indiqué, par le narrateur) et une photo du père de l’auteur à son
chevalet (eh non, ce n’est pas le père de l’inspecteur qui était
peintre) tendent des fils de trame entre l’intrigue du roman et une
discrète autofiction. Des situations que chacun de nous a pu connaître
(le débarras de la maison paternelle, la rencontre entre une ex et
l’élue du moment…) font appel à la complicité du lecteur. Bref, un vrai
régal pour le lecteur qui ne cherche pas le divertissement d’une
intrigue policière ou d’un réalisme petit-bourgeois. « Au cours de ma
carrière, il m’était certes arrivé de frôler les marges d’une certaine
logique », résume le narrateur. Oui, nous avons souvent l’impression de
frôler avec délectation les marges du récit. Inutile de le résumer
davantage : le lecteur cultivé aura assez vite compris la nature de la
vengeance, laissons-lui le plaisir d’en découvrir les détails.
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Voir aussi : L'architecte du désastre. Le feu des lucioles.
Véronique Bergen, Clandestine, Lamiroy, 2024.
« Il est risible
et vain de lire le gouffre contemporain à partir des trous noirs de la
Deuxième Guerre mondiale. » Violette, la narratrice, en a bien
conscience, mais comment faire lorsqu’on se sent « happée par le passé
qui enflamme [son] présent » ? Deux voix alternent dans ce roman, dans
une même douleur, dans une même fureur. Celle de Violette, qui produit
son corps nu et encordé dans des spectacles de bondage à la violence
maîtrisée ; celle de Nurith, son arrière-grand-mère, dont le journal
émerge à la mort de la grand-mère, racontant le ghetto de Varsovie, les
humiliations et l’insurrection. Entre les deux destins si différents,
des liens se tissent, discrets mais nombreux. Nurith aussi se
produisait dans des spectacles, mais elle chantait. Les deux femmes ont
vécu un amour passionné, interdit pour des raisons différentes,
déchiré, et le tardif retour de l’être aimé. Au journal de Nurith
répondent des mails adressés à Violette, introduisant des deux côtés la
distanciation de l’écriture lorsque la vie saccagée ne peut plus
s’appréhender de face.
Le roman
commence par une séance de photographie qui semble anecdotique, mais
qui contient en germe les éléments principaux de l’histoire. Inès,
comme une « traqueuse de sensations », cherche « la scène capitale »
qui surgit chez son modèle, Violette, quand on ne l’attend plus. Elle
débusque les visages de l’ombre, les clandestins,
les personnages qui foisonnent en chacun de nous et qui constituent les
facettes contradictoires de ce qu’on croit notre personnalité. Tout le
roman sera en quête de cette scène capitale, dans un lent et douloureux
cheminement.
Des objets
symboliques marquent d’emblée le terrain qui sera arpenté tout au long
du récit. Violette est photographiée avec une voilette et des mitaines
de mariée, mais sans la robe. Cette incongruité lui évoque soudain sa
mère, qui a piétiné la robe de son mariage dans une crise de désespoir
– mais rien de plus ne sera dit. Les poses lui rappellent aussi une
autre séance de photos, dix ans plus tôt. Mais la photographe, qu’elle
nomme Ishtar, faisait l’objet d’une passion absolue et destructrice.
Comme si la fiction appelait la réalité, voilà justement Ishtar qui
resurgit dans sa vie et la passion aussitôt embrase les deux femmes.
Coïncidence ? Violette vient justement de se plonger dans le journal de
sa bisaïeule, qui a retrouvé bien des années après l’insurrection du
ghetto son amant interdit, Yéhudi. Le parallélisme entre les deux
destins est reconnu et assumé auprès de Nurith : « Excuse-moi de te
mêler à Ishtar, d’associer le retour de deux fantômes qui n’ont rien en
commun ». Mais Nurith ne l’a-t-elle pas « choisie pour retisser les
fils d’une histoire qui fuit de toutes parts » ?
Dès qu’on «
soulève le couvercle du passé », bien des monstres enfouis s’échappent,
appelés par des parallélismes de situation. À l’aube possible d’une
troisième guerre mondiale, le souvenir de la deuxième s’impose. La
grand-mère juive et la petite-fille lesbienne adepte partagent une même
marginalité. Condamnées à l’ombre dès leur naissance, les deux femmes
sont des clandestines. Mais
il ne s’agit pas de s’enfermer dans des parallélismes superficiels :
d’une manière générale, ces clandestins, qui ont donné son titre au
roman, appartiennent à une confrérie, « celle des êtres marqués par un
interdit de séjour édicté, en toute conscience ou en toute
inconscience, par les lois des familles, mais aussi par nous-mêmes. »
Ils ont traversé le monde et restent en décalage avec ce qu’ils vivent,
comme Yehudi, qui refuse désormais de se produire sur scène. « Son être
est devenu clandestin. Il a rompu le lien avec la comédie du monde. »
D’ailleurs, les
deux récits qui s’entremêlent ont aussi leur indépendance, leurs
différences. La passion délétère qui unit Ishtar et Violette est au
centre du roman. Si, dans le couple sadomasochiste, Violette tient le
rôle de la soumise, elle est beaucoup plus forte qu’Ishtar, incapable
d’affronter « les nappes noires de son histoire privée ». Son retour
auprès de Violette la fait à nouveau vaciller, mais elle ne se sent pas
prête, comme Violette, à regarder son passé en face – « tu réveilles
mes pulsions, mes douleurs, les démons de ma jeunesse ». Elle semble en
cela à l’opposé de Yehudi, l’amant retrouvé de l’arrière-grand-mère,
dont la « prodigieuse énergie vitale, l’optimisme, le sens du combat
forcent l’admiration ». Si le roman est centré sur le personnage de la
narratrice, c’est peut-être l’évolution d’Ishtar qui en constitue le
sujet souterrain. Il faudra pour cela attendre la dernière page,
lorsque le passé et le futur seront également interdits et qu’il ne
restera plus qu’à vivre intensément le présent.
Le roman n’est
donc pas celui de deux femmes qui se retrouvent, ni de deux époques qui
se confrontent, mais celui de l’être humain et de sa place dans le
monde. Que l’on se trouve ou non marginalisé, par son origine ou par
son mode de vie, nous abritons tous en nous des clandestins qu’il nous
faut assumer. Ils naissent du regard de l’autre, mais aussi de notre
propre regard, s’imposent comme des masques sociaux dont on se défait
ou que l’on reprend au hasard des rencontres. Les débusquer en soi pose
la question même de l’identité, sinon de l’existence. Et comment mieux
le comprendre que par le biais du photographe, métaphore parfaite de ce
regard qui nous altère et nous fait vivre – « tragédie assurée de
n’exister que par le regard de l’artiste qui vous sacre égérie ». Mais
l’artiste n’existe lui-même que par le modèle, par la « muse » qui
l’inspire et le sacre artiste. Ce processus de création réciproque est
à la base des rapports sociaux élémentaires, mais s’affirme pleinement
dans une séance de photographie.
Une quête de
soi, donc, qui passe d’abord par une quête des origines. La recherche
du père, amant de passage de sa mère. La découverte de la famille juive
maternelle, dont sa mère ne voulait plus entendre parler et qu’elle
déclarait « ré-vo-lue ». Et les flashes de petite enfance qui
ressurgissent au cours de la quête. Violette « remonte vers les images
fichées dans les niches troglodytes de [sa] mémoire », les peurs de ses
trois ans, les humiliations de ses sept ans… Jusqu’à débusquer
l’inaudible, l’Ogre, le prédateur de son enfance. Pour ne trouver, en
fin de compte, que le « néant qui [lui] tient lieu d’origine ». Le
retour d’Ishtar, dont elle mettra 275 pages à assumer le véritable
prénom, est l’élément déclencheur de ce travail, comme si le choc des
deux douleurs avait fait jaillir une flamme de libération. Ces
retrouvailles repeuplent Violette des multiples personnages
correspondant aux noms que son amante lui avait donnés. Ils retrouvent
vie, lettre à lettre, recouvrant les multiples facettes de sa
personnalité. De même que Nurith porte en elle tous les morts du
ghetto, qu’elle égrène comme un chapelet mémoriel, Violette est légion.
Dans un chapitre halluciné, d’une terrifiante splendeur, la « tribu »
prend vie et se met en route vers le royaume secret d’Ishtar.
Nous sommes là
au cœur du projet romanesque. Pourtant, au-delà de la persécution,
Nurith et Violette ont conscience d’un destin plus vaste. La juive
enfermée dans un ghetto en révolution en prend conscience la première.
« Ne voyez-vous pas que notre peuple traverse autre chose que les
pogroms, les persécutions séculaires et la guerre ? » Quelque chose
d’essentiel tente de se détacher du récit. Devant l’apocalypse, on
pense à la Délivrance, « une ère messianique qui nous apportera le
salut ». Et cela est plus fort que la mort, puisque l’on sait que toute
résistance est vaine, mais nécessaire. « Nous ne voulons pas sauver
notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la
dignité humaine. » Voilà pourquoi il est capital de réveiller en soi la
petite tribu des morts et des masques sociaux. Chaque homme est
l’ensemble de l’humanité. « Les bombardiers ont beau nous pilonner,
notre Temple intérieur est éternel. Personne ne pourra tuer notre
Humanité, éteindre la flamme qui fait de nous des Grands Vivants
connectés à l’infiniment petit et à l’infiniment grand, au brin d’herbe
et aux anges du firmament. » En cela, aussi terrible que cela
apparaisse au lecteur, l’horreur du ghetto et de l’anéantissement
devient une forme de libération. L’atrocité absolue dénude l’individu
jusqu’à son essence même, celle de l’humanité.
Voilà ce que
comprend Violette à la lecture du journal de sa bisaïeule. Et voilà ce
qu’elle vit, à sa manière, transposant dans son vécu les leçons de
l’Histoire. Les suspensions savantes de son corps nu et encordé
évoquent par la douleur l’avancée de la barbarie, mais ont presque un
aspect libérateur : dans les « ondulations de l’apesanteur », les
cordes qui entravent la chair libèrent l’esprit, ouvrent « une porte
vers le monde intérieur ». La violence, esthétisée, entre dans un autre
ordre. « Je me coupe du monde, me replie sur mes sensations fœtales,
animales. »
Et l’on atteint
ainsi l’ultime parallélisme, celui que tout le monde se cache et qui
émerge peu à peu du récit. Voici quatre-vingts ans, les juifs enfermés
dans le ghetto de Varsovie, promis à une mort proche, se révoltent et
par leur révolte, par la certitude de leur mort, découvrent en eux la
dignité humaine. Aujourd’hui, c’est l’ensemble de l’humanité qui se
trouve piégée dans le ghetto d’une planète en voie de destruction. «
Dans moins de cent ans, l’humain ne sera plus qu’un souvenir. Une
poignée survivra. La date de l’humain approche, une obsolescence qu’il
a lui-même programmée. » La révolte, quoique inutile, n’est-elle pas,
pour nous aussi, une façon de rendre sa dignité à l’homme ? Il est
temps de congédier le passé, de trahir Nurith pour mieux servir sa
leçon. À notre époque où « la revendication victimaire est devenue un
sport international, il est désormais impossible de plonger ses mains
dans l’Histoire ». Un monde sans passé ni futur : n’est-ce pas
l’affirmation péremptoire du présent ?
Le propos du
roman va donc bien au-delà de l’anecdote, de la violence et de la
sexualité qui peuvent sembler provocatrices, mais qui se révèlent
libératrices. C’est la même violence qui passe dans l’écriture de
Véronique Bergen, qui s’affermit de livre en livre. Elle passe bien sûr
par l’accumulation de mots très forts, catapulter, happer, déchirer…
Elle passe toujours par l’extraordinaire liberté morphologique qui
transgresse effrontément les catégories grammaticales par des
télescopages vigoureux et suggestifs. Les substantifs partent comme des
uppercuts, détrônent les verbes (« je méli-mélo dans le drame », on se
« pili-pili l’humeur », les « raisins me pétalent »), les adverbes («
elle musèle double scotch les mots », « il ritualise samouraï »), les
épithètes (« tes yeux menthe-à-l’eau, ton sourire grenadine ») comme
les attributs (« Je glisse cocon des cordes »). Leur cascade
étourdissante dessine soudain des patchworks intraduisibles mais dont
le sens est évident : « Je rutabaga superstition et télépathie féline
»… Ne cherchons plus à attribuer une fonction grammaticale aux
substantifs qui se déversent par mitraille : « Je m’apostrophe insultes
de mélusiner hantise de la répétition du pire, de vaciller mauvais
augures de la Saint-Barthélemy de l’amour ». Laissons-nous emporter par
cette langue vivante, incroyablement expressive, qui semble jaillie
d’un volcan mais qui, à l’examen, se révèle minutieusement ciselée.
Sous le regard acéré de Véronique Bergen, les mots prennent sens,
au-delà de leur signification, y compris les noms propres que l’on
pouvait croire arbitraires. Qui a remarqué que Varsovie appelle la vie par son nom français et la guerre par son nom anglais, Warsaw ?
Mais cela va
bien plus loin. La langue s’incarne, devient décor, voire personnage du
roman : « Je voltige dans un désert de phrases ocre », « la phrase
étend son ombre sur moi », les paroles se tissent comme « des tapis
kilim bourrés de balles », les oxymores griffent la rétine… Les lettres
s’inscrivent dans la peau de la narratrice, comme cette cicatrice en
forme de O qu’elle arbore entre les seins. Le texte tout entier devient
un appel à l’amie repartie, et peut-être même un piège qui se referme
sur elle : « Dans l’écheveau textuel que je tisse pour toi, je creuse
des pages blanches afin que tu t’y allonges et les saupoudres de tes
mots ou de tes non-mots. » Rendez-vous à la dernière page pour voir si
le piège a fonctionné.
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Voir aussi : Écume. Icône H. Moctezuma.
Perrine Simon-Nahum, Sagesse du politique, L’Observatoire, 2023.
« Comment les
démocraties peuvent-elles redevenir désirables ? » La question est
particulièrement pertinente à une époque où un peu partout dans le
monde, les électeurs (base même d’une démocratie) tendent à privilégier
des régimes fort, comme si eux seuls pouvaient répondre aux crises
sanitaires, écologiques, démographiques, guerrières qui se multiplient.
Il ne s’agit pas d’une impression subjective : les indicateurs mis au
point par Freedhom House, organisme chargé d’étudier l’état de la
démocratie dans le monde, confirment ce recul, ainsi que des sondages
surprenants (16 % des Français sondés en 2021 se disent éloignés de la
démocratie).
Perrine
Simon-Nahum, professeur à l’ENS, s’est penchée sur la question, d’abord
de façon historique, en étudiant les trois âges de la démocratie, puis
de façon philosophique, isolant la question sans doute essentielle :
comment concilier les deux fondements de la démocratie, l’ordre
collectif et l’épanouissement individuel ? La cause philosophique du
mal lui semble la montée d’un ressentiment polymorphe mais
systématique, qui s’auto-entretient et s’accentue rapidement. Mais
aussi le dévoiement de l’idée européenne, qui aurait dû être un recours
et un garant de nos libertés, mais qui s’est vue instrumentalisée par
les gouvernements pour détourner sur elle la colère de l’opinion face à
des mesures impopulaires. L’Europe occidentale porte dès lors une
lourde responsabilité dans la faillite de l’idéal démocratique, qui
cesse d’être un « horizon régulateur » pour se réduire à un «
égalitarisme des conditions » impossible à atteindre, donc toujours
décevant.
Ce ressentiment
est accentué par les réseaux sociaux et par la tendance générale de
l’époque à la simplification et au complotisme. Or, le ressentiment
instaure un climat délétère qui a toujours été favorable au populisme
et, à sa suite, à l’autoritarisme. Il convient d’en observer les signes
avant-coureurs avant qu’il ne soit trop tard pour inverser la tendance.
Le principal est l’importance accordée aux émotions collectives qui se
focalisent contre un ennemi commun, au détriment du dialogue et de la
faculté de juger, qu’il faut sanctuariser.
Pour trouver une
solution, Perrine Simon-Nahum propose de suivre les conseils jadis
donnés par Raymond Aron et Michel Foucault d’étudier un régime en
fonction des contraintes dont il témoigne et des réponses qu’il y
apporte, et non en le rapportant aux grands principes dont il se
réclame. Cette « conversion du regard » permettrait de transformer la
faiblesse des démocraties (l’impossibilité à faire respecter leurs
principes) en force (la réponse donnée aux problèmes rencontrés). Il
faut éviter de donner à la démocratie des « habits trop grands », des
buts trop ambitieux qui conduiront à des déceptions.
En particulier,
il convient de la limiter à sa définition de régime politique sans
croire qu’elle puisse « s’identifier aux conditions de bien-être qui
ont accompagné la croissance économique ». Le mirage d’un État
providence aux mesures sociales généreuses, né dans l’après-guerre, a «
laissé en suspens la question de l’exercice du pouvoir ». Cela pouvait
fonctionner en période de croissance, mais les revendications sont
restées les mêmes lorsque celle-ci s’est ralentie. La démocratie a
alors cessé, aux yeux des citoyens, de s’identifier à l’égalité et a
semblé liée au capitalisme. Cette tendance a été particulièrement
visible lors de la réunification de l’Allemagne, qui s’est fait au nom
de l’économie (égalité des revenus entre les deux Allemagne) en
sacrifiant la dimension politique. La réponse à la crise des subprimes
en 2008 est allée dans le même sens. Il en est sorti un «
néolibéralisme » qui stigmatisait les plus pauvres, inadaptés au monde
de la concurrence, et non l’avidité des plus riches. La fin de l’État
providence qui s’en est suivie a augmenté le ressentiment.
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Louise L. Lambrichs, Sur le fil, envolées, dessins Granjabiel, Douro, 2024.
Le trait unit et sépare
Divise et souligne
Oriente et touche au vif
Invite et interroge
S’inscrit et s’élance
Déchire et rassemble
Poèmes et
dessins, dans ce recueil, semblent posés « sur le fil », sombrant d’un
côté, s’envolant de l’autre… Dans les dessins de Granjabiel (qui avait
déjà illustré Bris et collages
de Louise L. Lambrichs), le fil traverse horizontalement la page, comme
un axe entre le noir et le blanc, l’insouciance et la menace, l’envol
et la torpeur. C’est le moment où les personnages, hommes ou animaux,
s’inversent ou se transmuent. À cet axe horizontal répond, sur la page
de droite, l’axe vertical du poème, dont les vers sont centrés comme si
un miroir invisible se dressait au milieu de la page.
Côté noir,
l’abîme où l’on sombre irrémédiablement, l’abandon à un sommeil sans
rêve, à une vie sans idéal, à un confort aveugle aux désastres du
monde. Le « monde cannibale », violent ou mercantile. Le poème se fait
dur, révolté, devant la barbarie et, surtout, devant l’aveuglement. «
Bâtissez encore des cathédrales sur des charniers ». Dans les dessins,
les profondeurs sont souvent menaçantes, dépassant à peine le fil,
comme des icebergs, ou l’aileron du requin. L’oiseau qui ouvre le bec
devant la toute petite tête émergeant de la terre n’imagine pas le
monstrueux serpent qui la prolonge…
Côté blanc, tout
« ce qui compte et ne se chiffre pas », la « petite lumière » que l’on
cherche au fond de soi, du silence, des mots. Car entre les deux, le
fil est peut-être celui de la langue. Le monde se dit, s’écrit,
bruyamment ou en silence. La parole aussi a ses deux versants. D’un
côté, les bavardages bruyants, le « grand brouhaha », les « voix
absentes » des beaux parleurs, la « parole lisse / enflée de déjà vu
d’inconsistance ». Mais en face, il y a ceux qui écoutent, muets, « les
endettés de l’âme ». C’est là que s’opèrent les vrais miracles, dans le
silence, « en douce et en coulisses / Au creux des âmes encorbellées ».
Ce qui ne nous empêche pas d’écouter aussi « la langue puissante des
poètes ancrée dans le vulnérable / les failles de l’être par où
surgissent / inattendues / d’insolentes lucioles »…
L’abîme devient
alors ce que l’on doit explorer pour en faire jaillir de nouveaux
espoirs, une langue purifiée et régénératrice : « Ma pensée s’est
tissée en secret dans les creux / Les failles à claire-voie / Les
silences bavards / Comme la mer sculpte la roche ». Il ne faut pas
craindre d’affronter les monstres souterrains ou sous-marins, il faut
toucher le fond de ce « grand sac de larmes » dans lequel on baigne
comme dans une mer intérieure. Le désespoir alors se retourne comme un
gant, grâce à un regard doux, un sourire clair, une voix tendre.
Pour celui qui
sait creuser, piocher, fouiller, forer, dans le monde comme en
lui-même, dans le silence, dans la lecture, les abîmes contiennent
aussi des pépites. Ce recueil, qui nous invite à « tenir sur le fil
sans désemparer », laisse à l’espoir le verso de la révolte. Il écoute
les mots pétiller et se répondre : « Ils explosent chacun fourmille de
sens qu’il trimballe en tous sens / Caracolant brinquebalant parmi les
autres ils s’aiment et s’emboîtent / Se frottent et se repoussent ».
Tel est le secret du poète « heureux de son désespoir », et qui sait
partager son bonheur avec son lecteur…
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Voir aussi : Quelques lettres d’elle, Les amants de V., Malpensa. Bris et collages.
Mathias Lair, Aucune histoire, jamais, Sans Escale, 2021.
« Toute histoire
est mensonge dès qu’elle se referme sur elle-même, le réel qu’elle
suppose est reconstruit de toutes pièces ou presque. La vraisemblance
suffit. » C’est contre ce principe que s’élève le narrateur du récit
cadre, un auteur qui tâche de convaincre un interlocuteur rebelle. Le
roman se construit donc à deux niveaux : l’histoire qu’il tente de
raconter, en caractères italiques, et les conversations, en caractères
romains, qu’elle suscite entre son auteur et un « Vieux »
perpétuellement insatisfait du résultat.
Pour faire
simple, les récits intermédiaires évoquent, en italiques, la conception
d’un embryon bavard, durant la dernière guerre, son combat contre une
faiseuse d’anges, la rencontre de ses parents, dans des passages tour à
tour mystiques, poétiques, tragiques, drôles, et parfois tout cela
ensemble. Et d’autres histoires, au fur et à mesure des réflexions des
deux personnages qui s’expriment plutôt en romains. Le Vieux a une
conception claire et figée de l’histoire, qui doit observer quatre
principes, respecter les convenances. Il veille à « l’efficacité
narrative ». L’auteur se rebelle contre cette vision étriquée – « Je ne
suis quand même pas obligé de sacrifier à la mode de l’autofiction ! »
mais il tente malgré tout de satisfaire son interlocuteur, reprend son
récit, change d’approche ou de sujet. Il tient à distinguer l’auteur,
le narrateur, les personnages. Mais si les personnages mettent à leur
tour en place des personnages, deviennent-ils auteurs ou narrateurs ?
C’est un jeu de poupées russes, ou de miroirs placés face à face. Une
analyse sérieuse, mais entreprise avec un humour efficace.
Les différents
récits perdent peu à peu de leur importance, et les réflexions de
l’auteur passent eux-mêmes au second plan face à la question qui peu à
peu titille le lecteur : qui est le Vieux ? On pense d’abord à un
éditeur, bien sûr, mais il n’a pas le projet de publier le texte. Un
conseiller littéraire ? Un psychanalyste ? Un universitaire, comble de
l’infamie (« Il est de cette tribu qui colonise et infeste les lieux de
la narration ») ? Un lecteur exigeant, espèce de Moloch dévoreur
d’histoires ? Ou à l’inverse l’écho, en tout écrivain, de toute la
littérature antérieure, « celui de milliers de parleurs aujourd’hui
disparus, de bâtisseurs d’histoires » ?
Une piste semble
bientôt se dégager : et s’il s’agissait purement et simplement de Dieu
? Quand on lui demande qui il est, le Vieux répond « qu’il était ce
qu’il était », comme Yahvé — sauf qu’il le fait dans un souffle
inaudible (« C’est du moins ce que j’ai cru comprendre »). Les appels
du pied se multiplient. Le Vieux se croit omnipotent, tiens ; il est
puissant et inaccessible, tiens tiens ; n’est pas du même monde que
l’auteur, tiens tiens tiens… « Pour un peu il se prendrait pour un être
éternel, vous voyez ce que je veux dire. » On voit très bien (car le «
vous » introduit subrepticement un autre niveau narratif, celui du
lecteur). Tout nous pousse vers cette interprétation : l’âme en quête
d’absolu (« quelle est cette présence dont je n’arrive pas à me passer
? ») préfère se donner un Dieu pour interlocuteur pour exorciser une
voix intérieure (« Mieux vaut encore lui parler et la sentir venir de
l’extérieur »). Mais celui-ci est étouffé par la tradition et incapable
de comprendre le monde moderne (« Passé le XVIIIème, il n’y a plus rien
pour lui »), ce qui agace prodigieusement l’auteur narrateur.
Le dialogue,
conflictuel, qui tourne au match de boxe, devient alors le vrai sujet
du roman. Il s’agit non seulement de faire éclater les règles usuelles
de la narratologie, mais aussi toute notion de vérité (« Toute vérité
dépend d’un présupposé purement gratuit »). Le Vieux prend coup sur
coup, répond, argumente, prend l’auteur à son propre piège (« En
clamant que je ne mange pas de ce pain-là, est-ce que je ne fais
qu’avaler de misérables hosties ? ») Étrange dialogue entre un homme
faisant profession d’athéisme, qui s’interroge sur l’existence du
Vieux, qui a même, dans d’autres livres, « décrit sa disparition »… et
une figure tutélaire et insaisissable qui a toutes les apparences du
divin, même si l’hypothèse est écartée. Si le récit en italiques parle
de la conception et la naissance de l’auteur, le récit cadre, en
romains, pourrait bien nous décrire l’émergence de la notion de Dieu
dans une conscience travaillée par son absence…
Car oui, il y a
une incontestable dimension mystique dans la conception racontée par le
fœtus friand d’italiques. On croit parfois lire du maître Eckhart : «
Car il s’agit, oui, d’un déchirement ; d’une blessure par où s’écoula
mon néant, par où je pris densité. » La naissance est un passage du
sujet absolu « à un état de larve prise dans mille pincements et petits
plaisirs vite pris vite épuisés. » Derrière l’ironie, on perçoit comme
une plainte de l’esprit éthéré pris au piège de la matière… « Qu’est-ce
que cette mystique ? » grogne le Vieux.
Pour se
débarrasser de cet interlocuteur encombrant, l’auteur ose même une
parodie de la Genèse, enfermant le Vieux dans l’histoire qu’il raconte,
pour pouvoir l’achever – « Il faut pourtant qu’il s’identifie à mon
personnage, qu’il en sente le déclin irréversible, et la disparition ».
Ainsi le Vieux passe-t-il des romains à l’italiques, où l’on menace de
le tuer… Ce saut narratif, qui évoque ce que Genette nommait métalepse,
un franchissement du seuil narratif qui sépare deux univers
irréductibles, est un des points culminants de ce singulier roman sans
histoire, mais non sans sujet. Car si, en fin de compte, une des identités du Vieux peut être le lecteur, n’est-ce pas moi, à mon tour, qui suis invité à disparaître ? Allons, il est peut-être temps de le faire...
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Voir aussi : Oublis d'ébloui, Aïeux de misère, Ainsi soit je. L'amour hors sol.
Annie Dana, Le piège des aveux, préface de Michel Host, Éditions unicité, 2023.
« Je crois à la
fiction qui porte des mots, je sais jusqu’où elle peut conduire ceux
qui les prononcent et ceux qui les écoutent. » Fiction ? Peut-être,
peut-être pas… En tout cas, un récit performatif, qui agit sur les
personnages et sur le lecteur. Un « piège », nous dit le titre, et le
mot s’applique au lecteur aussi bien qu’aux personnages… L’histoire est
portée par une triple voix, à laquelle s’ajoutent, par moments, des «
portraits » ou des épisodes d’une « passion » à prendre presque au sens
biblique du terme. La première voix est celle de Jacques, aumônier
d’une prison intrigué par un détenu, Antoine. Une relation qui le remet
profondément en question : « Il me semble ne plus rien savoir et devoir
réapprendre ce qui hier m’était naturel comme le fait d’être au monde.
» Ce sont les pages de son journal que lit le lecteur.
La deuxième voix
est celle d’Antoine, donc, mais nous ne connaîtrons pas ses
conversations avec Jacques. Il écrit à une femme, une certaine
Constance, qu’il ne connaît pas, et peut-être ces lettres ne sont-elles
pas envoyées : « Personne ne lira ces pages. Il est des mots faits pour
être écrits, non pour être lus. » Mais Constance imprègne son
existence, tant il en a entendu parler par un ami, Simon, un peintre,
amoureux d’elle à la folie. « Pourquoi Simon m’a-t-il choisi ? Pourquoi
vous a-t-il décrite à moi, jusqu’à ce que votre image prenne à mes yeux
le poids d’une femme plus réelle que les exilées de ma propre vie ? »
Et pourquoi Antoine lui écrit-il ? Qu’attend-il d’elle ?
Elle, Constance,
la troisième voix, mais qui n’intervient que tardivement, en nous
laissant penser qu’il y a peut-être eu un quiproquo. Quant au quatrième
acteur, Simon, il ne prend jamais la parole, mais sa présence traverse
le roman. C’est là que l’on sent le piège se refermer sur les
personnages. Piège des aveux, d’abord. Simon, en effet, ne se contente
pas de prendre Antoine pour confident, « il m’invitait à participer à
l’aventure de sa vie. » Les rapports entre Antoine et Simon, en effet,
apparaissent comme une mise en abîme dans cette confession. Simon, dont
Constance n’a pas voulu, se demande Antoine, pourrait-il être l’amant
qu’il n’a pas eu ? À moins qu’il ne soit un double, réel ou fictif ? On
qu’à demi étonné qu’Antoine, à la fin du roman, se procure gouaches et
pinceaux… alors que le peintre c’est Simon ! Piège des aveux…
Mais il y a une
autre confession, donc d’autres aveux : celle qui se fait au prêtre,
Jacques, dépositaire à son tour d’une histoire empoisonnée. Car le
venin des souvenirs s’insinue en lui, avec les mêmes conséquences : les
rôles s’inversent à nouveau, cette fois entre l’aumônier et le détenu :
« C’est lui qui est venu me voir dans ma prison, note Jacques dans son
journal. Celle où je m’impose, année après année, un cortège de
mortifications pour combattre mes peurs. » La fin du roman suggère très
discrètement l’inversion suprême des rôles : l’aumônier évoque des «
crimes », le prisonnier prépare son bagage… Le piège s’est-il refermé
sur le prêtre autour de cette double équation, Jacques devient Antoine,
qui devient Simon ?
Pas si simple.
Apparemment, il y a eu meurtre, ce qui explique l’emprisonnement
d’Antoine. Mais on se demande, dans un chapitre clé qu’il ne faut
surtout pas dévoiler, s’il n’y a pas eu erreur de victime. Apparemment
Antoine fait ses valises. Mais celui qui voyage, c’est Simon, qui, dans
un avion, rédige pour Constance « des lettres de solitaire à la
solitude ». Apparemment, Jacques, l’aumônier, est en quête de Dieu, de
cette illumination qu’il a vécue et d’où procède sa foi. Mais la quête
mystique est celle de Simon, dont le coup de foudre tient de
l’illumination et qui finit, faute de vivre sa passion avec Constance,
par rechercher sur tous les continents des femmes mythiques, peintes ou
sculptées, comme si elles pouvaient lui révéler l’Unique, l’Inconnue,
la première femme surgie du Chaos. Ici encore, les trois rôles
principaux se chevauchent, dans un rapport à la présence ou à l’absence
de l’autre. Lorsqu’Antoine se tait, Jacques croit entendre monter «
inconcevable pour lui, la voix audible de la présence de Dieu. »
Et si là était
la piste ? Dans le silence d’Antoine, dans l’absence de Simon, qui se
prépare à « déserter son histoire », dans le retrait de Dieu ? Et si,
en fin de compte, Constance n’existait pas ? La question se pose, pour
le lecteur comme, à un moment, pour l’aumônier : « Son récit
m’encombre. N’a-t-il fait qu’imaginer les fantômes qu’il évoque ?
Simon, Constance, ce double de lui-même qui a pour nom Antoine. Que
s’est-il passé entre ces trois êtres qui excède la réalité ? » Même
doute pour Constance, qui n’a jamais rencontré Simon : celui-ci a-t-il
jamais existé pour elle ? L’hypothèse d’une fiction habile séduit un
moment, mais d’autres pistes s’ouvrent aussitôt. Un jour, après un
enterrement dans lequel il officie, Jacques aperçoit un homme courir
sur les pas d’une femme vêtue de gris, « paraissant la pourchasser avec
autant de véhémence que de terreur ». Il se demande s’il ne s’agit pas
de Simon et de Constance, ce qui témoignerait impartialement de
l’existence des deux personnages insaisissables. Le lecteur est prêt à
y croire, mais n’est-ce pas à nouveau un piège ? Après tout, Jacques ne
connaît pas le couple, comment pourrait-il le reconnaître ?
On remarque
alors le curieux mélange des temps et des modes dans le récit : le
conditionnel, le présent, le futur. On sourit, on a évité le piège…
Mais à peine en a-t-on pris conscience que la romancière l’assume :
nous sommes dans un « temps fluctuant, parfois conjugué au futur,
parfois au passé révolu ». L’histoire se poursuit « comme un fil de
funambule tendu entre passé et avenir. Ou plutôt entre présent et
avenir, le passé cloué sur place, étranglé par le nœud coulant d’une
corde. » Le piège s’est refermé sur le lecteur, car avouons-le, on ne
parvient pas à se détacher d’une intrigue qui file entre les doigts.
Qu’importe, après tout, la réalité de l’aventure entre Simon et
Constance ? L’important, c’est ce qu’elle va tisser entre les
protagonistes. « Peut-être est-ce même l’apprentissage de la mort
auquel je m’initie en trouant l’espace invisible entre vous et moi »,
remarque Antoine à Constance.
Tenace, le
lecteur cherche d’autres pistes. Le mélange des temps ne symbolise-t-il
pas le figement spatio-temporel de la prison ? L’espace clos semble
inexistant — « Ici, on assiste à la mort de l’espace, dans la pénombre
nauséeuse des cellules… » Le temps mis entre parenthèse semble arrêté.
La nuit, Antoine garde les yeux grands ouverts, « il s’obligeait à
s’éveiller pour contempler le temps immobile ». Alors, Constance,
l’insaisissable Constance dont le prénom évoque précisément la durée,
ne transforme-t-elle pas la vie en un « destin unique », ne
devient-elle pas aux yeux de Simon « une femme dont la trace dans sa
vie en annulerait à jamais la brièveté » ? Lorsque celui-ci, frappé
d’un coup de foudre, se retrouve paralysé par la « fatalité » de la
rencontre, ne revit-il pas la scène inaugurale de l’illumination ?
C’est en tout
cas la piste que j’ai suivie pour sortir du piège de la lecture. Je ne
garantis pas que ce soit la seule, ni la meilleure. Des trois hommes
qui apparaissent dans le récit, deux ont vécu cette scène inaugurale,
le peintre Simon, par le coup de foudre, et Jacques l’aumônier, par
l’expérience mystique. Les deux portent un nom d’apôtre, puisqu’après
tout, on nous invite à suivre une passion… Antoine, de son côté, n’est
qu’un égaré de la vie, aux limites de l’inexistence. « Nul ne l’attend,
ne le retient, ne l’appelle. Nulle part est le lieu d’où ont surgi
Simon et Constance, où ils sont retournés. » Antoine appartient à ces
passants qui, dans la rue, « n’ont aucune raison de marcher, sinon de
maintenir en eux le sentiment fragile d’exister ». Citadin de fraîche
date, « exilé provincial », il reste entre deux eaux, entre deux
identités, incapable de se reconnaître lui-même — un jour, en se
regardant dans la vitrine d’un magasin de farce et attrapes, il se
trouve difforme et velu ; le suivant, imberbe et élégant dans celle
d’un maroquinier. Comme un bernard-l’hermite, il se glisse dans la peau
des personnages définis par les annonces d’emploi. Il simule devant les
amis du club qu’il fréquente. Il incarne le monde muable, labile, qui
s’oppose à celui de la constance, de Constance, de la prison, du destin
intérieur. Et si c’était lui qui piégeait les deux autres, et du même
coup le lecteur ? Réelle ou inventée, l’histoire de Simon lui donne
enfin une existence, un destin. « De ma vie propre, je me souviens à
peine. Comme si je n’avais pas existé, mon corps habillant une forme
vide. » À l’inverse de tous ceux qui se montrent « curieux de vivre »,
il éprouve très tôt le besoin de s’en abstenir. « Ayant renoncé à faire
une œuvre de ma vie, je résolus de m’immiscer dans celle des autres,
érigeant ma liberté sur les décombres des histoires dont j’étais
spectateur. »
Le roman tout
entier est centré sur ces dépossessions successives. Entre Simon qui
déserte sa vie, Antoine qui investit celle des autres, Jacques qui
s’enferme dans sa prison intérieure, se joue une partie serrée, dont
l’enjeu est la vie, la liberté, la mort. « Un jour certains rencontrent
cet exil. Et c’est une vraie rencontre, un temps d’épousailles. Alors,
on entre en exil dans sa propre peau. » Le livre lui-même disparaît
dans cet enjeu, les mots perdent leur signification pour trouver un
sens supérieur. « Ce seront des questions issues d’une langue jamais
enseignée, une langue de suggestion, d’approche, à laquelle il donnera
vie le temps d’être entendu, même si Constance ne l’a pas entendue ni
comprise, si personne d’autre de la parle. » Une langue quasi divine,
puisque tout est à recréer. « Si elle disait “Oiseau”, entre eux
voletterait un oiseau, et ainsi de tout ce qui existe et n’existe pas,
ainsi de toute chose créée et incréée. »
Cette dimension
mystique s’affirme de plus en plus au cours du roman. Simon fuit la
réalité pour découvrir, au-delà du monde, un pays ignoré des atlas où «
ce qui n’a pas eu lieu peut enfin survenir », le lieu de l’éternité.
Avec néanmoins l’inéluctable doute qui prend le lecteur comme les
personnages : n’ont-ils pas en fin de compte sombré dans la folie ? Une
chambre où le sommeil s’avale sous forme de pilules nous fait parfois
penser à un hôpital psychiatrique, mais prudence : la phrase est
rédigée au futur. Peut-être s’agit-il de la nôtre… Alors acceptons
notre propre dépossession devant ce labyrinthe magistral où s’égarer
devient un délice. « Il y a mille moyens de chercher à se perdre et à
se trouver en se prétendant quelqu’un qu’on n’est pas, les acteurs le
savent bien, qui pratiquent chaque jour l’art de l’illusion. »
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François Henry, N’oubliez pas Marcelle, Rocher, 2023.
Marcelle « fait partie
de ces gens semblant n’exister, dans la mémoire des autres, que par
leur dévouement ». Parler d’elle, c’est « mal user sa salive », alors,
écrire son histoire ? Comment évoquer le destin de quelqu’un qui s’est
engagé « sur le chemin de la non visibilité / de la transparence voulue
et décidée par d’autres qui n’en ont même pas conscience, sans doute »
? Habile à débusquer les mille nuances d’une âme, même, et surtout
évanescente (on se souvient de Loïc, dans Loin du soleil, ou des nouvelles de Jamais le droit de crier),
Françoise Henry relève le défi. Ces destins si ténus qu’on les croirait
anonymes la fascinent, on n’a pas le droit d’oublier Marcelle ni ses
millions de semblables, cousine Bette de Balzac, tante Séraphie de
Stendhal, vieilles filles sacrifiées à la carrière d’un frère, au
soutien d’un père, à la bonne marche de la maison.
Marcelle Jallard a vécu au bord de la Loire, dans une ville dont
le pont canal et les quatre rivières qui la baignent évoquent Digoin.
Elle est née entre deux guerres, aînée, et fille, double disgrâce. Ce
n’est pas d’elle qu’on s’occupe, « on n’a jamais eu peur de la perdre
». Et le corps, à l’époque, on n’y prête guère attention, par pudeur,
imprégnation chrétienne, indifférence. Alors la malformation de la
hanche, l’opération à deux ans, l’accident d’autocar, le cancer du
sein, le grain de beauté malin, est-ce que cela compte ? Mais sait-on
jamais si le corps ne s’exprime pas par ses blessures ? « Tu ne m’as
jamais fait jouir, jamais fait exister sous les caresses, alors voilà,
moi j’existe quand même ».
Marcelle ne poursuit
pas ses études, pour pouvoir travailler à la maison, devient «
maîtresse de maison » après la paralysie de son père. Marcelle
s’échappe un moment, mais avec un sentiment de culpabilité, assiste un
cousin magnétiseur qui la fascine et qui la manipule, revient à la
maison. Les hommes, qu’elle érige en demi-dieux, savent profiter
d’elle. Sauf celui qu’elle aime, qui l’aime peut-être, aussi, mais dont
le père serait un collaborateur. Il faut l’oublier.
Car Marcelle est
traversée par l’histoire, la grande, si la sienne reste désespérément
étriquée. Le pétainisme conventionnel des parents. Le frère résistant,
déporté, jamais revenu de Buchenwald (comme Jacques, dans Plusieurs mois d’avril).
La frontière entre zone libre et zone occupée. Mais le père ressort de
la guerre essoré, la mère rincée, le frère survivant « pris d’un besoin
urgent de s’extirper du moule » et Marcelle, « lestée d’un interdit à
vie : tais-toi, tais-toi… »
Alors il reste les
rêves. Marcelle rêve. Toute seule dans la nuit, son lit devient une
barque — et la phrase se met à sinuer sur la page. Il faut dire que la
présence de l’eau, du fleuve, des quatre rivières, est souveraine dans
le roman et dans la perception de la vie. « Une vie que n’entaille
aucun fleuve ne sera jamais aussi vivante aussi bruissante aussi
transparente qu’une ville traversée par de l’eau ». Et lorsqu’à la mort
de Marcelle, on retrouve ses carnets (motif également présent dans Plusieurs mois d’avril),
on se rend compte qu’ils n’évoquent que les moments de douceur, de
calme, de simple bonheur aux côtés du fleuve. « On se dit alors que,
peut-être, on a tout faux / on n’aurait pas assez pris en compte /
cette douceur / ce sourire ? » Peut-être. C’est si fragile, une vie
sacrifiée, si ténue, une voix habituée à taire l’essentiel. Mais ce qui
a été écrit, n’est-ce pas justement cela, l’essentiel ? « Nous prenions le bateau, descendions le fleuve, toujours ce calme, c’était beau ».
Pour évoquer ce
personnage à la fois fort et évanescent, il fallait une langue neuve,
assez souple pour épouser tous les contours d’une personnalité
contradictoire. Une langue qui s’écoule comme le fleuve : il n’y a
qu’un seul point, dans le livre, le point final, car « on peut même
raconter [cette vie] sans mettre de point car dans une vie il n’y a
jamais de point si ce n’est le final quand il n’y a plus rien à dire ».
La phrase prend le rythme de la page, flotte entre les blancs et les
retours à la ligne, comme ballotée par le flot. Elle nous adresse
parfois un clin d’œil par un émoji :-) ou par l’écriture
inclusive (lesquel-le-s). Des clins d’œil vite passés et jamais
répétés, comme le paysage qui borde le fleuve. Légère, tenace,
surprenante, Marcelle. Alors, non, on ne l’oubliera pas.
Voir aussi
: Le
drapeau de Picasso, Plusieurs mois d'avril, Sans garde-fou, Juste avant l'hiver. Jamais le droit de crier. Loin du soleil.
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