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2014
Amina Saïd, Le corps noir du soleil, Rhubarbe, 2014.
L’épopée d’Alexandre, Iskander dans la tradition arabe, a suscité une
abondante littérature, romanesque ou poétique, légendaire ou
historique. L’originalité de ce récit poétique est de soumettre ces
anecdotes issues d’horizons divers à une quête unique, dans un
symbolisme convergent, transformant une traversée désordonnée du monde
en voyage initiatique. Le récit lui-même est circulaire, le dernier
chapitre / poème, sur la mort d’Iksander, rejoignant le premier, sur
son agonie. Entre les deux, les souvenirs qui se bousculent en lui
semblent bien dispersés, certains épisodes de la jeunesse, comme le
domptage de Bucéphale, apparaissant au milieu exact du livre. C’est
qu’ils obéissent à une autre logique, que le lecteur est invité à
suivre, sinon à inventer. « Quelqu’un qui cherche ne peut avoir perdu
son âme », lui dit un « sage vêtu d’espace » au pays des brahmanes. Et
de lui donner rendez-vous à Babylone, où commence et où finit le récit.
Face à cette
logique circulaire se dresse celle de la conquête, linéaire, vers un
but précis, marchant à rebrousse-soleil vers l’orient, mais se
détournant en permanence vers les quatre horizons. À chaque ville qu’il
fonde, Iksander croit avoir trouvé le centre. À chaque nouvelle
conquête, il croit avoir atteint les limites du monde. Il n’est que
dans un « univers chaotique » résumé par une peau de bête racornie que
le sage piétine d’une extrémité à l’autre. « Qu’il posât le pied sur
l’une de ses extrémités / la peau se soulevait en ses autres parties /
enfin il se plaça au milieu / et l’ensemble demeura immobile. » C’est
alors qu’Iksander pose lui-même les limites du monde en douze stèles de
pierre qui marquent, non pas les confins de la terre, mais les bornes
de son désir de conquête. Alors il peut parcourir le « pays du soleil
nocturne », le chemin parcouru en sens inverse, mais en sachant
désormais que le monde est limité, par son propre geste, et que
l’illimité qu’il cherche est en lui.
La mort
d’Iksander, dans ce dernier centre du monde qu’est Babylone, est
l’ultime résumé de tout ce qu’il a vécu, mais transfiguré par cette
quête désormais intérieure. « Par mes yeux passe une ombre / qui me
découvre le corps noir du soleil / j’aborde un monde neuf par une arche
de silence ». Tout y prend un autre sens — le nœud gordien qui se
dénoue sans avoir à le trancher, la pierre du salut, trop lourde pour
être pesée tant qu’elle n’est pas recouverte de la poussière du
tombeau. Le corps léger, enfin, il aborde au pays du soleil nocturne.
Voir aussi
:
Chroniques des matins hantés.
Dernier visage avant le noir.
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Ghislain Cotton, La couleur des lupins, éd. Murmure des soirs, 2014.
Peut-on empêcher
les lupins de devenir bleus ? Ghislain Cotton en relève le défi… mais
n’en trahissons pas le secret… Avec un véritable sens du récit, dans
une écriture classique parfaitement maîtrisée, malicieuse par moments,
plus grave ou poétique à d’autres, il évoque un petit monde brisé par
un deuil ou une maladie, se livrant à des plaisanteries saugrenues ou
macabres, inventant de touchantes manières d’avouer un penchant... À
l’affût dans les endroits publics, au restaurant, dans un colloque,
dans une réunion de famille, le narrateur traque avec un incroyable don
d’observation une expression, une mimique, un geste esquissé. Le
regard est acéré, compatissant, parfois ironique, toujours complice,
jamais cynique. Flirtant parfois avec le fantastique pour évoquer une
mystérieuse « Chose », parfois avec l’humour grinçant pour imaginer des
crimes psychologiques longuement mûris, il regarde avec tendresse les
êtres frappés par un accident de la vie, mais avec une cruauté
cinglante les auteurs, universitaires ou critiques littéraires imbus
d’eux-mêmes. Le colloque organisé autour de la personnalité
controversée de Cornélius Farouk est de ce point de vue désopilant,
caricaturant la pédanterie des chercheurs (toute une intervention sur
l’accent aigu du prénom Cornélius) ou le nombrilisme d’un auteur dont
la communication n’apprend rien sur le sujet du colloque, mais beaucoup
sur l’œuvre de l’intervenant…
On appréciera
les portraits émus de ceux qui tentent de surmonter à leur manière les
drames de la vie, les deux acrobates qui finissent par se ressembler et
qui cachent derrière une complicité élégante des blessures
douloureuses, ou la veuve qui ne peut plus supporter la réception
faussement guindée qui suit la crémation. J’ai surtout apprécié la mise
en abîme des récits, qui multiplient les points de vue et nous
maintiennent en permanence dans la défiance d’une vérité éclatée :
interventions dans un colloque, témoignage envoyé à un avocat,
correspondances… Il faut parfois se méfier de nous-mêmes, admettre
qu’après le plus touchant des dialogues, on peut très bien avoir parlé
tout seul. Peut-être est-ce ainsi qu’on empêche les lupins de devenir
bleus.
Voir aussi :
Reconquista,
Le passager des cinq visages.
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Maxime Coton, Resplendir, Esperluète 2014.
Six histoires,
six destins, surtout de femmes, de tous âges, de toutes conditions. Des
destins en errance, figés dans la stupeur de vivre à un moment de
crise. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’une abdication devant la
vie. Ici deux sœurs désœuvrées ne réagissent que par des gâteaux à ce
qui les touche ; là, une chercheuse en épigénétique ne supporte plus la
maîtrise de sa vie à laquelle elle est parvenue. Un prêtre est soudain
atteint de troubles comportementaux : « Son cœur déviait, devenait vain
et vagabond. Il flottait de tout côté, sans plus se fixer sur rien. »
Et se met à distribuer des tracts ! Les récits se diluent, au bord
parfois de l’inconsistance, mais c’est de là que naît la tension. Les
deux sœurs qui ne peuvent réagir que par la pâtisserie et la fête à la
mort de leur grand-mère ne sont pas des égoïstes. Le fait, trop brutal,
s’est transformé pour elles en une injonction tout aussi brutale,
impérieuse à réagir face à cette disparition. C’est de cela qu’elles se
sentent incapables, comme la chercheuse se sent incapable de vivre sans
plus dans la réussite de ce qu’elle entreprend. « A-t-on le droit
d’être l’incendie au sein du bonheur quotidien ? », se demande-t-elle.
Alors, on peut se surprendre à suivre dans la rue un inconnu qui
demande un coup de main pour transporter un sofa. Simplement parce
qu’il ne demande pas une adhésion inconditionnelle à la vie. Ou l’on se
paie un dernier galop, comme « Rêve d’or », un cheval blessé et
condamné, que son maître mène voir la mer pour la première fois…
La langue tour à
tour poétique ou à fleur de réalité, fluide ou heurtée, alternant la
rapidité d’un récit à la lenteur d’une évocation, est riche en
notations irrésistibles (un chien « à tête de pantoufle ») ou poétiques
(« un souffle brumeux dépiaute mon enfance », « les mains créent les
ellipses du temps »). En quelques mots, on voit, on entend les
personnages, comme le curé excentrique dont les prêches marquaient les
paroissiens : « Les mots déboulaient dans sa bouche par à-coups, tels
de larges pierres ponces. »
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Marc Pirlet, Histoire de Bruna, Murmure des soirs, 2014
« À quoi bon un livre de plus sur l’univers concentrationnaire ? » se
demande Marc Pirlet au moment de publier le récit qu’il a tiré des
souvenirs de Bruna, à présent nonagénaire et qui évoque pour la
première fois son expérience à Ravensbrück et à Bergen-Belsen. La
réponse est connue : chaque expérience est singulière, et seule la
totalité de ces récits peut donner une idée d’une horreur qui dépasse
les mots. Mais il y a, pour moi, une autre raison, qui tient à la
personnalité de Bruna et au décalage toujours croissant — 70 ans
désormais — entre les événements et leur récit. Nous vivons dans un
petit coin d’Europe épargné depuis par les grands conflits, souligne
Marc Pirlet, alors que des atrocités équivalentes continuent à
ensanglanter d’autres pays. Ceux qui ont vécu ce monde de souffrance, «
tellement différent et radical dans son altérité », sont allés au-delà
des mots et de la pensée, « initiés » comme s’ils avaient mis le pied
sur une autre planète. Et c’est cela qui transparaît dans cette voix
ténue, à la fois atténuée et amplifiée par la réécriture de l’auteur.
On est au-delà du témoignage sur un passé que l’on croit ancien : c’est
la souffrance éternelle du monde, la violence du monde d’aujourd’hui,
qui est interrogée, et notre capacité à en saisir l’épouvante — ce mot
que l’on n’utilise plus que pour des films — et à agir.
Intellectuellement, tout cela nous est connu. Les exécutions
arbitraires, pour passer l’ennui d’un gardien, les victimes dévorées
vivantes par les chiens, les mères squelettiques continuant à bercer
des bébés morts, et les « lapins », ces filles dédiées à des
expériences médicales parce qu’elles ont la malchance d’être plus
robustes que les autres… Mais tout cela se voit, à travers des yeux qui
n’ont pu effacer ces visions depuis 70 ans. Tout cela est encore
incroyablement présent. D’autres passages sont émouvants, faisant
passer un bref rayon de soleil sur l’horreur absolue, comme le geste
surprenant de ce gardien, qui lave les cheveux de la toute jeune
prisonnière, pour lui éviter d’être tondue en prévention des poux.
Peut-être parce qu’il avait compris que raser les cheveux d’une femme
est comme un viol. « En lui sauvant ses cheveux, peut-être pensait-il
qu’il contribuait à lui sauver la vie. »
Voir aussi :
Un jour comme un oiseau.
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Miguel Bonnefoy, Le voyage d’Octavio, Rivages, 2014.
Dans un bidonville de La Guaira, au Venezuela, un colosse débonnaire
cache comme une maladie honteuse son analphabétisme. On pourrait se
croire dans un roman misérabiliste, misérablement réaliste. Mais quand
on voit don Octavio, faute d’avoir avoué son infirmité, saisir la table
de bois où le médecin a écrit au charbon une ordonnance, et la porter
sur son dos jusqu’à la pharmacie, au risque de la voir s’effacer à
chaque pas, on comprend qu’on est dans un autre univers, qui
n’appartient qu’à l’auteur et qui s’impose à nous avec force. On est
prêt à tout accepter. Ça tombe bien : tout peut arriver. Miguel
Bonnefoy a le sens inné de la mise en scène, l’art de susciter, par une
situation paradoxale, teintée d’humour, de poésie, de tendresse, des
images qui s’incrustent en nous et y déposent du sens à notre insu,
comme une rivière dépose ses sédiments. Ici, un cambrioleur téléphone
au propriétaire absent pour obtenir la clé du meuble précieux qu’il ne
veut pas abîmer en le forçant à la hache. Là, un homme dont l’existence
est liée au torrent maigrit au fur et à mesure qu’il s’en approche.
Qu’est-ce que cela nous dit ? Rien, apparemment, on hoche la tête,
complice, on oublie, mais l’image est en nous et acquiert son sens au
fil du récit.
Cet art très
visuel est par ailleurs en accord avec le sens même du roman. Car ce
livre n’est pas celui de l’analphabétisme. Au contraire. Octavio lit,
mais autrement. Dans la terre, il lit « l’oiseau à la trace de ses
pattes, la souris à ses débris, la mule à l’empreinte du sabot ». Dans
une grotte, au terme d’un voyage initiatique, il découvre des signes
tracés par la végétation qui a rongé la pierre : l’écriture n’est pas
née de l’homme, mais « de cette nature sans raison, où rien ne vient
empêcher la soif tropicale de grandir », née « de cette frénésie, qui
fait plier le genou à toutes les abondances, à toutes les démesures ».
Ici s’est écrite une autre histoire, une autre science, une autre
médecine — le médecin lui-même doit convenir que la forêt délivre des
ordonnances, fournissant les remèdes aux maux qu’elle provoque.
Lorsque l’on est
sorti de l’écriture humaine, qui ne sait que transcrire une Histoire
stérile, on entre dans celle qui façonne le mythe nourricier. Le mythe
ne se fige pas dans des mots ni des lettres ; il est mouvant comme les
hiéroglyphes inscrits par la Nature dans la pierre. Et si don Octavio
les déchiffre, c’est qu’il est l’enfant de la pierre, de l’eau, de la
terre. « Chaque peuple a sa plaie fondatrice : la nôtre est dans
l’effondrement de notre histoire. Nous avons dû nous tourner vers le
mythe pour la reconstruire. » Dans ce pays de passage pour les empires,
la permanence est dans l’impermanence, et le voyage de don Octavio en
est la traduction narrative. Ce roman n’est pas plus celui de la
possession et de la dépossession : la véritable propriété n’est pas
celle des hommes — Octavio s’en rend compte en fin de parcours,
lorsqu’il retrouve sa maison occupée par d’autres. C’est celle du
respect. Et l’on repense à notre cambrioleur délicat : n’a-t-il pas
autant de droit que le propriétaire sur le meuble qu’il n’a pas
massacré ? L’image a travaillé en nous, précisément, parce qu’elle n’a
pas été décryptée par l’écriture humaine.
Les personnages
eux-mêmes prennent cette dimension mythique : l’initiatrice de don
Octavio est une comédienne du nom de Venezuela, qui préfigure la
transformation finale de l’église en théâtre et de ce théâtre en pays ;
Octavio pose en saint Christophe faisant traverser un torrent dont le
gardien a des allures de génie. Octavio deviendra lui-même écriture,
son corps recouvert de cicatrices, de marques qui sont « comme les
lettres d’un même récit ». Il devient lui-même mythe, païen et
chrétien, entre le Christ à la barbe longue et aux cheveux sur les
épaules, et le dieu sylvestre, taillé dans le bois dont on fait les
saints.
Au service de ce
grand flux d’imaginaire, l’écriture est d’une étonnante inventivité,
filant la métaphore, fondant les sensations olfactives, visuelles ou
sonores, forgeant des formules percutantes et rythmées — « l’air les
enfermait comme les pages d’un livre » — « un vide s’était ouvert comme
un paysage »… Si l’on frôle parfois la préciosité, il faut reconnaître
que les images les plus hardies sont toujours justes. Comme le voleur
esthète qui cambriole une maison comme on écrit un poème, Miguel
Bonnefoy écrit comme on force la langue, « à la frontière délicate
entre un mal nécessaire et un mot nécessaire ».
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Sylvestre Clancier, Anima mia, Tensing, 2014.
"Et toi / comment uses-tu / de ton temps ? // Qu'écris-tu / pour
honorer / la vie ?" En quelques mots, l'enjeu est défini : écrire
honore la vie, et la poésie est le seul but que peut s'assigner l'homme
pour justifier la sienne. Ces courts poèmes groupés en quatre parties
vont droit à l'essentiel : la mort, le monde, la poésie, l'amour. Rien
que de très banal, sans doute, mais l'âme qui se cherche sincèrement ne
l'est jamais, y compris dans les thèmes les plus rebattus. Le recueil
tient de la quête, par moment initiatique, sans que cela pèse sur la
voix du poète (on y trouve l'Orient éternel ou le bandeau sur les yeux
des maçons), une quête surtout liée à la mémoire. Celle de l'enfance,
de la mère "enfouie dans la mémoire", du "Jardin lié à / l'enfrance
au plus / profond de moi"... Et le but ultime mêle l'élan mystique, la
révélation initiatique et la poésie, puisque la lumière est donnée
comme un autre alphabet.
C'est cette
sérénité inquiète qui séduit dans ce recueil : celle d'une âme
confrontée à un infini qui effraie mais qu'elle affronte avec
détermination ("Tu as longtemps créé dans un lieu / si vaste qu'il te
fallait en imaginer / la fin"), et à un abîme intérieur qu'elle sonde
tout aussi résolument, puisque lorsque le bandeau est retiré, "Dans ce
miroir tendu / c'est ton pire ennemi que tu as / reconnu". Son arme,
son repos, est "ce jardin secret / que lui promet la poésie"
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Voir aussi :
Œuvres poétiques.
Laurent Flieder, Frédérick Tristan, l'affabulateur fabuleux, Le Passeur, 2014.
Ce
n’est pas une sinécure de vouloir cerner en 250 pp. (dont 60 de
bio-bibliographie critique) l’œuvre de Frédérick Tristan. Par sa
profusion et sa variété, d’abord, dont une typologie intelligente donne
un aperçu en début de livre. Par le goût qu’elle manifeste pour les
hétéronymes (subtilement distingués des pseudonymes), ensuite, qui
rendent difficile, et parfois polémique, l’attribution d’un ouvrage à
son auteur, voire, à l’intérieur d’un livre clairement identifié, le
statut formel d’un passage. Par la somme de connaissances qu’il faut
maîtriser dans les cultures germanique, chinoise, yiddish, italienne,
paléochrétienne, ésotérique… qui fournissent tour à tour le cadre et la
matière des romans. Et surtout, par cet art du chausse-trape, du
trompe-l’œil, de l’emboitement télescopique des intrigues, qui aboutit
à une remise en question permanente du pacte fictionnel. Entre les «
vertiges » et les « tarabiscotages », pour reprendre le titre des deux
derniers chapitres, il y a de quoi se perdre et surtout, perdre un
lecteur qui ne serait pas familiarisé avec les livres de Frédérick
Tristan.
C’est le tour de force
de Laurent Flieder d’avoir relevé la gageure. Il y est arrivé non
seulement par une parfaite connaissance de tous ces livres, mais par le
dépouillement des archives de Frédérick Tristan, déposées à l’IMEC, et
qui contiennent des éclairages inédits sur sa conception de la
littérature. Surtout, il a laissé très largement la parole aux livres,
englobant de longs extraits, souvent de plusieurs pages, qui font de
cette monographie une anthologie thématique commentée plus qu’un essai
universitaire. Si le procédé peut dérouter à première lecture, c’est la
meilleure manière d’aborder une œuvre dans laquelle le récit constitue
la matière même de la réflexion. Nous sommes avertis d’emblée : les «
lieux intimes de création ne sont pas à l’écart, mais dans l’écart : la
différence, la marge ». Le lecteur ne trouvera le romancier ni dans
l’anthologie de ses textes, ni dans l’analyse qu’en donne Laurent
Flieder, mais dans les blancs du livre, et en particulier dans les
réponses que chacun donnera aux questions qu’il nous pose. Car la
fiction, chez Frédérick Tristan, et l’essai, chez Laurent Flieder, sont
agissants. Ils ne valent que par le rapport induit avec leur lecteur.
L’entrée en
matière, par exemple, est déjà révélatrice d’un rapport au lecteur. «
Frédérick Tristan existe-t-il ? » La question n’est pas (seulement)
rhétorique : l’œuvre de certains hétéronymes, comme Danielle Sarréra,
lui est encore contestée, et la disparition du romancier est
régulièrement organisée dans ses romans. Plus profondément, la
question, en renvoyant au rapport fondamental du Créateur et de sa
création (Dieu existe-t-il ?) nous rappelle l’incompatibilité
constitutive de l’un et de l’autre : de la même manière que, dans la
tradition juive, la création ne peut exister que par le repli de Dieu
sur lui-même (zimzoum), le roman, mais aussi ses personnages,
n’existent que par le retrait du romancier. Si l’anagramme de Dieu est
le Vide, celui de Tristan est Transit, ce qui devrait réjouir ce
passeur d’imaginaire. L’œuvre n’est pas un accès privilégié à celui qui
l’a conçue, et dont l’Histoire se moque en général : c’est la porte
d’entrée d’un territoire plus vaste, l’imaginaire, dont le romancier
n’est que le gardien, et qui permet au lecteur de sortir de lui-même et
des illusions du monde. Le portier existe-t-il ? Oui, tant que la porte
est fermée. Mais son but ultime est de n’exister plus. La fiction
permet de « fermer les yeux afin de les ouvrir », pour accéder à « une
réalité infiniment plus vaste que celle reconnue et validée par les
sens sous l’appellation de réel. »
Avant de
pénétrer dans l’univers de Tristan, Laurent Flieder nous en montre tout
naturellement les marges, la mise en abyme, les rouages : tout ce qui
va déstructurer l’anecdote pour briser nos processus de lecture
traditionnels. Qu’est-ce que « tricher la fiction » ? Comment les «
identités emboitées » de l’auteur constituent-elles la trame même du
récit ? Comme les diverses instances de narration ou d’autorité
entretiennent-elles une porosité significative ? Comment l’enfance du
romancier (que nous ne connaîtrons jamais que par ses dires, ne
l’oublions jamais, et qui fait l’objet de la même reconstruction
signifiante que les apparats critiques de ses romans !) a-t-elle nourri
son imaginaire, ses angoisses, ses convictions ? « Une fois récusés le
recours au psychologisme et toute prétention à imiter la réalité, il
reste en effet, pour agir et porter le roman, à inventer ce qui
n’existe que dans le roman, nulle part ailleurs, c’est-à-dire les
créatures issues de l’imaginaire de l’auteur. » Comme chez Pirandello,
les personnages font autorité pour nous parler de leur auteur : les
interroger, sous les différentes facettes du mythe (comment identifier
la Gargante sous ses multiples incarnations ?) et sous les jeux
orthographiques (quel rapport entre Franz, Friedrich, Fraise et un
certain Frédérick dans « le théâtre de monsieur Fred » ?), nous
en apprend plus que le jeu des masques successifs que multiplie
l’absence d’auteur. « Le séducteur est ainsi, plus qu’un homme, un ange
déchu, mais aussi un démon rebelle aspirant à la sainteté. » Voilà pour
don Juan, et pour le portrait de Frédérick Tristan auréolé en
couverture…
Mais voilà aussi
pour le lecteur, seul personnage central de ce livre, puisqu’il l’a
tenu en main durant quelques heures. « Ce qu’éprouve le lecteur est
alors moins de l’ordre de la construction intellectuelle, de
l’élaboration du sens à partir d’indices donnés par le texte, qu’une
tension vers l’après, l’étape ou la péripétie suivante, propre à la
lecture d’un récit linéaire. Et si ses romans proposent bel et bien une
expérience, ce n’est pas tant celle d’une nouvelle pratique de lecture
que celle d’un devenir autre. Devenir autre par la connaissance
d’autres univers référentiels, mythologiques ou culturels ; devenir
autre, surtout, au contact de personnages dont les transformations
forment la chair du récit. » Faut-il souligner que la lecture de
l’essai correspond à cette définition du roman, au point qu’on peut, en
le refermant, se poser la question qui l’ouvre : « Laurent Flieder
existe-t-il ? » Et y répondre de la même manière : et moi, en fin de
compte, où ai-je appris à exister ?
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Philippe Thiébaut, Pudeur, La Table Ronde (Pictum), 2014.
C'est une très belle idée qu'ont eue les éditions de la Table Ronde de
demander à un spécialiste de choisir cinquante tableaux, de les publier
en pleine page pour que le lecteur pénètre par les yeux dans le livre,
et de leur consacrer une courte étude - dix-huit pages - qui réponde
aux questions qui ne manquent pas de surgir. Philippe Thiébaut,
conservateur général du patrimoine, a choisi la feuille de vigne pour
illustrer le thème de la pudeur (ou plus précisément de la décence) :
l'iconographie relationnelle nous a appris depuis longtemps qu'un
tableau n'est pas la seule oeuvre de son créateur : le lieu où il est
exposé (privé, sacré, public...), sa mise en valeur, les oeuvres qui
l'entourent sur les cimaises du musée ou dans un salon, le choix de
l'éclairage ou du cadre... Tout cela fait partie de l'interprétation
générale qu'on fait d'une oeuvre d'art. Et les conservateurs de musées
ont sur ce point une responsabilité particulière. Ce sont eux, en
effet, qui ont affublé en masse, au XIXe siècle, les marbres antiques
de ce que Flaubert comparait à des appareils contre l'onanisme, qui
attiraient incontinent le regard vers ce que précisément ils avaient
pour fonction de dissimuler. Puis les artistes, saisis des mêmes
scrupules, ont conçu leurs oeuvres avec ces accessoires
sans lesquels ils risquaient à leur tour de passer entre les mains des
"calçonneurs" (ainsi avait-on surnommé Daniel de Volterra, qui avait
repeint des draperies sur le sexe des saints et des damnés dans le Jugement dernier de Michel Ange)
Et les questions effectivement ne
manquent pas à feuilleter le cahier iconographique de ce petit livre.
Comment tiennent ces appendices qui semblent collés au sexe masculin
comme une patelle à son rocher ? Comment celui qui les réalise
choisit-il la forme (plus ou moins moulante) et la taille (qui peut
laisser suggestivement dépasser un testicule et trois poils publiens) ?
Lorsqu'une feuille de vigne est apposée sur le moulage d'un corps nu,
l'a-t-elle été sur le modèle ou sur le plâtre ? Et le modèle du
photographe l'a-t-il chaussée (mais comment la faire tenir ?) ou
s'agit-il d'une retouche ? Que fait exactement une main à cet endroit ?
Comment une petite fleur parvient-elle à pousser précisément entre les
cuisses d'un ange en course, nous privant irrémédiablement de la
réponse à la question qui agita tout un concile ? Est-ce vraiment pour
se baigner nues que les femmes portaient jusque dans les années 1920
des cheveux jusqu'aux genoux ? Comment un ange peut-il rabattre son
aile par devant ? Les papillons sont-ils irrésistiblement attirés par
les odeurs génitales, et que viennent-ils butiner ? Pourquoi porter un
ceinturon sur sa poitrine, si ce n'est pour faire pendre adroitement un
fourreau entre ses jambes ? Pour offrir un bouquet à une jeune femme,
est-il indispensable de le frotter d'abord contre son sexe ?
Et le pire,
c'est que toutes ces questions, nos ancêtres se les sont posées. Ils
n'étaient ni plus innocents, ni plus idiots que nous. Ils trouvaient
déjà que "la pensée d'une feuille adhérente comme un polype au sexe
d'une statue est plus indécente que toutes les pensées des grivois et
des rieurs cyniques". Ils se demandaient déjà si les plâtres, ainsi
transformés en ceps, allaient être rongés par le phylloxera. Ou s'il
est bien convenant de mettre un tablier à Vénus, puisqu'elle ne porte
pas de robe. Philippe Thiébaut rassemble ces témoignages avec autant
d'humour que d'érudition. Une lecture stimulante sur un sujet
réjouissant, car, comme disait déjà Flaubert, "par le temps de bêtises
plates qui court" on aime à trouver, "au milieu des supidités normales
qui nous encombrent, au moins une bêtise échevelée, une stupidité
gigantesque".
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Brigitte Aubonnet, Violences, nouvelles, Le Bruit des autres, 2014.
Le suicide, les batailles sanglantes entre adolescents, la guerre dans
la boue et l’urine, le viol, l’exécution, la misère, la haine à l’état
pur… Les formes de violences ne manquent pas dans la vie. Ni dans la
première nouvelle de ce recueil. C’est un condensé de toute la violence
humaine qui donne le ton, comme pour se débarrasser de l’événementiel,
des clichés. Après, promis, fini, plus de sang, plus de guerre. Plus de
violence ? Voire ! Car celle-ci n’est pas toujours où on la croit. Dans
la tête, souvent. Dans la peur. Invitées chez des amis dans une
somptueuse villa du Midi, deux jeunes filles s’imaginent être tombées
dans un piège, écourtent leur séjour paradisiaque. Réalité ? Paranoïa ?
On ne le saura pas, mais la violence est bien là, dans l'idée qu’on
s’en fait. Et le lecteur est prévenu : la violence qu’il trouvera dans
ces nouvelles ne sera souvent que la sienne, celle qu’il porte en lui
sans le savoir et qui se révélera à la lecture.
La violence,
c’est parfois une absence de communication, ou pire, le refus d’une
communication - et pire encore, l’interruption d’une communication.
Deux amies de dix ans échangent tout à coup des insultes terribles.
N’est-ce pas parce que, pendant dix ans, elles n’ont pas réussi à se
dire l’essentiel ? Une femme seule aborde une inconnue sur un banc,
sans se rendre compte qu’une conversation anodine peut sembler une
agression pour celle qui ne s’y attend pas. Où est la violence ? Une
relation très intense s’établit par correspondance entre une femme
cultivée et un détenu. Mais l’interrompre n’est-il pas une brutalité
insupportable pour celui qui avait su s’évader par l’esprit ?
La violence,
c’est parfois la renonciation, l’ennui pesant qu’un jeune Marocain
accoutumé à la culture occidentale sent tomber sur lui lorsqu’on lui
impose de revenir vivre dans son pays. La violence, c’est parfois la
réponse d’un employé à une demande légitime — « Il a l’impression
d’être considéré comme un imposteur. Un mendiant qui quémanderait une
générosité déplacée. » La violence, souvent, c’est un souvenir
d’enfance, une relation avortée avec un père ou une mère, un substrat
refoulé qui empoisonne la vie sans qu’on s’en rende compte.
Et surtout, la
violence est un enfermement. Au sens propre, sans doute, puisqu’une
nouvelle met en scène un détenu. Mais à bien la lire, on se rend compte
que la prison n’est pas toujours où on l’imagine. Le contact avec une
correspondante, la découverte de la peinture peuvent constituer une
délivrance inespérée : « Merci encore pour le livre de peinture, cela
va enlever les grilles de mes yeux ». En revanche, la correspondante
qui se croit libre est peut-être plus prisonnière qu’elle le croyait,
et la grille devant les yeux prend de redoutables résonances. La
prison, c’est aussi la famille, le passé, l’amitié mal placée, un
magasin de boutons, un livre dans lequel on se coupe du monde, une
villa isolée… Alors, on rêve d’évasion. Au sens propre, bien sûr,
puisque les deux jeunes filles piégées dans la villa finissent par
s’enfuir. Mais aussi évasion par la lecture, par l’anticipation du
service militaire, par un voyage dans le désert… L’évasion permet de se
réconcilier avec soi-même : ce n’est pas seulement s’enfuir, c’est
restaurer les bases de la communication. Dans le désert, « Clara n’est
plus morcelée. Elle est entité. » Certes, elle a perdu à jamais une
amie, et peut-être un métier. Mais elle a gagné un défi.
Car la violence
n’est pas une fatalité. La plupart de ces nouvelles ne se referment pas
sur un désespoir. Même si le ton général est plutôt noir, même s’il
faut chercher dans l’ambiguïté des derniers mots un germe d’espoir, une
porte de sortie est laissée aux personnages, et au lecteur. Une main
posée sur une autre, une main que l’on ne retire pas. La persévérance
devant le dédale de démarches. Le défi devant la rupture. La promesse
de vivre « vraiment », même si c’est demain. À nous de saisir la perche
qu’on nous tend.
L’art de la
nouvelle réside dans ces petits détails qui retournent les situations,
mais aussi dans l’ambiguïté que l’auteur leur conserve. Le narrateur
prend une arme et tire. Sur qui ? De maigres indices nous invitent à
réfléchir. Un retournement de symbole, par exemple, comme celui,
combien parlant, du miroir. En partant dans le désert, Clara se sent
agressée par le coup d’œil d’un chauffeur de taxi dans le rétroviseur —
une « intrusion ». À son départ, le cadeau d’un miroir ravit les deux
guides, qui n’étaient pas accoutumés à voir leur propre visage. Quelque
chose s’est passé, qui n’est pas seulement de l’ordre du reflet.
Mais l’art de la
nouvelle est aussi, et surtout, celui de l’écriture, des formules qui,
en quelques mots, évitent les longs discours. « Laurence a dormi en
pointillés » - « Je suis arrivé dans la vie en décalé » - « Une douche
de chaleur fraîche » : de tels bonheurs d’écriture se rencontrent à
toutes les pages et nous rappellent que si un livre qui nous fascine
peut être une prison, chaque page est une fenêtre ouverte sur l’infini.
Voir aussi :
Le
bleu des voix,
Lire sur vos lèvres,
D'autres
à qui penser,
C'est écrit sur ses lèvres.
La course.
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Jacques Richard, L’homme, peut-être Et autres illusions, Zellige, 2014.
« On ne sait pas pourquoi. C’est comme ça depuis deux semaines. On ne
sait pas non plus comment c’est arrivé. C’est là, au jour le jour,
irréfutable, éclatant, sans qu’on puisse s’y soustraire en aucune
façon, même en restant chez soi. » Ce départ de la onzième parmi trente
courtes nouvelles résume tout le charme de ce recueil (et même
l’agacement devant l’irruption parfois intempestive d’alexandrins dans
un rythme maîtrisé qui n’a aucun besoin d’y recourir...). Une
incertitude, d’abord, sur le monde qui nous entoure. Au détour d’une
phrase, une notation subreptice, que l’on peut négliger, la première
fois, crée un léger décalage, un doute sur la réalité de la situation
et, peu à peu, un malaise : En principe, je ne crois pas, on nous a dit après, il ne semble pas, à sa connaissance...
Sommes-nous bien là où nous pensons être ? Voyons-nous vraiment ce
qu’il nous semble voir ? Et sommes-nous réellement ce que nous croyons
être ? D’autres notations, immédiatement, nous projettent à l’inverse
dans un univers d’évidence : Bien sûr, naturellement, tout le monde sait bien...
On pense à des photographies de Man Ray, à des tableaux de Bogaert, qui
parvenaient à engendrer le malaise dans un univers aux contours nets,
sans que l’on parvienne à en identifier la cause.
Car nous sommes
dans un monde quotidien, un trajet en voiture, une chambre à coucher
banale, les premiers pas d’un enfant... Et soudain, quelque chose
arrive dont on nous dit que c’est tout à fait normal, sinon que cela
n’arrive jamais dans notre monde. Alors il faut mettre en doute la
réalité, qui n’est peut-être qu’une « possibilité d’existence parmi de
nombreuses », dans laquelle on se trouve confiné « non par choix
personnel, bien sûr, ni par la volonté d’un autre hypothétique, mais
plutôt par le jeu d’un hasard ou d’une plaisanterie ». Parfois, ce sont
les mots qui se substituent à la réalité visuelle. Parfois, c’est la
porosité entre deux mondes parallèles qui remet tout en question, «
comme un souvenir qui tente de percer à travers les strates d’une
mémoire incertaine ou rétive ». Une tête qui dépasse en riant d’un
champ de maïs fait soudain déraper le paysage, et c’est notre identité
même qui en est bouleversée.
Tout cela ne
constituerait qu’un bon recueil de nouvelles fantastiques, si cette
remise en question du monde ne passait par un formidable travail sur
l’écriture et sur les nuances de la langue. Un jeu sur les présupposés
(« elle riait encore »), sur le mot propre (le groin
pour une femme), sur l’usage des temps (un imparfait où l’on attendrait
un passé simple), sur la répétition d’une phrase ou d’un même
paragraphe... De merveilleuses formules traduisent l’intériorité
profonde du personnage face à un monde qui se dérobe : « Elle regardait
dans ses paupières closes » , « Son sourire prenait tout son visage et
l’emmenait à l’intérieur d’elle-même, retrouvée, enfin, tout entière. »
Surtout, c’est
la construction même du recueil qui fait sens. Pourquoi la première
partie s’intitule-t-elle « miroir », quand cet objet n’y apparaît guère
? C’est qu’elle est tout entière construite sur un procédé spéculaire,
qui fait correspondre la première nouvelle à la quinzième (une photo
prise par un intrus dans la chambre), la deuxième à la quatorzième
(ambiguïté entre un enfant et un animal), et ainsi de suite (faisons
confiance à la sagacité du lecteur) jusqu’à la huitième, qui sert de
pivot, la plus mystérieuse, la plus poétique, qui fait de la femme
observée un miroir d’elle-même (« quand tes lèvres cesseront de
t’embrasser les lèvres »). La subtilité et la maîtrise de ce premier
recueil, de la composition à l’écriture, en font un petit bijou à
savourer point par point.
Voir aussi :
Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands.
La course.
Écrit sous l'eau.
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Patricia Castex Menier, Suites et fugues, Les Écrits du Nord, éd. Henry, 2014, postface de Pierre Dhainaut.
En musique, les "suites" évoquent la structure la plus lâche, un simple
enchaînement de danses vives et lentes ; les "fugues" évoquent au
contraire la plus complexe des constructions, sommet de la composition.
C'est dans ce paradoxe que s'inscrivent ces poèmes, déroulant
apparemment sans autre fil que celui de l'écriture quelques instants
privilégiés, mais dans lesquels, sans que l'on s'en rende compte
immédiatement, les thèmes se dégagent, se répondent, s'opposent,
jusqu'à la "strette" finale où ils s'harmonisent. Ce sont des éléments
que l'on peut croire anecdotiques, comme le chat ou le fleuve ; de
grands thèmes fondamentaux, comme l'instant et l'éternité, l'amour et
le poème. Mais leur combinaison, sans avoir l'air d'y toucher, leur
donne une résonance bouleversante pour le lecteur. Un exemple ? Le chat
et le poème. Le chat nous apparaît dans le premier d'entre eux, sur les
genoux de l'auteur écrivant — "sous la main droite le ventre doux était
liquide". Il passe à nouveau cinquante pages plus loin, comme pour
chercher le stylo égaré de sa patte qui agit "par petites vagues / par
petites touches comme au billard au
flipper". Les deux notations peuvent sembler anodines, incroyables
d'exactitude — qui ne sent le ventre du chat, qui ne voit ses coups de
pattes ? Mais il y a plus. Un rapport à l'écriture, que l'animal
monopolisant la main droite semble gêner dans le premier cas, qu'il
semble favoriser dans le second de sa patte providentielle. Une
harmonie d'image entre la "liquidité" du ventre souple et celle de
l'encre. Et un discret "art poétique", car Patricia Castex Menier écrit
elle aussi par petites touches, et comme au billard. Si le
lecteur se sent pris dans le réseau du sens, c'est parce que ces
thématiques l'ont encerclé sans qu'il s'en rende compte : le fleuve est
entré dans la même thématique du liquide, la perte du stylo dans celle
de l'évanescence du monde. L'art de la fugue, c'est avant tout de ne
pas se faire sentir et d'exploser soudain dans la "strette" finale.
Oui, il y a de
l'art poétique dans ce recueil, à sa manière, discrète et indirecte. Un
art de l'urgence ("un poème de l'huile sur le
feu / que j'étouffe avec le premier torchon venu / ai-je le choix")
mais aussi de la lente imprégnation ("c'est une erreur d'écrire sans
ouvrir la fenêtre / [...] s'abandonner / écrire
simplement cette nuit la pleine lune / cela
suffirait au milieu de la page / point final"). Mais derrière cet art
poétique, il y a un art de vivre : l'art de l'instant (comme l'huile
sur le feu) et de la durée (comme la pleine lune). Le bref instant
entre veille et sommeil, où surgit le mot juste ; le "déclic", ou
l'"absence de déclic" de la mort ; l'instant où l'on écrit, "juste
avant la peur que ce soit faux"... Ce sont ces instants qui disent le
monde, qui soulèvent les montagnes, et le reste n'a pas de sens.
"L'infini m'indifère", et l'éternité n'est qu'"un supplément, une
option facultative". C'est dans la minute, dans la seconde, qu'elle
s'abrite, si on sait la voir.
Et dans cette
vie il y l'autre, "toi", et les enfants, le fils, la fille, qu'il n'est
pas besoin de nommer. "L'amour est aussi fait d'éclats de temps / de
fêtes éphémères à célébrer". Il y a l'instant qui construit, et
l'instant où rien ne sera plus, qu'un poème abandonné sur une table,
"peut-être achevé peut-être non". Toutes les
thématiques, l'instant, l'écriture, l'amour, la fusion avec le monde,
la mort se rejoignent en ce peut-être.
Voilà ce qui
rend ce court recueil profondément bouleversant. Parce que chaque mot y
est à sa place, parce que l'on voit, on touche, on entend, "la corde
des grillons tendues d'un toit à l'autre du silence", l'oiseau posé
"une seule jambe et tout le reste d'air". Parce que l'on s'imprègne peu
à peu d'une essence rare, et que l'on voit au loin s'approcher
l'allumette du poème.
Voir aussi :
Bouge tranquille,
Passage avec des voix,
X fois la nuit,
Le dernier mot,
Soleil sonore,
Adresses au passant,
Al-Andalus,
Chroniques incertaines.
L’instinct du tournesol. Cargo. Accoster le jour.
Havres.
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Werner Lambersy, Déluges et autres péripéties, [éd. La Porte], Poésie en voyage, 2014.
En quelques
pages, en un long poème au rythme aussi apaisé qu'il peut sembler
violent dans son propos, Werner Lambersy propose un condensé du monde
qui nous traverse et des thèmes qui traversent son œuvre. Rarement les
mots auront été aussi lourds de sens, d'évocation poétique, d'allusions
philosophiques, d'évidence visionnaire. "Nous attendons la destruction"
: le constat initial, le thème lancinant qui va structurer le texte
appartient à la constatation paradoxale. Mais d'énumérer les
contradictions de notre époque, de faire surgir, sans jamais s'y
apesantir, les guerres, les fanatismes terroristes, la folie des traders, l'injonction au bonheur des médias, les boat-peoples
échoués comme autant d'arches dérisoires dans le déluge des cultures
massacrées, l'évidence s'impose à nous. Nous attendons, nous espérons
la destruction. Et cet espoir est nourricier. Car les premiers déluges
en sont nés. Avant les premiers déluges, il y avait le néant. "Retiré
en lui-même, il laissa la place au manque, qui appela le désir" :
passant en trois mots du zimzoum
de la tradition juive (le repli de Dieu en lui-même pour laisser se
constituer le monde) à la pensée de Platon (le désir, Éros, est le fils
du manque, Pénia), Werner Lambersy, comme sans y songer, nous rappelle
à cette vérité fondamentale : la vie naît du néant comme le vent naît
de la dépression atmosphérique, en un appel péremptoire à l'être et à
la beauté. Détruire, c'est ensemencer le néant de sa propre
disparition, pour qu'un cycle continue, qui nous échappe. Et l'on n'est
plus surpris de voir ce poème de premier abord si sombre finr sur un
vibrant hommage à la beauté, "car jamais époque ne fut, à travers
tant d'infamies, plus belle, plus prometteuse, plus enthousiaste et
curieuse du ciel, de la matière, de la vie et de l'Homme". Nous
espérons la Destruction, si elle peut vraiment nous rendre l'innocence.
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Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Achille Island note book, Le mangeur de nèfles, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
Olga Medvedkova, L’éducation soviétique, Alain Baudry et Cie, 2014.
Été 1980 : Moscou prépare des jeux olympiques à haut risque, en pleine
guerre d’Afghanistan. La ville est interdite aux non résidants, qui
d’ailleurs la désertent. Liza est de ceux-là. Adolescente en quête
d’identité, elle est partie avec sa mère vers un village où elle n’est
jamais allée, mais où sa mère est connue comme le loup blanc. Et pour
cause : le village porte son nom. Le château, pompeuse demeure
italianisante à l’abandon, est celui de ses ancêtres, princes russes
proches du tsar. Quant à Liza, elle porte le nom de son père, Klein. Un
père qui vit en Amérique et dont l’évocation est quasi interdite. Liza
comprend seulement qu’elle porte un nom juif, et qu’elle descend, par
son père, de Joseph Klein, traducteur de Goethe en russe. Voilà soudain
trop d’identités contradictoires qui s’accumulent sur ses questions
sans y répondre. Juive, aristocratique, soviétique, intellectuelle, sa
famille est un tissu de contradictions. Pour couronner le tout, elle
est troublée par David, l’ami de sa mère chez lequel ils logent, dont
elle comprend très vite qu’il est lui aussi d’origine juive, pilleur
des souvenirs familiaux dans le château de ses ancêtres, complice avec
les petites gens du village, artiste désabusé, déclaré « parasite
social » par les autorités, en cheville avec une équipe de cinéma
finançant des films très officiels par le trafic des icônes…
Ces
contradictions dans les révélations successives et brutales qu’elle
doit affronter constituent le premier intérêt de ce roman. Car Liza,
rompant avec la tradition familiale, s’est entichée de mathématiques et
voudrait mettre ses découvertes en équations. Sa mère est pour elle une
énigme mathématique ; elle cherche la « formule » de la poussière, ou
celle du tilleul, songe à la mort comme à une multiplication par zéro…
De petites remarques porteuses d’humour et de sens, qui ne sont jamais
lourdes mais qui assurent une cohérence à la petite fille écartelée
entre ses origines.
L’autre intérêt
de ce roman est sa force évocatrice : on voit les personnages, les
paysages, bien identifiés malgré leur brusque prolifération à l’arrivée
de l’équipe de cinéma. Les sensations sont nuancées, souvent originale,
la chaleur recouvre la terre d’une épaisse couette farineuse, l’ombre
capricieuse des figuiers se projette sur les murs, les parfums
d’absinthe et de lavande se mêlent dans l’air. Les lieux sont imprégnés
d’une atmosphère étrange : l’isba aux escaliers cachés derrière le
four, le château apparaissant subitement derrière une palissade
miteuse, la maison de l’intendant centenaire entretenue comme un vieux
souvenir… Il n’est pas jusqu’à la plaine vide et infinie qui se
s’impose au regard : « Ici, tout était mort, plat et fade, assoupi à
tout jamais. La plaine n’avait ni début ni fin. Elle était sans
histoire. […] Marcher ici n’approchait de rien, n’éloignait de rien,
parce que c’était partout pareil. Il n’y avait ici rien à voir. »
L’écriture souple, aux rythmes amples, aux images délicates, contribue
pour beaucoup à créer cette atmosphère inquiétante et intimiste qui
nous prépare à un dénouement tout en douceurs, en allusions, en
suppositions, et ponctué par un très beau geste d’une vieille qui perd
un peu la tête, arrosant Liza d’un peu d’eau de pluie, comme pour un
baptême, ou parce que lorsqu’on arrose, parfois, quelque chose repousse.
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Pierre-Yves Leprince, Les enquêtes de Monsieur Proust, Gallimard, 2014.
Et si Marcel Proust avait écrit une enquête de Sherlock Holmes ? Après
tout, écrire un roman est une forme d’enquête, et la
Recherche
en est une incontournable sur l’aristocratie et la haute bourgeoisie
parisienne des années folles. « Nous sommes de la même sorte de
famille, celle des gens qui passent leur vie à étudier les vérités que
les autres ne voient pas », confie le romancier au petit détective
chargé de l’enquête. Celle-ci est en effet présentée comme une
confession tardive (dans les années 1980) d’un narrateur qui, tout
jeune, aurait rencontré Proust en 1906, tandis qu’il résidait dans un
grand hôtel de Versailles. Un carnet de notes égaré aurait nécessité
les services d’un jeune garçon débrouillard travaillant pour une agence
de détective tout en rendant de petits services au portier de l’hôtel.
La réussite de cette enquête, qui s’inspire de la « lettre volée » de
Poe, en entraîne d’autres, de la fameuse affaire des apparitions de
Marie-Antoinette au Petit Trianon dans les années 1900 à un meurtre
singulier dans l’hôtel.
Il ne s’agit pas
de transformer le romancier mondain en Sherlock Holmes — pour le ton un
peu décalé, c’est d’ailleurs à Rouletabille qu’on songerait davantage.
C’est par l’analyse psychologique que les mystères sont résolus, et par
l’observation indirecte : Proust ne quitte guère sa chambre, pas plus
que sa principale informatrice, la concierge du théâtre. L’intérêt de
ce roman n’est d’ailleurs pas la résolution des énigmes, confondantes
de banalité, mais dans la méthode d’approche ainsi résumée : « la
vérité cachée sous les apparences ne se trouve pas d’un côté ou d’un
autre mais dans l’aller-retour entre les deux. » Le lecteur sera déçu
s’il cherche ici une solution prédigérée comme dans un roman d’Agatha
Christie. Il sera enchanté à chaque page s’il s’intéresse à cet «
aller-retour » entre deux vérités qui ne s’excluent pas nécessairement.
La pensée de l’enquêteur devient ainsi « une pince qui rapproche ce qui
est éloigné », deux affaires qui semblent n’avoir aucun rapport l’une
avec l’autre permettant de comprendre un comportement similaire par un
sentiment comparable.
C’est donc à la
psychologie des personnages que l’on est invité à s’intéresser dans un
premier temps. La jalousie, en particulier, est la clé de certaines
affaires, et c’est en puisant dans la sienne, en la torturant jusqu’à
la faire éclater dans une colère mémorable, que Proust entre dans la
peau des personnages. Une description très fine des sentiments et
comportements sentimentaux, à l’époque où l’homosexualité est
sévèrement réprimée mais tolérée dans les milieux privilégiés, permet
de dépasser la caricature et d’entrer au cœur même des personnages. Et
la clé de la compréhension est la compassion que l’on éprouve
spontanément pour le pire des criminels dont on a pénétré les mobiles.
Le lecteur de la
Recherche
semble voir ici, par le biais de la fiction, le travail de cet autre
enquêteur qu’est le romancier. Des parallélismes se mettent
naturellement en place entre l’œuvre qui n’est encore qu’en projet et
la situation imaginée en 1906.
Là réside le
véritable attrait d’un roman qui joue avec les nerfs de son lecteur,
lui reprochant par moment de ne pas comprendre l’énigme quand il
dispose de tous les éléments nécessaires, retardant intentionnellement
les révélations, multipliant les parenthèses et les digressions,
expliquant les jeux de mots ou les caricatures des accents étrangers et
commentant impitoyablement les allusions qu’il a comprises depuis
longtemps. Une maladresse calculée, qui pastiche ouvertement celle des
premiers romans ou les tics d’écriture de Proust, comme la « règle des
trois adjectifs ». L’auteur s’amuse, à travers le personnage du
romancier, à railler la littérature facile et le style éditorial
actuel, jouant du décalage chronologique entre l’affaire de 1906, la
lecture de la
Recherche dix
ans plus tard et la confession des années 1980, admettant qu’il aurait
pu couper certains passages ou invoquant des notes de travail
retrouvées. « Si je parle un jour de ces lois dans un livre, glisse
Proust, je devrai éviter de les expliquer comme je viens de le faire
avec vous, sinon mes lecteurs s’ennuieront “mortellement”, comme on dit
! » Et le lecteur qui vient d’entendre développer ces lois dans le
livre qu’il tient en main ? Il savourera l’ironie ou s’ennuiera
mortellement, bien sûr. Mais il ne lâchera pas le livre.
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Nelly Kaprièlian, Le manteau de Greta Garbo, Grasset, 2014.
"La garde-robe d'une femme morte peut raconter sa vie et ses secrets",
constate la narratrice de ce roman à forte composition
autobiographique. Qu'il s'agisse de celle de la mère soudain révélée
dans sa vie de femme, ou d'une actrice qui a fait rêver des générations
d'hommes, comme Greta Garbo. Et sans doute est-ce la force de ce livre
de faire rebondir, comme dans un miroir à mille facettes, mythe,
fiction et réalité en échos fragmentés. Assistant, pour des raisons
professionnelles, à la dispersion de la garde-robe de la star, la
narratrice en revient avec un manteau rouge cerise, point de départ
d'une réflexion qui puise dans tous les registres de la mémoire
artistique, historique ou personnelle. S'en revêtir, c'est se retrouver
soudain dans la peau de la femme la plus aimée du monde, mais c'est
aussi un sanglant trophée dont on ne s'affuble pas sans une trouble
honte. Pour s'expliquer son geste, la narratrice convoque toute une
culture qui passe par l'histoire de la mode, du cinéma, du théâtre, de
la peinture, de la littérature... Un formidable kaléidoscope dans
lequel le manteau cerise n'est plus qu'un fragment désamorcé. "Quand
Garbo a quitté les studios, le glamour s'en est allé avec elle",
constate la journaliste : son manteau n'est plus qu'un témoin d'une
époque révolue.
C'est compter
sans la mémoire émotionnelle, qui se rappelle à l'ordre. "La vie, c'est
une longue aventure vestimentaire." C'est l'aventure de toute femme
soumise au désir des autres sur une première impression souvent
liée à son apparence. Des amants veulent la changer, la forger à
l'image de leurs fantasmes — qui souvent correspondent à des images
tirées de films... et nous voilà à nouveau dans la thématique du
cinéma... Des vêtements retrouvés dans le placard de sa mère, mais que
celle-ci n'avait jamais portés, prolongent la réflexion : elle aussi
fut victime de cette projection lorsque le père lui avait offert des
tenues correspondant à ses propres désirs. "Les hommes sont-ils les
miroirs que s'offent les femmes ?" se demande-t-elle alors, ou les
femmes sont-elles les victimes impuissantes de ces désirs masculins ?
Sont-elles, pour rester dans le registre cinématographique, comme
l'homme invisible qui n'existe que par les vêtements qu'il porte ?
N'est-ce pas ce que fut Greta Garbo ? Au cinéma, tout détail, à
commencer par le vêtement, porte sens. La personnalité s'efface, mais
n'est-ce pas, en fin de compte, aussi rassurant qu'angoissant ? Dans la
vie, où tout est possible, chacun doit s'inventer un personnage et
l'assumer soi-même, quand il suffit, dans un rôle, d'endosser ce qu'en
a fait l'auteur. Et nous voilà, tout doucement, emportés vers des
questions existentielles, sans que nous ne nous en soyons rendu compte.
C'est une autre
dimension du livre qui s'ouvre alors, plus grave, plus générale, sur la
vie, l'être, la recherche éperdue de soi-même, les grands mythes du
monde moderne qui véhiculent les mêmes angoisses. L'homme moderne n'est
peut-être qu'un ensemble de vies d'emprunt couturées ensemble, comme le
monde de Frankenstein. Certaines amours sont de l'ordre du vampirisme ;
certaines images que nous donnons de nous-mêmes sont de l'ordre de
l'hybridation des monstres mythologiques. C'est la partie la plus
fascinante de ce livre, qui nous force à nous projeter dans le récit.
Devons-nous choisir entre cette boursouflure de l'apparence et la
dépersonnalisation volontaire qui trahit un paradoxal refus de
l'identité — la burka, l'uniforme ? Des visions très fortes
concrétisent ce dilemme, comme celle d'Alexander McQueen, le styliste
que l'on a retrouvé pendu dans sa penderie, devenu vêtement parmi ceux
qu'il a créés. D'autres bifurcations du livre sont plus déroutantes,
même si leur intérêt, prises séparément, est indéniable, et si le lien
avec l'ensemble est perceptible : la mémoire du génocide arménien ou la
projection finale dans un avenir lointain élargissent encore la
perspective d'un livre labyrinthique dont le fil d'Ariane, infiniment
étiré et réemmêlé, deviendrait un grand manteau rouge.
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Alain Absire,
Mon sommeil sera paisible, Gallimard, 2014.
« Deux dévots de la guillotine, l’un en actionnant le mécanisme et
l’autre en recueillant les fruits » : ainsi se ressentent les
personnage de ce roman. L’un est bien connu de l’Histoire : c’est
Robespierre, suivi du 14 juillet 1789 à sa mort, le 28 juillet 1794.
L’autre est une céroplasticienne, Marie, qui sculpte en cire les têtes
des guillotinés pour un macabre musée de la Révolution. La fascination
réciproque, nourrie d’un amour qui ne parviendra jamais à s’avouer,
passera par des phases de déchirements violents joints au fantasme de
chacun de sauver l’autre.
Deux personnages
forts et complexes, dans une intrigue linéaire comme une tragédie
antique. Les grandes thématiques humaines — la mort, l’amour, l’art, le
salut — traversent le récit et tissent entre elles des liens subtils.
La mort, sans doute, est la plus évidente dans cette lente montée de la
libération de 1789 à la Terreur de 1793. Le ton en est donné d’emblée,
dans une scène marquante où Marie est chargée de fixer dans la cire le
dernier prisonnier de la Bastille. Mais celui qui devrait se réjouir de
retrouver la lumière n’a qu’une hâte : retourner dans son cachot comme
Lazare dans son tombeau. « Il faisait noir et moi, j’étais… et moi, je
dormais dedans… », dit-il simplement. Immortaliser la vie qui renaît et
qui ne songe plus qu’à la mort : Marie parvient à trouver dans ce
visage éteint une présence imperceptible qu’on n’ose nommer âme. Entre
ses mains, les visages sont comme une page blanche sur laquelle elle
inscrit « l’espoir de ne plus avoir peur de mourir ». Fasciné,
Robespierre va l’associer à son travail pour glorifier la Révolution.
Mais petit à petit, la double entreprise dérive. La galerie des grands
révolutionnaires prend vie et garantit au cabinet de curiosité un
succès de bon aloi, mais quelle âme va révéler le céroplastie à ces «
huit fanfarons fiers du grand rôle auquel l’Histoire les destinerait
pour des siècles et des siècles » ?
La jalousie de
Robespierre, dont elle retarde le moulage, qu’elle abandonne ensuite
pour se consacrer à d’autres sujets, fausse peu à peu les rapports
entre les deux êtres, mais révèle mieux que les doigts de Marie le
sentiment profond qui anime Robespierre : cette volonté d’immortalité
et de pouvoir qu’il n’ose exprimer publiquement. Une jalousie de
politicien, mais aussi, plus crûment, de mâle en rut, car l’art du
moulage est celui du toucher. Le désir de passer sous les mains de
Marie a des accents quasi sexuels — « Prends mon empreinte, Marie, ici
même, maintenant, à l’instant ! »
Peu à peu,
Robespierre, qui s’était d’abord élevé contre la peine de mort, est
rattrapé par un rôle qu’il n’a pas cherché, par un désir criminel de
pureté. La lente dérive vers le terrorisme est une abdication de ses
idées de jeune avocat. Il en va de même pour Marie, qui avait au départ
une conception élevée de son art. Pour éviter d’être suspecte, elle
doit bientôt mouler des masques pour le sculpteur David, puis des
galeries de têtes de décapités, qu’elle va récupérer, la nuit, dans les
fosses communes. En fin de compte, la Révolution, loin de les libérer,
oblige l’un et l’autre à se trahir. À moins qu’elle ne révèle, elle
aussi, la vérité profonde des êtres ? Est-il si sincère, ce Robespierre
qui comme un prêtre a prononcé ses vœux de sacerdoce et de chasteté
pour se consacrer à son idéal révolutionnaire ? Vu de l’extérieur, il
donne l’impression d’un incorruptible qui pactise avec la mort en
renonçant à tout ce qui fait la vie. « Même dans la débâcle, le cœur
des hommes s’obstine à battre. J’ignore comment tu as pu t’éloigner
ainsi de la vie », souligne Marie. Comme Lazare ou comme le prisonnier
de la Bastille, il ne songe qu’à retourner au néant, et le projette
autour de lui.
Mais en dedans,
tout est-il aussi intègre ? Le personnage du roman, en tout cas, semble
n’être qu’envie et rancune, amertume et refoulement. S’il rêve de
sacrifice, c’est moins pour sauver le peuple que pour s’exalter
lui-même, et face au martyre de Marat, il n’a qu’une réaction : l’ami
du peuple a été assassiné à sa place. Il en va de même avec son amour.
Faute d’oser se déclarer à Marie, il rêve de la sauver. « Je suis ici
pour la ramener à la vie », se convainc-t-il lorsqu’elle est inquiétée.
Mais pour cela, n’a-t-il pas d’abord besoin de la persécuter ? La
perspective d’être guillotiné ne sera que l’accomplissement de ce
double désir constamment frustré : se sacrifier et savoir que sa tête
passera entre les mains de Marie.
Au-delà de cette
réflexion sur la mort, sur l’amour, sur la fidélité à soi-même,
l’interrogation sur l’art, ses exaltations et ses contraintes, traverse
le roman. « Quand je travaille la cire, mon être se désintègre et une
autre que moi œuvre à ma place », explique Marie, et Robespierre se
rappelle avoir éprouvé un sentiment comparable à la tribune. L’art
véritable est une autre forme de sacrifice, plus noble, peut-être, car
moins destructeur et sublimé par la création, qui fascine Robespierre,
mais qu’il ne peut comprendre. Le politique est prêt à sacrifier sa vie
pour son peuple, mais une artiste peut-elle sacrifier la sienne à son
art ? « Jésus a ressuscité Lazare, et toi, Marie, qui comptes-tu sauver
? »
Par ce regard
réciproque et paradoxal, les deux personnages s’inscrivent dans la
lignée des précédents romans d’Alain Absire, mais peut-être vont-ils
plus loin dans leur quête impossible, peut-être ce roman donne-t-il des
clés pour relire les précédents, en réunissant en un récit dense et
bref — deux cents pages — les thématiques qui pouvaient jusque-là
sembler disparates : violence et amour, spiritualité et sensualité,
mort et salut, volonté d’agir et ascèse de la création… Oui, on songe à
Lazare ou le grand sommeil, bien sûr, évoqué par les personnages et auquel le titre fait écho, mais aussi à
Lapidation ou à
Deux personnages sur un lit avec témoins,
pour la manière dont l’amour peut se traduire par un minutieux dépeçage
dans une interrogation angoissée sur l’âme insaisissable de l’autre. Le
refus du salut, chez Lazare ou Marie, n’est pas seulement une nostalgie
du néant, mais traduit aussi cette crainte de la possession suprême,
celle de la créature par son Créateur. C’est ce qui, derrière leur
échec ou leur abdication, conserve de la noblesse aux personnages qui,
faute d’être
l’Égal de Dieu, ont fait de Dieu l’égal de l’homme.
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Voir aussi : Deux
personnnages
sur un lit avec témoin, Au voyageur qui ne fait que passer,
Sans pays. Saga italienne, Tout le monde s'aime.
Marc Petit,
Séraphin ou l’amour des ombres, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2014.
À la fin du XVIIIe siècle, le narrateur, qui garde ses moutons dans les
montagnes sardes, voit son troupeau paniqué par un orage se précipiter
dans un ravin. Un vieux berger lui en donne un autre, plus vrai, car
tous les animaux en sont parfaits ; plus résistant, puisqu’aucun
phénomène naturel n’en viendra à bout : des ombres suscitées par ses
mains, qui se mettent à vivre sur le mur du refuge. Platon a donc menti
: la réalité n’est pas hors de la caverne, elle est dans l’ombre
projetée sur la paroi.
Ne nous étonnons
pas qu’un vieux berger invoque dans les montagnes sardes la mémoire du
philosophe grec et des pères Atanasius Kircher et Thomas Strozzi,
jésuites amateurs de curiosités érudites et familiers aux lecteurs de
Marc Petit. Les bergers sont un peu sorciers, c’est bien connu. Ne nous
étonnons pas qu’après avoir suivi son enseignement, le jeune narrateur
prenne des leçons d’un montreur de marionnettes claudiquant comme le
diable des contes. Ni que le troisième maître du jeune homme soit un
Arlequin de la Commedia del Arte, qui porte en lui la mémoire du roi
Erla, cet « Harilo King » des anciens Germains qui fut un dieu de la
guerre, un avatar de Wotan égaré dans le christianisme populaire. Quant
au quatrième maître, un saltimbanque Chinois, il combine l’art des
marionnettes et du montreur d’ombres et apprend à Séraphin un art
complexe qui, adapté au répertoire occidental, fera courir tout Paris à
ses spectacles !
Un simple
montreur d’ombres ayant bénéficié d’une quadruple formation dont il a
su tirer la quintessence ? Voilà pour le personnage historique, le «
Sieur Séraphin, breveté de Sa Majesté », inventeur des ombres chinoises
et feux arabesques qui se produisait trois fois par jour au
Palais-Royal ! Mais chez Marc Petit, les maîtres sont un peu sorciers,
un peu démons, un peu dieux païens, et parfois philosophes… Leur
première leçon est de faire confiance à la fiction, plus vraie que le
monde que l’on dit réel, si vraie qu’il faut la masquer sous
l’extravagance pour que l’on ne puisse s’y brûler. En Chine, l’apprenti
qui prononce ses vœux de montreur d’ombres « fait serment de ne jamais
raconter d’histoires qui sont vraiment arrivées, ni de montrer de
personnages qui ont réellement vécu », pour ne pas porter malheur aux
spectateurs. Ils se « brûleraient peut-être à la lanterne », comme
l’empereur qui voulut saisir l’image de sa concubine morte sur l’écran
de papier où un montreur l’avait fait apparaître. « L’ombre seule est
vraie, professe le berger sarde. Elle n’a aucune imperfection qui la
ternisse. »
Et il faut dire
que dans une île retirée qui n’a de la science moderne qu’une approche
méfiante et lacunaire, la vision du monde semble plus fictive que les
ombres du berger… Le curé du village qui catéchise les gamins, don
Vincenzo, hésite ainsi entre la conception d’une terre ronde défendue
par la science et celle d’une terre plate comme dans sa Bible. « En
homme de compromis, il penchait pour la forme d’un beignet, qui
combinait les avantages des deux systèmes. » Où est la vérité dans les
enseignements divers que reçoit le jeune homme ?
La vérité vient
de l’unité du message derrière la multiplicité des sources : « comme
si, d’une manière ou d’une autre, l’expérience conduisait les vrais
maîtres à résumer leur savoir en des termes presque identiques. » En
fin de compte, la vérité naît dans l’unité qui se réalise entre
l’apparence et la réalité, entre le montreur de marionnettes et le
héros qu’il incarne. « Il ne faut pas être deux, mais un », résume le
marionnettiste : il n’y a plus, grâce à son art, un personnage de bois
tenu par un personnage de chair, il y a Renaud de Montauban, ou
Fierabras, qui ne sont ni l’un ni l’autre, mais les deux fondus en un
seul. Ainsi le comédien incarne, plus qu’il ne joue, Arlequin, et
devient-il un dieu dès qu’il met son masque noir. Au bout du compte,
cette unité est celle de l’amour, qui réunit les dissemblables et qui
permet l’effacement de l’homme devant la « personne », le masque, la
fiction qui l’habite. « L’oubli de soi met du temps à venir : des mois,
non des années, des siècles ! »
Mais une fois
qu’on a pénétré dans cet univers — car le lecteur, lui aussi, est
invité à s’oublier pour ne faire plus qu’un avec les personnages —,
tout devient patent. Le temps n’est plus qu’un mirage. Le prophète qui
voit se profiler les bûchers prédit des massacres bien plus terribles
encore, qu’un lecteur de XXIe siècle imagine pour lui… Le vieux Chinois
conseille au narrateur un livre de… Marc Petit, soulignant
malicieusement qu’il ne pourra pas le lire, car il n’est pas traduit en
italien ! Et le récit de sa vie finit en abyme, comme un conte, comme
le livre que nous tenons entre les mains. Alors gardons-nous de nous
brûler à la lanterne comme l’empereur, car c’est bien ce qui arrivera à
Séraphin ! Rejoint par la réalité, obligé par la révolution de mettre
en scène le quotidien des Français, et de guillotiner Polichinelle, il
sombre dans une semi-folie dont ne le tirera que le retour flamboyant à
la poésie et à la fiction, grâce au talent d’un autre conteur — mais
chut ! celui-ci aussi est entré dans l’Histoire…
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Voir aussi
: Le premier
violon de Guarnerius. Le testament d'Ausone.
Cyrille Comnène, Zola.rêve sans nom, Jean-Michel Place, 2014.
Lors d’un vernissage à New York, Océane, une jeune Française, rencontre
un compatriote écrivain, dont l’inspiration patauge dans un projet trop
personnel ou trop ambitieux. Une brève liaison se termine de façon
douloureuse pour l’une et l’autre. Mais cette passion interrompue
réveille chez la jeune femme des souvenirs familiaux : elle est en
effet une descendante directe d’Émile Zola, qui avait entretenu un
double foyer avec Jeanne, une femme de chambre de sa femme. Un
parallélisme discret s’établit dans son esprit entre ces deux couples
et interroge le rapport de l’homme à l’écriture. L’angoisse de Zola de
devoir renoncer à la puissance créatrice spirituelle (ses livres) en
privilégiant la puissance génétique (sa progéniture) n’explique-t-elle
pas le malaise qui s’est instauré entre Océane et Jean, à plus d’un
siècle de distance ? Le questionnement se poursuit dans une analyse
fine et pertinente de la création artistique, des rapports de couple,
du passage de l’écriture artistique à la dimension industrielle d’une
œuvre à succès — au point de parler d’une « entreprise Zola » où
l’épouse légitime devient un partenaire à respecter…
Ce sont sans
doute les plus belles pages du livre, qui hésite parfois entre essai
critique, biographie romancée, roman sentimental (et sensuel), et
parfois roman policier, avec une sombre affaire de vol de testament. De
très beaux moments, notamment, dans l’élargissement de point de vue
entre une banale crise de couple suite à la découverte d’un adultère, à
un fantasme plus général de Zola, de l’écrivain et de l’homme, puis à
un questionnement de la culture occidentale, qui se nourrit du
sacrifice pour se grandir et qui permet à Zola de jouer à la grande âme
auprès de deux femmes avec lesquelles il s’est également mal conduit.
Quelques pages inspirées, en particulier sur la dixième muse, « celle
qui désaltère les peuples, mais dont ils ne parlent jamais, car ils
prennent le silence de sa voix pour du mutisme », ou sur les romans de
Zola décrits comme des lacs, « étendues d’encre des nuits de nouvelle
lune, miroirs argentés par la lune, pages blanchies par le soleil de
midi »… Derrière ce roman personnel et familial se dessine une histoire
plus vaste, qui le dépasse et l’englobe, mais que la narratrice ne
parvient pas à écrire. Il y a de l’Orestie africaine dans ce roman de
l’échec du roman. Dire les difficultés permet de ne pas les affronter
en entrouvrant la porte, pour le lecteur, sur des pistes de réflexion
fortes. Il ne faut pas cependant abuser des jeux de masques. Proposer
d’écrire un livre impossible à un romancier qui se cache lui-même sous
un pseudonyme, annuler la voix des écrivains par un effet de
contrepoint qui ferait ressortir la voix de Jeanne… Les justifications
sont parfois un peu trop intellectuelles pour que le lecteur, même s’il
comprend et apprécie la démarche, adhère totalement au récit.
Le parallélisme
entre les deux couples, en particulier, est suffisamment clair pour
qu’il ne soit pas souligné trop lourdement. Une scène très forte montre
ainsi l’hésitation de Jeanne devant le sexe de son amant, dont elle
perçoit soudain le pouvoir de vie et de mort. Le lecteur fait aussitôt
le rapprochement avec la hantise de Zola de sacrifier son œuvre au
devoir conjugal. Pourquoi briser la force de cette évocation discrète
par une remarque incongrue (« Une flèche héraclitéenne me transperça
»). Pourquoi, vers la fin, demander à Jean d’expliquer clairement ce
que le lecteur a déjà compris (« Je devais partir pour sauver mon livre
») ?
Défaut de
jeunesse, sans doute, de vouloir trop expliquer. Défaut d’écrivain qui
a un vrai sens de la formule, aussi, de laisser passer, à côté de vrais
bonheurs d’expression (« je somnambule entre ciel et terre, de pièce en
pièce en pièce », « Il nous a rêvés d’un seul corps »…) des formules
trop ampoulées (« il est possible, peut-être, dans les volutes et
convolutes des décombres calcinés d’émarger le lieu d’un vide où Jeanne
renaîtrait au-delà du regard des hommes qui la désirent et la
détournent ») ou des jeux de mots un peu lourds (« nos liquides
sécrètement embrassés »). Un deuxième roman ne manquera pas de les
corriger.
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Christine Balbo,
Les Gorges rouges, Rhubarbe, 2014.
La nouvelle n’est pas un court roman : c’est un roman qui laisse au
lecteur le soin de poursuivre l’histoire, de glisser son imagination
dans celle de l’auteur, de relier comme dans les jeux de notre enfance
les points qui forment un dessin caché. Le résultat est un savant
équilibre entre le dit et le non-dit, entre le plaisir de la lecture et
celui de l’imagination. Disons-le d’emblée, ces neuf nouvelles sont un
régal pour le lecteur attentif qui s’amuse à recueillir les petits
cailloux blancs semés par l’auteur comme le Petit Poucet du conte. Le
lecteur distrait ne saura sans doute qu’en faire. La première nouvelle
donne le ton, comme un mode d’emploi. Un groupe de filles assurant en
province un concert d’électro-pop se dispute pour le partage des
sandwichs ; la distribution de lunettes pour séances d’UV les calme
instantanément. Parallèlement, le petit ami de la vedette est présenté
à son beau-père, un éleveur de perdrix qui lui montre comment les
volailles, si on ne leur impose pas des lunettes noires, se disputent
entre elles. Le lecteur le moins attentif sera sensible au parallélisme.
Mais au fil des
nouvelles, il faut être de plus en plus appliqué à relier ces détails
d’apparence insignifiante, mêlés à d’autres observations tout aussi
anodines, mais qui révèlent une histoire cachée derrière une autre.
Ici, on prépare la dématérialisation de l’enseignement qui permettra de
remplacer les coûteux professeurs par des programmes nourris par
les retraités de l’Éducation nationale. Là, deux chercheurs chargés de
la formation continue dans une université bretonne décident de « se
mettre au vert » pour échapper à la dépression qui les menace. Mais
pourquoi les jeunes stagiaires chargés d’établir les programmes dans la
première nouvelle forment-ils une « bergerie », quand les chercheurs
bretons travaillent parmi des moutons noirs d’Ouessant ? Hasard ? Non
pas, si l’on considère que, d’une nouvelle à l’autre, les mêmes
expressions (IRL,
In real life,
le monde tangible…), les mêmes obsessions (le monstre), les mêmes
milieux (souvent fermés, autarciques, de jeunes chercheurs, des groupes
littéraires destructeurs) reviennent comme incidemment. Parfois, ce qui
n’est pas nommé s’impose au lecteur en alerte. Des nuages clairs « aux
formes animales » se détachent-ils sur le ciel gris ? Même si le ciel
ne « moutonne » pas, comment ne pas établir un parallélisme avec les
moutons noirs abandonnés par deux chercheurs déprimés pour « se mettre
au vert » à la campagne ?
Peu à peu, une
autre nouvelle se dessinera sous l’histoire d’apparence anodine. Le
lecteur se souviendra avoir vu, furtivement, s’asseoir à une table une
jeune femme en pull noir qui réapparaît, l’air furibard, à la fin d’une
nouvelle. Il comprendra pourquoi, à Lyon, une autre jeune femme
chantonne un air d’une black star londonienne inconnue. La plus achevée
de ces nouvelles gigognes se situe à mi-chemin entre réalité et
fiction, monde virtuel et monde tangible : le récit commencé par un
personnage, évoquant les rocambolesques aventures londoniennes d’un
accompagnateur linguistique, est achevé par un autre, qui y a reconnu
de minuscules détails significatifs (un cahier spiralé, le nom d’une
chanteuse, un prénom…). En relisant la nouvelle pour les retrouver, le
lecteur se rendra compte que tout détail permettant d’identifier le
sexe du narrateur a été soigneusement écarté. Et pourtant, la fin n’en
est pas modifiée.
Ces détails ne
constituent qu’un clin d’œil au lecteur curieux. Le principal intérêt
de ces nouvelles réside dans le don d’observation de l’auteur, qui
parvient à faire vivre un petit groupe par des portraits assassins ou
attendris, des expressions mordantes ou ironiques, d’un humour grinçant
qui n’est pas exempt d’une sympathie apitoyée. Le groupe littéraire qui
choisit ses victimes parmi de jeunes écrivains provinciaux en fonction
de la première lettre de leur prénom n’a rien à envier au groupe
virtuel d’internautes prétendument cultivés qui se cachent sous des
pseudo et des titres ronflants et qui ne se retrouvent, « in real life
», que pour échanger des platitudes témoignant de leur incurie
foncière. Les nouvelles sont alors férocement joyeuses et dénoncent le
même défaut structurel de notre société : le décalage de plus en plus
accentué entre le monde où l’on vit et celui que l’on refuse de voir.
Voir aussi :
Deux nouvelles italiennes.
Sous le nom de Christine Bini :
Le Voyage et la Demeure.
C'est la fin de la nuit et je rêve un poète.
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François Taillandier,
La croix et le croissant, Stock, 21014.
« Ce qui est efficace dans les affaires humaines, ce n’est pas que ce
qu’on dit soit vrai, mais que ce soit cru. » La réalité n’existe que de
la manière dont on la décrit, et nos sociétés ne reposent que sur les
mots officiels. Cette conviction anime les romans de François
Taillandier depuis le cycle romanesque de
La grande intrigue, dont le deuxième volet s’intitulait précisément
Telling. Le
storytelling
est une technique de communication fondée sur les ficelles narratives
des conteurs et utilisées dans le marketing ou en politique pour
emporter l’adhésion des crédules. N’est-ce pas le principe même des
chroniqueurs et des historiens, qui de tout temps ont fabriqué le récit
de la France, ou de l’Europe ? Dans
La grande intrigue,
François Taillandier nous avait donné la version contemporaine, et
sombre, de cette mise en récit de l’histoire, en suivant sur trois
générations le demi-siècle qui nous a menés à un enfer déguisé en
paradis. Dans le cycle de
L’écriture du monde,
dont ce roman constitue le deuxième volet, il nous en montre à
l’inverse le versant originel, et, d’une certaine manière, optimiste.
Après un roman
consacré à Cassiodore, au VIe siècle, voici le roman du VIIe siècle, où
l’on suivra les traces de l’empereur Héraclius, du roi Dagobert, du
calife Omar, du chroniqueur Frédégaire, pour finir avec le duc Charles
Martel, qui arrêta à Poitiers le croissant au nom de la croix. Et
d’avoir un futur qui se construit dans la transmutation verbale de la
réalité donne un aspect plus lumineux au récit.
Tout commence
pourtant dans la mort et la putréfaction. L’empereur Héraclius, quoique
chrétien, est l’ultime soubresaut de la grandeur impériale ; le roi
franc, Dagobert, la dernière étincelle dans un monde mérovingien en
déconfiture. Tous deux sombrent dans la pourriture et les déjections,
au milieu des complots ou des invasions qu’ils ne maîtrisent plus.
C’est le vieux monde qui se décompose sur le terreau véreux de
Constantinople, bouche et anus de l’Empire romain, dont l’empereur
obèse et pourrissant sur pied n’est que la monstrueuse image. Mais les
deux souverains ne partagent pas que cette défaite du corps et du
pouvoir. Ils ont en commun une certaine grandeur qu’ils ont tenté de
maintenir, l’appel d’un destin qui ne les destinait pas à leur rôle, et
le doute qui les a habités toute leur vie. C’est dans cet appel du
destin et sous l’aiguillon du doute que les trois personnages suivants
vont construire l’avenir.
Omar, le mauvais
sujet qui aime les histoires de brigand, et qui se convertit
brusquement à la nouvelle religion de Mahomet, n’est pas seulement le
conquérant qui se taille un empire dans les dépouilles de l’empire
romain. C’est aussi celui qui va comprendre qu’il manque à l’islam un
livre comme la Bible ou les Évangiles. Une forme de
storytelling
spirituel, qui donne à la Parole du prophète la structure nécessaire à
en faire une religion. Frédégaire, le moine qui réduit le monde en
chroniques et qui, lui-même, n’est qu’une fiction historique, est le
premier à comprendre que « l’humanité ne peut véritablement être
présente à elle-même que par la parole qui la dit ». Là où les récits
qu’il recueille se contredisent, chacun cherchant à briller ou à se
justifier, il impose une clé qui donne sens à l’histoire. Dans la
vision de François Taillandier, l’humble moine a la préscience de ce
qui manquera toujours à son texte factuel : la vie intérieure des
personnages, que ne pourra leur conférer que le roman… Mais l'écrivain
ne peut jamais écrire que ce qu'on attend de lui, dans une tradition,
dans une commande, dans l'attente d'un public. « Malgré lui, il se
bornait à peu près à imiter ce qu'avaient fait ses prédécesseurs. » Et
il se met à rêver au « livre entrevu », celui qu'un autre écrira à sa
place, quand les temps le permettront. Ce rêve de tout écrivain, que
l'on retrouvait chez Cassiodore dans le précédent roman, mais qu'à leur
manière caressent les hommes de pouvoirs prisonniers de leur fonction,
Héraclius, Omar ou Dagobert, donne sa densité au roman.
Car le rêve,
pour Frédégaire, prendra les couleurs inattendues de la réalité.
L'homme attendu naîtra. La
recomposition verbale du monde ouvre à un autre temps, celui de Charles
Martel, l’homme nouveau, qui ne porte plus sur les épaules le poids du
passé. « Karl, c’était une innocence, un orgueil et une énergie. » Mais
le mot de la fin reviendra à un chroniqueur anonyme qui, pour évoquer
les alliés de Charles Martel issus de tous les peuples du continent,
inventera un mot nouveau : les Européens. On suit le clin d'œil... Mais
on retient surtout que, pour la plupart des protagonistes du roman, le
mot « innocence » revient comme un leitmotiv. Tous sont en attente d'un
temps nouveau ; voilà peut-être pourquoi ils nous parlent.
C’est déjà une
gageure de vouloir résumer en un roman une des époques les plus
complexes et les plus instables de l’Histoire, les temps mérovingiens.
Double gageure, de le faire à l’échelle d’un continent, et du monde
arabe. François Taillandier y parvient remarquablement en concentrant
le récit sur cinq personnages en proie aux mêmes doutes et au même
fardeau du pouvoir. Il y parvient surtout parce qu’il élève l’Histoire
à un niveau épique, par les évocations grandioses des lieux, des
hommes, de la vie et de la mort. Superbe, le passage sur la vie
opiniâtre des paysans pris dans les remous de l’Histoire. « La vraie
vie qui perdurait. La vraie vie humble et innocente qui existait, se
perpétuait, profuse, obscure, tenace. La vie qui ne cessait pas. »
Superbe, la vision de la mort solitaire, du cadavre, « cette pauvre
chose inerte et blême, allongée, un visage clos sur lequel s’est abattu
le couvercle du sarcophage, ou déversée la pelletée de terre pour le
pauvre, et toute mémoire, et toute sapience s’est absentée. » Oui, le
récit féconde l’histoire. Mais ce sont bien les mots qui lui insufflent
la vie.
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Voir aussi
: Option
Paradis, Telling, Les
romans vont où ils veulent, L’écriture du monde, Il n'y a personne dans les tombes, Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire.
Karima Berger,
Les attentives, Albin Michel, 2014.
Le journal d’Etty Hillesum, jeune juive néerlandaise morte à Auschwitz
en 1943, n’a cessé d’interroger croyants et athées, juifs et non juifs,
depuis sa publication voici une vingtaine d’années. Au-delà de son sort
tragique, c’est son parcours spirituel, accompagnant une thérapie
entreprise en 1941, mais confronté aux heures les plus atroces de la
Shoah, qui a frappé les lecteurs de tous horizons. C’est ici une
Algérienne qui entreprend un dialogue avec la jeune juive. Sur le
bureau d’Etty, en effet, la photographie d’une petite Marocaine
appelait déjà à cet échange. « Les attentives » sont deux femmes en
attention à l’autre, à l’universalité du regard, aux correspondances
entre les vies.
D’emblée, le
dialogue s’inscrit au cœur du mystère, d’une spiritualité qui échappe
aux deux religions sémitiques, la juive et la musulmane. « Ton Dieu est
“au fond d’un puits, bouché de gravats“, et le mien je crains qu’il ne
se défigure au point, bientôt, de le trouver enseveli », note Karima
Berger. Dans les deux langues, le Dieu innommé n’est-il pas d’abord une
« Présence », Sakînah en arabe, Shekinah en hébreu ? Par le
questionnement intime, par la poésie, l’une et l’autre reconquièrent ce
que Rilke nommait l’« espace intime du monde » (
Weltinnenraum),
ce noyau de néant fondateur sur lequel reposent toutes les mystiques,
par delà les croyances. « Devenir capable d’“accueillir” le néant pour
n’être pas anéantie » : c’est à la même sources qu’elles vont puiser
les mêmes questions.
Il ne s’agit pas
non plus de tout amalgamer. On a fait d’Etty Hillesum, parce qu’elle
avait reçu une éducation libérale et qu’elle s’interroge très librement
sur sa foi et son identité, une chrétienne qui s’ignore ou une taoïste
à l’occidentale. Elle a été remise à la mode par une homélie de Benoît
XVI. « Il nous suffit de voler quelques mots de toi et c’en est fait de
ton appartenance », résume Karima Berger. Et c’est précisément cette
appartenance qui l’intéresse, parce que toutes deux s’y ancrent en la
dépassant, et sont à l’écoute de l’autre parce qu’elles sont en écoute
d’elles-mêmes. L’expérience mystique, en retournant au néant, s’ouvre à
l’universalité, et assume l’autre jusque dans le mal qu’il peut faire,
qu’il peut nous faire. « Aimer, même celui qui veut te donner la mort
», est la leçon suprême, qui confère une liberté d’amour inouïe. Ce
n’est pas un hasard si Christian de Chergé, moine de Tibhrine qui
refusa de partir du monastère où il se savait condamné, lisait Etty
Hillesum. Celui qui avait retrouvé en lui l’universel jusqu’à se savoir
« complice du mal », celui qui avait choisi de vivre sa foi chrétienne
en terre désormais musulmane, apporte à ce dialogue entre la juive et
la musulmane le relief indispensable d’une troisième dimension.
Et c’est bien
parce qu’elle reste enracinée dans sa tradition judaïque qu’Etty
atteint l’universel. « Tu nous cherches, nous interroges et nous prends
à témoin pour nous faire écrire avec toi. » Par elle, Karima Berger
s’interroge sur sa propre identité, sur sa propre religion. Lire le
Coran, c’est être « comme en Islam natal », note-t-elle, retrouver ses
premiers bonheurs spirituels. Pourquoi, en groupe, l’émotion
chancelle-t-elle ? « Ce vertige collectif ne parle pas à mon âme ou
plutôt pas à son versant lumineux, mais à son versant sombre ». La
religion enveloppe la foi dans un brouillard, la prend « dans les
rets du marketing et de la modernité qu’elle veut copier pour mieux
coller à ses standards. » Le Dieu guerrier de l’islamisme, le dieu
épinglé par les théologiens comme un papillon sur un bouchon de liège
l’éloignent du dieu de ses père et grand-père, « tout de textes et de
corans enveloppés ».
Au-delà encore
de la religion, c’est la politique, la guerre, la haine culturelle, le
fanatisme international qu’interroge l’auteur en replongeant dans
l’époque de la Shoah. Le printemps arabe, l’incompréhension des
Occidentaux face au voile islamique, le dialogue judéo-palestinien
prennent leur place dans cette réflexion. La haine ne vient-elle pas
d’un refus de regarder l’autre, d’un « blanc » dont on recouvre son
histoire ? « Qu’est-ce que les Israéliens, pour qui la mémoire
constitue l’élément vital de leur identité, ont fait de la mémoire de
ces terres colonisées et quelle histoire écrivent-ils de l’exil des
Palestiniens ? », se demande l’auteur. Pour les Arabes, la Shoah est un
blanc, un impensé, un non-dit de l’Histoire, mais pour les Israéliens,
« quel est le blanc palestinien dans leur histoire » ? Du néant qui
nous ouvre à l’autre à l’anéantissement qui, croit-on, nous en délivre,
il n’y a souvent qu’une différence de regard. À travers la photographie
d’une Marocaine sur un mur qui inspire le journal d’une jeune juive,
devenu le livre de chevet d’un moine de Thibrine, trouvant son écho
chez une jeune Algérienne, c’est à changer de regard que nous invite
Karima Berger : ce qu’on appelle, au-delà de son sens religieux, une
conversion.
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Mélikah Abdelmoumen,
Adèle et Lee, Emoticourt, 2014.
Une jeune fille d’origine modeste, mais dont la mère, ancienne
prostituée de luxe, a des nostalgies de jeunesse dorée, est inscrite
dans un pensionnat très huppé. Bonne élève, mais au physique ingrat,
elle est aussitôt prise pour tête de Turc par les trois meneuses de sa
classe. Seul son professeur d’anglais, séduit par sa vulnérabilité,
prend sa défense. Après un drame qui les oblige à fuir, l’élève et le
professeur passeront leur vie ensemble, officiellement comme parrain et
filleule, dans une relation déchirée qui ne peut déboucher que sur un
malentendu.
On appréciera
surtout, dans ce court récit, l’art de poser un personnage en une
touche pittoresque, en une image très visuelle qui lui donne aussitôt
une présence indiscutable. « Elle portait ces lunettes de soleil trop
grandes qui la faisaient ressembler à une mouche » — « Il avait les
cheveux noirs et portait la moustache sans la moindre touche de
ridicule » — « Une petite voix à la fois rauque et douce, qui
s’avançait timidement dans l’atmosphère »… Un art consommé de la
narration, aussi, qui sait créer et entretenir un suspens, et jouer de
l’ambiguïté sur la réalité des propos rapportés tour à tour par Adèle,
l’élève, et Lee, son professeur. Mensonge, folie, intrigue ? La part
d’interprétation du lecteur est parfois grande, tant sur la réalité des
propos que sur les motivations des personnages. De temps en temps, une
note étrange (les lévitations d’Adèle…) vient jeter le doute dans les
esprits. « Mais il n’était surtout pas question de déverrouiller tout
ça ; ça aurait voulu dire laisser remonter le reste. On ne peut pas
faire le tri dans ce genre de choses. Soit on boucle tout et on jette
la clef, soit on prend le risque que tout explose. » Il faut surtout
jeter la clé : au lecteur de la retrouver, ou de proposer la sienne…
Le principal,
dans un texte aussi court, est l’écriture, et celle de Mélikah
Abdelmoumen est remarquablement maîtrisée, alternant les registres,
avec des effets sûrs. De belles images, parfois (« qui me regardait en
battant des cils comme si ses paupières avaient été deux mites affolées
»), d’autres plus saugrenues (« une démarche de fleur hautaine »), ou
des inadvertances étranges (l’adolescence comme « période tampon où
l’on n’est ni femme ni fille »). Mais cela n’affaiblit guère le réel
plaisir de la lecture.
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Caroline Lamarche,
Mira, Les impressions nouvelles, 2014.
J’avais déjà
dit, voici six ans, tout le bien que je pensais de « La Barbière »,
qui, sur le ton anodin du conte, mais dans un registre
érotico-masochiste, suscitait des interrogations fondamentales sur
l’identité, la solitude, les ressorts de la dictature ou de
l’exploitation du monde au profit des puissants. Mira, la narratrice,
se retrouve ici dans deux autres contes de tonalité similaire, mais
dans des contextes plus précis, un petit port, une station de montagne.
On y retrouve la même inventivité de la romancière à imaginer des
situations complexes, paradoxales, et à les conter sur le ton de
l’évidence, en les introduisant subrepticement par un détail
d’apparence anodine. Le lecteur inattentif ne remarquera peut-être pas
qu’en balayant le sol de la barbière, des yeux roulent sous les
meubles. Ce n’est que plus tard qu’il comprendra l’étrange rituel qui
se pratique dans la boutique. Il trouvera charmante l’habitude du
boulanger de lécher chaque matin le poignet de son employée pour
prendre la mesure du temps, car il ne sort jamais et devine la
direction du vent au degré de sel déposé sur sa peau par les embruns.
Patience, on comprendra un peu plus tard… C’est l’art du conteur que
l’on salue en premier, avec quelques merveilles d’écriture, comme cette
brève notation expliquant la rareté des vélos sur la lande marine : «
Il faut des mollets d’acier et des yeux qui résistent au vent, ou la
faculté d’avancer à travers un rideau de larmes ».
D’un conte à
l’autre, outre les personnages, on retrouve des thématiques récurrentes
: la disponibilité de Mira aux rencontres les plus surprenantes, qui
n’est pas de la passivité, mais une empathie hypersensible aux douleurs
et une vocation à les consoler ; les rapports singuliers entre cuisine
et érotisme ; la solitude fondamentale, que l’on ressent plus durement
encore dans la vie que dans la mort, car dans un cercueil, la solitude
est normale, alors que dans un lit, elle est bien plus cruelle… Le
thème de l’identité, plus profondément, de l’impossible union entre
deux parts inconciliables de soi-même. Et le thème du frère mort,
aussi, qui semblait secondaire dans le conte complexe de la barbière,
et qui devient central dans les deux suivants. La quête de sa tombe
explique le voyage, et l’impossibilité de la retrouver engendre le
récit. « Si je retrouve mon frère, je le mettrai dans ma bouche.
Peut-être y est-il déjà, racontant cette histoire. »
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Voir aussi : La barbière.
Mathias Lair,
Aïeux de misère, éd. Henry, 2014.
« Impossible
d’échapper à la saga. Tous, en avons une. Notre narcissisme a-t-il tant
besoin d’un ancêtre demi-dieu, héroïque, fondateur du clan ? » Le
besoin de s’ancrer dans le passé est sans doute universel. Mais alors,
pourquoi arrive-t-il si tard, chez un écrivain qui a déjà une œuvre
importante à son actif, avec la distance pudique d’un livre tout entier
écrit à la deuxième personne du singulier, avec le prétexte de
souvenirs ravivés à la lecture d’un confrère ? Le malaise est patent
dans ce récit bref et sensible. Parce qu’il y a un refus du narcissisme
inhérent à la démarche, d’abord. « Honorer ses ancêtres est une manière
de s’honorer soi-même. » Ensuite, et surtout, parce qu’il faut dépasser
une double honte pour parler d’une génération d’ouvriers tisserands à
Elbeuf. Honte des aïeux, et plus encore honte d’en avoir honte.
Un paradoxe qui
intéresserait sans doute un psychanalyste — il y verrait
l’impossibilité de surmonter des oppositions sociales et
psychologiques. Oppositions au sein de la famille, d’abord. Du côté
paternel, le chemineau, le prolétariat ; du côté maternel, l’ « aristo
déchu » — entendez, le typographe, aristo des ouvriers, parce qu’il a
son bac. La foi chrétienne, du côté maternel, mais avec de subtiles
nuances dans le rôle social de la religion : pas question d’aller à
l’église, où l’on ne voit que les patrons et « leurs lèche-culs ». Côté
paternel, on est plutôt d’accord avec Jésus, « un brave homme », mais
pourquoi le mêler aux bondieuseries ? Et puis, il y a le déclassement,
le scandale d’un enfant hors mariage que l’ « aristo » ne rejette pas,
ce qui lui vaut le bannissement de sa famille ; les parents qui ont «
trahi leur classe » en fréquentant la bourgeoisie locale, mais qui ne
seront jamais à ses yeux que des parvenus ; et ceux qui partent, qui
quittent leur campagne pour s’installer dans la ville, ceux qui
quittent la ville pour monter à la capitale...
On devient sans
s’en rendre compte le « cousin de Paris », qui est « dans les
affaires ». L’intello, qui se force à treize ans à lire Sartre et
Malraux. « C’était très ennuyeux, mais il le fallait. » Tout cela
développe un malaise complexe, le sentiment de n’être réellement chez
soi nulle part, d’être en permanence dans l’entre-deux. Un peu comme la
grand-mère, « la contredame », une contremaîtresse qui se retrouve
entre le monde patronal et le monde ouvrier. Mais elle, respectée de
part et d’autre, expliquant qu’elle « ne peut pas » participer aux
grèves, a su aménager son « entre-deux ». Pour l’écrivain, il n’est pas
seulement social : il est aussi linguistique. Celui qui perd son accent
et ses expressions régionales se retrouve « le cul entre deux langues
». Il reste attaché à ses racines, aux expressions normandes de sa
grand-mère, mais n’est-ce pas de la pensée « préfabriquée » ? On ne
voit plus, à les multiplier, « ce qu’on pourrait dire penser sentir
d’autre que ce qui est déjà confectionné ».
C’est dans ces
paradoxes, et dans les contradictions que l’on prend plaisir à gratter,
comme une vieille croûte, que ce récit trouve son intérêt. Jusqu’à ce
dernier : écrire pour des morts, c’est déjà faire partie des disparus…
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Voir aussi :
Oublis d'ébloui,
Ainsi soit je, L'amour hors sol.
Aucune histoire, jamais.
Werner Lambersy, Le mangeur de nèfles, haïkus libres, illustrations de Richard Bréchet, éd. Pippa, 2014.
Werner Lambersy
aime les formes brèves, qui permettent de saisir la notation poétique
au plus près de l’instant. Une image, une sensation, une impression
fugace, et l’univers soudain explose dans notre tête, car on en saisit
tout d’un coup l’incroyable unité, l’évidente nécessité.
« Il veut
se tuer mais
sur le bout de son nez une mouche »
Cette mouche plus forte que tous les suicides est l’essence même de la
poésie, tout entière dans la présence, dans la vigilance au monde. Ces
haïkus très libres (heureusement) dans leur forme épinglent un petit
élément du quotidien, des feuilles mortes, le parfum du tilleul,
l’apparition des lentigos… Beaucoup de végétaux (surtout des arbres) et
d’animaux (surtout des oiseaux), qui viennent un instant réveiller
notre inadvertance à la vie et au monde. Les sensations mobilisent les
cinq sens, la vue (les pruniers en bleu de travail), l’ouïe (les
trilles des sirènes de police), l’odorat (l’orange épluchée dans le
bus), le toucher (les bottes chaudes du voisin de chambrée), et le
goût, bien sûr, celui des nèfles dorées qui ont donné son titre au
recueil. Derrière la sensation, une image, parfois insolite (« Érection
/ du matin, pour rien / un peu comme hisser les couleurs »), souvent
très visuelle (« La neige / fait au chemin / une mèche de cheveux
blancs »). Plusieurs font allusion à l’écriture, comme les pattes du
merle dans la neige qui signent le tableau, les mouettes calligraphiées
à l’encre de Chine sur le ciel, ou les moineaux qui semblent imprimés
sur le jardin de la voisine : le poème est toujours présent, en
filigrane du monde.
Et c’est le poème, aussi court que les instants qu’il capte, qui finit
par donner son rythme au recueil. Le haïku part d’un vers très court,
un seul mot, le plus souvent, pour s’épanouir dans un vers
intermédiaire et un vers plus long. L’élargissement rythmique traduit
ce rythme apaisé de l’attente, du silence, du travail abandonné, du pas
qui ralentit ou de l’arrêt du bus que l’on oublie. La vie soudain
ralentit et devient plus ample, plus dense, plus lourde d’un sens
inaperçu. « Des nèfles », dit-on souvent pour évoquer l’inconsistance.
Oui, et si nous les mangions ?
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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Achille Island note book, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.
Carole Zalberg,
Feu pour feu, Actes Sud, 2014.
« Nulle lignée
n’échappe à la nécessité d’inventer sa survie. » Cette réflexion
d’allure proverbiale, au détour d’une longue phrase, est une des clés
de ce court récit où alternent deux voix, celle du père et celle de la
fille, réfugiés d’un pays africain. La lignée, le père la porte en lui,
depuis les ancêtres qui ont nourri sa culture jusqu’à la fille qu’il a
sauvée du massacre, en passant par les parents et la famille qui n’en
ont pas réchappé. C’est une voix verticale, dans une langue de haute
tenue aux images fortes, au rythme assuré. Dans son langage syncopé,
parsemé d’argot, qui se veut « branché » sur un présent éphémère, la
fille semble n’avoir qu’une intégration horizontale, dans un petit
groupe d’amies qui se surnomment elles-mêmes les PrincessA, car leurs
prénoms finissent par la même lettre. Mais dans les récits
entrecroisés, dans les caractères et les écritures différentes, la
filiation est manifeste.
Dans l’anecdote,
d’abord. Feu contre feu. Le récit du père, qui retrace la fuite du pays
natal, les périls du passage, les humiliations de l’arrivée chez ceux
qui les traitent « non comme des hommes, mais comme une maladie », se
noue dans l’incendie d’un hôtel miteux où ils se sont réfugiés. Vingt
ans plus tard, la fille est emprisonnée pour avoir mis le feu à un
immeuble. « Je me dis que le feu en toi attendait depuis cette nuit-là
», souligne le père, une fois encore au détour d’une phrase. Mais plus
profondément, ce sont les caractères qui soudent le père et la fille.
La même énergie, le même refus de l’injustice, le même désintéressement
qui les pousse à tout sacrifier pour sauver une personne. Le crime
d’Adama n’est que « le dernier domino à tomber » d’une longue chaîne
d’événements — mais quel a été le premier domino, quel a été le premier
vacillement ? Peut-être, tout simplement, était-ce le silence ?
Raconter d’où l’on vient, ce que l’on a traversé, aurait-il suffi à
reconstituer la lignée ? Nul ne le sait.
Ce court roman
aux images fortes (la mutilation des empreintes digitales pour forcer
les doigts au silence), aux formules percutantes (« Je suis l’unique
lieu où tu peux être ») est d’une douloureuse humanité, car il n’entend
pas opposer deux générations (l’adolescente ingrate et le père
sacrifié), ni deux populations (les racistes, après tout, pensent aussi
à la survie de leur lignée), mais comprendre, avec une solennité et une
rage de tragédie antique, comment les destins se sont brisés.
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Sigismund Krzyzanowski,
Rue Involontaire, tr. Catherine Perrel, Verdier, 2014.
Un moment
d’ivresse peut excuser qu’on adresse une carte postale à Dieu en
précisant pour le facteur : « À remettre en mains propres ». Mais il
faut tout l’humour de la poste soviétique pour que la lettre revienne
avec le tampon « Destinataire inconnu ». Lorsque les personnages
entrent avec un tel flegme dans le jeu du narrateur, pas de doute, nous
sommes dans une nouvelle de Krzyzanomwski, aux frontières du réel et de
la folie. Réelle cette « rue Involontaire » qui a donné son titre à la
nouvelle et au recueil : la poussée anarchique et zigzagante des
maisons crée « involontairement » une rue qui finit par prendre ce nom.
Réel, ce petit détail de la Russie soviétique, dans les années 1920,
qui rend des timbres poste par pénurie de monnaie. Mais il faut
l’humour imbibé de vodka de l’auteur pour envoyer grâce à eux des
lettres fantasques, qui n’ont l’air de rien, mais qui en disent
beaucoup sur l’homme et sur la vie. Six petits chefs-d’œuvre d’humour,
de détresse, de philosophie désabusée, que l’on pourrait résumer dans
cette phrase détachée d’un carnet de l’auteur : « Il sauta de sa vie en
marche ».
Krzyzanowski a
l’art de pousser dans ses retranchements l’idée la plus délirante et de
l’étudier avec un sérieux scientifique. On ne résiste pas à son «
horloge parlante à vodka » dont il faut absolument découvrir le
principe. On ne résiste pas aux aventures de monsieur Aquoibon, de
cerveau en chapeau et de chapeau en cerveau. Et on ne résiste pas à
l’extraordinaire histoire de ce manuscrit perdu et retrouvé pour le
plus grand bonheur des inconditionnels de ce génie russe méconnu de son
vivant, et dont les éditions Verdier ont entrepris de nous livrer
l’œuvre complète.
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Voir aussi
:
Le club des tueurs de lettres,
Fantôme,
Souvenirs du Futur.
Alain Absire,
Tout le monde s’aime, P.G. de Roux, 2014.
Tout le monde s'aime, certes, mais heureusement, chez Alain Absire,
tout le monde n'est pas beau et gentil. Mais de quel amour alors
s'agit-il, s’il ne goûte pas la guimauve ? La folie mystique d'une
femme pour son enfant mort ; la folie tout court d'un attardé mental
pour une mère décédée ; l'obsession d'un maçon des mille et une nuits
pour une jeune femme entrevue qu'il a contribué à cloîtrer ; celle
d'une femme délaissée pour un chien de concours... Des passions que
l'on jugerait malsaines si le regard du romancier ne se posait sur les
personnages, ne fouillait leurs pitoyables secrets ou leurs motivations
candides. Ainsi se révèlent des amours très pures, comme celle du très
vieux Sata Okachirô pour la non moins âgée Dame Eiko, dans un monde
d'une délicatesse infinie figé soudain par une flèche au centre de la
cible et par un regard noir...
C'est que
l'amour a ses ambiguïtés, se nourrit parfois de haine et de désir
meurtrier. L'assassin de John Lennon pourrait être un groupie comme (et
avec) les autres, si l'exaltation qu'il ressent à attendre un
autographe n'était contrariée par des sentiments qu'il peine à
comprendre lui-même, où se mêlent la déception d'une signature bâclée,
l'envie de pérenniser son nom avec celui de la star, le désir
d'éveiller un paradoxal amour auprès de son épouse... La récurrence de
l’enfermement (l’enfant dans la valise, la mère dans sa chambre, la
femme idéale dans une tour, l’épouse que l’on ne peut plus combler dans
une villa somptueuse…) n’est pas anodine. À la base de l’amour, il y a
la possession jalouse bien plus souvent que le bonheur de l’être
aimé. Le complément nécessaire à la jalousie est alors le tiers
témoin, ou acteur forcé. L’amour se vit sous le regard de l’autre, de
l’être aimé, parfois, d’un tiers, souvent, dont le témoignage est
essentiel. Peut-on aimer son chien sans un jury qui le déclare le plus
beau ? La question est absurde, ainsi posée, mais le jeu des regards
est tellement récurrent dans ces nouvelles qu’il oblige à s’interroger.
Un
voyeurisme malsain se met alors en œuvre, nécessaire à la jouissance
des personnages. Don Ramon, richissime colosse obèse et agonisant, ne
peut plus posséder son épouse que par les jeunes gens qu’il loue au
hasard des fêtes populaires, et par la détresse qu’il cause ainsi chez
son majordome, amoureux promu complice. Visconti, sur le tournage du
Guépard,
jouit plus du couple formé par Alain Delon et Claudia Cardinale que de
l'amour discret qu'il port au bel acteur, parce que derrière les rôles,
c'est lui qui maîtrise les personnages. Tant qu'il n'arrête pas les
caméras, l'amour véritable, qui n'est que la fiction mise en scène,
continuera à tourbillonner. La jouissance est purement
esthétique, mais la passion est pour lui, dans la création
artistique et non dans la chair.
Alors,
derrière l’amour, il y a souvent un monstrueux égoïsme, celui de
maîtriser la situation, de manipuler les autres, de les réduire à des
rôles dans le spectacle de sa propre vie. « Seule importe la
satisfaction que l'on a de soi-même quand le but est atteint, professe
le Visconti d’Alain Absire. Partager avec d'autres l'estime que l'on
éprouve à son propre égard est sans intérêt. » Ces nouvelles pourraient
être sombres sans l’invention drôle et inquiétante du virus
satyriasistique et nymphomatique (VSN) qui s’empare de la population,
ou sans la très courte nouvelle finale, où Marie et Joseph voient à
travers le couple passer le salut de l’humanité. Commencé par la piété
aveugle d’une mère déchirée par la mort de son fils, le recueil, très
construit, se termine sur cette foi dans le salut. Entre les deux
nouvelles, il aura fallu « se débarrasser des poisons de l’enfer que
l’on dissimulait en croyant que Dieu ne les verrait pas. »
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Voir aussi :
Deux
personnnages
sur un lit avec témoin, Au voyageur qui ne fait que passer,
Sans pays,
Saga italienne,
Mon sommeil sera paisible,
Déluges et autres péripéties.