Chantal Thomas,
L'échange des princesses, Seuil.
Le pouvoir, vu du côté des hommes : être roi de France, ou même Régent,
comme Philippe d'Orléans, ma foi, c'est un métier plutôt agréable, que
l'on aimerait transmettre à son fils. Mais voilà : à sa majorité, Louis
XV prendra le pouvoir qui lui revient. D'où l'idée de génie : si on le
mariait à une princesse impubère, comme l'infante espagnole ? Le roi
est de santé fragile, si la reine de quatre ans doit attendre dix ans
pour engendrer un héritier, il y a de bonnes chances pour que le fils
du Régent règne un jour... Par la même occasion, sa fille pourrait
épouser l'infant d'Espagne et devenir reine à son tour. Coup double...
Le pouvoir, vu
du côté des femmes. Les deux princesses sont des marchandises que l'on
s'échange, en 1721, comme un paquet de linge blanc, et que l'on rendra,
quatre ans plus tard, comme un tas de linge sale, lorsque les
politiques auront changé. Pour l'infante accueillie à Versailles, c'est
le rêve. Pour Mlle de Montpensier, c'est "l'entrée dans le règne du
désastre". Pour fêter dignement l'une, on multiplie les fêtes ; pour
l'autre, un autodafé de bienvenue, où l'on rôtit quelques hérétiques,
dont onze femmes, précise galamment le fiancé — "est-ce une attention
spéciale pour sa féminité ?" Si l'odeur se confond avec celle de la
viande grillée dévorée en famille, cela rappelle que l'Escurial, fondé
pour commémorer une victoire... contre les Français, ses compatriotes,
et pour servir de panthéon royal (donc sa future tombe !), a adopté
dans son plan la forme d'un gril en l'honneur du martyre de saint
Laurent... Ambiance.
Le roman évoque
en parallèle la courte vie royale des deux princesses prisonnières des
politiques familiales. Des scènes à l'ironie dévastatrice, ou à
l'émotion touchante, dont les femmes sortent meurtries, et les hommes
écœurés. Car il n'est pas mieux loti, ce Régent boursouflé qui ignore
l'histoire de son pays et rêve de régner sous le nom de Philippe II, ou
ce Philippe V d'Espagne qui finit par abdiquer avant de devoir remonter
sur le trône à la mort de son fils. Le goût de cendre que parfois
laisse l'Histoire se révèle plus intensément encore dans un
roman.
François Coupry,
Le grand cirque du cavalier chinois, dessins de Cyril Delmote, éd. Pascal Galodé, 2013.
« C’est fou
combien il peut y voir de secrets sous le matelas des enfants sages. »
Sous celui d’Italo, le narrateur, il n’y en a pourtant que sept, sept
secrets, sept dessins, et les sept récits qui les expliquent, consignés
dans un carnet rouge, comme la couverture du livre que vous tenez en
main. Ces secrets sont les vôtres. D’ailleurs, on vous a prévenus :
Italo n’est qu’un « passeur », les contes ne sont pas pour lui, ils ne
prennent sens que par et pour le lecteur qui les passera à son tour. Le
livre rouge n’est que la poupée extérieure d’une complexe matriochka.
Sous son enveloppe, nous suivons la vie du petit Italo, fils de riches
épiciers d’Hyères, de son enfance à son prix Nobel de physique, en
2018. Mais sous celle-ci, nous apprenons à connaître ses ancêtres,
qu’il porte en lui, dans les couloirs bruyants de sa cervelle, et qui
lui apparaissent, de temps en temps, sous forme de spectres grotesques,
de morts plus ou moins décomposés, de baudruche peu ragoutante ou de
serpent filiforme. Ils racontent l’histoire d’un cirque familial et
improbable, dans lequel ils rencontrent, de siècle en siècle depuis
Charlemagne, le même personnage étrange, un cavalier chinois, Mao Ti,
qui, bien entendu, leur raconte les fameuses histoires. À peine
s’est-on accoutumé à ces récits gigognes que le temps bêtement
chronologique se met à se mélanger les pinceaux, jetant des passerelles
entre le passé (les ancêtres), le présent (Italo) et l’éternel (Mao
Ti), sinon le futur (François Coupry). Car tout cela est en nous et
répond à la logique digressive de la mémoire et de l’intuition plus
qu’à la raison discursive. De même que les sept dessins remis à Italo
(et qui bien sûr sont huit) font partie intégrante du récit plus qu’ils
l’illustrent ou l’inspirent. Car les dessins de Cyril Delmote ont
précédé l’écriture, mais l’œuvre de François Coupry comportait déjà des
« contes du cavalier chinois » en parfaite harmonie avec ceux nés des
illustrations. Ne rouvrons donc pas le débat de l’œuf et de la poule…
Alors que nous
racontent-ils, ces contes paradoxaux qui ne nous sont pas plus destinés
qu’à leur narrateur, puisqu’il nous appartient aussi de les transmettre
? N’essayons pas de les résumer, disons simplement qu’il y passe la
moitié d’un ver de terre, un pantin devenu conseiller de l’empereur, un
arbre ramenant son fils du monde des morts, un demi siamois qui ne peut
prononcer que la moitié de ses mots, des mères tueuses dupées par une
sirène monstrueuse, un troll cherchant sa langue dans la bouche des
autres troll, le tout semblant raconter une histoire initiatique dans
laquelle Italo cherche en vain à se reconnaître. L’unité vient du ton
et des thèmes de ces histoires. La plupart nous parlent de quêtes, de
voyages, d’une volonté opiniâtre d’aller jusqu’au bout de son destin,
malgré les obstacles et le découragement. Le ver de terre qui doit
retrouver sa femme, le pantin clopinant d’une jambe jusqu’à sa tombe,
les mères montées sur leurs échasses pour poursuivre les fils enfuis,
le jeune homme emmenant son arbre préféré vers le cimetière des arbres
doivent surmonter des épreuves ou des dangers terrifiants, ce qui donne
à ces contes loufoques un vernis initiatique dans lequel se laisse
prendre Italo. Par un paradoxe cher à François Coupry, cette thématique
de l’errance n’est pas incompatible avec l’impression d’un monde clos,
hermétique, symbolisé par la Cité Interdite de Pékin, d’où les
mandarins ni les empereurs ne peuvent s’échapper. Car le véritable
voyage est intérieur, ou imaginaire. Un des plus beaux contes, « La vie
déjà écrite », emmène son protagoniste à la conquête de la Turquie, de
New York ou de la Terre Sainte par le seul effet d’un agenda où sa vie
a été notée à l’avance. Comme jadis le fils du concierge de l’opéra,
pour qui on avait mis en scène le monde, la vie est un grand cirque que
l’on ne parcourt que de l’intérieur. Un monde muable, sans cesse
mouvant, où les personnages changent brusquement d’identité, où
s’ouvrent des chausse-trapes qui révèlent des labyrinthes insoupçonnés.
Une organisation complexe, mais servie par une incroyable puissance
évocatrice, visionnaire, qui culmine dans le fabuleux pèlerinage vers
le cimetière des arbres morts, que l’on aurait bien vu filmé par Ingmar
Bergman.
Au-delà du
paradoxe assumé et de son effet burlesque, la rupture des conventions
spatiales et temporelles du récit est riche de sens. Les images
reviennent sans cesse sur l’importance de la vacuité, de
l’inconscience, pour parvenir à une réalité ou à une conscience
supérieures. C’est la queue, et non la tête du ver de terre coupé en
deux qui accomplira sa quête. Le monde est gouverné par un pantin à la
tête creuse et la mort, par un siamois dont le visage n’est qu’une
béance. Dieu n’est peut-être qu’une ânesse morte et la vérité sort de
la bouche cousue d’une poupée. Rester sur place pour mieux marcher, ne
rien penser pour mieux décider, créer des fictions pour mieux décrire
le monde : telle est la logique du conte, qui, pour dépasser « les
catégories des jugements humains », se réfugie dans « les erreurs de
raison ». Mais telle est aussi la logique de la physique quantique, qui
procurera son prix Nobel à Italo ! Alors peut-être, nous aussi,
trouverons-nous notre « origine mythique » dans les personnages les
plus invraisemblables, comme la vérité de l’âme, parfois, se cache
derrière les masques. Et nous pourrons conclure, dans notre quête de la
lumière : « La nuit devint encore plus noire, et encore plus éveillée,
encore plus lucide. »
Voir aussi : Zeus et la bêtise humaine;
Les trois coups du
cavalier chinois ;
Les souterrains de l'Histoire;
Où est le vrai Louis XVI ?;
La femme future,
Le fou rire de Jésus,
L'agonie de Gutenberg (1), L'agonie de Gutenberg (2).
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Pierre Dhainaut,
Rudiments de lumière, Arfuyen, 2013.
« Il m’a
toujours paru arbitraire de décider seul d’écrire un poème » : on sait
depuis Valéry que la poésie ne peut exister que par cette nécessité
intérieure qui donne chair à la Beauté. Aucun poète ne peut décider que
la marquise sortira ou non à cinq heures. Ici, les mots décident seuls,
ceux que la nuit laisse au réveil « comme au reflux la mer sur le
rivage des algues ruisselantes ». Mais ces mots n’arrivent pas au
hasard. Il faut une vie pour les rouler dans le flot de la mémoire, les
polir, les laver de leur sens galvaudé : « seul un usage distrait ou
avare des mots les a rendus impuissants à se libérer de leurs
définitions comme de leurs fonctions trop strictes dans la phrase. » En
cela, ce recueil qui couronne plus de quarante ans de publications est
une nécessité. La poésie de Pierre Dhainaut est passée par le
surréalisme (
Bulletin d’enneigement), par une interrogation de l’écriture et du souffle qui la porte (
Jour contre jour),
il a trouvé dans l’évocation des paysages du Nord ou des Alpes, dans la
communion presque sacrée avec le vent, avec la mer, un rythme apaisé et
la sérénité d’une présence au monde (
Le don des souffles, Prières errantes…).
La poésie de
Pierre Dhainaut part du souffle, de la gorge, du cri qui se fraie un
passage dans les orgues du corps. « On ne maintient l’espoir que dans
un cri », professe-t-il, interrogeant celui des enfants qui souffrent,
celui de l’insomnie ou de la maladie. Mais il sait aussi « surprendre
ce murmure que l’herbe adresse à la terre augurale » : lorsque le corps
abdique, « les bras réduits aux bras », lorsqu’il ne peut plus porter
un peu plus loin l’exaltation, l’espoir ou la révolte, il ne sert plus
à rien de s’opposer à l’inéluctable : « le souffle va conclure ».
Alors, il ne
reste plus que des images, celle du feu allumé par des enfants avec
quelques brindilles pour conjurer la nuit, il ne reste que le regard, «
le regard jeune », et le mot, qui, comme un silex, va rallumer le
monde. « Le nom “flamme”, redis-le / jusqu’à en faire une poignée de
sel / jeté sur les flammes qui fusent ». Et le miracle peut avoir lieu.
La vie se ranime dans le rythme du vers, et à nouveau « les soirs sont
des matins », ils ont vaincu les nuits, « les nuits trop longues
désormais ». Dans une courte suite qui « salue la lumière » avant même
d’écarter les rideaux, le poète chante un lumineux « Avril perpétuel de
l’âme », formidable leçon de vie dans l’écoute du monde, de soi et des
autres.
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Françoise Henry,
Sans garde-fou, Grasset, 2013.
Sans garde-fou,
au sens plein du terme : comment s'occuper d'un locataire qui n'a pas
toute sa raison, quand on n'a pas la formation requise ? L'excuse
revient périodiquement : nous ne sommes pas médecins. Car la question
complémentaire sous-tend également le roman : peut-on l'abandonner à
son sort ? Tout le long de courtes scènes, de dialogues insensés, le
récit hésite entre ces deux questions. Bien sûr, il faut aider le
voisin psychologiquement instable, lui parler, le nourrir, l'inciter à
plus d'hygiène, lui laisser utiliser le téléphone...
Mais la moindre
concession, le moindre service engagent au-delà de ce qu'on
souhaiterait, de ce que l'on peut donner. Alors, on se confit dans une
culpabilité collective, dans une mauvaise conscience diffuse, on parle
(ou on écrit) comme si l'on comparaissait à la barre d'un tribunal où
l'on aurait à rendre compte de la disparition du locataire intempestif.
Après tout, on n'est jamais que des « voisins de hasard »... Certes,
mais « nous ne pouvions quand même pas laisser quelqu'un mourir de faim
à côté de nous ?... Si ?... Non ? » Deux petits mots qui en disent long.
La frontière
entre normalité et folie commence alors à se brouiller. La présence
d'André, le demi-fou, est en soi normale, puisqu'il occupe, dans l'HLM,
un studio réservé aux personnes handicapées mentales légères. Mais la
normalité atteint ses limites avec l'exaspération. « Est-ce que la
folie est contagieuse ? » finit par demander la narratrice. Et tout au
bout de l'exaspération, lorsque le demi-fou finit par devenir agressif,
lorsqu'on commence à craindre qu'il fasse sauter l'immeuble, il y a la
phrase qui tue, celle qui ressuscite la barbarie au fond de nous : « On
ne peut plus s'attendrir sur lui. Nature fait bien les choses : pas de
pardon pour les faibles. »
Le roman est une
lente déchéance, à la fois dans la vie du locataire et dans le degré de
compassion supportable par ses voisins. Comment en est-on venu là ?
Comment en est-il venu là ? Est-ce la perte de son emploi qui a tout
déclenché, ou la mort de son père, à moins que ce ne soit la coupure de
la ligne téléphonique ? Ou, plus loin, une tape malencontreuse d'un
professeur de collège ? Et qu'est-ce qui, chez les voisins pourtant
prêts à le secourir, finit par les enfermer dans leur égoïsme ?
L'entendre hurler toute la nuit quand on travaille le lendemain ? Se
voir réclamer un coup de téléphone toutes les cinq minutes ? Se faire
demander en mariage parce qu'on lui a laissé prendre sa main ? Alors,
quand il finit par disparaître, on s'inquiète, on le cherche, on espère
que ce n'est pas lui qui s'est fait assassiner cet nuit-là... Mais on
sent quand même un certain soulagement. Ces petites scènes finissent
par former une grande mosaïque, ou un tableau pointilliste dont les
lignes s'estompent, et d'où il ne reste qu'une grande impression de
gâchis.
Voir aussi
: Le
drapeau de Picasso, Plusieurs mois d'avril, Juste avant l'hiver, Jamais le droit de crier. Loin du soleil. N'oubliez pas Marcelle.
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Werner Lambersy,
L'assèchement du Zuiderzee, Rhubarbe, 2013.
Zuiderzee : une
province hollandaise gagnée sur la mer. Ni tout à fait eau, ni tout à
fait terre. Entre ces deux infinis, l'océan et le continent, il n'y a
plus une frontière, mais un
no mans land,
un grand vide qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre, ni aux deux. Un
pays qui appartient au temps, et au poète. Sa grandeur symbolique est
assumée : « Zuiderzee repris / À la mer / Et le temps / Pris sur
l'éternel ». Et le poème lui aussi est pris sur l'éternel, comme ces
polders gagnés de haute lutte : l'un serait au langage ce que les
autres sont au continent. Là s'étendent les champs ignorés de l'homme,
« Et la pâture des paroles / Sous le niveau / de la mer. »
Bien sûr, il y a
toujours une frontière, mais elle est déplacée, rejetée dans
l'inaccessible. La seule frontière que l'âme accepte quand elle a
brouté la pâture des mots inouïs, c'est l'horizon, tendu comme un gant
de cuir sur lequel se pose l'épervier du soleil. Les grands souffles de
la poésie, de l'amour, du sexe, mais aussi des alcools complices
s'envolent à sa suite vers le large.
Dans ces
pâturages qui n'existent que par la main de l'homme, le poète évoque le
vide, l'espace, l'abandon, le grand néant mystique qui n'est pas celui
de la mort, mais d'une paradoxale plénitude, « quand l'invisible au
visible / Se mêle / Et qu'il bascule / Ses millésimes hors d'âge / Dans
l'élégante carafe fine / De la lumière ». Il s'incline « devant/
L'impénétrable / Et pur événement du paysage », qui le traverse de part
en part. Il y a une grande sensualité dans l'évocation de ces paysages,
qui parlent à tous les sens. On y goûte « le sucre du jour dans la
tasse de l'espace ». Mais on y goûte surtout le jus des mots, qui
roulent comme des fruits sous la dent, mots rares ou précis,
rapprochements gourmands, qui nous laissent dans la bouche « une
boulimie / De radicelles d'oyat ». Et qui nous font connaître « le goût
de la / Simple beauté / Du jour », sans lequel l'homme n'a plus qu'à
mourir.
Mais sous le
niveau de la mer, dans l'horreur de l'indicible, il y a aussi les
hommes, les crimes des hommes, « chasseurs d'étoiles / Jaunes » aux
gibecières sanglantes. Il y a l'homme, qui « a pris beaucoup de / Place
/ Avec la tombe dont / Il reste seul à / S'occuper ». Autre indicible,
autre innommable devant lequel le poème à nouveau se tait. Et si la mer
parvient à tout laver, jusqu'aux peaux mortes de l'âme, c'est peut-être
parce que, devant tout ce qui menace la pureté du néant, elle a fini
par reprendre ses droits.
Voir aussi
:
Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord,
Cupra Marittima,
Achille Island Note Book, A l'ombre du bonzaï,
Le mangeur de nèfles,
Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes,
Al Andalus,
Au pied du vent,
Le grand poème.
Ligne de fond.
Le jour du chien qui boite.
Portraits de l'œil.
Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu.
Mes nuits au jour le jour.
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Pierrette Fleutiaux,
Loli le temps venu, Odile Jacob, 2013.
Une grand-mère
romancière ne peut-elle parler de sa petite-fille sans tomber dans ces
clichés « qui parsèment les chansons, les bavardages radiophoniques,
les romans hâtifs » ? Pierrette Fleutiaux les assume, et assume
crânement la filiation la plus évidente (jusqu'à devenir
le
cliché du genre !) : l'art d'être grand-père... Seuls les poètes ont
l'audace de l'évidence, souligne-t-elle, et cela les dédouane du
cliché. Victor Hugo arrive très vite à la rescousse : « Je puise
réconfort dans son audace ».
Et il y a de
quoi s'inquiéter ! La styliste, succomber au cliché ? La grand-mère
intellectuelle ne se servirait plus de son cerveau, cette merveille de
la technologie, rétréci jusqu'aux pensées minuscules : « Soyons sincère
: je m'en fiche totalement »... C'est que tout, soudain, doit se
recentrer autour de la figure nouvelle. « Tous les romans m'ennuient,
ils ne parlent pas de toi », avoue cette grande lectrice. Le quotidien
est revu en fonction de l'enfant, des pièges qu'il faut éviter, des
difficultés qu'il suscite. Le métro, ce sont les
escaliers, redoutables pour les poussettes. Dans une exposition de photos sur les prisons pour femmes,
on ne remarquera que la présence d'un couffin. Et l'univers entier
s'illumine sous ce nouveau filtre : « Le monde est adorable et
désirable parce qu'il peut être offrande à Loli. » Du quotidien, on
passe finalement au sacré, qui se révèle comme si un rideau s'ouvrait.
Eh bien oui : comme toute petite-fille, Loli est le centre du monde. Et
alors ?
Voilà pour la
bravade. Mais Pierrette Fleutiaux a d'autres astuces pour échapper aux
clichés en ayant l'air d'y succomber. Belle trouvaille initiale : elle
commence par s'adresser à une petite-fille du futur, qui viendrait des
temps lointains, après l'extinction du soleil. Bouleversement intérieur
presque indicible, que cette « petite-fille du bout de millions
d'années ». Merveilleuse trouvaille, surtout, car devant quelqu'un qui
vient d'un autre temps, il faut expliquer le monde, bien plus encore
qu'à un enfant qui naît. Comment lui parler, lui apprendre tout ce que
nous sommes, y compris la différence des sexes, puisque peut-être, dans
son temps, ceux-ci auront disparu ? Il y a dans cette fiction
significative à la fois l'impression que les enfants viennent d'une
autre planète et en même temps, dans certains regards immémoriaux,
l'impression qu'ils savent de toute éternité des choses intraduisibles
en langage humain.
Par ailleurs,
face au dernier rejeton de la famille, n'a-t-on pas le sentiment qu'on
le connaît depuis toujours ? Il véhicule inconsciemment des images
venues d'un passé lointain : son petit dos rappelle le dos de la
grand-mère, qu'il avait fallu masser. L'enfant est à la rencontre du
passé et du futur, de la petite-fille d'après l'extinction du soleil à
celle qui fait souche depuis le big-bang. S'adresser à elle balaie
l'éternité.
Et pour
l'écrivain qui a malgré tout mauvaise conscience de s'attarder à ce
thème rebattu, l'enfant du bout du temps dédouane des clichés, car
aucun mot de la langue ne convient. Il faut réinventer un langage à
grand renfort de banalités, et la « livrée usée » de la langue devient
un somptueux vêtement. Sa présence fragile réveille des peurs étranges
: les quatre milliards d'années qui restent à vivre au soleil semblent
du coup très courtes dès qu'on se projette dans le futur ! Mais le
monde passé, l'art, la religion se réinventent aussi sous cet éclairage
nouveau : les rois mages avec leurs cadeaux prennent sens devant le
nouveau-né, les angelots baroques dédouanent des comportements
bêtifiants, la religion chrétienne, qui a mis le nouveau-né au centre
de la vie, prend une autre dimension... En parlant à l'enfant, on
apprend sa logique, et l'on échappe par là au cartésianisme adulte :
une scène touchante nous montre comment le simple fait de classer des
matriochkas impose de s'ouvrir à une logique symbolique. Logique de
l'enfance, mais aussi logique par l'enfance : les tableaux classiques
sont revisités en fonction du regard que les peintres ont porté sur
l'enfance, et l'histoire de l'art se réinvente autour de celle qui est
devenue le centre du monde.
Ce choc du passé
et du futur confère une tension au récit, qu'il empêche de tomber dans
la mièvrerie. Mais l'artifice ne dure que quelques pages, avant de
reparaître à la fin du roman. Entre les deux, une construction
originale assure l'intérêt du lecteur. La grand-mère romancière se
concentre sur les mots, qui servent de tremplins à la réflexion. En
début de chapitre, ils posent un monde nouveau dans leur nudité, car il
faut apprendre à la fillette le monde qu'ils désignent : smartphone,
récompense, donner... Le monde à voir est d'abord un monde à dire, et
lorsque la petite-fille d'aujourd'hui sera « entrée dans la parole » et
aura apprivoisé à son tour les mots, la petite-fille du bout du temps pourra s'éloigner : elle aura rempli sa mission.
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Fanny Taillandier,
Les confessions d'un monstre, Flammarion, 2013.
"Quand
j'avais vingt ans, personne n'aurait dit de moi que j'étais un monstre,
et pourtant j'étais monstrueux." Etre monstrueux, n'est-ce pas, tout
simplement, être comme les autres quand tout le monde triche ? Le
narrateur de ce premier roman, issu d'une excellente famille,
monstrueux à force de normalité et de réussite, prend tout à coup
conscience de la fiction dans laquelle il vit. C'est le jour où il fête
son premier CDI que tout bascule — il faut dire que c'est un certain 11
novembre 2001... Il s'aperçoit alors que tout sonne faux autour de lui.
La famille, le travail, les amis. Tout se ressemble, au point de
ressembler à un modèle idéal. Il n'y a plus de ville, de campagne, de
banlieue, d'entreprise : les noms propres, qui identifient les lieux,
s'effacent derrière le mot générique. Il habite à Banlieue, une
ancienne Rus, sort à City, travaille à Firme. Il paie par carte bleue,
mange comme un ogre, baise comme un dieu. Il porte bien le costume. Il
fait partie du monde bien propre, bien poli, avec "un grand sourire
plein de dents parallèles". Monstrueux, vous dis-je...
Ce sont les mots
qui l'ont trahi, le jour où il se rend compte qu'il vit dans un récit —
un "telling", pour reprendre le mot à la mode. Ses collègues le
trouvent "super", "un partenaire en or". Ses amies aiment "s'éclater"
avec lui dans "un cadre de liberté et de confiance mutuelle". Tout cela
dégouline de clichés répugnants. "Moi je lui faisais confiance",
témoigne un collègue à son procès, "C'était pathétique, songe l'accusé,
j'aurais vraiment mieux fait de la tuer."
Car c'est ce
qu'il finit par faire : tuer, comme un monstre, puisqu'il est un
monstre de vouloir sortir de tout cela, de cette réalité visqueuse. Les
avocats et les juges ne s'y trompent pas. Son défenseur, commis
d'office, cherche à mettre des mots classiques sur son crime. "On
applique un filtre sur un objet et l'on déclare que ce que l'on voit à
travers le filtre est ce qu'il y a à en retenir." C'est rassurant, car
cela désamorce la réalité. Quant au juge, face à la vérité brutale, il
tente de minimiser : "Il s'accrochait désespérément à cette mince idée
que je mentais, que j'étais moi-même une fiction." Le procès, qui
aurait dû mettre au jour la violence crue et nue, n'est lui-même qu'une
fiction, comme la prison, où les criminels se prennent pour des
criminels.
Qui tue-t-il ?
Qu'importe, un peu tout le monde : un passant, un adolescent, une
petite amie, un grand amour, ses parents... Personne, peut-être. Car à
la fin du roman, l'explication de la folie pointe son nez, ce qui
affaiblit quelque peu, à mon sens, la force de l'évocation. On peut
aussi regretter, parfois, une volonté explicative inutile. Mais on
appréciera la patte de la jeune romancière, son art de brosser un
portrait en deux notations ("à la façon dont elle m'avait dit qu'elle
avait vingt et un an, j'avais compris qu'elle en avait seize... Sans
doute, elle portait un string et buvait du cacao le matin"). Mais son
art n'est pas celui du miniaturiste. Elle a l'ampleur du fresquiste
pour évoquer le Tueur absolu, issu du fond des âges à travers un
grand-père mort à la guerre de 1914 et qui donne au narrateur une
grandeur épique. Tout cela donne envie de lire bientôt un deuxième
roman...
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Sandrine Vermot-Desroches,
Les Wagons du Jardin, Rhubarbe, 2013.
"C'est ainsi.
Personne ne peut changer l'ordre des choses" : triste constat de
Josiane, la protagoniste de ce premier roman, trop vite résignée à son
sort de femme de ménage et à un passé enfoui, qui l'obsède et la
terrorise, symbolisé par le couteau caché dans le tiroir de sa cuisine.
À cinquante-quatre ans, que pourrait-elle encore espérer ? Il faut
toute la persuasion de Lucien pour qu'elle accepte de retrouver ses
connaissances des plantes et de confectionner des baumes efficaces. Un
simple geste suffit à changer sa vie. Un amour inopiné, un emploi
salarié à la pharmacie : pouvait-elle encore y songer ? La lecture
d'un cahier perdu par une voisine, et qui l'initie aux combats des
femmes à travers les âges, lui donne aussi le courage de se battre, et,
au-delà, un autre but, celui d'aider les autres. La rencontre d'une
Américaine à qui tout semble avoir été donné, fascinante et agaçante,
qu'elle rebaptise "la Déesse de Babylone", lui donne l'impulsion
nécessaire. Trois rencontres de hasard, qui la sortent lentement de la
résignation. La femme de ménage peut enfin faire le ménage dans sa vie,
et se "purifier l'âme et le corps".
Lorsque le
bateau est à flot, il n'a plus besoin des tins qui le maintenaient sur
le chantier. Ceux qui l'ont mise en marche s'en iront, pour des raisons
différentes, fidèles à leur propre parcours, déçues par la vie, ou
après avoir trahi la confiance de Josiane. Qu'importe : elle a
désormais un but, et une association pour le porter. Surtout, dernier
et paradoxal cadeau de celui en qui elle avait mis sa confiance, elle a
osé retrouver en elle la raison de sa vieille culpabilité et dépasser
l'échec de son enfance. S'il peut y avoir un nouveau départ quand on a
dépassé le milieu de la vie, c'est parce que l'espoir n'est jamais
totalement éteint en nous.
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Patricia Castex-Menier,
Passage avec des voix, le Chant du Cygne, 2013.
Certain lieux sont propices au
sacré. Ceux « dont la beauté excéderait jusqu'à celle de [leur] nom ».
Delphes est de ceux-là, qui saisit le poète dans son corps soudain
débordé. Ce qui naît alors le dépasse. Celle qui dit s'être contentée,
jusqu'ici, de la « parole pusillanime », celle des petits dieux des
portes, rencontre alors le dieu à la bouche d'or, Hermès, celui qui
fait « monter le chant depuis le ventre », qui lui fait « gravir les
escarpements du souffle ». Qu'un poète parle de poésie, quoi de plus
normal ? Mais ce qui diffère ici, c'est que l'ensemble de l'aventure
humaine est convoquée en un très court recueil, quarante poèmes,
apaisés et brûlants. Tous les chemins mènent à Delphes, à la poésie
majeure. Ceux de l'amour, ceux de l'écriture, ceux de la culture, ceux
du corps, ceux des morts – ceux tout simplement, de la présence au
monde. Chemins de surprise et d'étonnement, car « chaque début de jour,
à sa façon, est une offrande venue de loin ». Chemin d'une fatalité à
laquelle nulle n'échappe, pas même le poète, puisque Hermès, dieu de la
poésie, est aussi celui qui guide les morts. Alors, l'amour,
l'écriture, les souvenirs lointains se mêleront définitivement « dans
la cendre des voix ».
Il n'y a pas de tragédie, de
grand effets, de déchirements. Tout ceci se glisse en creux entre
l'entrée du chœur (
parodos) et sa sortie (
exodos).
Celle qui rappelle qu'elle a souvent sacrifié aux dieux des portes
n'entend pas chausser les cothurnes : la tragédie naît en nous de son
absence dans le poème, de la gravité du ton, de l'évidence de la
parole. Elle n'en est que plus forte.
Voir aussi :
X fois la nuit,
Bouge tranquille, Suites et fugues,
Le dernier mot,
Soleil sonore,
Adresses au passant, Al-Andalus,
Chroniques incertaines.
L’instinct du tournesol. Cargo.
Accoster le jour.
Havres.
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Sylvie Germain,
Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013.
Un vieux roi, qui vit seul dans un palais en ruine,
se raconte des histoires pour tromper sa mélancolie, tantôt tristes et
tantôt drôles, et recueille dans une théière d'argent les larmes
qu'elles lui ont tirées. Puis il boit son thé de larmes jusqu'à ce
qu'une croûte de sel se forme sur son cœur. Le conte du roi Bilboc,
Premier et Dernier du Nom, qui émeut tant la petite Lili dont Sylvie
Germain nous raconte l'enfance et la jeunesse, résume bien l'esprit du
roman. Des scènes qui se succèdent, tantôt drôles, tantôt nostalgiques,
et qui finissent par constituer une histoire. Une histoire au goût de
madeleine trempée dans une tasse de thé. "C'est bref, ce n'est presque
rien, et pourtant cela reste planté comme un clou d'or dans sa mémoire
: le goût d'une tasse de thé noir, brûlant, bu au retour d'une
promenade en montagne." Ce sont ces instants, souvent, qui constituent
la trame sur laquelle on brode la vie.
Des instantanés, une bouchée de
pomme offerte par un garçon, ou l'apparition d'un exhibitionniste qui
effraie la fillette, persuadé qu'il perd un bout de ses intestins, et
qu'elle finit par surnommer "sort-boyaux". Mais surtout des scènes
capitales, accidents, naissance d'un enfant monstrueux... Ou décès,
trop de morts pour une enfance : la mère, perte originelle, une
demi-sœur, le premier garçon aimé, le chien aux regard presque humain,
et, en dernier, le père. Mère, père : la boucle est bouclée. Car c'est
autour du père que se construit le roman. Le père qui semble ne pas
l'aimer, qu'elle a peur de décevoir, qui a été jusqu'à la débaptiser,
la surnommer Liliane quand sa mère l'avait appelée Barbara. Un détail ?
Capital, on le découvrira.
Si ces petites scènes rythment le récit
comme un fil de trame, le fil de chaîne en serait le rapport au
langage. Réflexion constante dans l'œuvre de Sylvie Germain, et qui
revient dans ce récit chaque fois que la fillette est confrontée à un
événement majeur. Une incapacité à dire le monde qui remonte à la scène
capitale entre toutes : une prise de conscience subite et inexpliquée,
à neuf ans, une "cassure", un "doux remuement sensoriel" qui lui révèle
l'éternelle question sans réponse : avant, j'étais où ? Et pourquoi
suis-je là ? La question sans réponse lui fait découvrir le silence,
l'impossibilité de trouver les mots pour traduire l'indicible, et,
quand bien même ils existeraient, l'impossibilité de le communiquer. Le
thème revient comme un leitmotiv : "elle ne dispose pas davantage de
mots pour questionner la mort" — face à la débâcle de la famille, elle
n'arrive pas à crier sa détresse — devant un soupçon tragique, "les
mots s'étranglent dans sa gorge" —face à sa première amie, elle ne
parvient pas à exprimer le trop-plein de son âme... "Elle vit dans
l'effroi des mots, de leur magie, de leur puissance incontrôlable."
Deux ultimes scènes vraiment capitales la délivreront. L'une émouvante
et l'autre grotesque, comme les larmes de tristesse et de joie du roi
Bilboc : le long monologue devant son père mort, et une folle
improvisation des passagers d'un train, qui lui tirera des cris de
grèbe huppé ! C'est alors qu'on s'aperçoit que ce roman, qui
semble rebondir de scène en scène au fil des souvenirs, est en fait
magistralement structuré.
Voir aussi :
Rendez-vous nomades.
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Lyonel Trouillot,
La parabole du failli, Actes Sud, 2013.
« Comment faire la chronique d’un
cri ? » Le narrateur, en charge de la nécrologie dans un journal
haïtien, est chargé de l’éloge d’une célébrité locale, un comédien,
fils de bonne famille, qui a fait carrière à Paris et qui s’est jeté du
douzième étage d’un immeuble alors qu’il commençait à connaître le
succès. Ce n’est déjà pas facile, mais le chroniqueur était un ami
proche du suicidé. Avec un troisième comparse, l’Estropié, ils vivaient
dans un petit appartement en guise bateau ivre, entre révolte et
poésie. Alors, malgré la distance, il s’agit de comprendre et, à
travers celui qui est parti, se comprendre soi-même. Pour parvenir à
une notice ampoulée comme les demandent les journaux, il faudra
longuement revenir sur le passé, évoquer les failles qui se sont
creusées, petit à petit, pour finir par constituer un gouffre. « Un
corps qui plonge dans le sol n’est plus un corps à l’arrivée. Un homme
qui tombe de si haut est une défaite sans visage, un mort sans traits,
une défigure, et il ne reste rien à montrer. »
Ce qu’il faudra dire avant
d’écrire, ce sont « toutes ces choses que nous ne t’avons pas dites »,
reconstituer le passé qui explique le présent. Ce qu’il faudra montrer,
c’est Port-au-Prince, tel qu’il est et tel qu’on le rêvait. Ce sont ces
personnages trop révoltés, trop résignés ou trop contents de leur sort.
Et parfois, tout cela ensemble. L’art de Lyonel Trouillot réside
d’abord dans l’évocation de ces personnages à la fois ordinaires et
déchirés par des rêves impossibles. Pedro, bien sûr, le suicidé,
capable de monter sur une estrade improvisée pour maintenir, une nuit
durant, une ville en haleine en inventant la saga d’un héros de
pacotille, de séduire l'infirmière d’un hôpital psychiatrique en lui
récitant de la poésie, de louer la boîte d’un cireur de chaussures et
d’exercer le métier toute la journée avant de lui remettre la recette
le soir. On ne peut jouer ainsi sa vie sans être fils de bonne famille,
imprégné de culture et révolté contre l’hypocrisie sociale.
Tout autour de lui, des
personnages que le romancier parvient à croquer en quelques mots, en
une expression ou une anecdote. Personnages principaux, comme madame
Armand, l’usurière obèse, « grosse fondation toujours assise à la
fenêtre du premier étage de sa grande maison jaune ». Personnages
secondaires, comme cette poétesse du dimanche, « rentière dans le civil
», qui reçoit des amis pour lire « un petit Musset par-ci, un petit
Hugo par-là ». Un mot parfois suffit, comme pour l’Estropié, que l’on
n’appelle que l’Estropié, et son père, que l’on n’appelle que Méchant.
Derrière le personnage de Pedro,
l’auteur ne cache pas qu’il s’est inspiré du comédien Karl Marcel
Casséus, mort en 1997 « dans des circonstances tragiques ». Mais il
n’entend pas raconter sa vie, ni sa mort. L’avertissement donne un ton
d’hommage à ce récit qui tient de l’évocation plus que de la narration.
Inlassablement, il revient sur ce jour où l’on a appris la mort de
Pedro. Ce qui pourrait finir par lasser fait partie du projet
romanesque même : « Pas un soir depuis ta mort où tu n’es revenu mourir
dans notre chambre », finit-il par écrire. La narration reprend du
souffle lorsque l’on retrouve, chez madame Armand, un cahier de poèmes
du disparu, une « Parabole du failli » qui donne son titre au roman et
qui va rythmer le récit. L’hommage officiel devient possible, en
contrechant grotesque de ces poèmes à fleur de peau.
Mais si ce long hommage nous
retient, c’est d’abord par la langue somptueuse de Lyonel Trouillot, au
rythme ample, aux images justes, à la poésie discrète, une langue qui
joue avec les mots créoles, les néologismes, les associations
inattendues. Et s’il nous concerne, c’est parce que la fêlure qu’il
parvient à définir dans le personnage de Pedro est aussi celle du
narrateur, et la nôtre : ce décalage entre la réalité et la poésie que
l’on ne pourra jamais combler. Le narrateur aurait pu se marier avec
Josette, qui n’est pas moins jolie qu’une autre. Mais « son défaut,
c’est d’être réelle », quand il continue à projeter autour de lui des
êtres impossibles. Nous sommes bêtes, conclut-il, « bêtes, parce que ce
n’est pas seulement entre le mot et le silence que nous n’avons pas su
choisir, c’est surtout entre l’ombre et le destinataire. » Si tous les
lecteurs sont destinataires de ce superbe livre, c’est parce que Lyonel
Trouillot a su parler à leur ombre.
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Pierre Lemaitre,
Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013.
« Au revoir
là-haut ». Cet adieu désinvolte pourrait être celui d’Albert Maillard,
un jeune « poilu » qui, à quelques jours de l’Armistice, se retrouve
enterré vivant par un obus. Le roman s’ouvre sur son interminable
agonie, dans un face à face atroce avec une tête de cheval en
décomposition. À la fin du premier chapitre, il est mort.
« Au revoir
là-haut ». Cet adieu désinvolte pourrait être celui d’Édouard
Péricourt, un jeune poilu de bonne famille, à qui tout a souri, mais
qui, revenu « gueule cassée », refuse de réintégrer sa famille et prend
l’identité d’un disparu. Un adieu à « la haute », mais aussi à ses
idéaux, et à la candeur artistique d’avant la guerre.
Leurs destins se croisent le 2 novembre 1918, lorsque Péricourt déterre
Maillard, juste à temps pour le ressusciter d’une vigoureuse baffe, et
ce geste lui vaut l’éclat d’obus qui lui arrache la mâchoire. Désormais
liés par une souffrance commune et une reconnaissance mutuelle, ils le
sont surtout par la haine qui les anime contre le lieutenant
d’Aulnay-Pradelle, qui non seulement a provoqué le massacre de ses
hommes, mais qui en a assassiné deux et qui tente d’éliminer les deux
témoins gênants, Maillard et Péricourt. Le lieutenant est revenu héros
; Maillard est accusé de désertion. Un destin ironique entrecroise
désormais la vie des trois hommes.
« Au
revoir là-haut » : si l’adieu semble aussi désinvolte, c’est que de
déchéance en déchéance, les deux rescapés, écœurés par les magouilles
de l’après-guerre, finissent par renoncer à toute morale pour monter
une formidable arnaque. Une escroquerie qui, tout aussi ironiquement,
rencontre celle que monte parallèlement le lieutenant
d’Aulnay-Pradelle. N’en disons pas plus : un des intérêts de ce roman
est la manière dont les différentes intrigues se mêlent, sans jamais
perdre le lecteur, avec une technique narrative éprouvée. Le roman
fonctionne essentiellement par scènes, plutôt que par séquences
narratives, et prend le temps de nous les faire vivre. La lente agonie
de Maillard est en cela un morceau de bravoure, presque insoutenable,
mais d’autres savent mêler humour, émotion et indignation, comme le
repas de Maillard chez le père de Péricourt, l’inspection du cimetière
militaire par un fonctionnaire soupçonneux ou les folies du Lutétia.
D’autres sont franchement drôles, comme les souvenirs de collège de
Péricourt, petit génie du dessin obsédé par le sexe.
Le roman
fonctionne surtout sur quelques personnages forts, qui doivent échapper
à la dichotomie entre le Bien et le Mal. Le lieutenant
d’Aulnay-Pradelle endosse sans problème le rôle du salaud, mais il lui
arrive d’être touchant lorsqu’il est abandonné de tous, ce qui nous
épargne la tentation moralisatrice de la vengeance finale. Les deux
poilus glissant peu à peu dans la malhonnêteté la plus répugnante
doivent rester crédibles et trouver à leurs hésitations, à leurs
revirements, des motivations fortes. Quelques obsessions renvoyant à
leur expérience des tranchées sont savamment orchestrées : celle du
cheval pour Maillard, celle des masques pour Péricourt la gueule
cassée, et leur réunion dans un masque de cheval.
Mais surtout,
c’est par leurs rapports avec leurs parents que ces garçons privés de
jeunesse se définissent. Pour Maillard, avec sa mère, qui le
considérait comme un incapable. Pour Péricourt, avec son père, qui ne
voyait en lui qu’un efféminé. Les vraies blessures sont là, et la
guerre, pour eux, a des allures de rupture du cordon ombilical. De
minuscules détails, récurrents, ne trouvent leur justification qu’en
cours de récit. Ainsi la question qui tarabuste Maillard : comment un
homme sans mâchoire peut-il rire ? Une question absurde, puisque la
souffrance ôte à Péricourt toute envie de s’esclaffer, mais qui prendra
tout son poids à la fin du roman. Et l’on me permettra une pensée
particulière pour un personnage qui peut paraître secondaire, mais
auquel Pierre Lemaitre a su donner une présence exceptionnelle : le
petit fonctionnaire, Merlin, si ridicule quand il apparaît face aux
gros entrepreneurs, qui semble obsédé par le poulet qu’il mangera à
midi, mais qui suffit, par son obstination, à faire échouer les projets
les mieux verrouillés. Il acquiert peu à peu une grandeur épique,
lorsqu’il semble voir, « comme par transparence, les dépouilles
palpiter sous la terre, et entendre les soldats hurler leurs noms d’une
voix déchirante ». Sans doute est-ce lui qui aura le geste le plus fou,
et le plus fort.
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Karine Serres,
Monde sans oiseau, Stock, 2013.
« Petite Boîte
d’Os, elle est spéciale, vous occupez pas. » Comment ne pas être
spéciale, avec un nom pareil ? Elle fut ainsi nommée parce que son
père, pasteur d’une petite communauté survivante au Déluge, prêchait à
sa naissance que « nous ne sommes qu’un sac de flan mou dans une petite
boîte d’os ! » Comment s’étonner qu’aux jeunes gens du village, elle
préfère Joseph Tados, parce qu’il traîne une réputation de cannibale,
et parce qu’il l’entraîne sous le lac, là où l’on immerge les
cercueils. Le ton est donné. Une poésie funèbre, puisant sa force dans
un humour macabre, règne dans ce premier et court roman, où l’invention
absurde se plie à l’implacable logique de la narration. En cent pages,
c’est toute une vie qui défile, de la naissance de Petite Boîte d’Os à
son regret que le ponton du lac ne soit pas en pente, lorsqu’elle se
retrouve seule et vieille en fauteuil roulant. Toute une vie sans
espoir dans un monde oiseaux.
C’est cette
poésie qui nous attache d’abord au roman. Un ton grave et candide,
servi par une langue riche en images. Ainsi, pour évoquer la baignade
dans les eaux glacées du lac qui a recouvert le monde : « Quand je
remonte à la surface en hoquetant, ils sont là, tous les trois, à
battre des jambes et des bras dans l’eau glaciale pleine de petites
écailles gelées, leurs têtes posées sur un plateau d’argent, maman
redevenue maman, et on rit tous les quatre dans la nuit coupante. » La
tête sur un plat d’argent, qui évoque Jean Baptiste, appelle le
tranchant de la nuit, qui rebondit sur un froid coupant.
Puis un monde se
construit autour de Petite Boîte d’Os, un village avec problèmes de
survie, d’amours contrariées, de naissances et de fausses couches, de
vieillesse et de solitude. Un monde aux inventions pittoresques, mais
qui font froid dans le dos, comme ces « cochons-biftecks », une espèce
mutante et phosphorescente, plus facile a repérer lorsqu’ils nagent sur
le lac… L’efficacité de ces trouvailles est de les considérer comme
tout à fait normales dans ce village sauvé des eaux, ce qui nous fait
soudain douter de la normalité du monde. Surtout lorsqu’arrive, un
jour, « un étrange bateau plein d’hommes en bobs kaki, chargés de crème
antimoustique, de carnets de notes et d’appareils photo à long nez. »
Ces ethnologues, qui considèrent le village comme « une sorte de
réserve », sont l’irruption soudaine du monde normal, celui du lecteur.
« Ma fille avait trois ans. Je l’ai perdue. Dans un bombardement », dit
l’un d’eux au hasard d’une conversation. Le monde normal, en effet. Et
c’est le nôtre.
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Belinda Cannone,
Le don du passeur, Stock, 2013.
« Je voudrais
que ce livre soit un chant d’amour, mais d’amour pour un qui appelait
la pitié. » Il n’est pas facile d’écrire sur son père ; la pudeur de
l’approche doit alors compenser l’impudeur d’une trop grande proximité
avec son sujet. Belinda Cannone trouve cette pudeur dans l’inversion
des regards : la tendresse qu’elle éprouve « trouverait un équivalent
dans le sentiment des parents à l’égard d’un enfant infirme ». Ce père
devenu enfant est le « passeur », celui qui transmet, mais un passeur «
poreux » qui reçoit le monde de toute part. Une porosité que nous
éprouvons tous à certains moments forts de la vie, et que le «
malheureux père » a vécu en permanence dans la dernière partie de son
existence. C’est de cette porosité qu’est venu le paradoxal héritage
que la narratrice en a reçu.
Cela lui a donné
un rapport particulier avec la nature, perçue comme « un
continuum
dans lequel, par degrés insensibles, on passait de soi à l’autre
personne, à l’animal, à l’arbre. » Un « sentiment océanique » que
l’écrivain traduit aussitôt en spécificité grammaticale, l’usage
particulier du « je » ou du « tu »… L’écrivain se « fabrique » dans
l’enfance, estime-t-elle, dans le « rapport inaugural avec le langage
». Fille d’un émigré italien, elle a reçu de son père un français à
double nature, « à la fois intime et empruntée ».
Interroger sa
langue, c’est très vite interroger son écriture. Or, ce livre sur son
père est arrivé à un moment particulier dans la vie de l’écrivain. Son
précédent roman
, La chair du temps,
évoquait le vol des malles contenant ses journaux intimes, qu’elle
avait tenus depuis l’âge de dix ans, à l’initiative de son père,
précisément, qui lui avait donné son premier cahier. Elle écrivait
justement, à cette époque, un livre sur son père, brutalement
interrompu par ce rapt de sa mémoire. Il lui avait fallu, pour sortir
du traumatisme, recourir à la fiction. Or voilà : sa mère, « pour la
consoler », lui remit alors une nouvelle inachevée écrite par son père
en 1984. Et les deux thèmes se rejoignent, celui de la quête du père,
par essence autobiographique, et celui du retour à la fiction, à
travers cette nouvelle… Tout se mêle et s'entrecroise, mémoire,
réflexion et roman. Jusqu’à conclure par cette question : « Père,
t’ai-je bien rendu ? » et par cet aveu : « je devine aussi la part
d’élaboration fantasmatique. »
Ce jeu à la
frontière de la réalité et de la fiction est ce qui m’a séduit dans ce
roman, parce qu’il correspond à l’image du père, à la fois passeur et
poreux au monde environnant, à la frontière lui aussi dans un espace
temps qu’il faut se réapproprier. Parce qu’il correspond aussi à
l’écriture de Belinda Cannone, faite de parenthèses, de réflexions sur
sa propre écriture (« image de circonstance »), de mises en abyme («
relecture du 24 juillet 2012 »)… Mais surtout parce que cette double
quête finit par mettre au jour le noyau central de l’écriture, une
anecdote qu’elle « rapporte souvent », mais qui prend ici toute sa
résonance : celle d’un âne à qui des garnements ont brûlé l’oreille
pour faire croire qu’il comprenait les mots qu’ils y avaient chuchoté.
Tout y est, comme si le roman tout entier se condensait en une page :
la transmission (l’anecdote vient du père), le
sentiment océanique
(le refus viscéral de « la violence du monde »), la fiction (l’âne
comprenant la parole glissée dans son oreille), le rapport à l’écriture
(qui doit exorciser l’anecdote en la « réduisant » à l’essentiel)… Ce
que transmet le passeur, parfois, n’est pas ce qu’il a voulu dire, mais
le passage est assuré, et essentiel.
Voir aussi : Le nu intérieur,
Le sentiment d'imposture,
S'émerveiller,
Le nouveau nom de l'amour.
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Gérald Bronner,
La démocratie des crédules, P.U.F., 2013.
Gérald Bronner,
professeur de sociologie de Paris Diderot, travaille sur la
constitution des mythes et des croyances dans les systèmes médiatiques
contemporains. Les théories du complot qui envahissent Internet sont
pour lui un fantastique sujet d’étude. Ils mettent en effet en œuvre,
sur une grande échelle, des comportements bien répertoriés par la
sociologie depuis longtemps. En analysant une série d’affaires
récentes, ce livre énonce un certain nombre de règles de précaution,
capitales pour ne pas succomber aux manipulations que la société de
l’information a rendues possibles sur une vaste échelle. Quelques tests
simples nous montrent que, sans nous en rendre compte, et persuadés de
la rationalité de nos comportements, nous nous laissons souvent piéger
par paresse intellectuelle.
Certes, le doute
systématique est le point de départ de toute démarche scientifique et
cartésienne. Mais utilisé à tort et à travers, il peut entraîner le
soupçon permanent et l’illusion d’un complot. Dans une société où la
totalité de l’information ne peut plus être maîtrisée par un seul
individu, la confiance est la base de la vie sociale. Or, la confiance
dans les référents traditionnels de l’information (la science, les
journalistes, les pouvoirs publics…) a singulièrement décru depuis
quelques décennies, au fur et à mesure que s’accroissait l’illusion
d’une vérité accessible par Internet, grâce à la multiplication des
opinions, le partage et la mise en concurrence du savoir, l’appel au
bon sens de chacun… Or, certains phénomènes simples se mettent alors en
œuvre, qui nous orientent sans que nous en ayons conscience vers une
opinion erronée.
Un premier
chapitre, exemples et tests à l’appui, nous montre comment, sans le
savoir, nous orientons nous-mêmes notre recherche pour trouver la
réponse qui nous convient aux questions que nous nous posons. Ainsi,
selon le « théorème de la crédulité informationnelle », nous choisirons
spontanément les sites qui vont conforter notre croyance. Bien mieux :
la seule manière dont nous allons rédiger notre question sur un moteur
de recherche va nous diriger vers les sites qui confortent notre
première impression — il suffit, par exemple, d’ajouter « complot » ou
« arnaque » à la demande pour donner une orientation subjective à la
recherche. Par ailleurs, le « biais de confirmation » affermit ces
croyances en focalisant la recherche sur des cas similaires, et nous
fait oublier tout ce qui la contredit. Or, la seule manière efficace de
vérifier une information est de chercher ce qui peut l’infirmer, et non
tout ce qui la confirme : avoir raison n’est pas toujours avoir « des
raisons ». Enfin, les « bulles de filtrage » mises en place par Google
pour faciliter notre recherche vont nous présenter les informations en
fonction de cinquante-sept critères, parmi lesquels… notre historique
de recherche. Ce qui veut dire que, sans le savoir, nous allons
conforter nos préjugés en fonction d’un profil que nous avons
nous-mêmes établis inconsciemment. S’y ajoute un comportement d’ «
avarice intellectuelle » qui fait que nous nous arrêtons volontiers de
réfléchir lorsque nous avons trouvé une solution intellectuellement
satisfaisante, qu’elle soit vraie ou fausse. Le processus même de la
recherche est donc faussé dans bien des cas.
Dans un deuxième
chapitre, Bronner s’interroge sur l’information disponible et les
comportements de l’internaute face à cette information. Première
constatation : ceux qui arrivent avec une conviction forte sur un sujet
(dans un sens ou dans un autre) changent peu d’avis après consultation,
mais les « irrésolus », qui prennent position après information sur
Internet, se décident largement, après l’expérience, en faveur de
l’opinion la moins rationnelle. Comment est-ce possible ? Une
expérience a été menée sur cinq sujets propices à la croyance : le
monstre du Loch Ness, les dangers de l’aspartam, les cercles de
culture, l’astrologie, les pouvoirs mentaux sur les objets
(psychokinèse). Or, dans les trente premiers sites apparaissant lors
d’une recherche sur Google (rappelons que 95 % des Internautes arrêtent
après cela leurs recherches !), ceux qui sont favorable à la croyance
constituent selon les cas 70 à 97 % des réponses. Beaucoup de
scientifiques, en effet, trouvent inutile ou considèrent comme une
perte de temps de discuter de ce qu’ils considèrent comme des «
balivernes », laissant le champ libre à des interprétations
fallacieuses. C’est une illustration du « paradoxe d’Olson », qui
montre qu’un petit groupe très motivé peut imposer son point de vue,
par lassitude de groupes plus importants ou mieux informés. Ainsi, sur
Wikipédia, les cents contributeurs les plus actifs écrivent plus d’un
quart des textes, contredisant par là le principe de base du partage
des connaissances par les spécialistes. Or, pour affirmer son point de
vue, et précisément parce que ce point de vue est minoritaire ou
provocateur, le non spécialiste use et abuse du « millefeuille
argumentatif » (« produit fortéen ») : une accumulation démesurée de
petits faits, de détails percutants, d’arguments facilement démontables
séparément, mais dont le foisonnement dissuade la réplique. Le
spécialiste, face à cela, finit par baisser les bras faute de temps
pour démonter le système. Internet favorise ce procédé par une
mutualisation des arguments de la croyance, facilement repris par des
copiés-collés. Par exemple, le mythe conspirationniste concernant le 11
septembre développe près d’une centaine d’arguments différents qui font
appel à la physique des matériaux, à la sismologie ou à l’analyse des
cours bousiers : autant de domaines qui requerraient des connaissances
pointues qu’un seul homme ne peut maîtriser. Le but de cette
accumulation est d’exclure la coïncidence (tout cela ne peut être
arrivé par hasard !). Or, la taille et la représentativité de
l’échantillon ne sont jamais prises en compte. Un exemple simple : la
masse d’informations qui nous parvient par Internet favorise la
paréidolie (reconnaissance d’une forme dans un élément naturel). Les
milliards d’images diffusées par les appareils numériques constituent
un échantillon presque infini qui permettent de reconnaître la
signature d’Allah dans la vague d’un tsunami ou le visage du diable
dans la fumée des Twin Towers… On finit par s’en convaincre, en
oubliant les millions d’images où le diable ni le nom d’Allah
n’apparaissent. S’ajoute à cela le « biais de proportionnalité », qui
donne l’impression qu’un phénomène augmente statistiquement, quand
l’augmentation n’est due qu’à l’amélioration de l’outil d’observation :
une détection plus fine du cancer donnera ainsi l’illusion d’un
accroissement des cas.
Bronner examine ensuite les
conditions d’apparition de ces manipulations volontaires ou non. Ainsi,
la concurrence de l’information, bonne en soi puisqu’elle permet
d’éviter la langue de bois et de faire éclater les scandales, a-t-elle
pour conséquence néfaste d’entraîner une chasse au scoop qui ne donne
plus le temps de vérifier l’information avant sa diffusion. Une
situation connue depuis longtemps sous le nom de « dilemme du
prisonnier » : deux prisonniers interrogés séparément sans pouvoir
coordonner leurs déclaration choisiront statistiquement la décision la
moins favorable par ignorance de ce que l’autre pourrait dire. De même,
de crainte qu’une autre chaîne de donne l’information en premier,
chaque journaliste va répandre de bonne foi une rumeur. Cela donne une
visibilité disproportionnée à une rumeur ou à une information
secondaire qui auraient dû passer inaperçues, mais dont les
conséquences peuvent se révéler graves — par exemple, la présence de
matières radioactives sur une plage (rumeur) qui ruine une saison
touristique, ou l’appel d’un pasteur local à brûler le Coran
(provocation d’importance secondaire) qui a entraîné des violences en
Afghanistan.
Autres
phénomènes connus qui engendrent des erreurs involontaires : l’ « effet
râteau », qui fait croire que le hasard répartit équitablement les
phénomènes (et qui fit croire, par exemple, à une multiplication des
leucémies infantiles près des centrales nucléaires), ou l’ « effet
Werther », qui amplifie un phénomène par un effet de mode (et qui a pu,
par exemple, amplifier la vague de suicide dénoncée chez France Télécom
par un effet râteau). Des comportements observés depuis longtemps par
les sociologues, et qu’un raisonnement serré permet de démonter, mais
qui apparaissent spontanément chez chacun d’entre nous.
Dans un monde où
la transparence est de plus en plus forte, et où la suspicion
s’installe, la méconnaissance de ces processus peut constituer un
danger pour la démocratie. Le cinquième chapitre étudie la manière dont
un groupe social peut céder à la croyance. Chacun, en effet, ressent un
légitime besoin d’accéder à la connaissance, de donner son avis et de
participer à la décision (le « triumvirat démocratique » : savoir,
dire, décider). Mais si la connaissance est biaisée, quelle sera la
décision ? Il y a danger de manipulation, lorsque l’on joue de l’ «
effet Othello » (scénariser une croyance pour la rendre crédible). Il y
a danger d’erreur collective lorsqu’intervient une « cascade de
réputation » (« endosser le point de vue du plus grand nombre pour
éviter le coût social dont doit s’acquitter tout contestataire »), ou
un « effet d’Ésope » (tendance à croire ceux qui crient « au loup »).
Danger d’approximation lorsqu’on pâtit du « biais d’ancrage » (dans
l’incertitude, on se forge une opinion en « ancrant » sa réponse sur
une donnée étrangère à la question). Danger de radicalisation avec l’ «
effet de polarisation » (adopter une attitude plus intransigeante
collectivement qu’individuellement). S’il existe bien une « sagesse des
foules » et si la délibération, au sein d’un groupe nombreux, est
supérieure à celle d’un groupe restreint (« théorème de Condorcet »),
ce n’est hélas pas vrai dans tous les cas, et ce n’est possible que si
chacun prend conscience des « biais cognitifs » qui peuvent fausser le
raisonnement…
Fort
heureusement, un dernier chapitre nous rend un peu espoir dans la
connaissance… et la démocratie. Tous ces « biais » et ces « effets »
décrits et illustrés tout au long du livre ne sont pas en effet des
fatalités. Ce sont des outils qui nous font prendre conscience de la
limite de nos moyens et qui nous stimulent pour les dépasser. On
commence à connaître « la cartographie de nos erreurs systématiques ».
Si l’éducation ne suffit pas à faire disparaître ces intuitions
trompeuses, il est possible d’apprendre à reconnaître « les situations
cognitives où il est nécessaire de suspendre notre jugement ». Mais si
l’éducation peut y aider, c’est aussi à une responsabilisation des
médias que l’auteur appelle, ainsi qu’à une meilleure appréhension par
les scientifiques du « marketing cognitif » : aujourd’hui aussi,
aujourd’hui surtout, la vérité a besoin de savoir se vendre… Un livre
stimulant, essentiel pour comprendre mieux nous-mêmes les mécanismes de
notre erreur, qui évite de tomber dans le piège moralisateur (il s’en
prend aux croyances, non aux croyants), et qui nous évitera sans doute
de tomber dans les pièges que nous tend la toile d’araignée mondiale.
Voir aussi : Apocalypse cognitive.
Comme des dieux.
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Gabriel Ringlet,
Effacement de Dieu, la voie des moines-poètes, Albin Michel, 2013.
Si l’on connaît
les quatre vœux monastiques traditionnels — pauvreté, obéissance,
chasteté, stabilité — n’y aurait-il pas un cinquième, informulé et
spirituel, que Gabriel Ringlet suggère d’appeler « vœu d’effacement » ?
Celui de trouver un Dieu insaisissable, « qui ne se tient jamais dans
le champ de la caméra. Et pour tenter de le filmer, le moine n’ajoute
pas, il retire. Comme un grand cinéaste. » Démarche éminemment
artistique, et même poétique. « La poésie aussi fait vœu d’effacement »
: elle n’atteint l’absolu que par le retrait de tout ce qui l’encombre.
La rencontre entre poésie et monachisme est évidente à plus d’un titre,
et pour s’en convaincre, il suffit de parcourir le bref chapitre que
l’auteur consacre à l’histoire de cette rencontre, depuis les premiers
pères du désert, dont les sentences appartiennent au grand art poétique.
Mais le propos
de Gabriel Ringlet n’est pas de retracer une histoire monastique de la
poésie. Il a centré ce livre sur sept contemporains, qui permettent,
par le jeu des associations thématiques ou des rencontres d’évoquer
bien d’autres figures, toutes singulières, mais qui finissent par
former un portrait original et nuancé du moine-poète. « Il n’est pas
toujours facile pour une communauté d’accueillir un poète », note
Gabriel Ringlet, rappelant qu’un chapitre général de Clairvaux avait
jadis interdit cette pratique « jugée peu conforme à leur vocation ».
Leur premier point commun, précisément, est peut-être leur singularité.
Malgré leur vœu de stabilité, ils refusent de se laisser enfermer « ni
dans une cellule ni dans un métier. Même pas une vocation. » La poésie
est liberté, et le dogme la gêne aux entournures. Malgré leur vœu de
chasteté, ils se laissent séduire par la mystique nuptiale aux accents
sensuels : « C’est la nuit de l’aimée unie à son Amant », nous invite
sœur Catherine-Marie de la Trinité. Malgré son vœu d’obéissance, Frère
François se laisse séduire par une « théologie poétique », qu’il
qualifie de « clandestine », sinon de « marginale » par rapport à la «
théologie spéculative ». Et malgré leur vœu de pauvreté, tous sont
incroyablement sensibles aux richesses du monde qui les entoure. C’est
l’essence même de la poésie de ne pas vouloir expliquer le monde, «
mais nous en livrer la saveur », de nous en faire connaître « l’ultime
plénitude ». La cellule est pour eux un palais, la pluie « coud et
recoud le toit de la mansarde » (Gilles Baudry). Oui, le vœu
d’effacement est peut-être celui auquel ils sont le plus fidèles… La
liberté chère aux mystiques médiévaux aboutit à la même vision d’un
Dieu en perpétuel retrait, comme chez sœur Catherine-Marie de la
Trinité :
« Oh, Te croire,
Disparition
Garder présente
Ton Absence »
Y a-t-il malgré
tout un point commun qui les rattache à la vie monacale ? Comme pour
tout poète, leur environnement est la source de leur inspiration.
Jean-Yves Quellec a été aumônier dans un centre neurologique, où il
accompagne souvent des malades en fin de vie. Comment cette expérience
n’influencerait-elle pas sa vision de ce qu’il nomme le « Dieu
déshabillé » ? Et parmi les sept poètes choisis par Gabriel Ringlet
figure Christophe Lebreton, un des moines massacrés en 1996 à
Tibhirine, et qui a « vécu son poème jusqu’au sang ». Comment ne pas
voir un vers prémonitoire dans cette évocation de l’eucharistie : « si
tu me manges — sang je suis le cri de l’homme assassiné » ?
Ce livre dépasse
cependant la galerie de portraits. D’une part, parce que Gabriel
Ringlet, « connu pour ses prises de position humanistes », invite à
travers eux à « un christianisme d’effacement », qui fasse table rase
des certitudes théologiques pour chercher un « Dieu-monastère », un «
Dieu-cathédrale » qui reste à construire. Si la plupart des gens
placent Dieu derrière eux « comme un souvenir », pour le créateur, «
Dieu est devant ». Et ce Dieu effacé du présent peut être pour
l’incroyant comme pour le croyant un rêve d’avenir.
D’autre part, et
surtout, parce que ces moines sont avant tout des poètes. Le monde
qu’ils chantent est aussi le nôtre, et ils ne se sentent pas tenus de
citer Dieu à chaque vers. Comment ne pas évouter Vivaldi avec frère
François ? « J’ai rêvé qu’il pleuvait des cordes et que les
violons poursuivaient les oiseaux. » Comment ne pas regarder l’arbre
avec les yeux de Charles Dumont :
« C’est un bouleau plein de tendresse
Que j’ai connu intimement,
Aux jours d’orgueil et de détresse,
Il était là tout simplement. »
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Voir aussi : La grâce des jours uniques.
Va où ton cœur te mène.
La blessure et la grâce.
Mathias Lair,
Oublis d’ébloui, L’échappée belle, 2013.
« Cinq récits
amoureux » : un sous-titre, un genre littéraire ? Une évidence. Depuis
toujours (et la référence à l’androgyne platonicien pointe le nez dans
ces pages), l’amour est au centre des préoccupations de l’homme, donc
de la littérature. Pourquoi le nier, pourquoi le fuir ? Cinq histoires
d’amour, donc, banales en soi, dans un domaine où tout a été dit. Leur
originalité tient dans la distanciation qu’opère l’auteur entre
l’histoire et son récit. Même si le rabat de couverture les prétend «
vécues par l’auteur », elles ne prennent sens qu’avec le recul, avec le
temps et le regard d’un homme sur le retour. Un regard qui part du
premier amour, à quinze ans, et se poursuit jusqu’à la disparition du
principe même de l’histoire d’amour (« Hannah avait été ma mort »), qui
s’affranchit de la vie pour s’installer dans le récit (« C’est pourquoi
je souhaitais sa mort comme la mienne, pourquoi je l’ai suppliée de
partir, pour rester seul avec son fantôme que je fais plus vrai
qu’elle-même »). Lente opération alchimique, donc, lente transmutation
de la réalité en fiction, du « branchement de plaisir avec l’autre »
qu’est la première aventure à la sublimation du corps à corps en rêve.
Un parcours
quasi initiatique, qui entraîne le narrateur à la découverte de
lui-même, et du langage. La première aventure est en cela emblématique.
Les deux adolescents qui découvrent leurs corps évitent les
commentaires « qui seraient condamnés à être incomplets, allusifs ou
exagérés, en tout cas décalés et venant corrompre l’intégrité de l’acte
». Pas de dialogue dans ce récit où l’auteur se regarde comme un autre,
alternant les passages à la première et à la troisième personne. C’est
dans le second récit que la première personne prend définitivement le
pas, et que le dialogue s’introduit. Avec le mot naît la violence. Le
premier mot est celui que l’on hésite à prononcer — « Salope ». Mais
dès que le pas est franchi, la bordée d’injures monte aux lèvres. Il
faut alors apprendre à maîtriser le verbe, celui qui blesse, celui qui
ment. Car toujours, les corps parlent mieux que les lèvres. Après une
conversation qui « commence drôlement », « très académique », le
narrateur prend possession du corps de la femme, de l’intérieur, et la
trouve aussitôt « très humide ». Que cachait la conversation, sinon un
désir qui ne pouvait se traduire en parole ?
Du mot naît le
sens, la question, le malentendu. Le sens tranche, révèle
l’inacceptable. Une femme évoque-t-elle ce trouble plaisir de marcher
sur la lave d’un volcan sans savoir si elle est suffisamment solide
pour la porter ? L’homme n’entend que le paradoxe d’une expérience
solitaire dans une île qui évoque le couple : « Elle marchait seule, à
la Réunion, elle avait laissé seul l’homme avec qui elle devait être, à
la Réunion. » La rupture est tout entière dans le jeu de mots qui a
supplanté la banale inquiétude. Il y a du péché originel dans la
découverte que le monde ne se prend pas comme une évidence. « Il ne m’a
pas suffi de jouir. J’ai voulu savoir de quoi. » Découvrir « le jouir,
plutôt métaphysique », même si dans le mot il est toujours question de
physique… Un pacte est rompu entre l’homme et la femme, entre le
plaisir simple et sa conceptualisation. La quatrième nouvelle, la plus
courte, et sans doute la plus accomplie, juxtapose deux voix, celle de
l’homme et celle de la femme, qui ne parviennent plus à se croiser,
mais qui retrouvent, dans la séparation, leur propre rythme. La femme
s’appelle Marie et appelle des images de retrait pudique en un jardin
secret que seul vient violer la visite de l’ange. Marie s’isole du
monde dans une « enceinte de privation sensorielle » pour se protéger
de la vie
Mais l’absence
de mots est aussi absence de consistance. Dans la première nouvelle,
l’adolescent se sent poreux, comme s’il y avait du vide en lui. C’est
ce vide qui se comble petit à petit, par les mots qui rassurent,
d’abord — « Je suis un homme raisonnable » — « Ce n’est rien, juste un
petit épisode psychotique »… Par les images nées des heurts de syllabes
et des remontées de culture. Le poète refait surface dans des visions
épiques, des « processions de corps sans armure » que sont les amours
d’antan. « Depuis la nuit des temps le trafic des peaux, des corps
vendus pour les mariages et d’autres commerces. Viols qui tournent en
amours, amours qui finissent en viols, corps usés, abusés. » Tout un
peuple l’accueille dans sa cohorte, un monde plein s’éveille en lui.
Comment s’étonner que l’amour, épinglé comme un papillon dans une
collection, y trouve une place qui n’est plus celle du plaisir simple,
mais, petit à petit, celle, plus riche, mais désincarnée, des rêves ?
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Voir aussi :
Aïeux de misère,
Ainsi soit je, L'amour hors sol.
Aucune histoire, jamais.
Vincent Flamand,
La possibilité du garçon, Le Castor astral, 2013.
« De toi. Je
viens de toi. Quoi que je fasse ou pense, que j’accepte ou refuse,
c’est de toi que je suis sorti en hurlant, vulnérable et offert, au
commencement. »
La disparition
des parents, qui nous laisse en première ligne de la vie, a inspiré de
nombreux textes de valeur littéraire parfois contestable, mais toujours
émouvants. Dans ce double mémorial au père (« Filoche ») et à la mère
(« La possibilité du garçon »), Vincent Flamand a réussi à faire
véritablement œuvre littéraire sans éteindre l’émotion. Cela tient à
l’écriture, d’abord, d’apparence simple, mais longuement ciselée,
résumant en une métaphore ou une formule frappée comme un proverbe un
sentiment évanescent qu’un romancier classique traquerait à mort en de
longues analyses. Il aime jouer sur les mots, non par des calembours
épais, mais par des reprises décalées (des parents « dont le souci de
moi n’aurait pas été un souci pour moi »). De courts textes, qui
dépassent rarement la page, évitent de tomber dans le pathos et
épinglent des moments d’apparence banale, et qui finissent par devenir
symptomatiques.
Cela tient aux
personnages, surtout, atypiques, « extravagants », peu « crédibles »,
et pourtant, combien de pères et de mères ne reconnaîtrions-nous pas
dans ces portraits sensibles ? Le père, d’abord. C’est l’élément
poétique, fantasque du couple. Il s’amuse de l’absurde, s’écrit des
cartes postales pour se souhaiter la bonne année, vit dans ses lectures
— don Quichotte ou Sherlock Holmes emménagent tour à tour pour quelques
semaines dans la maison. Lorsqu’il apprend qu’il souffre d’un cancer,
il s’achète une poupée hideuse qu’il appelle Prostate. Mais lorsqu’on
met tout cela bout à bout, on s’aperçoit qu’il est resté muet sur
l’essentiel. L’essentiel ? Peut-être qu’à se retrouver père à
quarante-sept ans, il s’est lui-même senti en décalage avec une réalité
qui le rattrapait sur le tard. « Il voulait donner au réel la
possibilité d’un sourire ».
Et puis la mère,
avec laquelle l’auteur avoue une « existence siamoise ». Un lien
nécessaire et blessant, un amour douloureux et impossible à rompre.
L’élément rationnel, en apparence : passionnée de poésie dans son
adolescence, elle finit par lui préférer « l’évidence et le sérieux des
mathématiques », et les conjugue en parlant de la beauté d’un théorème,
du charme d’une démonstration. D’elle vient le « catholicisme familial
», qui va de soi, mais trop exigeant pour être durable. Assidue à
l’église à cinquante ans, elle finit par en claquer la porte. N’est-ce
pas le parcours de l’auteur lui-même, qui deviendra prêtre, mais qui
finira par se marier ?
Entre les deux,
l’enfant, tiraillé entre deux amours excessifs et maladroits, qui
finissent par le fragiliser tout en lui laissant une vague angoisse de
n’avoir pas su les mériter. Une peur diffuse de ne pas être à la
hauteur, que l’on sent héritée de l’un et de l’autre. À treize ans,
après avoir lu le compte rendu d’un film d’horreur, le voilà saisi de
peurs incontrôlables, avec la sensation d’avoir « le diable aux
trousses ». Il se rend alors compte que sa mère a eu les mêmes
angoisses dans sa jeunesse, et qu’elle ne lui a jamais parlé du diable
pour éviter de les lui communiquer. La mère, qui « a vécu d’un amour
aux forceps, dépassée par les exigences d’une maternité qui lui faisait
peur », est toujours en train d’attirer l’attention sur un danger
imaginaire. Le père, « protecteur sans être sécurisant », « ne pouvait
donner son amour qu’en m’éveillant à cette angoisse dont il
s’illusionnait de ne pas être lui-même la victime. » Comment échapper à
cette angoisse, sinon en passant de la maternité charnelle à la
maternité spirituelle (ne dit-on pas de l’Église qu’elle est une mère
?), en cherchant une seconde mère qui délivre de la première et qui
prépare, par le paradoxe du célibat, au mariage et à la paternité ?
C’est ce glissement symbolique qui donne sa force à ce double hommage.
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Abdelkader Djemaï,
Une ville en temps de guerre, Seuil, 2013.
« Il s’est
toujours nourri des lieux qu’il a habités et qui finissent un jour par
l’habiter. » Lahouari Belguendouz, le narrateur de ce récit, est la
figure, à peine voilée, du romancier qui se souvient, à travers lui, de
la ville de son enfance, Oran, qui continue à l’habiter. « La Radieuse
», comme on l’appelait alors, avant la guerre d’Algérie qui l’a
meurtrie. Le récit commence sur ces notes colorées, heureuses, dont la
misère transmuée par les souvenirs d’enfance prend des allures de conte
de fées. Pas pour longtemps. Insidieusement, la guerre fait son
apparition, par des notations d’apparence anodine, le changement de
destination d’un lieu sous occupation militaire : les arènes sont
devenues un centre de tri des troupes françaises ; le grand hôtel
abrite le siège de la commission locale du cessez-le-feu ; le fort de
Santa Cruz, « qui ressemblait à un gâteau au miel roux », accueille un
centre de transmissions de l’armée…
Ce qui change
est très subtil, car la matière même de ville reste identique, le
soleil continue de baigner la terre et la mer. « Telle l’eau dans
l’anisette, les choses s’étaient précipitées. Désormais, on n’allait
pas tuer que le temps, l’ennui et les moustiques. La lumière, qui
faisait la réputation du pays, prenait peu à peu la couleur de la
cendre. » On ne regarde plus le bleu, du ciel, de la mer ; la beauté
n’a pas disparu : elle est oubliée. Ce sont les regards qui ont changé,
et sur le même ton neutre dont il racontait son enfance, l’auteur en
évoque le saccage. Avec nostalgie, souvent ; avec humour, parfois,
lorsqu’il évoque la « pucelle d’Alger », la statue de Jeanne d’Arc,
affublée d’un haïk après l’indépendance.
Reste le
souvenir. « Il sait que les villes sont comme les gants. Qu’importe la
matière dans laquelle ils ont été taillés, l’important ce sont les
traces et la tiédeur qu’ils laissent, après avoir été ôtés, sur la
chair des mains qui parlent elles aussi. » C’est ce souvenir qui nous
touche, cinquante ans plus tard, parce qu’il a laissé sa tiédeur dans
la mémoire de l’auteur, et qu’il nous la lègue.
Voir aussi :
La dernière nuit de l'émir,
Un moment d'oubli, La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert, Le jour où Pelé.
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François Taillandier,
L’écriture du monde, Stock, 2013.
Pourquoi
ressusciter, dans un roman scrupuleusement historique, mais qui
s’adresse à un lecteur du XXIe siècle, le personnage de Cassiodore,
surtout connu pour avoir livré au moyen âge un condensé des sept arts
libéraux ? Sans doute parce que l’époque de transition dans laquelle il
a vécu, au VIe siècle, n’est pas sans rappeler notre époque, où la
transmission d’une culture agonisante, la multiplication des
contacts entre civilisations, les conflits politiques et religieux,
peuvent évoquer les derniers soubresauts d’un empire romain que l’on
croyait universel et éternel. L’évocation des « barbares qui piétinent
à nos frontières » dans la bouche de saint Benoît ne restera peut-être
pas sans échos… Mais surtout, parce que l’expérience d’un homme qui
traverse et accompagne la course mouvementée de son siècle, et qui, à
l’occasion, l’infléchit, ne peut qu’inspirer un romancier qui a
toujours eu une vision d’ensemble de son époque et qui s’est laissé
imprégner de ses courants, pour les accompagner ou les dénoncer.
Gageons que derrière le jeune Cassiodore soucieux de faire converger
les intérêts sociaux et réunir les cultures, se cache la même volonté
d’« œuvrer en conscience, au risque de l’erreur », du romancier
impliqué dans son temps. « Nous ne déchiffrons pas ce que nous
inscrivons sur le Grand Livre », conclut-il : ce n’est pas la lecture,
mais « l’écriture du monde » qui a donné son titre au roman. Nous
l’écrivons à l’aveugle, mais sans l’homme, le monde resterait une page
blanche. Alors, la question essentielle, pour chacun, est la manière
dont il marquera le bref passage qu’il accomplit ici-bas. Pour tous ces
héritiers d’un monde en déliquescence, l’effort est le même : «
rassembler, pour léguer. » Peut-être est-ce cela que nous ressentons
dans l’encyclopédisme brouillon du XXIe siècle.
Disons-le
d’emblée : la partie purement historique, qui tente de retracer les
grands équilibres des forces en présence, les motivations des
personnages, glissements tectoniques qui écrivent le monde, passionnera
à coup sûr l’historien par la précision des références et
l’intelligence des interprétations. Malgré la clarté de l’exposé, le
non spécialiste s’y sentira un peu perdu. Il y reconnaîtra quelques
grands noms, saint Benoît, Grégoire le Grand, Justinien ou Boèce,
figures imposantes qui servent surtout de prétextes à évoquer les
grands domaines culturels ou politiques qu’ils ont fait progresser : la
piété monastique ou ecclésiastique, le droit, l’érudition…
L’écrivain s’est
amusé, surtout dans les premières pages, à créer une langue plausible
et lisible, au léger parfum antiquisant obtenu par un imperceptible
décalage lexical ou orthographique, l’usage de mots rares (
haret pour chat sauvage) locaux (
maremmes), latins (
magister pour maître), archaïques (
géhenner
pour gêner), ou par l’usage discret du subjonctif imparfait. Il n’abuse
pas du procédé, se contentant, par passages, de recréer une atmosphère
vaguement archaïsante qui crée une atmosphère feutrée. L’écriture du
monde passe aussi par l’invention d’une langue.
Derrière cette
écriture du monde, c’est la sensibilité d’un personnage que l’on
cherche. Et Cassiodore est écrivain. L’écrivain qui l’évoque sait de
quoi il parle. En filigrane, nous lisons souvent les affres de la
création, les doutes qui saisissent l’auteur lorsque son travail est
achevé, « l’effondrement intérieur » de le voir lui échapper, dès qu’il
est publié. Et puis, le « petit jeu » du succès, des critiques, des
ventes, des réactions des lecteurs… Le vieillissement de la
cinquantaine, décrit avec une brutale lucidité : « l’abdomen comme une
outre usée, veinée de bleu » ; les « misérables et têtus obstacles »
qui s’interposent « entre le vouloir et l’agir ». Le reflux du corps,
le soir, dans la fatigue chaque jour plus vivement ressentie. « Alors
vient le sommeil, qui te prend dans ses bras de prostituée sans sexe,
et t’engloutit, inconscient, abandonné,
infans,
dans la matrice du silence et de l’oubli. » Et la hantise, soudain,
d’être devenu un cœur desséché, « un inspecteur, un administrateur »
qui ne s’exalte plus de tout ce qu’il a vu…
Les pages les
plus fortes de ce roman, celles où l’on retrouve la puissance de
La Grande Intrigue,
sont les évocations grandioses des orgies romaines, ou les quatre rêves
prophétiques où Léandre, admirateur posthume de Cassiodore, découvre
l’avenir irrémédiable du genre humain. C’est ici que l’écriture
visionnaire de François Taillandier se donne libre cours et que le
roman prend tout son sens. C’est ici que le romancier vibre, et ne se
contente plus, non, d’être « un inspecteur, un administrateur », mais
un créateur, au sens plein du terme, qui parvient à faire vibrer le
lecteur à l’unisson de sa vision.
Voir aussi
:
Option
Paradis, Telling,
Les
romans vont où ils veulent,
Il n'y a personne dans les tombes,
La croix et le croissant, Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire.
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Hubert Haddad,
Le peintre d’éventail, Zulma, 2013.
Il est des
livres qui vous lavent l’esprit des contingences de la vie et des
scories de la journée. Tels sont les romans d’Hubert Haddad, et
celui-ci est de la meilleure veine. Découvrant par les journaux le
triste état de son maître, après un accident dont on n’apprendra
l’ampleur qu’à la fin du roman, Xu Hi-Han, qui l’avait quitté pour une
raison majeure que l’on ne comprendra, elle aussi, qu’à mi-parcours,
part le retrouver dans sa retraite, au nord du Japon. Au terme d’un
long récit où maître Matabei résume sa vie, le disciple reçoit une
collection d’éventails. Trois d’entre eux, fixés au mur par des
épingles, le frappent, comme « une agitation impatiente de vivant face
à l’importunité de l’inconnu ». Le troisième, inachevé, lui revient
comme un testament : « Quand c’en sera fini de cette pénible comédie,
promets-moi d’achever dignement le travail, cher fils… »
Ce récit-cadre,
qui maintient la tension romanesque tout au long du livre, amorce le
véritable thème du roman : la transmission, dont les hommes, quels que
soient leurs talents, ne sont que la courroie de génération en
génération. Hi-Han n’était qu’un marmiton maladroit dans une auberge où
Matabei avait trouvé retraite. Grâce à lui, il est devenu maître de
conférences à Tokyo. Mais Matabei n’était lui-même que le disciple
d’Osaki, vieux jardinier de la pension, qui élabore d’une même pensée
des jardins zen et des éventails de feuilles mortes. Matabei repeint
patiemment les éventails de son maître, délavés par une inondation ; il
transmet à Hi-Han le dernier d’entre eux, inachevé, pour poursuivre
l’approfondissement de soi.
Bien sûr, il y a
l’intrigue romanesque, riche en péripéties et savamment orchestrée pour
entretenir le suspens nécessaire à l’attention du lecteur occidental.
Pourquoi Matabei, brillant designer, quitte-t-il Tobe après le séisme
de 1995 pour se réfugier dans une auberge tenue par une ancienne geisha
de second rang ? Pourquoi précisément cette maison, et quel rapport
avec le suicide d’une jeune fille dans le métro ? Quel rôle joue dans
son parcours une jeune fille débarquée un jour à la pension ? Quelle
catastrophe majeure se prépare dans la rupture de la transmission ?
Comment, par les gestes sacrés, parviendra-t-elle à se rétablir par
delà le désastre ?
Voilà pour les
éléments narratifs, qui garantiront au lecteur un intérêt soutenu. Mais
l’intérêt est au-delà du récit. Comme dans un jardin zen, les détails
les plus insignifiants y ont un sens. Les lieux ne sont pas choisis au
hasard. Dame Hison accueille dans son auberge « avec complaisance et
comme par privilège les transfuges de la vie quotidienne ». Il s’agit
d’un refuge plus que d’une pension, un lieu de transition entre la vie
agitée de la ville et le monastère abandonné à un moine aveugle.
Les personnages
quant à eux assument pleinement leur correspondance symbolique avec la
nature qui les entoure. Hi-Han est par son nom, évoquant le cri de
l’âne, l’animal brut qui se transmue en fin lettré. Dame Hison a le
visage pâle et rond de la lune. La belle Enjo résume à elle seule
toutes les splendeurs de la nature : « une carpe venait de se muer en
femme sous ses yeux » ; « ses seins avaient un bercement de lys au vent
et ses épaules retombaient comme les lianes du saule sur ses hanches »
; « princesse de la lune, née d’une tige de saule », son regard remue
latéralement comme la guêpe devant son nid… Quoi d’étonnant à ce
qu’elle devienne le « jardin à titre exclusif » de Matabei ?
Cette harmonie
entre l’homme, l’art et la nature se traduit par un art à trois visages
: le jardin, la peinture d’éventail et le haï-ku qui l’accompagne.
Osaki entretient le jardin « avec l’éventail des saisons en mémoire ».
Ses éventails retracent pour qui sait les lire un « manuel du parfait
jardin ». De l’un à l’autre, et jusque dans les poèmes, de subtiles
correspondances s’établissent, dégageant l’harmonie de la dissymétrie.
Mais lorsque la nature se déchaîne, la correspondance entre l’homme et
le paysage prend des aspects menaçants. « À l’envers du ciel, des
ourlets en forme de lèvres s’étiraient au secret des nuages qui
prenaient les contours d’un visage, toujours le même, incessamment
redessiné. » Sauf à l’approche du lac préservé où siège le monastère et
dont les eaux s’ouvrent sur « un éventail d’irisations ». C’est
peut-être dans ces correspondances que se cachent les clés du roman. Si
l’art, comprend enfin Hi-Han est « l’inachèvement suprême », c’est
parce qu’il ne s’accomplit parfaitement que dans le regard de
l’artiste, qui n’a plus qu’à suspendre son geste pour ne rien achever.
Indispensable complément du roman,
Les Haïkus du peintre d’éventail,
publiés parallèlement par Hubert Haddad, prolongent la méditation.
Certains, classiques, fixent une impression fugitive liée à un paysage
ou une saison.
Nuit feutrée d’hiver
l’épaisseur de la neige
procède d’un rêve
D’autres, avec un humour non exempt de tendresse, jettent un pont entre l’abstrait et le concret
Errant dans les brumes
cette chose sous mon pied —
fatigue ou crapaud
D’autres résonnent en écho du roman
Perfection du style
cette fragile nuance
d’inachèvement
Voir aussi :
Le camp du bandit
mauresque,
Petite suite cherbourgeoise,
La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole,
Oholiba des songes,
Palestine,
Géométrie
d'un rêve,
Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore,
Le nouveau magasin d'écriture,
Mâ,
Premières neiges sur Pondichéry,
Casting sauvage, Un monstre et un chaos.
La sirène d'Isé.
L'invention du diable,
La symphonie atlantique.
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Noëlle Châtelet,
Madame George, Seuil, 2013.
Un psychanalyste
bardé de théories qui le confortent dans la certitude que tout est
explicable par le seul exercice de la raison est un jour confronté à
une patiente en proie au fantôme de sa sœur. Un bon complexe de
culpabilité suffirait à écarter la question importune, si, tout autour
de lui, les témoins d’expériences de ce type ne se multipliaient
soudain. D’autres patients, sa fille, son ex-femme… sans se concerter,
lui racontent des histoires similaires. Certes, il reste ses livres — «
Mon escorte. Mes gardes du corps. Mes gardes de l’âme. Ma sauvegarde ?
» Mais cette « clôture » qu’ils ont construite autour de sa raison et
qui, jusqu’à présent, constituait une « enceinte rassurante », ne
l’enferme-t-elle pas dans des certitudes sclérosantes ? Son inconscient
lui donne la clé, un jour que la conversation se met à rouler sur le
sujet dans un repas d’amis : après avoir maudit celui qui avait posé la
question, il se rend compte que c’était lui.
Il lui faut
bien, dès lors, « réfléchir à ces assauts soudain, sur ma sérénité et
ma conscience, d’un univers qui n’est pas le mien : pourquoi donc, par
deux fois, le destin semble en vouloir à mes certitudes, mon savoir,
mon expérience, par des demandes qui font violence à ma raison ? » La
question, c’est à elle-même, aussi, que la romancière la pose. Comment
celle que l’on connaît et que son éditeur présente encore comme
porteuse d’une « réflexion originale sur la question du corps »
s’est-elle intéressée aux êtres immatériels ? Parce qu’il est question
de corps, précisément. Pour l’une des patientes, le défunt mari est un
poids, ou plutôt « un poids sans poids », qui creuse imperceptiblement
le matelas à ses côtés, la nuit. Pour l’amie de l’ex-épouse, c’est «
une forme sans forme », qui pose sur elle « l’idée d’un regard ». L’un
après l’autre, chacun s’attache à définir cette présence de l’être qui
dépasse sa matérialité et, peut-être, la mort.
En cela, le
roman trouve pleinement sa place dans les thématiques chères à l’auteur
: l’exploration des frontières de la personnalité, la réflexion sur la
mort, la présence du corps, l’importance de la gastronomie et de la
convivialité, l’amour de l’Italie, la transmission, l’attention aux
enfants… Mais — comme à un bon repas — les ingrédients dont on
reconnaît l’arôme et la touche personnelle de la cuisinière composent à
chaque fois un menu différent. Celui-ci est entre humour, légèreté et
tendresse, avec un infini respect pour tout ce qui échappe au
narrateur, mais qu’il n’a pas à juger. « Je n’y crois pas
personnellement… Mais je crois ceux qui y croient », résume-t-il. Ce
n’est pas une pirouette pour échapper à la réflexion, c’est une
conviction paradoxale qui l’ouvre à l’expérience personnelle.
Car il y a,
derrière ces histoires de fantômes, un récit à la fois drôle et
excitant, qui, comme dans un roman policier, multiplie les pistes pour
les regrouper dans un bouquet final où tout prend sens — jusqu’au
prélude de Chopin entendu par la fenêtre d’une voiture dans un
embouteillage. Il faut en laisser le plaisir au lecteur, car chaque
histoire de fantômes prend sa place dans le roman comme une pièce
biscornue prend son sens dans un puzzle. Particulièrement émouvante, la
chaîne qui se constitue, d’enfant mort en enfant mort, jusqu’à celui
qui, sans qu’il l’ait su, touche le narrateur au plus près de son
identité. Et touchante, la scène finale, qui a des airs de scène
primitive et qui restitue au corps, au trouble de la nudité résistant à
la vieillesse, son poids de chair à ce roman de la forme sans forme…
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Voir aussi : Entretien avec le marquis de Sade.
Michel Lambert,
Le métier de la neige, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
Des amis
cherchent, dans un cimetière de Moscou, les tombes d'hommes célèbres.
Un entrepreneur qui s'interroge sur le sort de son fils le compare au
fils de son ancien associé. Un client remarque au supermarché une femme
qui évoque en lui un souvenir confus. Un homme se sent isolé dans
l'ambiance d'une fête entre copains... Neuf nouvelles partant de
situations banales, mettent en scène des personnages ordinaires, mais
affectés par une blessure secrète, un souvenir obsédant, et qui
prennent soudain une décision abrupte. Quitter leur compagne. Détruire
à coups de pied un sac de provisions. Suivre une inconnue. Mais la vie,
le plus souvent, reprend ensuite son cours.
Comme chez
Simenon, la nouvelle tient dans son atmosphère. Une odeur, celle de la
« vraie ville », pots d'échappement, asphalte râpé, trottoirs crasseux
; une vision, celle d'un ciel qui ressemble à une mappemonde « avec ses
mers immenses, infinies, et ses nuages en forme de continents, ses
petites îles aux contours dentelés » ; des pluies qui n'en finissent
pas ; la lumière sale et sans intérêt des néons du magasin. Et la neige
qui tombe, imperturbable - après tout, c'est son métier...
Parfois, un
événement brutal ou inattendu explique cette petite faille dans
l’existence. Une femme passe avec un perroquet sur l'épaule, une
inconnue vient s'asseoir sans dire un mot à la table du narrateur, on
apprend que le père d'un ami a enfoncé un couteau dans le ventre d'une
voisine... Mais aucune explication ne vient intégrer cet événement dans
le cours paisible de la nouvelle. Seul un sursaut de passé vient
troubler le personnage. Mais là encore, aucune explication. « La vraie
question était ailleurs, il le savait. » Mais où ? Un autre personnage
se rappelle sa sœur : « Par exemple, m'avait-elle pardonné ? » Mais de
quoi ? Comme chez Kafka, on se sent prisonnier d'une impression
confuse, d'une culpabilité à laquelle on ne comprend rien. « Une
fraction de seconde nous avait réunis », ressent le personnage qui
confond un peu l'image de la sœur, de l'inconnue qu'il vient de
croiser, de l'héroïne d'une nouvelle qui l'obsède... « Tout est
complice de tout, ici bas. »
Complice de quel
crime ? La plus troublante de ces nouvelles, « Complices », évoque
cette culpabilité trouble qui rappelle
Le procès
: « je comprenais avec effroi que la faute était toujours là, partout
elle rôdait, et quand tu ne l'avais pas commise avant, elle te piégeait
après. » Elle repose sur de vagues coïncidences d'événements, appelées
par des images, des mots. La neige tombe, un ami tombe, la vie est en
chute libre. Quelques notations ambiguës nous induisent volontairement
en erreur. « Tu l'as revu ? », demande un homme à sa femme ; « elle va
me quitter », conclut-il. On pense bien sûr à un amant, non à une femme
qui va mourir parce qu'elle fait confiance à un charlatan pour soigner
son cancer. Ailleurs, ce ne serait qu'une fausse piste. Chez Michel
Lambert, les deux pistes ne s'excluent pas. La deuxième situation
évoque la première, enfouie, inexpliquée, mais peut-être plus
traumatisante encore.
La faute,
l'erreur — mais laquelle ? — traverse ces récits. Plusieurs personnages
ont sacrifié leur vie sentimentale ou familiale à leur carrière, ont
laissé s'éloigner un être aimé.. « J'ai commis une erreur, dit-il. -
Nous commettons tous des erreurs, dit Pat. » Mais le récit n'a rien de
policier : l'important, ce ne sont pas les faits, que nous ne
connaîtrons pas : ce sont les rapports entre les personnages,
subreptices, fugaces, à peine esquissés par une notation brève. « Je
marche à côté d'un fantôme » ; « tout le monde est seul » ; « mettre en
joue sa vulnérabilité » ; « s'effleurer du bout de l'âme » ; « une
sorte de rejet mutuel jamais exprimé »… Ce sont ces notations, qui
peuvent passer inaperçues, qui induisent un malaise permanent chez le
lecteur, qui agacent, qui séduisent. « Plus rien ne sonnait juste »,
écrit Michel Lambert : et c’est cela, précisément, qui donne le ton
juste au récit.
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Voir aussi : Le
jour où le ciel a disparu,
Dieu s'amuse,
Une touche de désastre.
Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain.
Le ciel me regardait.
Cinq jours de bonté.