Baudelaire,
Fusées, Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, édition André Guyaux, Folio, 2016.
Les fragments retrouvés dans les papiers de Baudelaire et publiés après
sa mort ont été regroupés sous deux titres correspondant à des
indications du poète. Il avait emprunté le premier à Poe. Celui-ci
désignait les adeptes d’une certaine forme de critique comme des «
lanceurs de fusées » (
skyroketing),
terme qui convient parfaitement à l’idée baudelairienne d’un écrivain
lanceur d’idées sous forme de maximes. Le terme apparaît dans les notes
qu’il prenait à côté d’autres plus vagues : « projets », « plans », «
suggestions ». Le second titre regroupe des « notes » qui devaient
aboutir à une œuvre autobiographique qu’il désignait dans ses papiers
comme dans sa correspondance sous le titre « Mon cœur mis à nu ». À ces
deux séries de fragments s’ajoutent des « notes précieuses », des
textes épars d’« hygiène » ou de « morale », des observations sur «
quelques préjugés contemporains », des pensées jetées sur des albums
d’amis… Tout cela fournit matière à un livre de 150 pp. Ajoutés les
annexes, les notes, la préface, la chronologie, la bibliographie, les
index, les notices, on triple largement la mise. Coup commercial ? Non
pas, mais indispensable éclairage sur une pensée complexe qui n’a pu se
développer comme elle l’entendait et que le lecteur ne peut aborder
sans informations complémentaires. Les notes sont sans doute la partie
la plus passionnante de ce livre, et témoignent d’un siècle et demi
d’érudition consciencieuse.
Car disons-le
d’emblée, pour l’inconditionnel de Baudelaire, ces ajouts posthumes à
l’œuvre du poète sont aussi nécessaires que déroutants. Loin de son
image sulfureuse de poète maudit, on y trouve un moraliste pontifiant,
un pamphlétaire aigri, un conservateur aux idées rétrogrades,
contempteur du progrès, partisan de la peine de mort, misogyne
invétéré, méprisant pour les travailleurs, dont les formules à
l’emporte-pièce tomberaient aujourd’hui sous le coup de la loi. « De la
nécessité de battre les femmes » — « la femme est le contraire du
Dandy. Donc elle doit faire horreur » — « il n’y a que deux endroits où
l’on paye pour avoir le droit de dépenser, les latrines publiques et
les femmes »… Ceux qui ne sont ni poètes, ni guerriers, ni prêtres sont
« taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour
exercer ce qu’on appelle des
professions.
» Quant à la peine de mort, elle doit être parfaitement accomplie dans
l’assentiment et la joie de la victime : « Donner du chloroforme à un
condamné à mort serait une impiété, car ce serait lui enlever la
conscience de sa grandeur comme victime et lui supprimer les chances de
gagner le Paradis. »
La beauté de la
formule peut-elle la faire digérer ? Sans doute. Et ce paradoxe du
dandy pour qui « ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le
plaisir aristocratique de déplaire ». On renoue ici avec « notre »
Baudelaire, celui qui doit aller jusqu’au bout de l’abjection pour y
faire éclore les « fleurs du mal ». Et puis, avouons que dans la
provocation, il nous fait sacrément plaisir ! Sur le refus des honneurs
(« Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’État ou au prince le
droit de vous juger, de vous illustrer, etc… »). Sur le mariage (« Ne
pouvant pas supprimer l’amour, l’Église a voulu, au moins, le
désinfecter, et elle a fait le mariage »). Sur la gloire (« adaptation
d’un esprit avec la sottise nationale »). Sur Dieu (« un scandale qui
rapporte »). Sur les Français (« un animal de basse-cour, si bien
domestiqué qu’il n’ose franchir aucune palissade »). Et bien sûr sur
les Belges, un terme élevé à la dignité d’injure (« La croyance au
progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges »).
Mais sur la
beauté, aussi, sur l’art, l’écriture, le mysticisme, des réflexions qui
nous sortent des sentiers battus de la bien-pensance. Oui, il parle «
de la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques,
sorcellerie évocatoire ». Oui, du Beau (« mon Beau »), de l’art, dans
des formules stupéfiantes (« La Musique creuse le ciel »). Oui, la foi
dépasse la religion (« si la religion disparaissait du monde, c’est
dans le cœur d’un athée qu’on la retrouverait »). Aux limites de
l’hérésie, sans doute, sa conception de la chute de Dieu qui, en créant
le monde, est devenu dualité. Et quelque peu prophétique, sa vision de
la fin du monde — non pas l’apocalypse et la destruction irrémédiable,
mais « l’avilissement des cœurs » qui réduira le monde à n’exister que
matériellement — « serait-ce une existence digne de ce nom et du
dictionnaire historique ? » Grâce au progrès, lance-t-il au Bourgeois,
« il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! » Car le
progrès nous aura « tellement américanisés » qu’il ne restera rien des
« rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-naturelles des utopistes
». Il fallait un culot stupéfiant pour oser demander une préface à
Victor Hugo, le chantre du progrès, qui lui répond prudemment : « Vous
ne vous trompez pas en prévoyant quelque dissidence entre vous et moi »
— on ne peut être plus poli…
Oui, il faut
lire ces réflexions parfois mal dégrossies, parfois frappées en maximes
éternelles. Mais il faut des notes pour en décortiquer les méandres et
en débusquer l’origine. Il faut une préface pour en restituer la
logique au sein d’un projet à la dimension d’une œuvre. L’adversaire du
progrès croit surtout à une autre loi, une autre logique. S’il ne croit
pas au progrès de la société, c’est parce qu’« il ne peut y avoir de
progrès que dans l’individu et par l’individu lui-même ». Et ce progrès
s’inscrit dans une pensée chrétienne : il réside « dans la diminution
des traces du péché originel » — ce que nous appellerions un processus
de civilisation ? La doctrine de la chute (chute de l’homme et chute de
Dieu, ne l’oublions pas !) est au cœur de sa pensée. Elle s’inscrit
dans la théorie de la réversibilité empruntée à Joseph de Maistre, à
laquelle André Guyaux consacre quelques pages éclairantes et
essentielles. La possibilité d’accoler deux mots, deux idées, deux
objets que tout oppose crée une « mécanique spirituelle » qui permet de
surmonter la contradiction en rendant les deux termes de l’antithèse «
non pas compatibles mais réversibles ». Celui qui se disait « la plaie
et le couteau / Et la victime et le bourreau » n’a pas voulu choisir
dans l’expérience du monde. De là la fascination qu’il exerce,
car il nous portera, toujours, à vivre et à penser un peu plus loin.
Kenan Gorgün,
Détecteur de mes songes, nouvelles, Quadrature, 2016
Douze nouvelles classées, trois par trois, en quatre chapitres
correspondant aux quatre éléments. La structure du recueil semble
renvoyer à un monde bien organisé et solidement charpenté. Et pourtant,
tout est instable dans cet univers labile où l’on se réveille dans le
corps d’un autre, où une caméra filme nos rêves, où toutes les données
nous concernant peuvent être effacées en une seconde et nous condamner
à n’être personne... C’est que la réalité n’est jamais aussi figée
qu’on le croit et que le monde, comme les personnages, ont tendance à
fuir dans une « entaille du réel ».
Un des
protagonistes de Kenan Gorgün est, comme lui, un écrivain belge
d’origine turque, classé dans la science-fiction spéculative à la mode
anglo-saxonne. La formule lui convient bien. Derrière la narration,
toujours déroutante, parfois humoristique, parfois poétique, il y a une
réflexion forte, une dénonciation pamphlétaire du monde que nous vivons
et de ce qu’il nous prépare. Dans une langue foisonnante, aux rythmes
amples, aux images percutantes (« C’est mon cadavre qui échoua entre
les draps »), mais parfois aussi aux clichés déroutants ; une langue
qui n’hésite pas à emprunter à tous les registres du langage, des
termes populaires au vocabulaire soigné et des anglicismes aux
néologismes, il met en scène des personnages perdus dans un monde
qu’ils ne connaissent pas. Le principe ressemble à celui des jeux
vidéos : le narrateur se retrouve soudain dans la peau d’un autre, dans
une situation qu’il ne maîtrise pas, et déduit ce que l’on attend de
lui d’indices qu’il doit repérer. Il adopte alors des comportements
empiriques, mimétiques, agit comme ceux qui l’entourent, tâtonne par
essais et erreurs... Que peut-on faire avec un détecteur de songes qui
donne corps à nos rêves ? Que devient un wallon marié à une flamande
dans une Belgique en guerre ? Que doit faire un Père Noël embauché pour
distribuer des bonbons empoisonnés ? À qui s’adressera le dernier homme
sur terre ? Personne ne sait. On improvise.
Mais le monde
n’est pas un jeu vidéo. Le plus souvent, le narrateur doit affronter sa
propre perte d’identité. Sa « neutralité virginale » peut se révéler
paralysante... ou libératrice. Incapable de fixer son identité dans ses
mutations permanentes, il se rend compte qu’il échappe par là aux
déterminismes sordides. L’amnésie le libère des appartenances
familiales, religieuses, communautaires... Au-delà des racines
désormais coupées, il se sent « irréductiblement humain ». Au lecteur
de le suivre dans cette expérience de dépersonnalisation... ou non.
Mais si l’on n’y parvient pas par sagesse, craignons qu’un jour, des
scientifiques réussissent à « faire un sort à toutes les singularités
subjectives de nos identités » !
Souvent, cette
perte d’identité vient d’un dédoublement du narrateur, ou de l’auteur
lui-même : l’un se retrouve successivement dans la peau d’un terroriste
palestinien et d’un soldat israélien (
Toute mémoire abolie) ; un autre a loué le corps d’un inconnu dans une « métempsychose scientifiquement contrôlée » (
Body Shop) ; une nouvelle entrelace le récit du narrateur et celui de l’historien qui analyse son couple (
La vie en retard)... Entre ces deux personnalités se glisse l’« entaille du réel » dans laquelle sombrent les identités.
Mais ne peut-on
aussi y voir le symbole d’une société elle-même sans signe distinctif,
souvent désignée par des mots neutres dotés de majuscules : le Système,
la Situation, la Crise, la Saturation... Des actions mystérieuses se
cachent derrière des mots abstraits : l’opération, la promotion... Sans
vision de l’avenir, les hommes ne parviennent à prendre conscience
d’eux-mêmes que par des selfies compulsifs — « Alors que sur n’importe
quelle page web, la moindre girl nexdoor se webcame jusqu’à l’overdose,
ta branlette sous la table a plus de chance que toi de laisser une
empreinte sur la terre. » Et au-delà, c’est l’Histoire elle-même qui
semble « en voie d’extinction » — dans
Silencio,
la parole est donnée au dernier être humain au monde, qui a réussi à «
tenir » parce qu’il était le plus riche, et qui se retrouve désormais
le plus pauvre de tous les hommes, puisque le dernier. Des nouvelles
qui tour à tour nous font sourire, nous inquiètent, nous dérangent,
mais qui ne laissent pas indifférent.
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Abdelkader Djemaï,
La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert, roman, Seuil, 2016.
C’était au temps
où les prêtres ne répugnaient pas à être maires. Le chanoine Kir fut
maire de Dijon, l’abbé Lambert fut maire d’Oran. Le premier aimait le
cocktail auquel il a laissé son nom ; le deuxième préférait l’anisette.
Mais pour l’anisette, il faut de l’eau, et à Oran, c’était un problème.
Mais commençons par le commencement. Oran, avant l’eau. « En ce temps
où les calèches tressautaient sur les pavés et où les fiacres étaient
joliment décorés, le précieux liquide ne circulait pas dans les
canalisations des robinets ou les bornes fontaines, mais dans les rues
et sur les boulevards. Depuis des lustres il était transporté par des
carrioles et des charrettes aux roues de bois nu ou cerclées de fer. »
On implore bien
Meriem moute el Ma,
Marie la mère de l’eau, mais elle n’a plus mis fin à une sécheresse
depuis 1849. Avec soixante-douze jours de pluie par an, Oran ne peut
compter que sur une nappe d’eau salée et les experts ont baissé les
bras. La sueur et les diarrhées sont les points d’eau les plus naturels.
Alors l’abbé
Lambert... Outre son goût pour l’anisette, l’eau bénite et les
baignades en Méditerranée, il entretient un rapport particulier avec
l’élément aquatique : il est sourcier, membre de l’Association des
ingénieurs civils de France et de l’Association française et
internationale des radiesthésistes, auteur d’un livre et d’une pièce de
théâtre qui vantent ses talents. Amateur d’autres sources, aussi,
moins virginales, du plaisir féminin, souterrain, « vif et cristallin
comme l’eau qu’il prenait plaisir à faire jaillir entre les cuisses
fraîches et obscures de la terre ». Bref, un personnage haut en
couleur, mal vu de la hiérarchie ecclésiastique, défroqué de l’âme mais
portant soutane et col raide. Le maire d’Oran a fait appel à lui, en
désespoir de cause, pour faire couler l’eau dans la ville. Une promesse
de deux millions de francs en cas de succès.
Le succès est-il
là ? Mystère. L’abbé Lambert trouve de l’eau, mais... là où elle était
déjà, près de cette nappe phréatique que les experts avaient décrétée à
jamais contaminée par le sel. Oui mais... il trouve de l’eau potable.
Mystification ? Espoir d’abreuver cent soixante mille habitants ?
Réserve qui ne tardera pas à se saliniser si on l’exploite ? Qui sait...
Toujours est-il que le maire refuse de verser la somme promise. L’abbé
Lambert, furieux, entre dans l’arène politique. Il a le sens de la
réclame et de l’autopromotion, gagne l’affection des milieux méprisés
par la droite coloniale, Arabes, Juifs, Espagnols. Celui que la
population locale appelle Labi Lanbère, le marabout de l’eau, réduit
son programme à la fourniture de l’eau et à la paix sociale, fait
distribuer gratuitement des bouteilles de « sa » source, et devient une
icône. Les femmes stériles viennent toucher sa robe, les hommes
l’élisent au conseil communal, puis à la mairie, en 1934, à 34 ans !
L’histoire alors
tourne mal. Maire d’Oran durant la guerre, démis par Pétain, qu’il
admire pourtant, il oublie ses idées généreuses et est interné en 1945 dans le camp de Méchéria, puis
condamné pour antisémitisme à l’indignité nationale. L’eau n’est
toujours pas arrivée à Oran. Elle ne coulera que douze ans après son
éviction, mais en partie grâce à une méthode qu’il avait préconisée,
lui donnant le statut de précurseur persécuté.
Il y a dans ce
personnage tous les éléments pour devenir un héros de roman picaresque.
Trop peut-être. Abdelkader Djemaï ne veut pas en abuser. Son abbé
Lambert n’est pas un don Quichotte. Sans doute n’est-il d’ailleur pas
le vrai héros de cette histoire. Le héros, c’est Oran, la ville
aux multiples nationalités, qui a fasciné le monde entier depuis des
siècles et qui traverse alors une crise économique et politique due à
la colonisation. Le récit chatoie d’anecdotes et de digressions qui en
font tout le sel. On y croise les personnages historiques qui ont été
liés à la ville, de Charles Quint à Robert Houdin en passant par
Cervantès. Chaque personnage est étiqueté par une anecdote ou un détail
vestimentaire, une cravate bleue ou une marque de cigarette. On y
croise le colonel de Neveu, un saint-simonien qui a épousé une
Algérienne ou le magnétiseur Gaillard, qui travaille avec une baleine
de corset en guise de baguette. C’est vif, coloré, et cela nous ouvre à
tous les miracles. On croit presque à l’eau de l’abbé Lambert. La
surprise est qu’elle n’arrive pas.
L’écriture
d’Abdelkader Djemaï est faite de ce mélange d’extrême simplicité et de
détails familiers ou humoristiques. Il aime les parallélismes saugrenus
(« 1932, année où l’État crée les allocations familiales, la société
Moulinex le presse-purée et la société Ricard le pastis »), les
attelages (« tout en tirant sur sa Bastos et sa cravate »), l’humour
pince-sans-rire (« Le téléphone arabe avait bien fonctionné chez les
curés »)... Tout cela n’est pas bien sérieux ? Mais cela ne vous
rappelle rien, les promesses électorales et le populisme ? Il pourrait
y avoir des enjeux plus graves et des échos plus modernes derrière
l’histoire (presque vraie) de l’abbé Lambert. Un jeu de mots qui fut
fait, l’année dernière, sur Arnaud Montebourg déteint soudain comme un clin
d’œil subreptice sur l’habitat social de l’abbé Lambert, l’habitat
Lambert... Hasard, ou invitation à lire, derrière le destin fabuleux
d’un redoutable tribun, l’éternelle histoire de la démagogie facile ?
Voir aussi :
La dernière nuit de l'émir,
Un moment d'oubli,
Une ville en temps de guerre, Le jour où Pelé.
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Guy Boley,
Fils du feu, Grasset, 2016.
« Les dieux ont leurs mystères, les hommes ont leurs légendes » : c'est
la légende d'une enfance qui est ici contée, celle d'un narrateur qui,
comme l'auteur, deviendra peintre et écrivain après avoir puisé, dans
les souvenirs de la forge où il a grandi, ses personnages, ses
anecdotes et jusqu'au rythme de ses mots.
Ce sont
d'abord les personnages qui marquent le lecteur, par leur force, leur
détermination, et par cet héritage plurimillénaire qu'ils portent le
plus naturellement du monde. Ici, la grand-mère, qui épluche les
grenouilles à vif, des mêmes mains qui savent se plier à la caresse.
Là, le père forgeron et son assistant, Jacky, arrivé un jour sur une
moto tellement étrange qu'elle semble sortie de ses mains. Le premier
forge un arc de fer si puissant que la flèche tirée ne retombera jamais
sur terre. Le second garde en lui « comme un cri des cavernes lorsqu'un
premier orage illumina la grotte ». Et puis, la mère, qui sombre dans
une douce folie à la mort prématurée d'un enfant, et qui continue à
regarder le petit mort vivre et grandir à ses côtés.
À ces
personnages de légende, il fallait un rythme spécifique : Guy Boley l'a
cherché dans l'alexandrin, qu'il malaxe en puissantes tirades qui ne
craignent pas le lyrisme. « Les scansions de l'enclume forgent
l'alexandrin », proclame-t-il d'emblée. Certains romanciers ont en
effet été marqués à vie par les récitations de Racine. Je m'en suis
souvent plaint en ces colonnes. Il fallait oser le justifier par le
rythme des forges. Parfois avec succès. Pas toujours. C'est dommage,
car la phrase de Guy Boley n'a pas besoin de se cheviller dans une
métrique commode. Lorsqu'elle s'en affranchit, elle trouve son propre
rythme, ample ou brisé, mais toujours juste, et les plus beaux passages
sont sans conteste ceux où il a réussi à rompre l'envoûtement mécanique
de l'alexandrin. Une poésie rude, un humour décapant, un sens inné du
récit nous valent alors de superbes pages.
Par moment, on
trouve un peu facile cet humour adolescent qui ne recule pas devant la
blague de potache — comme celle de l'homme parti à la recherche de sa
bague dans le sexe d'une femme et qui finit par y croiser un hussard
qui a perdu son cheval. Patience. Guy Boley sait élever jusqu'au
sublime la hantise du gamin devant le ventre féminin. La plaisanterie
prend tout son sens dans la conquête de l'identité sexuelle. Jusqu'à la
découverte, dans le trou puant des toilettes de l'école, de la vérité
fondamentale : « À l'origine du Tout, c'est un ventre de femme ».
L'humour se fait plus léger lorsqu'il joue sur la confiance naïve du
gosse dans la parole adulte. « Tu périras par le fer » est écrit à la
fois dans la Bible et dans les Trois mousquetaires : « Dieu et
Alexandre Dumas ne pouvaient pas ensemble se tromper sur une phrase
aussi brève et bénigne ». Ou lorsque l'auteur, avec le recul, ironise
sur les leçons de catéchisme assénées à grand renfort de chromos
ruilantes, « des miracles tenus par quatre punaises, projetés dans des
rais de poussière ». La caricature n'hésite pas devant le
grossissement du trait, lorsque l'écrivain évoque les culottes de la
voisine aussi grandes que les draps de lit pendus au vent sur la corde
à linge. Dans toute cette gamme du comique, le roman est franchement
réjouissant.
Mais il y
a aussi des moments de poésie grave, lorsqu'un passage condense soudain
les pages qui le précèdent en une image inattendue, lourde de sens.
Après les anecdotes humoristiques sur la lessive qui sèche au vent ou
le ventre gargantuesque des femmes, le ton s'assombrit d’un coup à la
mort du petit frère, tout en restant dans la même thématique, soudain
rendue tragique. On décroche du fil à linge un drap pour poser sur le
cercueil. « Il s'inscrira dans le ciel un rectangle de
vide, une absence, un silence plus lourd que tous les draps du monde et
plus vaste que ces ventres de femme où tous les chevaux du roi
pourraient y boire ensemble. » Toutes les digressions, toutes les
audaces se justifient soudain en quelques lignes où le souvenir de
l'humour souligne la tragédie. Ce sont ces scènes, qui paraissent
d'abord disparates, mais dont les anecdotes se regroupent pour modeler
un imaginaire original, qui font la force de ce roman. Le récit prend
une dimension épique pour évoquer la bataille entre les deux forgerons,
ou le tableau peint dans une nuit d'ivresse. Il peut devenir cruel dans
la satire, lorsqu'il raconte le deuil de la mère, cette sobre tenue
enfilée par-dessus un désespoir pondéré, que ravagent inconsciemment
les paroles affligeantes de condoléances.
« Riche de mots
brillants, de mots volés aux ans, aux embruns et au temps, riche de
claques assénées aux toiles et aux pigments », le narrateur s'enivre du
simple bonheur d'être en vie, de créer, d'échapper par les couleurs ou
par les mots à l'univers terne de la résignation où l'homme n'est plus
qu'une ombre qui marche sur son ombre. Ou, peut-être, pour échapper à
l'ironie glaçante du double invisible qui le regarde agir, ce
Doppelgänger
qui hante la littérature et que reconnaîtront tous ceux qui l'ont vu un
jour s'asseoir à côté d'eux comme un frère. Depuis qu'il s'est entendu
dire « je t'aime » comme dans un film, le narrateur entend toujours
derrière lui une voix criant « Coupez ! » Alors, oui, il y a une
urgence d'être, d'être soi, soi seul, unifié dans une ivresse qui fait
taire les voix intérieures.
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Christine Balbo,
Deux nouvelles italiennes, Rhubarbe, 2016.
Par sa brièveté, la nouvelle entretient un rapport particulier avec le
temps. Ces deux textes regroupés comme un diptyque m'ont conforté dans
cette conviction. Toutes deux sont bâties sur un schéma comparable : un
temps cyclique (des habitudes qui se constituent d'année en année), une
durée continue (un restaurant ou un café où l'on commande la même
consommation à la même heure), un événement imprévu qui soudain change
le cours habituel du temps. Les deux nouvelles fonctionnent l'une par
rapport à l'autre, par des parallélismes, des oppositions ou de légers
décalages. Cadre similaire (l'Italie, comme l'indique le titre, mais à
Sienne ou sur le lac Majeur), même semi disponibilité des
protagonistes, entre vacances et activité artistique (une chanteuse en
session musicale, une dessinatrice nourrissant son imaginaire des
paysages italiens), ambiguïté des rapports avec une accompagnatrice
(petite fille qui accoste l'une à Sienne, marraine octogénaire qui
partage les vacances de l'autre), même rôle révélateur d'un animal
énigmatique (licorne sur le blason d'une
contade du
palio
à Sienne, paon blanc distraitement dessiné par l'artiste)... De petits
détails qui se répondent et se donnent mutuellement sens, jusqu'au
prénom d'un serveur, Guido dans les deux nouvelles, qui du coup nous
fait penser à un rôle de « guide », de passeur vers l'inconnu. À
l'intérieur de chaque nouvelle, les coïncidences sont aussi trop
troublantes pour passer inaperçues (deux Dorothée se rencontrent avec
le même motif de licorne...). La coïncidence est le point de passage le
plus évident entre la durée et l'instant, ente la sensation d'une
épaisseur, d'une continuité essentielle dans l'univers, et le hasard
d'une rencontre, qu'il faut saisir ou abandonner à jamais.
Car il y a
soudain une brèche dans le temps, un hiatus dans le récit. Un geste
brutal (un mime fait semblant de tirer sur un enfant) ou inattendu (un
baiser sur la paume), un moment d'exaltation sur la « proue » d'une île
en forme de navire, une disparition... La réaction peut être violente
(tout se minéralise), indifférente ou inquiète : l'irrémédiable s'est
produit. Il ne sera qu'évoqué. Au nombre impair de petits déjeuners, on
prend conscience d'une disparition définitive ; le lieu où elle se
produit (la proue de l'île) nous en suggère à peine le motif ; le
défilé de paons blancs évoquant celui dessiné, puis disparu, envahi par
le décor, sur le cahier de la narratrice, suggère des correspondances
troublantes. Dans la nouvelle siennoise, deux ruptures temporelles
successives ne sont suggérées que par de minuscules changements dans
les objets ou les habits. On se rend compte alors que les divers plans
de la narration s'entrecroisent : l'impossible est rêvé, l'avenir se
projette sur le présent et les âges se confondent. Au rêve du futur
répond une résurgence de passé, comme une remontée acide, qui semble
prendre racine dans la fondation de Rome ou dans la lignée des artistes
passés par le lac Majeur. C'est dans cet affolement du temps que
l'action se précipite soudain.
A-t-on bien
compris ce qui s'est passé ? Peut-être, peut-être pas : l'important est
qu'on l'ait accepté comme une nécessité narrative. La nouvelle a su
imprimer sa logique, qui n'est pas celle de la « réalité », mais celle
de la narration. L'exercice est difficile, car il faut donner tous les
éléments en focalisant l'intérêt du lecteur sur des détails (l'ornement
d'un sac à main) au détriment de ce que d'autres trouveraient essentiel
(un chéquier, une carte de crédit, « rien d'important, au fond »). Le
temps est comme l'horloge de Sienne, qui n'a qu'une aiguille : on
apprend à lire l'heure grâce à celle qui nous manque... Il faut surtout
une écriture assurée, suffisamment fluide pour laisser le récit se
dérouler à son rythme et capable d'attirer par un mot rare l'attention
sur un détail important. Un exercice en l'occurrence parfaitement
réussi !
Voir aussi :
Les gorges rouges. Sous le nom de Christine Bini :
C'est la fin de la nuit et je rêve un poète.
Le voyage et la demeure.
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Patricia Castex Menier,
Le dernier mot, Poésie en voyage, 2016.
Il y a dans la vie des moments qui stupéfient, qui vous laissent sans
voix devant le bonheur, la douleur, le malheur extrêmes. La vraie
poésie naît alors d’une explosion de silence. Patricia Castex Menier
écrit dans ces silences, de ces silences. La naissance (
La bien venue), le départ (
Bouge tranquille), le choc de la beauté (
Passage avec des voix),
ou la mort de l’amie, dans ce recueil. Face à ce qui ne peut se dire,
les mots creux, parfois, reprennent leur droit, dans les papotages
d’après cimetière (« On converse, on colmate. L’indicible rend bavard
»). On en oublie les mots forts, les mots denses, ceux qui font sens.
La mort. L’amie.
La poésie, comme
un courant électrique, court entre ces deux pôles. Les vingt-huit
poèmes de ce recueil commencent tous par les mêmes mots, « la mort » et
s’achèvent tous par les mêmes mots, « mon amie ». Et le titre prend
tout son sens :
Le dernier mot
n’est pas le dernier qu’on prononce, le mot glacial et fatal qui met un
terme à tout propos, mais le dernier qui s’écrit : amie. Le plateau de
la balance retrouve son équilibre. La mort se déploie sournoisement de
phrase en phrase, alourdit le plateau du désespoir. Deux mots suffisent
à faire contrepoids : « mon amie ».
Alors, même si
ces textes d’une gravité, d’une violence parfois insoutenables
affrontent lucidement la « douleur en expansion », les « fils
électriques des nerfs », le « fauve aplati derrière un buisson de
drogues », je ne veux en retenir que ce dernier mot, « mon amie », qui
triomphe de page en page jusqu’au poème final. De ces vingt-huit poèmes
écrits au futur antérieur, je ne veux retenir que le dernier d’entre
eux, où éclate le présent. De tous ces textes « confiant à la pensée
les paroles inaudibles », je ne veux retenir que le dernier, où éclate
le mot, le seul vrai, au milieu du silence : le nom de l’amie. De ces
phrases résolument écrites à la troisième personne, je ne veux retenir
que le possessif obsessionnel (« mon amie »), et le dernier poème où
apparaît enfin le pronom de la première personne, « me ». Comme la
strette
d’une fugue, trois phrases condensent soudain ce que le recueil a tu,
ce que la mort a cru briser : « La mort n’aura été que de passage.
Sillons creusés, recouverts. Son silence à présent me laisse la terre
sous le ciel, le don des larmes, et le nom de mon amie. »
Oui, la vraie poésie naît d’une certaine qualité de silence.
Voir aussi :
Bouge tranquille,
Passage avec des voix,
X fois la nuit,
Suites et fugues,
Soleil sonore, Adresses au passant,
Al-Andalus,
Chroniques incertaines.
L’instinct du tournesol. Cargo. Accoster le jour.
Havres.
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Mathias Lair,
L'amour hors sol, Serge Safran, 2016.
L'amour exige-t-il de pousser sur le terreau du couple et de la vie
commune, ou peut-il être cultivé « hors sol », comme les tomates, en
dehors de toute référence à la vie personnelle des deux protagonistes ?
L'expérience est curieusement tentée par le narrateur de ce roman,
Frédéric, avec une amie de faculté qu'il retrouve après vingt ans de
séparation, Alexia. Des relations complexes s'étaient nouées jadis, en
particulier lorsqu'il avait tenté d'établir avec sa femme et elle un
ménage à trois. Aussi la nouvelle règle qu'il impose est de s'aimer
totalement et sans retenue, mais hors du temps, dans des hôtels à
chaque fois différents, sans s'immiscer dans la vie de l'autre.
Ruptures de lieu et de temps indispensables pour faire de leurs
rencontres des moments uniques, déracinés, tout entiers voués à la
jouissance. « Il nous faut un hors lieu, un pays où il n'y a que nous,
débarrassés de nos histoires, il faut que nous soyons intégralement nus
pour nous rencontrer. »
Mais si ces
moments d'intimité sont totalement coupés de leur présent, ils
s'enracinent dans leur passé — Frédéric choisit volontiers des hôtels
qu'ils ont déjà fréquentés — ou dans des strates inconscientes de leur
personnalité — il en choisit pour les associations d'idées qu'éveille
leur nom. Peut-on vraiment se couper de tout pour n'être qu'à l'autre ?
C'est un des enjeux de ce roman. Car le narrateur s'interroge en
permanence sur son couple et sur les expériences qu'il tente avec
Alexia. La relation est intellectualisée — « le moi apparaît quand le
soi se regarde » a-t-il appris de la sagesse hindoue ; « nous voilà
partis dans un jeu social que j'exècre », note-t-il quand il se rend
compte qu'ils apprennent à ne pas dire ce qui pourrait choquer l'autre
—au point que le narrateur
finit par avouer que son besoin de savoir l'empêche de voir. Comme
tout le monde, il a « lu des tas de choses sur la jouissance », mais si
l’on sait désormais par les magazines comment faire jouir l'autre,
n'est-on pas réduit à devenir l'ustensile de son plaisir ? En fin de
compte, ne rien vouloir connaître de l'autre ne nous enferme-t-il pas
en nous-mêmes ?
Le roman
pourrait se perdre dans l’intellectualisation du désir, si la
distanciation et l'humour ne nous valaient quelques scènes savoureuses
et décalées : une crise de furonculose qui met fin à la relation à
trois (« l'inconscient est un clown ; plutôt puritain en l'occurrence
»), ou lorsqu’Alexia, trop bavarde, se rend soudain compte que Frédéric
a insinué deux doigts dans son sexe (« Mais ! qu'est-ce que tu fais ? —
Tu le vois bien »). Certains hôtels en mal d'originalité tombent dans
la cocasserie — un lavabo en forme d'estomac suivi d'un intestin en
plomb, « il n'y a que l'anus qui nous soit épargné ».
A force de
références psychologiques et littéraires — qui culminent dans un duel
oratoire à coup de chansons courtoises — ; à force de fuir toute
référence à la vie actuelle, la relation trouve son épanouissement
ultime dans « l'amour de loin » de Jaufré Rudel, dans l’amour
désincarné de Dante et Béatrice, par correspondances (réelles ?
imaginaires ?) envoyées d'une retraite alpine dans une zone non
couverte par les ondes. Et c'est là que se rejoignent enfin les deux
passions du narrateur : la poésie et l'amour. Les plus belles pages de
ce roman sont sans doute les lettres qui s'intercalent dans le récit. «
T'aimer loin de l'horreur en toi lovée, la beauté un jour dépouillée
d'idéal, reconnaître dans le viscère la gargouille de vie où la mort se
confond, dans la réversibilité plonger au plus noir, frôler l'avant-vie
que tu portes. »
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Voir aussi : Oublis d'ébloui,
Aïeux de misère,
Ainsi soit je.
Aucune histoire, jamais.
Jean-Pierre Le Goff,
Malaise dans la démocratie, Stock, 2016.
Voilà un livre qui, pour étudier le malaise, commence par mettre son
lecteur mal à l'aise. Pourquoi pas ? Le malaise est stimulant, et
invite à réfléchir, et à répondre. Le malaise, pour le lecteur de
gauche, est qu'il peut partager les conclusions de l'auteur (former des
élites issues du peuple, partager le patrimoine culturel, mieux
défendre la laïcité, promouvoir l'égalité sociale et entre les
sexes...), mais que l'analyse de la modernité le fera grincer des
dents. Le malaise, pour un lecteur de droite, est qu'il trouvera du
grain à moudre dans la critique d'un individualisme
post-soixante-huitard et d'une démocratie populiste, mais non dans la
conviction qu'on ne peut pour autant revenir à un modèle ancien
"autoritaire et hautain". Le malaise, pour le lecteur qui veut se faire
un avis impartial, c'est que les analyses sont fines et souvent
pertinentes, mais trop hâtivement généralisées pour convaincre
réellement. Jean-Pierre Le Goff entend montrer que l'idéologie du
changement a souvent consisté à dévaloriser les valeurs ancestrales
sous prétexte de s'adapter à la mondialisation et aux mutations
technologiques. "Il n'y a pas de progrès sans reste, et ce reste est
loin d'être insignifiant." Mais il n'entend pas pour autant faire table
rase des acquis du progrès et ressusciter un passé inadapté au monde
actuel. On ne peut qu'approuver ce projet, en regrettant toutefois que
le temps passé à critiquer les changements sociaux soit bien plus
important que l'analyse des modèles anciens : cela donne au livre un
ton "antimoderne" à la mode qui dessert ses conclusions.
Le point de
départ de son analyse, c'est mai 68. La dynamique contestataire qu'il a
engendrée s'est épuisée selon lui dans un "conformisme de masse" né de
cette contestation même. Un nouvel individualisme en est sorti, fait de
relativisme culturel, de quête de l'authenticité, de sentimentalisme,
de méfiance systématique pour le pouvoir, les valeurs anciennes, la
culture européenne. Conséquence : un attrait aveugle pour les cultures
alternatives et mondiales, un nouveau moralisme qui refuse les règles
de la morale mais s'appuie sur une compassion systématique pour les
victimes, la conviction que la légitimité vient nécessairement d'en
bas, la confusion entre bonheur et épanouissement individuel. La même
révolte anime les jeunes générations, mais à l'aliénation des
travailleurs, elles substituent la souffrance individuelle ; à
l'analyse des conditions sociales, la psychologie et la morale ; aux
luttes collectives, la défense de la victime, quel que soit son droit.
En sommes-nous plus heureux pour autant ? Pas même : le règne de
l'individu repose sur un modèle idéal intériorisé, qui engendre un
stress permanent et la crainte de ne pas être à la hauteur. Le mépris
des valeurs traditionnelles engendre une insécurité identitaire et la
désinstitutionnalisation abandonne l'individu à lui-même.
Ce nouvel
individualisme n'est pas moins militant, mais différemment, et
l'analyse de ce phénomène est sans doute la plus ingénieuse du livre.
Un "engagement distancié" se manifeste par la participation à des
"campagnes caritatives" ou par des pétitions sur des réseaux sociaux :
des gestes simples et rapides qui donnent bonne conscience sans
l'implication lourde et constante dans le militantisme et le bénévolat.
On peut désormais penser aux autres en s'occupant mieux de soi, sans
sacrifier ses activités. En contrepartie, l'action militante est
beaucoup plus dépendante des médias et des pouvoirs publics. S'y ajoute
le mythe de la démocratie participative, qui invite à donner en
permanence son avis sur tout et n'importe quoi par les sondages, les
pétitions, les réseaux sociaux, et même les média traditionnels qui,
"rompant avec la déontologie et le professionnalisme qui ont existé
dans l'après-guerre", se veulent plus proches du public qu'ils font
participer aux émissions et que les présentateurs croient incarner face
à leurs invités politiques. Ainsi se nourrit la méfiance du grand
public devant tout ce qui vient d'en haut. Ce phénomène se répand bien
au-delà des médias et des réseaux sociaux : les "associations
victimaires qui s'approprient le magistère de la morale", la
multiplication des scandales qui véhiculent l'illusion d'une corruption
générale, la place donnée à l'autoévaluation dans l'entreprise comme à
l'école : tout concourt à inverser la hiérarchie traditionnelle des
valeurs, la "base" étant censée détenir une vérité et un sens moral que
les "élites" auraient trahies.
Encore une fois,
l'analyse est fine et souvent pertinente, mais biaisée. Il lui manque
un éclairage historique qui la relativise. Le lecteur trop pressé, ou
trop partisan, pourrait facilement en conclure que "tout fout l'camp"
et que "tout était mieux avant". C'est oublier que les scandales ont
toujours existé et se sont multipliés depuis deux siècles grâce à
l'apparition de la presse, que les réseaux sociaux ne fonctionnent pas
autrement (mais à plus vaste échelle) que les cafés de nouvellistes du
XVIIIe siècle qui ont créé l'opinion publique sur les mêmes bases
d'émotions manipulées, que les réformateurs du XVIe siècle ont joué sur
la même défiance vis-à-vis des élites ("le poisson pourrit par la
tête"), que l'insécurité identitaire a succédé à une idéologie
identitaire ravageuse à force de nationalisme guerrier, de racisme
meurtrier, d'intolérance religieuse, de jacobinisme éhonté...
Non, tout n'allait pas mieux avant : s'il est juste et nécessaire de
mettre en garde contre les dérives d'un libertarisme sans contrôle, il
faut insister davantage sur ce dont il nous a libérés.
Les différents
chapitre du livre analysent les dangers de cet individualisme dans les
grands domaines qui ont paru à l'auteur "déterminants pour comprendre
le malaise que nous vivons" : l'éducation, le monde du travail, la
culture, la religion. Quatre domaines qui débordent sur des questions
plus vastes : l'éduction renvoie à la famille ; la culture, à
"l'extension du domaine de la fête" qui a remplacé la réjouissance
sacrée par un divertissement standardisé ; la religion, à la
désintermédiation spirituelle qui peut nous libérer de l'emprise des
prêtres ou nous mettre à la merci du premier gourou qui passe... Le
même fil rouge du nouvel individualisme et d'une participation éparse à
la vie sociale, sans implication personnelle, traverse ces chapitres.
Avec les mêmes remarques, les réflexions sont tout aussi stimulantes.
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Cyril Dion,
Demain,
Un nouveau mon de en marche, Partout dans le monde, des solutions
existent, d'après le film de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Actes Sud.
Voilà sans
conteste le livre qu'on espérait lire, après le film qu'on espérait
voir. Dans un climat de morosité sinon de catastrophisme, où on nous
répète sur tous les tons, du résigné au révolté et de l'exaltation
religieuse à l'angoisse existentielle, que le monde arrive à sa fin,
que le point de non retour est dépassé, que l'humanité est condamnée,
voilà un livre, tiré d'un film qui fit grand bruit voici six mois, qui
nous assure que les solutions existent, qu'il suffit de le vouloir,
tous ensemble, que cela dépend de chacun de nous, dans notre petit
coin, et non des décisions médiatiques des décideurs mondiaux. Oui, ce
ton paisible, déterminé, résolument optimiste, tranche sur les discours
ambiants.
Cyril Dion et Mélanie Laurent ont parcouru
le monde pour recenser les expériences locales et enregistrer des
entretiens avec des scientifiques, des politiciens, des philosophes
engagés dans une voie différente. Ils ont balayé tous les domaines qui
vivent actuellement une crise grave : l'agriculture, l'énergie,
l'économie, l'éducation... Pour chacun d'eux, ils montrent que des
solutions alternatives sont possibles, si nous changeons de mentalité,
et que ces solutions sont déjà appliquées dans certains pays, dans une
ville, dans un petit village. Plutôt que de dénoncer une fois de plus
(même s'ils finissent toujours par le faire !) ce qui ne fonctionne
pas, ils ont choisi de mettre l'accent sur ce qui marche, sur des
initiatives privées à échelle humaine. Si elles faisaient tache d'huile
? Si nous nous en saisissions sans attendre qu'on nous le conseille ou
qu'on nous l'impose ? Pourrions-nous, tous ensemble, imposer un
changement de valeur et sauver le monde sans Superman ?
Au Bec-Hallouin, Charles et Perrine pratiquent une
permaculture
(culture permanente) dans le respect de la nature ; à Todmorden, Pam et
Mary décident de planter des potagers sur tous les territoires non
cultivés de leur commune. En Suisse, une "Wir banque" a établi une
monnaie complémentaire utilisée par 60 000 PME. À Brisol, on imprime
une monnaie locale — non sans humour, puisqu'il existe un billet de
vingt et une livres... San Francisco vit sans déchets par un système de
recyclage bien structuré. Mille initiatives locales, à petite ou grande
échelle, nous disent que les choses sont possibles différemment.
Qu'attendons-nous pour les rejoindre ?
Oui, tout est
là, tout est possible, et on voudrait y croire. D'où vient alors la
difficulté à adhérer totalement à cette révolution des esprits ? Les
hésitations sont d'abord liées au parti pris des auteurs de
n'interroger que ceux qui sont de
leur avis. La persuasion ne s'acquiert que dans le débat
contradictoire : aussi convaincants que soient les raisonnements, aussi
convaincues que soient les prises de position, ils ont moins de poids
que la réfutation d'un discours et que le dialogue honnête avec
l'adversaire. Oui, il manque des entretiens avec le PDG de Monsantos,
la directrice du FMI, les dirigeants politiques ou patronaux, des
scientifiques prônant d'autres solutions, des économistes
ultra-libéraux, non pour leur donner une tribune, bien sûr, mais pour
connaître leurs positions autrement que par la caricature qu'en font
les interlocuteurs privilégiés qui partagent nos idées. Au lieu de
cela, on nous propose des analyses certes stimulantes, dans tous les
domaines, mais qui vont toutes dans le même sens, souvent redondantes,
qui arrivent aux mêmes conclusions en partant des mêmes données.
L'accumulation n'est pas une démonstration. Lorsqu'on nous présente une
solution qui résout tous nos problèmes "sans aucune exception, sans
controverse possible", cela veut bien dire que tout le monde est
d'accord ? Sinon, on reste dans l'incantation. Pourquoi, alors, ne pas
demander cet accord à tout le monde ? Ce ne
sont pas les convaincus qu'il faut convaincre. La conséquence est
inévitablement : rejeter la responsabilité sur ceux qui nous dirigent.
Comment ? Les règlements sur les semences et la fiscalité empêchent de
mettre en appplication des mesures qui s'imposent "sans controverse
possible" ? Sommes-nous donc dirigés par des incapables ou des
corrompus ? Le sous-entendu (et parfois la réponse explicite) est
dangereux.
Ensuite, il
y a
un peu trop de despotisme éclairé — qui reste une forme de despotisme —
dans ces discours. L'idée de base est pourtant celle d'une démocratie
participative et populaire, qui revient comme un leitmotiv dans tous
les discours : "La transition doit venir d'en bas" — "
power to the people"
— "nous ne pouvons pas attendre de l'Etat qu'il nous offre une société
idéale" — "nous sommes dans un pays extrêmement centralisé, qui renvoie
au chef, à un président omniscient et omnipotent"... Le peuple est
idéalement dépositaire d'une tradition ancestrale et universelle, gage
d'une sagesse perdue ("C'est un système vieux comme le monde, utilisé
depuis des milliers d'années en Chine, en Grèce, chez les Incas, les
Mayas"). Il sait d'instinct, d'ailleurs, choisir dans la tradition ce
qui est "bien" et ce qui ne l'est pas, selon des critères non préciser
(l'agriculture patriarcale venue des Incas, c'est bien ; le système
monétaire pratiqué depuis les assyriens, c'est mal). Cette confiance en
une sagesse perdue, très romantique, n'en appelle pas moins à imposer
de nouvelles règles — car s'il n'y a pas de controverse possible, tout
le monde n'applique pas d'instinct les solutions évidentes. Les
meilleurs intentions n'échappent donc pas à la nécessité d'imposer une
solution
commune à un problème commun. "La stratégie est évidente : rendre les
choses faciles et obligatoires." Qu'il s'agisse d'amendes ou
d'incitations financières, il faut bien qu'une autorité centralisée
prenne la décision de la sanction et la mette en application.
Par exemple ? Nous sommes à présent
capables de bâtir des immeubles à énergie zéro. Mais ces nouvelles
constructions ne représentent que 1 % du parc global. Pour les
généraliser, il faut donc "s'attaquer aux bâtiments existants". Comment
? Faut-il détruire 99 % des maisons, édifices publics, monuments
historiques ? Sans doute : les recettes, nous promet-on, seront trois
fois plus importantes que l'investissement. Mais qui investira ? Le
particulier n'en a pas les moyens : faut-il un État riche et fort pour
le faire ? Le système monétaire n'est pas adapté à la nouvelle économie
? "Il faudrait éliminer un certain nombre de règles qui empêchent les
gens de faire quelque chose." Mais pour cela, "il faudrait introduire
une règle qui permettrait de faire des expériences (...) évidemment il
existerait des contrôles, une fiscalité sur ces échanges..." Il ne
s'agit donc pas de contester le pouvoir, mais de le changer. Créer des
"ateliers constituants" qui vont "élaborer de nouvelles règles
communes". Ensuite, quoi qu'on en
ait, il faudra des forces de l'ordre pour les faire respecter, et donc
une maîtrise de la force
publique pour ne pas tomber dans la tyrannie aveugle. Le dernier
interlocuteur — celui qui a le dernier mot — est très clair sur cette
nécessité d'un changement législatif et constitutionnel. On dépense
beaucoup d'énergie à critiquer les gouvernants, explique-t-il, alors
qu'il suffit de dire aux dirigeants : "Écoutez, faites ce que vous
voulez, sachez simplement qu'à l'extérieur de vos bureaux, de vos
centres de conférences, dans le monde entier, des gens se mettent au
travail et vivent comme il le faudrait pour stabiliser la températre à
moins de 2 degrés." Le propos est clairement politique : il invite aux
initiatives individuelles hors cadres légaux, à la construction d'un
nouveau monde sans se soucier de l'ancien, et à imposer ces nouvelles
conceptions à ceux qui n'auraient pas pris le même virage.
Enfin, il me
semble que cette démarche volontariste exprime une
totale indifférence au facteur humain, dans une société qui prétend
précisément compter sur une prise de conscience de tous les hommes.
Bien sûr, des hommes de bonne volonté, tous ensemble, pourront
(pourraient ?) changer les choses. Est-on sûr que la bonne volonté soit
la chose la mieux répartie au monde ? Est-on sûr que l'instinct de
propriété, l'égoïsme, la quête du bien-être personnel, ne sont pas bien
plus fréquents ? L'argent détruit le tissu social. Mais comment
convaincra-t-on ceux qui en ont, même (et surtout) en toute petite
quantité, de s'en passer ? Certaines dimensions manquent
symptomatiquement à ce
livre pourtant très complet : la question religieuse, particulièrement
redoutable en ces temps de réveil de l'intégrisme, les modèles
culturels, qui conditionnent fortement la vie commune, les valeurs
sociales, morales, familiales, sources de conflits exacerbés, y compris
les questions graves sur la bioéthique et les nouvelles technologies...
En fait, tout ce qui fait que l'homme n'est pas seulement là pour
survivre. Tout cela fait peut-être partie des vieilles valeurs qui se
régleront d'elles-mêmes lorsqu'on aura amélioré nos conditions de vie
et notre angoisse du futur. Mais ce sont aussi des valeurs refuges
d'autant plus influentes dans l'incertitude actuelle. On a toujours
tort de négliger le facteur humain.
Cette lecture, encore une fois,
est particulièrement stimulante, répond à nos questions, nos angoisses,
nous incite à agir et nous responsabilise. Je suis prêt à en adopter
les principes et les suggestions. Mais en fin de compte, que peut-on en
retirer, une fois la phase d'enthousiasme retombée ? Pour les
convaincus, des raisons supplémentaires de croire
que tout reste possible et, espérons-le, une invitation à commencer
tout de suite, à son niveau, le grand changement de mentalité. Mais
face aux analyses implacables des divers intervenants, le sentiment,
peut-être, que les blocages viennent d'en haut, des politiciens, des
multinationales, des lourdeurs administratives, des conceptions
désuètes de la propriété, d'un vieux monde qui maintient son pouvoir en
s'opposant aux initiatives innovantes. C'est une petite musique
opiniâtre et, dans ce bel optimisme, décourageante. "Les négociations
internationales sont une sorte de tache aveugle de nos systèmes
démocratiques. La manière dont elles se déroulent, souvent à huit clos,
à l'abri des regards extérieurs, prive les citoyens de la capacité
d'influencer la décision et dispense les élus de rendre des comptes aux
populations." C'est vrai. On ne nous explique pas comment est créée la
monnaie, dont 85 % reste virtuelle par le simple jeu des crédits
bancaires. C'est sans doute incontestable. Nous sommes dans un "système
totalitaire, qui rend les êtres humains dépendants." Je le crois. Tout
cela peut créer un sentiment d'impuissance,
ou rendre agressif. La formidable énergie des nuits debout et le
déferlement des casseurs n'ont rien à voir l'une avec l'autre. Mais ne
dérivent-elles pas du même constat, et d'une même analyse ? Pour ceux
qui, sincèrement, voudraient croire à ce sursaut citoyen, mais qui ne
peuvent
souscrire à une analyse volontairement réduite de la situation, ce
livre apporte au moins des
clés pour comprendre ce qui se passe autour de nous.
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Anastasia Colosimo,
Les bûchers de la liberté, Stock, 2016.
Les événement de 2015 ont posé différemment les questions de la liberté
d'expression et du blasphème. Après un élan de solidarité mondiale, la
France s'est retrouvée isolée dans une définition de la laïcité
différente de celle des pays européens et anglo-saxons. Symptomatique a
été la réaction de la revue
Jésuite, qui, dans un premier temps,
témoigne à la fois de sa solidarité avec les caricaturistes assassinés
et avec les musulmans qui se sentent persécutés en publiant des dessins
de
Charlie Hebdo caricaturant le pape. La revue estime en effet que «
c'est un signe de force que de pouvoir rire de certains faits de
l'institution à laquelle nous appartenons ». Mais après une prise de
position du pape François sur la limitation de la liberté d'expression,
la revue retire les caricatures de son site. Pour les croyants, de plus
en plus, on ne peut pas tourner en dérision la foi des autres.
L'attitude n'est pas tout à fait nouvelle : elle se prépare depuis un
quart de siècle et a abouti en 2011 à une déclaration universelle des
droits de la personne par les religions du monde, signée à Montréal. On
s'est alors rendu compte qu'une déclaration des droits des religions
serait en bien des points contraire à celle des droits de l'homme. Au
nom du respect des cultures, elle admettait en effet l'interdiction des
conversions et le devoir pour tout fidèle d'assurer sa réputation.
Pourquoi cette
contradiction, et cet isolement de la France ? Y a-t-il dans notre pays
un mépris ou un irrespect particulier du fait religieux, sinon une
haine du musulman ? Objectivement non. Les unes de
Charlie Hebdo
ont
fait l'objet d'une analyse pour tenter de mesurer les engagements du
journal. De 2005 à 2015, les deux tiers relèvent de l'actualité
politique, la majorité des autres étant consacrées à des sujets
économiques et sociaux. La religion n'est présente que dans 7 % des
couvertures, et 1,3 % concernent l'islam. Ce sont également les
politiciens qui ont intenté le plus grand nombre de procès au journal.
Mais une analyse détaillée des autres révèle une incompréhension dont
nous subissons toujours les conséquences. En 1996, à la demande de
l'AGRIF, une « officine activiste », le journal est condamné pour la
première fois pour discrimination envers la communauté des catholiques
pour avoir invité à guillotiner le pape, mais en 1999, il est relaxé
pour avoir dessiné un prêtre donnant la communion à un enfant de chœur
par une hostie collée à son sexe en érection. Ce n'est pas le blasphème
qui est condamnable, mais l'appel à violence contre une personne
déterminée. Dans cette logique, le journal est relaxé en 2006 lorsqu'il
publie les caricatures de Mahomet. La justice française est conséquente
avec sa jurisprudence. La différence, cependant, c'est qu'en 2006,
c'est la grande
mosquée de Paris qui a porté plainte, et non une association
extrémiste. L'effet n'est pas le même : l'incompréhension devant la
décision de relaxe a plus d'écho qu'en
1999.
Ces constats
conduisent l'auteur à établir un point éclairant sur les législations
européennes dans
ce dernier quart de siècle. L'interdiction du blasphème s'est
manifestée par différents biais. Dans les pays qui ont construit leur
identité nationale autour d'une confession religieuse (Angleterre,
Italie, Grèce...), le vieil arsenal législatif ne protégeait que la
religion nationale. En Angleterre, l'interdiction doctrinale (la
pénalisation du blasphème en tant que tel) a alors
évolué vers la répression de l'offense (ne pas blesser la sensibilité
religieuse), ouvrant la porte à un élargissement de la notion de
blasphème. Mais lorsque les musulmans, après l'affaire Rushdie, ont
voulu élargir le délit à l'ensemble des religions, le résultat a été
l'abrogation de la loi. En Italie et en Grèce, la jurisprudence a
assoupli les lois.
D'autres pays,
comme l'Autriche ou le Danemark, ont au contraire adopté une
législation protégeant toutes les religions reconnues sur leur
territoire, voire, comme l'Espagne, protégeant le droit de ne pas
croire. Dans ce cas, c'est le sentiment du croyant, ou la paix
publique, qui sont protégés, et non pas la religion ou la divinité.
La France n'a
suivi aucune de ces deux tendances et a adopté une forme originale,
entendant protéger des personnes réelles et non des entités abstraites.
C'est donc la provocation à la haine et à la violence qui est
condamnable.
La législation
et la jurisprudence européennes ont entériné ce glissement de la sphère
religieuse à la sphère séculière, permettant de condamner le blasphème au nom de la défense de l'ordre, de la
protection de la morale et des droits d'autrui. Mais dans un arrêt
célèbre, la cour européenne a permis d'entériner la
condamnation d'un film que les autrichiens avaient jugé
blasphématoire sans que les critères habituels puissent s'appliquer. Elle a pour cela créé un critère nouveau : est
condamnable ce qui est « gratuitement offensant », mais non ce qui
contribue à un débat d'intérêt public. Ce glissement de législation,
qui prend acte de l'impossibilité de définir un « blasphème objectif »,
a cependant donné une arme redoutable aux particularismes qui entendent
faire respecter leur sensibilité.
La deuxième
partie du livre est résolument historique, mais se situe dans la même
perspective. Il ne s'agit pas de refaire l'histoire du blasphème
entreprise jadis par Alain Cabantous, mais d'étudier la lente dérive du
vocabulaire qui a fait passé le blasphème du terrain religieux au
terrain social. Anastasia Colosimo montre que depuis toujours, la
répression du blasphème, d'apparence théologique, a été un acte
politique. C'est la liberté de s'émanciper de la communauté qui est
visée, bien plus que la sacralité. Cela a préparé une sorte de
blasphème laïc (l'outrage au drapeau ou au président) et la
réintroduction du délit de blasphème sous couvert d'incivilité. Cette
deuxième partie trop brève pour l'ampleur du sujet, n'est hélas
pas toujours claire.
La troisième
partie reprend un moment la perspective historique en la résumant à la
France, mais ne prend son intérêt que dans la passionnante analyse de
la loi Pleven (1972), qui réprime la discrimination à la haine ou à la
violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison
de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie ou une religion.
Cette révolution, estime l'auteur, est alors passée inaperçue. En
particulier, la possibilité donnée aux associations de porter plainte
au nom d'une communauté est une « erreur impardonnable », un « péché
originel » contraire à l'esprit de la Constitution, qui interdit tout
intermédiaire entre l'État et les citoyens.
Les procès se
sont alors multipliés dans une « course au blasphème qui ne dit pas son
nom ». En 2001, l'acquittement de Michel Houellebecq semble imposer
définitivement l'idée qu'il n'y a pas de délit contre une religion ou
un dogme, mais uniquement contre des personnes. Et pourtant, en 2004,
une publicité montrant une religieuse priant « sainte Capote » est
condamnée pour injure envers un groupe de personnes à raison de son
appartenance à une religion. L'arrêt est annulé en cassation, mais le
mal est fait : l'interprétation subjective d'une scène et de son
caractère offensant est au centre des discussions. En 2005, une affiche
de la Cène est jugée offensante et condamnée, faisant entrer l'offense
à une communauté dans la légisprudence. Une brèche qui ne devait pas
passer inaperçue : un an plus tard l'affaire des
caricatures de Mahomet donne l'occasion aux musulmans de se doter d'une
jurisprudence équivalente. Le tribunal est présidé par le même juge qui
a prononcé l'interdiction de l'affiche. Or ce tribunal ne condamne pas
Charlie Hebdo, ce qui entraîne dans la communauté musulmane un
sentiment d'injustice. Plus grave, peut-être, l'attendu qui suggère
que, dans un autre contexte, la décision aurait pu être différente...
L'engrenage est alors implacable. Le sentiment d'injustice nourrit une
rancœur qui culmine dans les attentats, l'état d'urgence transfère le
délit de la loi Pleven du droit de la presse au droit pénal, et la
liberté d'expression est sanctionnée « d'une manière tout à fait
inédite ».
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François Coupry,
Le fou rire de Jésus suivi de
Je suis mon propre père, diptyque, éditions Grand West, 2016.
Le diptyque
est-il un genre littéraire ? Prenons-le comme tel. Deux fictions qui
n’ont apparemment rien à voir l’une avec l’autre sont regroupées ici
par la volonté de l’auteur. Pourquoi ? Le lecteur pragmatique conclura
que chacune d’entre elles était trop courte pour constituer un roman et
trop longue pour être baptisée nouvelle. Le lecteur attentif se
rappellera que voici dix ans, dans « L’ectoplasme et le gros chat »,
François Coupry avait défini par trois principes la Nouvelle Fiction,
dont il fut un des membres : 1) la fiction crée et engendre le réel, 2)
les fictions se reproduisent mutuellement tels deux miroirs face à
face, 3) la fiction donne sens.
Considérons
donc, dans un premier temps, ces deux fictions comme deux miroirs face
à face. Le premier évoque un entretien secret entre Jésus et Pilate,
que ce dernier aurait eu pour mission de transmettre d’époque en
époque. Doté pour cela d’une encombrante immortalité, il traverse les
âges jusqu’au XXIe siècle, afin de prouver en permanence l’existence de
Dieu. Mais à chaque âge, cette preuve absolue doit être réinventée en
fonction des nouvelles connaissances. On traverse ainsi toute
l’histoire du monde en une centaine de pages : les vingt siècles vécus
par le narrateur (qui a dû assumer sept cents identités différentes
dans tous les pays du monde), l’histoire de l’humanité depuis la
création (dans les souvenirs du Christ), et le futur du monde jusqu’à
l’apocalypse (dans une tourbillonnante prophétie de la Vierge). Les
trois personnages centraux condensent ainsi avec un humour dévastateur
le passé, le présent et l’avenir du monde.
La seconde
fiction est résolument contemporaine, sinon policière. Dans une île
déserte, la mère du narrateur, Octavien Hart, a invité huit personnages
qui semblent n’avoir aucun rapport les uns avec les autres. Elle
annonce à son fils, encore enfant mais déjà vieux, que parmi eux se
trouve l’assassin de son père. Ces personnages vont revenir à plusieurs
reprises dans la vie du narrateur, remettant à chaque fois en question
ses tentatives de comprendre ce qui lui est arrivé ce soir-là.
D’incompatibilité en paradoxe, les personnages démontent et remontent à
chaque fois le récit, et la vie du narrateur.
On aura dans ces
impossibles résumés repérés quelques reflets du miroir, en particulier
la reprise infinie du récit primordial dans la quête impossible d’une
réponse définitive aux questions essentielles : Dieu existe-t-il ? qui
suis-je ? Bien d’autres reflets s’offrent à la sagacité du lecteur.
Parfois très appuyés. À la mort de Joseph, Jésus découvre ainsi qu’il
est son propre père, ce qui, dans sa bouche, ne nous surprend guère :
le dogme de la Trinité ne veut-il pas que le Fils soit le Père avec un
Saint-Esprit en prime ? Et chacun reconnaît au cœur du premier récit le
titre du second. Il ne s’agit pas d’une pirouette. Le paradoxe contient
la clé même des deux récits. Le jeu (et la vie en est un) nous oblige à
être, simultanément, deux personnes à la fois : l’interprète et le
personnage. De même qu’un enfant est réellement le personnage qu’il
joue, le temps d’un jeu, le Dieu incarné est à la fois ce qu’il est et
ce qu’il n’est pas, humain et divin. Et Octavien Hart, que l’on a forcé
à jouer sa vie pour survivre à sa maladie, est le personnage de son
propre récit, lui-même et son père.
Cette dualité
fondamentale, qui fait de chaque homme un acteur de sa propre vie et de
celle des autres, explique le recours constant au paradoxe narratif.
Comme il est impossible d’exister deux fois en même temps, l’une des
deux identités doit disparaître pour que l’autre puisse vivre. Ici
encore, vingt siècles de christianisme nous ont familiarisés avec cette
idée, que développe le premier récit : un Dieu incarné doit oublier
d’être Dieu pour devenir un homme ; et cet homme doit mourir pour
découvrir qu’il ne peut pas mourir. Ce jeu de « qui perd gagne » se
prolonge macabrement dans le second récit : pour tuer Octavien Hart,
les huit acteurs qui constituent son univers n’ont qu’à se tuer
eux-mêmes. Ainsi se vérifie le deuxième principe par lequel François
Coupry définissait la Nouvelle Fiction : la fiction précède le réel,
qu’elle engendre. De fait, le Christ révèle à Pilate ce qui ne sera
compris que deux mille ans plus tard, et Octavien Hart découvre un pli
scellé en 1957 qui
décrit tout ce qu’il a vécu depuis...
Et le sens, dans
tout cela ? Car la fiction donne sens, n’oublions pas le troisième
principe. Si l’on comprend le mot comme une ligne droite menant à une
signification univoque, autant refermer le livre à la première
contradiction. Car le vrai sens de la fiction, c’est qu’il n’y en a
pas, mais que nous devons sans cesse en chercher un, le réinventer,
l’adapter aux circonstances. L’écrivain doit écrire ce qu’on attend de
lui, faute de quoi, personne ne le croira. Pilate s’en rend compte
lorsqu’il traverse une Histoire qui n’a rien à voir avec la version
officielle. Il sait, lui, que Marie Stuart n’a jamais été exécutée et
que les Romains de l’antiquité n’avaient pas tous des dents pourries.
Mais s’il le dit, on le traitera d’affabulateur. Sans doute est-ce ce
qui arrive au Christ : le récit de la création du monde tel qu’il le
fait à Pilate n’est crédible que si l’on connaît le big-bang et les
thèses de Darwin. Il ne peut le révéler à l’antiquité juive et le
confie à Pilate — de même que, dans le second récit, le récit fondateur
est confié à la Société des Gens de Lettres ! Mais le récit confié à
Pilate est fuyant : à chaque découverte scientifique, le message doit
s’adapter au monde dans lequel il vit. La vraie révélation, c’est qu’il
n’y a pas de révélation définitive, et tant pis pour le besoin de
logique du lecteur.
À moins que...
Une ultime pirouette donne un peu d’oxygène aux lecteurs perplexes. Que
deviennent toutes ces idées brassées et rejetées, ces récits qui
s’entremêlent et se contredisent ? « Ces pensées humaines qui
persistent après la mort, il n’est pas exclu que je les réunisse en une
sorte de paradis », rêve le Christ. Et Octavien Hart ouvrira son
appartement romain à tous les personnages de fiction dans une scène
épique et délirante : libre à nous d’y voir la réalisation de ce
paradis.
Ne quittons pas
ce livre sans un coup de chapeau (celui des boyards russes, plus hauts
que des coupoles !) à Christine Bini, qui non seulement relève le défi
de donner en cinq pages un peu de cohérence à ces deux récits, mais en
outre de les réintégrer dans l’œuvre de François Coupry ! « Dans les
deux cas, la fiction invente et engendre un dieu, ou le dérèglement
mondial. À moins que ce soit la même chose... »
On aime ou on
déteste François Coupry. Moi, je l’aime. Et je peux dire qu’en 130
pages, on tient un des tout grands François Coupry. Ce qui ne rassurera
peut-être pas ceux qui le détestent. Et puis, en toute honêteté, un
aveu : j’ai fourni à François Coupry un des personnages qui « racontent
» Octavien Hart, et il m’a dédié le premier récit. Mon avis n’est
peut-être pas tout à fait objectif : mais il est sincère.
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Voir aussi :
Les trois coups du
cavalier chinois ;
Les souterrains de l'Histoire;
Où est le vrai Louis XVI ?;
La femme future;
Le grand cirque du cavalier chinois,
Zeus et la bêtise humaine,
L'agonie de Gutenberg (1), L'agonie de Gutenberg (2).
Jean Delumeau,
L'avenir de Dieu, CNRS Editions, 2016.
Jean Delumeau est un des derniers "monstres sacrés" dans le domaine de
l'histoire des mentalités qui a connu son apogée dans les dernières
décennies du XXe siècle. Ses monographies sur le péché et la peur, sur
l'histoire des jésuites, sur l'histoire du paradis... sont restées des
modèles du genre. Enseignant l'histoire des mentalités religieuses dans
l'Occident moderne au Collège de France, il est tout naturellement
devenu "l'historien du croire". Sa foi chrétienne s'est exprimée dans
des entretiens et des essais. Les rapports entre les deux — le métier
d'historien et l'engagement chrétien — ont fait l'objet d'une réflexion
dans laquelle il a engagé vingt-quatre historiens chrétiens en 1996
sous le titre
L'historien et la foi.
Nos convictions religieuses ont-elles influencé notre pratique de
l'histoire ? leur a-t-il alors demandé. La réponse qu'il entendait
donner à cette question faisait apparaître un troisième terme
complémentaire : la modernité. L'histoire — formidable vecteur de
tolérance — peut-elle engager le chrétien dans une réflexion sur
l'adaptation du christianisme au monde moderne ? La question est
cruciale pour les chrétiens ; elle met mal à l'aise l'historien. La
confusion entre le sujet analysant et l'objet de son analyse est une
des dérives des sciences sociales de ces dernières décennies. L'idée
que seul celui qui est concerné par son sujet peut le décrire selon ses
propres critères entraîne une confusion des genres pernicieuse. Dans
Au fondement des sociétés humaines,
Maurice Godelier s'était plaint de cette tendance en sociologie et
avait appelé à oublier son moi intime tout autant que son moi social
afin de développer un moi cognitif, qui nous permette d’accéder à la
connaissance impartiale. La question est aussi essentielle en histoire.
Car derrière ce
titre aussi ambitieux que malicieux, qui nous invite à réfléchir à
l'avenir de Dieu, le lecteur trouvera essentiellement un retour de
l'historien sur son propre parcours, sur les principaux livres qui
l'ont jalonné, sur les enseignements qu'il en a tirés. L'ensemble n'est
pas sans intérêt : l'auteur de
La peur en Occident
(1978) a des choses à nous dire sur le "complexe de Damoclès" après les
attentats de 2015. Parfois, cependant, la question de l'actualité est
éludée. La "terrifiante image de Dieu", aujourd'hui, ne fait sans doute
plus référence au Dieu des chrétiens, qui fut sans doute, jadis,
"sadique et pervers", mais qui fait moins peur désormais que celui des
extrémistes islamistes.
C'est seulement
dans la dernière partie que le sujet est abordé — ou celui, plus
exactement, de l'avenir de l'Église plutôt que celui de Dieu. Jean
Delumeau y plaide pour une religion plus compréhensive, sur le mariage
des prêtres, le péché originel, la contraception, la place des femmes
dans l'Église, avec un coup de chapeau à l'encyclique écologique du
pape François. Que reste-t-il de la religion catholique, lorsqu'on aura
éliminé la croyance au paradis (monter aux cieux n'a aucun sens dans la
cosmographie actuelle) et à l'enfer (il conviendrait de remplacer
"descendre aux enfers" par "être inhumé") ? Aux chrétiens de le dire.
Si le livre est d'un grand optimisme sur l'avenir religieux de l'homme,
il ne laisse guère de place à une portion de l'humanité pourtant
devenue importante, sinon majoritaire : celle qui ne croit pas en Dieu.
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Sylvestre Clancier
, Œuvres poétiques, t. I, La Rumeur libre, 2016.
« Fougères
géantes Totems
extravagants
Grands ancêtres sylvestres
Qui peuplez nos mémoires »...
Cette évocation
du fossile, cette pierre vive qui a figé le temps, au dernier âge des «
pierres de mémoire », n’a rien de gratuit. Parce que, derrière les «
pierres sylvestres », celles qui portent en elles la trace des forêts
primitives, on retrouve, bien sûr, le prénom du poète, et ce n’est pas
anodin. Et parce que la poésie de Sylvestre Clancier partage avec la
fougère sa structure fractale : chaque élément a la structure de
l’ensemble, comme la plus petite branche de fougère a la forme de la
fougère tout entière. Tout est souvent contenu dans la lettre, qui
tient lieu de ferment : comme dans la tradition médiévale, un lapidaire
et un bestiaire prennent une forme alphabétique, mais nous découvrons
tout aussi bien, au fil des pages, un « abécédaire champêtre » ou un «
alphabet du marin ». La lettre est vivifiante, à tel point que la mort
se définit comme sa perte :
« Tes morts
sur la meule du temps
tournent avec leur gerbe de consonnes
démunis de voyelles. »
Puis vient le
mot. « Peu de mots et du sens », exige le poète, conscient qu’il faut
« Écrire en creux
ce silence
offrande de l’attente
à l’ombre des dieux. »
Écrire en creux
? C’est aussi savoir éveiller le sens dans les mots les plus neutres,
comme, par exemple, les pronoms personnels. Le « je » est rare. Le
poète parle de lui-même à la deuxième personne, comme pour prendre
distance par rapport à lui-même. Il aime les verbes de sensation, qui
introduisent une distance supplémentaire entre le sujet et l’objet :
Sylvestre Clancier se regarde voir. « Tu verrais la lumière » — « Tu
entends ces voix des temps anciens » — « Tu écoutes tes voix
intérieures » — « Tu les vois du haut du château d’eau »... Mais le «
tu » est aussi, à d’autres moments, celui de l'objet regardé, notamment
dans le
bestiaire, dans lequel il s’adresse aux animaux comme à des amis, ou à
des professeurs : « Ta spirale est la vie », dit-il à l’escargot, et à
la chenille : « En devenir tu deviens ». Au-delà du dialogue spirituel
issu de Job (« interroge donc les bestiaux, ils t'instruiront, les
oiseaux du ciel, ils t'enseigneront... »), ce double usage de la
deuxième personne ouvre sur une autre compréhension du monde,
sujet et objet se confondant dans une même leçon de vie.
Quant au « il »,
il s’investit du sens suprême, non sans une pointe d'humour : « Il sera entendu cette fois-ci au sens
de Dieu, ou bien, pour les athées, dans n’importe quel sens. » Peu de
mots et du sens ? Un seul mot peut suffire, à condition que le lecteur
y mette du sens...
Puis vient le
poème, qui se condense autour d’un élément naturel, pierre, animal,
paysage ; autour d’un souvenir, souvenir d’enfance ou de défunts. Les
uns et les autres n’ont de sens que dans leur résonance. Tel le flamant
rose, « élégant migrateur de l’âme passagère » : « Ton plongeon / Nous
éveille à nous-mêmes. » L’animal suscité, le mort ressuscité par
l’écriture, nourrissent en retour le vivant.
« Ce serait émouvant
de savoir qu’ils ont quitté l’obscur
et que malgré leur mort ils t’ont donné espoir. »
Au-delà du poème, enfin,
il y a le recueil. Construction parfois évidente, comme les abécédaires
; parfois rythmique, comme cette
Marche au sonnet qui se construit
dans une succession arithmétique de poèmes : monostiche, distique,
tercet, quatrain, quintil... Il ne s’agit pas d’un jeu, mais d’une
quête obstinée et méthodique que l’on suit, à présent, à travers ce
recueil de recueils. Car les
Œuvres poétiques ne sont pas une
simple succession d’ouvrages mis bout à bout. Ces 500 pages répondent à
une organisation secrète, qui disent l’« aventure de l’écriture »,
celle qui rejoint « le verbe incarné ». Un petit texte autocritique,
humoristiquement intitulé
Extension du domaine de la bulle, nous en
convainc. C’est de la poésie que vient le salut, laisse entendre un de ces monostiches
qu’Apollinaire comparaît à l’unique cordeau des trompettes marines :
« Ton écriture te délie de l’ombre qui t’habite. »
Pour approfondir la connaissance de cette œuvre, une étude due à
Christine Bini est publiée parallèlement, mais chez un autre éditeur, sous le titre
Le Voyage et la Demeure :
Christine Bini, Le Voyage et la Demeure, l'itinéraire poétique de Sylvestre Clancier, L'herbe qui tremble, 2016.
Le titre marque déjà combien l'analyste a été sensible aux deux
dimensions, statique et dynamique, de la poésie de Sylvestre Clancier.
La demeure est l'ancrage profond dans la terre natale, le Limousin,
mais aussi dans le concret de la nature, les pierres, les animaux, les
végétaux, les trois ordres qui constituent les syntagmes de son
langage. L'ancrage dans la famille, dans les ancêtres, qu'ils soient du
sang ou de l'esprit. L'ancrage dans les mythes, qui donnent substance à
la fluidité labile du temps : « Sylvestre Clancier comprend les mythes
comme encore présents, et même consubstantiels à l'éveil conscient,
individuel ou collectif, quel que soit le temps historique ou humain à
partir duquel on les envisage. »
Le voyage est
celui de l'auteur, sans doute, que ses fonctions ont envoyé sur tous
les continents, mais c'est aussi la transformation perpétuelle des
choses à l'œuvre autour de lui, et dans ses textes. Le voyage est
d'abord celui du temps, que l'on surprend jusque dans les éléments les
plus stables (les quatre âges de la pierre, généalogie du paysage...).
Celui de la matière même, en constante transmutation selon un alchimie
symbolique qui donne son titre à un recueil, pivot de l'analyse de
Christine Bini,
L'âme alchimiste.
« Le temps est laissé à la grâce du lecteur, qui peut choisir entre le
temps horaire, le temps humain, ou le temps de l'humanité. » Mais ce
temps est éveil dans la triple trajectoire du poème : le temps d'une
nuit, d'une vie ou de l'Histoire humaine. Telle est l'alchimie de
l'âme, que le poème traduit en permanence à ces trois niveaux. Et les
alphabets eux-mêmes sont voyage, dans l'évolution des « écritures
premières » : les lettres de cinq alphabets (Sinaï, Ugarit, Byblos,
Hieratic, Moab) donnent l'impulsion à un autre voyage poétique :
« Ce parcours de l'alpha à l'oméga des écritures premières, note
CHristine Bini, dessine un itinéraire cohérent, basé sur la sensation
et la vibration, sur la prescience et l'intuition. »
Une familiarité
de longue date avec l'œuvre de Sylveste Clancier, y compris avec les
recueils inédits, permet de rassembler les fils de ses thématiques et
donne une résonance particulière au premier volume des
Œuvres complètes.
Ce court essai se prolonge par un entretien avec l'auteur, des données
biographiques précieuses et une anthologie de ses textes.
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Voir aussi : Clancier :
Anima mia. Christine Bini :
C'est la fin de la nuit et je rêve un poète. Sous le nom de Christine Balbo :
Les Gorges rouges. Deux nouvelles italiennes.
Hervé Clerc,
Dieu par la face nord, Albin Michel, 2016.
Le monde va mal, nous avons perdu le sens et Dieu est mort. Le constat
pourrait être pessimiste. Mais si c’était notre chance ? Celle d’une
réconciliation entre tous ceux qui se déchirent au nom de Dieu ou de
son absence ? Entre l’athée et le croyant ? Si le vrai sens du monde
était de ne pas en avoir ? La mondialisation, en nous ouvrant sur
l’autre, nous a surtout appris combien il était différent de nous :
toutes les cultures se sont repliées sur elles-mêmes de peur de perdre
leur identité. C’est incontestable : la conception du réel, le rapport
au monde, ne sont pas identiques entre les sociétés occidentales et les
sociétés « plus traditionnelles », celles de l’islam ou de l’Inde
auxquelles s’attache plus particulièrement ce livre. D’un côté ou de
l’autre (et pourquoi pas des deux ?), il y a donc eu « déviance,
décentrage, dérive de l’intelligence ». À condition, bien sûr, que l’on
croie à l’unité primitive. C’est le postulat fondamental de ce livre.
Mais comment
analyser cette impression et reconstruire le dialogue ? Le livre
d’Hervé Clerc, en s’attachant aux cultures musulmane et indienne, « nos
deux Autres principaux », tente de cerner cette différence. Elle tient
selon lui à une ambiguïté, celle du mot « Dieu ». « Dieu est mort »,
avait annoncé Nietzsche au monde occidental ; mais c’est toujours au
nom de Dieu que des fanatiques continuent à tuer. Et si l’on prenait
Nietzsche au mot ? Celui dont il annonce la mort, c’est le Dieu des
croyants, personnalisé différemment dans chaque religion. Mais « quand
Dieu meurt, ce à quoi il fait place est encore Dieu », une autre face
de Dieu, le versant nord, celui que l’on pourrait aussi bien appeler «
cela », ou « rien », ou « l’Ouvert »... Un Dieu qui n’est ni
transcendant, ni immanent, car il est le tout, et partout entier. C’est
le même postulat, celui de l’unité primitive, que l’on pourrait aussi
bien nommer Dieu, ou rien. Les noms de Dieu (il y en a 99 en islam !)
serviront de fils conducteurs à l’ouvrage.
Pour faire
comprendre ce paradoxe, l’auteur a recours au vieil apologue de
l’éléphant : les aveugles qui le touchent croient tour à tour qu’il
s’agit d’un serpent (la trompe), d’une colonne (les pattes), d’une
corde (la queue) ou d’une balayette (l’oreille). Mais celui qui le voit
en entier le reconnaît comme un tout. Ainsi, chaque religion ne
connaîtrait qu’un membre (Yahvé serait la queue et Allah l’oreille, ou
l’inverse, si l’on préfère) et l’identifierait de manière incorrecte
(l’un adorerait une corde et l’autre une balayette). Mais l’éléphant
tout entier ne serait connu de personne.
Cet apologue va
structurer le livre à la recherche de cette « face nord » qui
réconcilierait tout le monde, croyants et incroyants, chrétiens, juifs
et musulmans. Cette face nord, on l’aura compris, est celle des
mystiques. Les mystiques de toutes les religions se rencontrent dans un
même enseignement : l’unité du réel, qu’ils ont vécue dans une
expérience fondatrice, sidérante. Et le Dieu qu’ils contemplent,
l’éléphant dans son intégralité, correspond à la déité de maître
Eckhart, à l’atman des hindous, ou, tout simplement, au réel. Les
soufis l’ont reconnu et nommé Allah, mais ce n’est pas le même Allah
que celui dont on criait le nom au Bataclan. Si Dieu est tout, c’est
lui qu’il tue en mitraillant l’autre.
Toutes les
religions en prennent pour leur grade dans cet essai, dès lors qu’elles
versent dans l’intégrisme, mais en particulier l’islam — hors, bien
sûr, celui des soufis. Tenté un moment par la conversion, Hervé Clerc
en a été dissuadé par un ami qui avait sauté le pas et qui le
regrettait. Pour autant, il se garde des jugements tranchés et refuse
de rester « étranger » à l’islam — comme il le reproche, par exemple, à
Claude Lévi-Strauss. L’Occident ne peut plus ignorer l’islam, car il y
a en lui, estime l’auteur, une ouverture qui peut parler au chrétien
comme au bouddhiste. « L’ère des religions closes est révolue » : à
nous d’aller chercher en chacune d’elle, et dans la philosophie athée,
les moments d’ouverture. Ils nous apprendront à voir l’éléphant dans sa
totalité plutôt que d’enfermer dans des livres sanglants telle ou telle
partie de son anatomie.
Le propos est
généreux, souvent convaincant, parfois étourdissant. Le lecteur peut
passer sur la même page de Bhradata à Platon, à Simone Weil puis à
Thérèse d’Avila. Le grand tout a parfois le dos large, mais sans cela,
serait-il le grand tout ? Hervé Clerc se sent comme un humaniste de la
renaissance : « on l’accusait de syncrétisme, panthéisme, concordisme,
salade niçoise », mais il avait libéré la vérité de son carcan. Le ton,
surtout, est libéré des lourdeurs philosophiques ou théologiques pour
adopter celui du conteur.
Si l’on accepte
le postulat de base, quelques problèmes (pro-blêma, en grec : ce qui
est jeté devant nous et qui fait obstacle...) éternels se résolvent
comme d’eux-mêmes. Celui de la vie et de nos surcharges permanentes,
par exemple : si nous habitons notre vie comme on habite une maison, à
quoi servirait une maison « remplie à péter de briques et de ciment ».
Et à quoi sert notre vie, encombrée d’affaires et de soucis ?
Le problème du
mal, également. En dehors du réel, il n’y a que l’apparence — la Mâyâ
hindouiste. Les aveugles qui voient dans l’éléphant une corde ou une
balayette en sont victimes. Et si Dieu est le réel, cela veut dire que
le mal n’est qu’apparence, qu’il se déploie dans un entre-deux qui
n’est ni être, ni non être. Dieu étant dépourvu d’attribut ne peut
connaître le mal.
Et puis, le
problème de la création, dont l’utilité n’est pas évidente, pour un
Dieu omnipotent et omniscient. Si Dieu a créé le monde, répond Hervé
Clerc, c’est pour se connaître, car l’œil ne peut se voir lui-même. Le
monde est le miroir dans lequel il se contemple.
Sans oublier le
problème de la perte de sens. Si le monde occidental est aujourd’hui
vide de sens, après avoir proclamé la mort de Dieu, c’est peut-être
parce que « ce qui croît, aujourd’hui, dans la désolation du monde,
cachée par elle, est la face désertique de Dieu, libre de tout élément
anthropomorphique », au même rythme que disparaît la face du Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Et le problème
qui déchire pour l’instant l’islam, qui porte en lui les deux versants
de la montagne divine. « Quand l’islam est tout petit, il est
compatible avec la démocratie, la laïcité, la liberté de penser, de se
moquer, de blasphémer. Il passe à travers les murs. Il est chez lui
partout. »
Tout cela est-il
convaincant ? Intellectuellement, sans aucun doute. Et l’on sait gré à
l’auteur de nous guider avec une telle fraîcheur, une telle clarté, par
des apologues ou des aphorismes confondants, parmi les concepts les
plus ardus de la philosophie et de la mystique. On voudrait croire que
le mal n’est qu’une apparence, que la perte de sens est une expérience
fondatrice et que l’islam est compatible avec la démocratie. Mais cela
doit passer par une révélation, non par un raisonnement. Et la
révélation, contrairement au bon sens de Descartes, n’est pas la chose
la mieux répartie au monde...
L’athée se
demande par ailleurs, si tout le mal vient du mot « Dieu » et de son
ambivalence fondamentale, pourquoi il est si difficile d’y renoncer
tout à fait. Certes, Hervé Clerc nous propose quelques autres termes,
qui conviennent aussi bien à l’athée qu’au croyant, mais le plus
employé reste bien le plus ambigu de tous, et celui qui a fait le plus
de dégâts... Certes, c’est un premier pas encourageant, de nous inviter
à appeler « Dieu » ce que nous nommons « cela » (ou « absolu », ou «
GADLU », ou « Grand Peut-Être »...), mais le vrai pas serait de
renoncer soi-même au mot « Dieu ». La volonté de résoudre certains
problèmes qui ne concernent que le croyant (comme celui de la
contemplation de Dieu dans sa création) impose un vocabulaire encore
trop tenté de religieux. La perspective en reste faussée. Oui, je suis
prêt à appeler « Dieu » — c’est un mot comme un autre — le réel ni
transcendant, ni immanent qui nous entoure. Alors, admettons que le
croyant soit prêt à appeler « réel » le Dieu auquel il a voué un culte
millénaire. Les mains seront tendues, mais quand elles se serreront, il
restera à mettre un nom sur « cela ».
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Voir aussi
:
L'enfer est une fête.
Dominique Le Brun,
Vauban, L’inventeur de la France moderne, Librairie Vuibert, 2016.
Spontanément, en prononçant son nom, on voit apparaître des défenses
sous forme de bastions en étoile... On n’a pas tout à fait tort :
Vauban, en cinquante-six ans de carrière, ce sont trente-trois places
fortes érigées et trois cents retravaillées. On n’a pas tout a fait
raison non plus, car le grand changement apporté par Vauban réside
moins dans les améliorations à l’architecture militaire que dans sa
réflexion sur les sièges et l’art de la guerre. Et son art de la guerre
n’est rien à côté du génie diplomatique qu’il déploie dans l’art de la
paix : c’est lui qui invente la notion de « pré carré » pour désigner
le domaine fondamental qu’on ne tolérera pas de voir empiété ; pour le
défendre, il propose une paix à l’échelle européenne, fondée sur
l’abandon de certaines places qui permette à chacun d’établir des
frontières pérennes. Sa politique européenne n’est rien, cependant,
devant le système colonial qu’il conçoit, comprenant que l’avenir de la
France est dans l’outremer. Et l’on pourrait multiplier les idées
visionnaires qui en font bel et bien « l’inventeur de la France moderne
» qu’annonce le titre de ce livre : répertoriant les publications des
ennemis de la France, il propose un organisme de rédaction de libelles
chargés de leur répondre, qui se met en place en 1696, anticipant la
guerre de communication moderne ; son projet de capitation de 1695,
contemporain de celui de Pontchartrain, préfigure l’impôt sur le revenu
et l’égalité de chacun devant le fisc ; pour assurer
l’approvisionnement de ses chantiers, il imagine un réseau de canaux à
travers la France... Pour tout cela, Vauban restait trop méconnu des
non spécialistes.
Et pourtant,
quelle vie singulière. Ce fils de petit gentilhomme campagnard, futur
maréchal de France, a commencé sa carrière du mauvais côté de la
Fronde, en prenant les armes contre le roi ! C’est là que le cardinal
Mazarin remarque qu’il a « quelque intelligence dans les fortifications
» et le « convertit » à la cause royale. En plus traître à sa cause ?
Ou a-t-il compris, à ce moment, qu’il y avait un vrai danger pour la
France à se déchirer dans des querelles de famille ? Sa carrière dès
lors, en tant que commissaire général des fortifications puis maréchal
de France, n’est qu’un déplacement perpétuel dans sa « basterne »,
petite cabine portée par deux mules qu’il avait aménagée en bureau avec
des rayonnages et un vaste plan de travail : 180.600 kilomètres
parcourus en une vie, avec des pics à plus de 4.000 par an. Vauban est
l’homme des records, y compris dans sa vie privée : jamais chez lui, il
a multiplié les aventures et semé les bâtards, dont cinq dûment couchés
dans son testament
Le principal
mérite de ce livre est de nous expliquer simplement, en quelques pages,
les tenants et aboutissants des projets et des actions de Vauban. On ne
comprend rien aux tactiques militaires du maréchal de France, ni son
génie de la construction, sans savoir comment l’art de la guerre a
évolué à son époque et dans les siècles qui ont précédé. Ni sans
connaître l’évolution de l’armement, qui se limitait alors aux piques
et aux mousquets « qui ne tirent juste que par hasard » : il a
substitué à ces deux armes le fusil et la baïonnette, créant un type
unique de fantassins pour remplacer mousquetaires et piquiers. Ni sans
connaître la défense d’une ville, jadis confiée à des soldats logés
chez l’habitant, donc désorganisés au moment des combats : c’est Vauban
qui conçoit des casernements nettement séparés de la vie civile.
Avec Vauban, et
quelques autres à la même époque, essentiellement les grands bourgeois
qui ont mené la politique de Louis XIV, c’est l’esprit de la France qui
se modifie. La guerre se mettait jusque-là au service de la gloriole de
quelques grands généraux aristocratiques. La crainte de passer pour
lâche, le prestige d’actions d’éclat, justifiaient un héroïsme gratuit
au prix de massacres inutiles. Vauban dénonce ces faits d’armes
irréfléchis et les attaques prématurées qui aboutissent à des revers
sanglants. Symboliquement, c’est au siège de Maastricht, en 1673, qu’il
en prend conscience... et que d’Artagnan perd la vie avec cent vingt
mousquetaires, quatre-vingts officiers et sept cents soldats. L’esprit
ancien disparaissait avec lui. Élaborant de nouvelles tactiques, plus
lentes et plus efficaces, Vauban est apprécié de ces hommes, dont il
respecte la vie. Il faut dire qu’il préconise une augmentation de leur
paie et des congés pour qu’ils puissent aller voir leurs parents, ainsi
que des congés de décès ou de mariage.
Que sont
devenues toutes ces idées ? Beaucoup sont restées dans des mémoires et
n’ont pas été appliquées immédiatement en France. À l’étranger, elles
ont parfois été entendues, par une logique que démonte Dominique Le
Brun. Les protestants s’étaient vu interdire nombre de métiers et
avaient peu à peu investi ceux d’ingénieurs et d’entrepreneurs.
Beaucoup travaillaient donc avec Vauban et après la révocation de
l’édit de Nantes, ils ont dû s’exiler à l’étranger, où leurs
compétences furent appréciées. Et les fortifications ? Eh bien, un
demi-siècle après la mort de Vauban, une petite révolution dans la
fabrication des canons, devenus plus légers et mobiles, les rend
obsolètes, la guerre de mouvement devenant plus efficace que la guerre
de siège. Décidément, il faut oublier l’image classique des
places-fortes « à la Vauban ». S’il a mérité d’entrer dans nos
mémoires, c’est par « une certaine idée de la France » digne d’un
général de Gaulle...
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Voir aussi
:
Quai de la douane,
L'Atlantide, le continent qui rend fou,
C'est pas la mer à boire.
Charcot.
François Emmanuel,
33 chambres d’amour, Seuil, 2016.
On les trouve
dans des hôtels de luxe ou dans la réserve à vieux saints d’une église,
dans la nature ou à domicile : tout endroit discret peut devenir une
chambre d’amour, pourvu qu’il recèle la partenaire qui réveille les
fantasmes. Plus que les décors, c’est la femme qui est au centre de ces
courtes évocations (trois ou quatre pages au maximum). Toutes ont une
sacrée personnalité, posée d’emblée par leur métier, un style de vie ou
une activité identitaire. Criminologue ou poétesse, restauratrice de
cartes anciennes ou femme voilée, elles ont construit autour d’elles un
monde cohérent dans lequel le narrateur est admis avec prudence ou
passion. Car lorsqu’elles s’abandonnent, un jeu subtil se révèle entre
la femme intime et son visage officiel, l’une prolongeant l’autre ou,
au contraire, dévoilant une ardeur inattendue.
Le point commun
à toutes ces aventures est la curiosité émerveillée, ironique ou
sceptique, mais toujours bienveillante, avec laquelle le narrateur
pénètre ce monde intime. Conscient, bien souvent, du caractère
exceptionnel de sa présence, il savoure un instant qui n’aurait pas dû
se produire. Pour la psychanalyste, coucher avec son patient constitue
une entorse grave à la règle analytique ; pour la sacristine, ouvrir à
un paroissien la réserve où s’entassent les statues de saints démodés est
un sacrilège ; et conquérir la reine de beauté est un « bingo »
inespéré.
Mais cette
curiosité sait garder l’imperceptible distance de l’humour. Certaines
de ces aventures sont d’une cocasserie irrésistible à partir d’une
situation incongrue : le touriste pille un magasin de souvenirs pour
séduire la caissière, l’écrivaine ne peut vivre une aventure qu’à
travers l’histoire qu’elle en tirera, la réanimatrice tombe toujours au
bon moment —
« J’adorais mourir quand elle était dans les parages »...
Arrêtons là les
ressemblances : chaque histoire est spécifique, dans son atmosphère
comme dans son écriture. L’écrivain est attentif au langage de ses
conquêtes. La femme politique, par exemple, a banni de sa prose des
formes grammaticales ou des figures de styles qui traduiraient une
hésitation : le conditionnel, la supputation, l’amphibologie, et cela
se traduit jusque dans ses cris d’extase. L’écriture de François
Emmanuel ne peut que s’en ressentir. Il adore jouer avec les tics de
langage ou évoquer par le vocabulaire ou la syntaxe un climat
particulier : néologismes mystérieux pour évoquer la voyante avec « ses
proférations absconses et ses amphigouriboles », recours au vocabulaire
technique dans des énumérations étourdissantes (pour la pêcheuse ou
l’éthologiste), textes d’une seule phrase pour suivre le long phrasé de
la violoncelliste ou l’enchaînement tourbillonnant des figures
acrobatiques de la gymnaste... Les mots se chargent d’un érotisme
troublant, que ce soit la sensualité de la langue russe chez
l’interprète ou le charme du seul mot « herméneutique » dans la bouche
d’une professeure de philosophie. De petites incises rythment le texte
pour rappeler en permanence le type de conquête : des grandes marques
pour la reine de beauté, des points de broderie pour la dentellière,
des
tempi pour la
violoncelliste, et toutes les postures du kamasoutra pour la
gymnaste... Chaque petit texte en devient un précieux bijou où l’humour
le dispute à la poésie.
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Voir aussi
:
Les murmurantes, Jours de tremblement, Le sommeil de la Grâce,
Ana et ses ombres.
Raconter la nuit.
Le Cercle des oiseleurs.
Daniel Arsand,
Je suis en vie et tu ne m'entends pas, Actes Sud, 2015.
« Vivre, verbe inouï, comme tant de verbes, et ricanant, verbe majeur.
» Vivre, pour Klaus Hirschkuh, c'est d'abord survivre. Survivre à
Buchenwald, où il a passé quatre ans avec un triangle rose. Vivre,
c'est être pédé à Buchenwald, « et pas gay, pédé, car "pédé" porte en
lui les coups reçus, les crachats, la haine assénée, gay, c'est si
gentil, plein d'illusions. » Vivre, c'est revenir dans sa famille, en
1945, à Leipzig, là où commence le roman. C'est tâcher de réapprendre
que vivre ne se résume pas à survivre. Que déféquer ne se cantonne pas
à une diarrhée ininterrompue, mais peut redevenir « une crotte d'homme
normal. En être là. Ne pas aller au-delà de ce bonheur-là. »
Tout doucement,
dans une famille qui l'accueille mais qui ne peut le comprendre, Klaus
fait un réapprentissage, dur, souvent, car la survie, la survivance,
l'a rendu rigide. Ne pas s'excuser, ce serait s'affaiblir. Ne rien
pardonner, ce serait oublier. Réapprendre le verbe aimer, si souvent
synonyme de condamnation à mort. Réapprendre le contact physique,
retrouver le simple besoin de chaleur humaine. « Déconcertant,
irraisonnable », le qualifie-t-on : les euphémismes cachent de
nouvelles condamnations.
Retrouver
la vie, c'est retrouver les mots. Les noms. Le sien, Hirschkuh, « Biche
», lui a-t-on fait sentir l'ironie de ce nom ! Buchenwald, longtemps
imprononçable. Amour : l'émotion de pouvoir le redire, à chaque fois,
et pour la première fois, un jour, en français. Car Klaus va suivre un
ami, résistant déporté, à Paris. Apprendre, une fois de plus, une autre
vie. Apprendre, une fois de plus, une autre haine. Car à Paris comme à
Leipzig, être homosexuel, juste après la guerre, c'est se heurter à une
répulsion instinctive, éternelle et universelle. On sait que les juifs,
les résistants, les communistes ont été déportés. Mais les triangles
roses, qui en parle ? Déjà bien si on ne dit pas qu'ils ont mérité leur
sort. Et en plus, il est allemand, ancien occupant, vaincu. Klaus est
tailleur. Un à un, les ateliers se ferment, parfois d'un seul bras
tendu vers la porte. Ceux qui l'accueilleront ont su ce qu'était la
persécution. L'ami revenu des camps ; un tailleur dont la fille a été
accusée de collaboration ; un patron arménien — allusion discrète au
précédent roman de Daniel Arsand,
Un certain mois d'avril à Adana, la persécution est une fraternité secrète.
Klaus sera-t-il
encore capable de bonheur ? Les compagnons de Buchenwald le hantent
comme une litanie infernale, obsédante, inavouable, qui se dresse entre
lui et son bonheur. Un premier couple, hésitant, n'y résiste pas.
Buchenwald est un secret qu'il ne parvient pas à confier au garçon qui
l'aime. Vivre, c'est apprendre à partager aussi cela. Il faudra bien
des années encore pour qu'il y arrive, qu'un amour véritable et durable
ouvre les portes de la mémoire. Et c'est à ce moment que l'impensable
ressurgit. Le compagnon victime d'un acte homophobe. Le tribunal qui
refuse de condamner l'agresseur. Et dans un défilé commémorant la
déportation, en 1989, le cri impensable, dans la bouche de déportés qui
ne veulent pas se laisser confisquer leur mémoire blessée : « Les
pédés, au four ! »
Le roman
se construit autour de ce parallélisme entre l'atrocité ouverte des
persécutions nazies, la règle dans le cul, la tête dans les bacs à
merde, les chiens lâchés sur les détenus, et l'atrocité banale de
l'homophobie quotidienne, dans les années 1980. A l'obsession du passé, « la tornade
mémorielle, les coups de serpe provoqués par le retour des visions
infernales », s'oppose la succession des informations anodines qui
constituent la vie, l'actualité, l'Histoire. Vision dérisoire d'une
femme accrochée à une pile de journaux. « C'était rempli de trucs
intéressants qu'on oublierait sur-le-champ. Notre vie, en somme. » En
lui, il y a toujours la vision de Gustav, d'Emil, d'Arthur, de Lothar.
Alors, pour vivre, continuer à survivre, pour dire qu'il est en vie à
tous ceux qui ne l'entendent pas, il faudra parler, dans les journaux,
puis dans un livre. « Klaus Hirschkuh était quelqu'un qui ne se tairait
plus jamais. » Dire est un devoir lorsque les témoins disparaissent.
Pour le génocide arménien comme pour la déportation des homosexuels.
Pour que la blessure ne se referme jamais dans nos mémoires.
Pour ce projet
ambitieux, qui ne peut transiger avec la blessure, il faut une langue
courageuse, sans concession, qui aille sans pudeur ni complaisance au
bout de la cruauté, de la crudité, de la violence, et qui sache
traduire en phrases heurtées ce morcellement obsessionnel de la
mémoire. Exercice périlleux pour l'auteur comme pour le lecteur, car il
faut éviter à la fois le voyeurisme obscène et l'effet de style
vulgaire. Il faut tout le talent de Daniel Arsand pour y parvenir, pour
nous faire comprendre que vivre, c'est aussi partager l'insoutenable,
et qu'on peut le vivre dans les mots aussi profondément que dans sa
chair. « Vivre, verbe inouï, comme tant de verbes, et ricanant, verbe
majeur. » Ecrire, aussi.
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Voir aussi
:
Deux amants,
Alberto,
Un certain mois d'avril à Adana,
Des chevaux noirs.
Jacques Richard,
Le carré des Allemands, journal d’un autre, La Différence, 2016.
« Nous sommes dans un jeu de miroirs, de fragments où personne ne se
voit tout entier. » Cette notation initiale, qui concerne surtout le
narrateur en quête de son identité éclatée, pourrait définir tout le
roman, tous les personnages, et le récit qui, comme dans les recueils
de nouvelles de l’auteur, adopte une structure spéculaire. Deux
anecdotes sur la mort d’un oiseau l’encadrent en effet et se répondent
: au début, un jeune enfant tue une hirondelle ; à la fin, l’adulte
qu’il est devenu adopte un chat errant qui lui rapporte, en offrande,
un oiseau à moitié crevé. Entre les deux s’inscrit une quête patiente
de soi-même et du père, qui passe par la réflexion sur la violence et
la mort.
Le fond de
l’histoire n’a qu’une importance anecdotique : il nous est donné dès le
titre, avec un léger décalage. Le carré des Allemands désigne la partie
du cimetière consacrée aux soldats ennemis. Le père s’était engagé dans
la Waffen-SS. On se doute, depuis le début, que le roman s’achèvera
là-bas. Eh bien non, il s’achève juste à côté. Dans la fosse commune.
Tout l’art de Jacques Richard est dans ce subtil décalage. Chaque
détail devient lourd de signification. Derrière la fosse commune, il y
a notre sort commun, l’humanité sans nom. Et c’est le sens profond de
cette quête qui passe de l’autre au même pour aboutir à l’universel. «
Il est tout seul. Je suis tout seul. Je suis le genre humain traînant
au milieu de rien. » Le passage du carré des Allemands à la fosse
commune prend alors toute sa signification.
La quête
d’identité se confond donc avec la découverte du père, non dit de toute
l’enfance, qui n’apparaissait que par des menaces voilées (« Si ton
père revenait, si ton père te voyait »), et dont la mémoire est
maintenue par une tante oubliée, un peu nostalgique du temps des
Allemands. La quête fait un détour par les colonies françaises
d’Afrique du nord, où le père fuit son passé et s’engage à nouveau,
pour disparaître à nouveau, et définitivement. Puis par la Belgique,
pays de la mère. Et s’achève dans une boîte à chaussures où s’entassent
les reliques familiales.
Le roman se
construit autour de ce puzzle, mais aussi de thèmes récurrents qui se
répondent et se recomposent, comme si les pièces du puzzle, au lieu de
devoir se rassembler en une image cohérente, jouaient entre elles comme
dans un kaléidoscope. Au thème de l’enfermement, omniprésent (la
chambre, le cinéma sans spectateurs, la prison, l’hôpital...) s’oppose
celui de la fuite (« il a commencé à fuir. Ou plutôt, il a continué à
être parti »), mais entre en résonance avec le thème de l’autre (« les
autres sont mes barreaux ») qui renvoie à celui du chat (« le chat est
un autre autre »), lequel rebondit sur la violence, le meurtre de
l’oiseau. Et le meurtre renvoie au père, dont la violence est le miroir
de celle du narrateur. « Et s’il s’en revenait il faudrait que je meure
ou bien que je le tue. »
Ce jeu complexe
fait tout l’intérêt de ce roman, servi par un écriture serrée, aux
phrases courtes, aux images poétiques (« un marcheur lent et courbé
vers le sol comme une pénitence », « je me regarde en eux comme on se
penche au-dessus du vide »...). Du moins lorsqu’elle échappe à
l’alexandrin, qui la tire vers un lyrisme hors de ton. Quelques pages
denses et graves, où les frontières de soi et de l’autre finissent par
se dissoudre, sont alors de véritables merveilles.
Voir aussi :
Scènes d’amour et autres cruautés, L’homme, peut-être Et autres illusions.
La course.
Écrit sous l'eau.
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Jean Birnbaum,
Un silence religieux, Seuil, 2016.
Y a-t-il aujourd'hui un malaise de la gauche avec l'islam et
l'islamisme, ou le malaise est-il celui du monde occidental ? La thèse
de ce livre tranche en faveur de la première hypothèse et en recherche
les causes dans notre histoire intellectuelle. Depuis la IIIe
république, la gauche aurait relu Descartes à la lumière du marxisme et
du scientisme et en aurait fait « le philosophe qui a commencé le
combat contre le christianisme et délivré la raison humaine de ses
tutelles » (François Azouvi, 2002). L'islam prenant le relais du
christianisme comme « opium du peuple », le combat de la gauche se
serait tout naturellement transféré sur lui. Mais, tolérance obligeant,
ce n'est pas la religion en tant que telle qui aurait subi ces attaques
: d'où le discours récurrent : les terroristes ne parlent pas au nom de
l'islam, leur violence n'est pas due au fanatisme religieux, mais
à un problème social, celui des banlieues. Une telle position, selon
l'auteur, empêche de voir le vrai problème et de lutter avec les
musulmans modérés pour imposer une relecture contextualisée du Coran.
L'opposition, selon lui, se situe surtout entre doctrinaires et
exégètes.
L'hypothèse en
soi donne à réfléchir, mais faut-il y voir une attitude liée à la
pensée de gauche ? Oui, si l'on se souvient du malaise d'Olivier
Besancenot lorsque le NPA avait présenté une candidate voilée : d'un
côté, la laïcité pure et dure ne pouvait tolérer une intrusion de la
religion dans la politique ; de l'autre, c'était une représentante des
problèmes sociaux qui se posaient en banlieue. Les deux thèses
s'opposaient au sein même du parti. Si la gauche française, analyse
l'auteur, est la plus antireligieuse du monde, cela peut se traduire
par trois attitudes distincteś : une détestation absolue, une
indifférence totale, une empathie avec les opprimés qui ont de tout
temps utilisé les religions comme modes de rébellion. Or, ce sont trois
attitudes liées à la laïcité. Dans les pays qui ont une démocratie
chrétienne (Belgique, Allemagne, Italie...), des partis laïcs de droite
ont pu se développer, avec des positions qui vont de l'indifférence à
la virulence anticléricale. Ce que souligne cette analyse, c’est que la
France a historiquement lie la laïcité à une politique de gauche,
jusqu'à l'aveuglement.
Du moins
partiel. Car paradoxalement, ce sont les intellectuels de gauche qui se
sont montrés les plus lucides lorsqu'ils ont été confrontés au
problème. Jean Birnbaum analyse ainsi les réflexions de Foucault lors
d'un voyage dans l'Iran de Khomeyni ou de Vidal-Naquet sur la guerre
d'Algérie. Restée sur l'idée d'une révolution populaire contre le
colonialisme français, la gauche vivait sur le mythe des porteurs de
valises soutenant le FLN ou des Pieds Rouges restés en Algérie pour
aider la nouvelle nation à s'édifier. Persuadée que le Shah était un
soutien de l'impérialisme américain, elle avait appuyé la révolution
islamique parce qu'elle incarnait l'esprit d'un peuple opprimé. Au
point de ne pas remarquer la ferveur religieuse qui accompagnait ces
mouvements, on de n'y voir qu'une maladie d'enfance d'une démocratie à
venir.
Il y a sans
doute eu une naïveté, ou un aveuglement idéaliste de la gauche à penser
que des valeurs qu'elle croyait éternelles, sinon sacrées, alors
qu'elles sont liées à l'histoire de l'Occident, allaient s'imposer par
une sorte de sagesse des nations dès qu'on libérerait les peuples du
colonialisme et de l'impérialisme. Mais cet aveuglement n'a-t-il pas
été partagé avec moins de naïveté et plus de cynisme par le libéralisme
convaincu que l'accès à la modernité et le développement de marchés
émergeants allaient apporter d'eux-mêmes la démocratie ? Il y aurait un
deuxième volet à étudier sur ce sujet. En fin de compte, toutes les
philosophies, toutes les politiques, ont porté l'espoir d'un monde
meilleur. Et toutes ont échoué, dans la débâcle conjointe de l'ordre
nouveau et du communisme stalinien. Quel combat peut-on encore proposer
aux jeunes, lorsque la lutte finale a rejoint Mein Kampf dans les
échecs majeurs du XXe siècle ? Un djihâd.
Quelques pistes
de réflexion méritent en tout cas d'être suivies. Notamment sur
l'intégrisme, qu'il ne faut pas, selon Jean Birnbaum, définir comme une
retour aux sources, car il se serait développé au XXe siècle en
réaction aux tentatives de réforme de l'islam. S'il ne s'agit pas d'un
retour aux sources, mais d'un arrêt tardif d'une évolution, qu'est-ce
qui différencie les intégristes des exégètes? La volonté de se réclamer
d'un seul livre, et non de tous. Et c'est dans cette approche que le
directeur du monde des livres trouve ses plus beaux accents. « Lire, ce
n'est pas vitrifier le langage, c'est le remettre en mouvement. » Ce
n'est pas enfermer un texte dans la littéralité de ses mots ou le
référent poussiéreux d'une époque, c'est ouvrir un texte a l'infinie
pluralité des sens. Et ce n'est pas seulement valable pour le Coran ou
les grands textes religieux : la relecture de Marx et du fameux passage
sur l'opium des peuples est un bel exemple de lecture ouverte ou
intégriste...
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Annie Dana,
Pépins de Cupidon, gravures de Thérèse Boucraut, éd. Revue Ficelle, 2016.
Si l'amour éthéré est une rose, on en connaît les épines ; si l'amour
sensuel est une pomme, elle a des pépins. Les refuser, vouloir se
limiter à l'écorce, c'est chasser Cupidon de sa couche, et le regretter
amèrement... Ce sont ces pépins — mais qui contiennent en germe toute
la promesse d’une pomme ! — qu’a recueillis Annie Dana. Le premier
poème, d'allure presque anacréontique, commençant par un alexandrin (le
seul du recueil), semble s'amuser de cette image désuète du Cupidon
facétieux, agaçant, mais nécessaire à la vie.
C'est pour mieux
nous plonger, dès le deuxième, dans un univers sensuel et ardent, qui
évoque plus la ferveur du Cantique des Cantiques que les jeux de la
poésie hellénistique. Parfums, sucs, frissons, rires, tous les sens
sont convoqués dans cette « célébration de houle irréversible » où les
corps se cherchent, se caressent, se hument, se fuient. L’écriture,
somptueuse, use d’images neuves aux résonances fortes (« je teindrai
ton suaire / de la couleur d'éternité ») ou de jeux de sonorités
complexes (« sourdissant assourdie / aux cimes de silences / servante
du blé bleu »)... L'ensemble de l'expérience humaine est au rendez-vous
amoureux, les notations les plus concrètes côtoient des registres
spéculatifs (« d'éphémères paradigmes » - « dialectique ton plaisir »),
jusqu'à ce poème grammatical qui joue sur la conjugaison du verbe «
être » à tous les temps.
Car tout cela
n'est pas un jeu gratuit. Parmi les pépins de Cupidon, il y a le temps
qui passe sans ôter les désirs, ni les ardeurs, mais en les rendant
précieux, car conscients de l'éphémère. Si le passé est révolu, si le
futur est incertain, peut-être le futur antérieur est-il le temps du
poème,
«
Et pour chacun
Ayant été
Ceux que sans peur
Aurons été
Devant
l'amour » |
Voir aussi :
La signature du temps.
Le deuil du chagrin.
Le piège des aveux.
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Georges-Olivier Châteaureynaud,
Le goût de l’ombre, nouvelles, Grasset, 2016.
« Aucune histoire n’est tout à fait vraie, aucune tout à fait inventée.
» Chaque auteur écrit « une autre histoire », voilà tout. Les nouvelles
de Georges-Olivier Châteaureynaud ont une tonalité immédiatement
repérable. D’abord par un appel amusé et tendre à tous les sens, toutes
les sensations, qui ne se résument pas à quelques notes standardisées,
mais qui épinglent en passant un détail pittoresque : l’odeur de pierre
à fusil d’un sentier caillouteux, la couleur de la pluie dans des
allées commerçantes, où les enseignes la font tomber rouge, verte,
jaune ou bleue... Les mots s’incarnent et se mâchent — il faut savoir
prononcer « roi » comme si on mordait la gorge d’un oiseau et ajouter «
soleil » comme si l’on recrachait la bouchée. Les sentiments se
concrétisent — lorsqu’on s’éveille le matin, il faut faire attention à
ne pas buter sur son malheur de la veille, que l’on retrouve intact
comme un tas de suie au milieu de la chambre. C’est un monde palpable,
à la fois poétique et concret, où l’on n’est pas toujours à l’aise,
mais, au fond, on s’y est habitué.
Alors, on a
tendance à s’y enfermer. L’auteur affectionne les lieux clos, une
chambre, une île déserte, un restaurant d’habitués, un musée... Le
temps semble s’y arrêter dans la routine d’une occupation éternellement
répétée : manger, nager, inviter des personnalités, écrire des poèmes,
autant de façon de tromper la vie ou de conjurer la mort. Les
narrateurs eux-mêmes finissent par se figer, au sens propre : l’un
s’enterre, l’autre se momifie, celui-ci devient une statue de bronze,
celui-là se contente de sombrer dans un sommeil de brute. Souvent,
c’est le passé qui les paralyse, un acte irresponsable (pêcher une
sirène, acheter une momie), des proches envahissants (une tante
possessive, un groupe de lecteurs fidèles). Mais les personnages de ces
nouvelles ont besoin de ce poids sur leur vie pour les retenir d’un
dangereux envol. Ils ont besoin de convier des invités futiles, de
publier des livres sans intérêt, de se faire gruger par les habitués
d’un restaurant : besoin de se sentir utiles, sans doute, mais aussi de
poursuivre ensemble leur chemin coutumier. S’ils voyagent, s’ils
s’enfuient, s’ils s’encanaillent, c’est toujours avec la certitude d’un
port d’attache. Et pourtant, ils rêvent de grands départs, de
changements irréversibles, de destins extraordinaires. Certains y
réussissent, ou du moins le croient. D’autres attendent l’apocalypse
qu’on nous prédit imminente en rapetassant leurs routines. En fait, ils
redoutent la solitude qui les laisserait face à leur vacuité. Un homme
qui souffre d’étourdissements se voit annoncer par son médecin qu’il
est mort : il poursuit sa vie comme si de rien n’était.
C’est que chacun
a sa blessure secrète, que seul aperçoit un œil exercé, et c’est cela
qui les rend sympathiques, jusque dans leur cruauté. C’est cela que
pourrait symboliser, dans la première nouvelle, cette mort dont on ne
se rend pas compte et que seul détecte l’œil du médecin : le romancier
ne repère-t-il pas en chacun de nous une forme de mort que nous
ignorons ? Et dans la vie courante, combien de personnages ne
rencontrons-nous pas inconscients de leurs fêlures intimes ? Dans un
groupe de vedettes et de personnalités, un écrivain égaré ne voit que «
des individualités hyperspécialisées dans leur discipline d’élection,
par là même déséquilibrées, voire infirmes, pitoyables admirables ».
Qui ne se sentirait concerné ?
Vous aurez
remarqué que je ne parle pas de fantastique. Pourtant, il y a des morts
qui continuent à vivre, des momies qui parlent et des musées de
l’avenir. Même s’ils sont moteurs du récit, s’ils bouleversent d’un
coup la vie des personnages, ces éléments ne sont que des détails, tant
la réalité quotidienne est prégnante dans ces récits. Du merveilleux ?
Sans doute, il y a des mythes ironiquement revisités, une sirène aux
jambes musclées, des momies « neuves », une madame Charon reconvertie
en croque-mort... Mais ils sont si profondément humains. Du réalisme
magique ? Certes, dans un quotidien d’une banalité déprimante, un
élément tout à coup détonne. Mais au lieu de nous entraîner dans un
monde irréel, il est aussitôt assimilé comme une évidence. La mort même
ne parvient pas à faire changer les habitudes.
Et puis non, il
y a voyage. Au moins pour le lecteur, dans un monde d’une telle
cohérence qu’il pourrait s’en sentir exclu, mais dans lequel il se
laisse transporter par un humour féroce ou une connivence efficace. La
satire du poète publiant sur des papiers coûteux pour un petit peloton
d’intimes est désopilante, la petite momie dédaignant son sarcophage
pour nidifier dans un étui de contrebasse est touchante. De discrètes
allusions littéraires nous font sourire, lorsque l’on croise, dans la
boutique d’un brocanteur, des canoës de Peaux-Rouges criards à côté des
pointes de flèches de Zénon. Il faut un talent fou pour construire un
monde si personnel dans lequel nous nous sentons chez nous. C’est que,
comme le milliardaire sur son île ou le client du restaurant
accueillant, Georges-Olivier Châteaureynaud cultive l’art précieux de
nous y inviter.
NB : ce recueil n'est pas totalement
identique à celui publié en 1997 sous le même titre chez Actes Sud :
certaines nouvelles ont été supprimées, d'autres ajoutées, et toutes
réécrites...
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Voir aussi :
Petite suite cherbourgeoise,
Singe savant
tabassé
par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, De l’autre côté d’Alice, Aucun été n'est éternel, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.
René Depestre,
Popa Singer, Zulma, 2016.
Au centre de ce récit situé en Haïti en 1958, une machine à coudre, une
Singer qui donne son titre au roman. Mais pas n’importe quelle machine
à coudre : celle-ci est un « cheval », un objet magique grâce auquel
une voyante, Dianira Fontoriol, se laisser « chevaucher » par un « loa
», l’esprit-conseil d’un négociant qui s’était abrité, pour échapper à
la police allemande, derrière le nom d’un poète autrichien, Hugo von
Hofmannsthal ! Et voilà Dianira Fontoriol rebaptisée Popa Singer von
Hofmannsthal, prophétisant dans des transes spectaculaires l’avenir de
son pays, l’engin-cheval ayant le pouvoir de « métisser le plancton de
la mer des Gros-Blancs européens avec les substances en suspension dans
la mémoire des Nègres d’Amérique ».
Or l’histoire
d’Haïti, en 1958, est en train de basculer. François Duvalier, « papa
Doc », est au pouvoir depuis un an, et essuie une tentative de coup
d’État dont la sanglante répression va ancrer sa dictature. C’est cet
épisode que René Depestre a entrepris de raconter, par l’intermédiaire
d’un narrateur à forte tonalité autobiographique, qui se trouve être un
des fils de Popa Singer. Comme Depestre, Dick Denizan est un poète
haïtien exilé en France pour activités révolutionnaires et qui revient
au pays en 1958 pour reprendre contact avec le parti communiste local.
Mais rien ne se passe comme prévu. Compagnon de jeunesse de papa Doc,
Dick est aussitôt invité au palais présidentiel, où il refuse de
collaborer avec le nouveau régime. Le voilà suspect aussi bien aux yeux
du pouvoir que des communistes. Dans la famille Denizan se forme alors
un noyau de résistance qui éclatera dans la répression du coup d’État.
Resté seul avec sa mère et l’esprit du « loa », le narrateur s’entend
signifier de poursuivre la lutte à Cuba. Comme René Depestre, qui
rejoindra Che Guevara en 1959.
Cette année
haïtienne, racontée comme une symphonie burlesque en trois mouvements
avec prélude, interludes et épilogue, devient un tragique carnaval
dominé par la stature monstrueuse de deux géants antagonistes : l’ogre
à la virilité outrancière de Papa Doc et la Grande Mémé à la maternité
généreuse. Dans une langue truculente aux images colorées qui emprunte
à tous les registres, poétique, savant, créole, enfantin, sexuel... les
dialogues s’emballent, parsemés d’onomatopées (« la prochaine fois ce
sera pan-pan-pan ») et de composés déroutants (« leur tour viendra
d’entendre au fond du cul foutre-sang-tonnerre ! le cocorico-bonjour
des
papas-coqs-guédés de la
révolution duvaliériste »). Scène d’anthologie que la perquisition dans
la bibliothèque du poète par des tontons macoutes tout justes capables
d’en égrener les titres : « Le Petit Chaperon rouge ? Un agitateur qui
affiche des idées bolcheviques à son chapeau de paille. Le Petit Prince
? Un mauvais sujet qui, dès le berceau, commence à conspirer »... Les
sentiments et les émotions se glissent spontanément sous la ceinture,
le « dépit rageur au bas-ventre » ou « l’envie de fumer dans les
couilles ».
Et pourtant, le
sujet reste grave, tragique, et la réflexion sous-jacente ne se réduit
pas à des caricatures. Derrière l’affrontement de Papa Doc et Popa
Singer se profile celui des
bossales (les esclaves noirs venus d’Afrique) et des créoles. Théorisé de façon grotesque par le premier (« la vibration de l’
x bossale doit entraîner la vibration corrélative de l’
y
créole »), il prend chez la seconde l’allure d’une tragédie nationale,
un « malheur-tigre à l’haïtienne » : « le tonton-macoutisme d’État, la
papadocratie vita aeternam, la satrapie créole ou bossale, le carnaval
politique auraient la même origine surnaturelle que les pluies et les
vents qui dévastent les plantations de bananes ». Le pouvoir de
métissage de la Singer en prend du coup une dimension symbolique qui
cadre avec le récit.
Ce roman
inclassable, sombre et plantureux, où se mêlent intimement l’humour, la
poésie et la réflexion, a longtemps dormi dans les tiroirs de l’auteur
pour avoir effrayé son éditeur d’origine. Renonçant au roman, René
Depestre s’était alors tourné vers la poésie et l’essai. Saluons
d’autant plus sa publication.
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Gilles Verdet,
Fausses routes, Rhubarbe, 2016.
« Au commencement était le verbe. Suffit après d’un petit coup de pouce
pour l’envoyer ailleurs. » Soit : voilà les « fausses routes » qui
donnent leur titre à ce recueil de cinq longues nouvelles. Un amoureux
obtient enfin un rendez-vous mais se trompe de sonnette. Dans une
chorale d’amateurs, un membre ne parvient pas à distinguer un do dièse
d’un ré. Juste un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la
vie. Et toute dérape. Insensiblement, mais inexorablement. Comme un
adverbe fait déraper la phrase. Ne surtout pas raconter les histoires.
Le plaisir du lecteur est de s’y laisser glisser comme sur un toboggan.
Sans pouvoir s’arrêter. « Il y a des moments de la vie, des pas ou des
faux pas inutiles qu’on aimerait gommer. » Trop tard, on est embarqué.
Mais ce coup de pouce au destin, qui va le donner ? Qui va
jouer au démiurge, au grand architecte qui gouverne le monde, au grand
horloger qui s’amuse à le dérégler ? Le plus insignifiant des
personnages, celui qu’on ne voit pas, précisément, parce qu’il ne sert
qu’à mettre les autres en valeur : un figurant. Et si Dieu, justement,
n’était pas l’auteur ni le grand premier rôle de la pièce ? S’il
n’était qu’un figurant, qui peut tout se permettre parce qu’on ne le
regarde pas. Et si c’était cela, le secret de son invisibilité ? Ou
plus précisément, comme lui signifie le médecin en examinant ses
radios, de sa... transparence ? Méfiez-vous ! Il est peut-être caché où
vous ne l’attendez pas. À la table d’un café, ou sous un camion...
Alors, juste un conseil : prenez garde aux détails. D’une
nouvelle à l’autre, ils tissent une trame invisible. Une expression, un
bouquet de roses, un poster de Magritte, la proximité du palais...
Prenez garde aux thématiques récurrentes. Le spectacle, par exemple,
qui revient dans toutes les nouvelles, mais de façon discrète.
D’innombrables balises constituent plus un jeu de piste qu’un décor.
C’est par le détail qu’on entre dans le récit. On parle de « tournage »
avant de savoir que le protagoniste est comédien. Un paillasson planté
de poils pointus comme les clous d’une planche à fakir annonce
discrètement la mue d’un personnage. Ce sont les détails, aussi, qui
vont coudre ensemble les différentes nouvelles, jusqu’à ce que les
personnages et les situations s’emboitent les uns dans les autres.
Le recueil est construit comme une sonate. La première
nouvelle en donnerait le thème, la deuxième le contre-thème. La
troisième introduit des variations dans lesquelles les deux thèmes se
mêlent étroitement. On pense avoir compris le principe, on se demande
comment les trois dernières vont pouvoir innover. Et l’on est pris dans
le tourbillon des modulations jusqu’à la dernière, un strette
éblouissant qui reprend en quelques pages les petits détails, les mots
clés, les thématiques récurrentes, avant de nous entraîner dans une
folle histoire de substitution, de complot, de travestissement... Et de
s’achever sur ce qui pourrait être une clé de lecture pour l’ensemble :
un camion qui transporte du sable pour Paris-Plage. « Il livrait au
plus vite pour reconstituer le faux littoral. » Un détail ? Ou la porte
ouverte sur les coulisses d’un théâtre où l’on nous a monté un
gigantesque canular ? Dans chaque récit, un grain de sable a suffi pour
gripper la machine. Imaginez ce qu’un Dieu figurant ferait de milliards
de grains de sable... ou même davantage ?
Cette construction aussi ingénieuse que rigoureuse est un
premier plaisir de lecture. Mais c’est surtout la langue très
particulière de Gilles Verdet qui séduira le lecteur. Par son
inventivité, d’abord, qui joue avec humour de tous les niveaux de
langue. Ici, on calanche
ad vitam
et on écoute de la zizique symphonique. Mais à côté du vocabulaire
gentiment argotique (« j’ai mis les bouts fissa »), on trouve un jeu
savant sur les allusions littéraires : « Choisir c’est mourir un petit
peu » ; « Si les roses, même les jaunes, vivent paraît-il l’espace d’un
instant, la vie à cet instant s’allongeait ici le temps d’un espace
»... Les images éculées sont revitalisées avec humour (pour décrire des
yeux : « J’y ai vu que du feu. Et du bleu. Du bleu clair ») et les
images originales foisonnent (« Le regard attristé qu’elles portaient
comme un maquillage de tous les jours »). Un léger décalage est
introduit par des remarques métalinguistiques sur les adverbes, la
sonorité d’un prénom, l’origine hispanique d’un tic linguistique...
Comme si la langue était elle-même en représentation, miroir de ces
nouvelles en trompe-l’œil. Les frontières entre la langue et les
situations est d’ailleurs poreuse. Une réflexion d’une interlocutrice
(« Vous voulez boire quelque chose avant ? ») entraîne par exemple une
réflexion sur le caractère du personnage (« Un petit adverbe banal et
vulgaire qui ouvrait une brèche existentielle dans l’espace temps... »)
Parfois, ce sont les mots qui piègent les personnages, et celui qui
tire les ficelles n’a qu’à tendre l’oreille : « Suffit d’une phrase,
d’être à l’écoute au bon moment. Et de tirer le fil. Et toute la trame
se défait. Ici, c’étaient les adverbes les mots importants. » Anodin ?
Rappelez-vous : au commencement était le verbe. Mais à se focaliser sur
lui, on ne fait pas assez attention aux adverbes. Précisément.
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Voir aussi :
La sieste des hippocampes,
Voici le temps des assassins,
Les Ardomphes, Nom de noms.
Les passagers.