2023

Annie Dana, Le deuil du chagrin, Rougier, images Vincent Rougier, 2023.

Dana

          Le poète est sensible aux traces infimes de l’invisible, aux rumeurs inaudibles — « Les silences disent plus que les mots / Quand les brèches frémissent / Chuchotent / Balbutient ». Comme les grandes douleurs, les fractures de la vie sont muettes, mais celui qui y prête attention les perçoit. C’est aussi cela, le deuil, ce « deuil du chagrin » qui donne son titre à ce recueil. Ce sont les traces imperceptibles qui nous frappent d’abord dans ces pages : les fantômes qui peuplent nos mémoires, le désert de l’absence, les pleurs que l’on n’a pas versés, la tache inexistante, les phrases renoncées… Quelque chose cherche à s’exprimer, trop longtemps refoulé, qui empêche le deuil.
          Mais très vite, une autre thématique traverse les poèmes, plus accusatrice, comme un remords s’ajoutant au regret. Un fantôme « dénonce notre mensonge », une prétendue victime nous accuse, « C’est bien vous qui avez perpétré ce méfait », des « juges » se dressent, demandant justice « pour des blessures infligées aux autres », exigeant des aveux  — « avouer » revient comme un leitmotiv. Et les mots se font plus dur — duel, ensanglanté, traître, déchirure…
          Il faut se laisser guider par les mots, qui ruissellent comme la pluie sur les ardoises, accepter les reproches comme les espoirs, il faut « crier l’exil » pour apprendre à « balbutier l’amour ». Alors une thématique plus apaisée pourra se glisser dans les poèmes, « si tu veux tenter la chance de vivre », qu’il faut peut-être rapprocher de « la chance de ta blessure / Enfin désenchantée ». Comme la plante naît de la fissure du mur, l’enfant de celle de la femme, « les ressources du désert » peuvent nous laisser interdits… « Ne capitule pas sans te battre / Attends la paix qui doit venir » : les derniers poèmes nous parlent peu à peu de pardon — « on se prend à aimer ceux qui nous ont trahi » — de résignation — « Pour accepter la vie comme un fleuve ». Et cet apaisement est un retour au néant, néant de la douleur, bien sûr :
          Aujourd’hui il ne reste rien
          Ni des mensonges
          Ni du regret
          Ni de la trahison
          Juste de la poussière d’étoiles
mais comment oublier que c’est de ce « rien », silence, absence, inexistence, que le recueil est parti ? Cette « poussière d’étoiles » qui le conclut n’est-elle pas un écho à cette clairvoyance qui, dans le premier poème, permet d’« entrevoir dans l’invisible l’élégance du monde » ?

Voir aussi La signature du temps. Pépins de Cupidon.

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Jacques Richard, La course, On-lit, 2022.


Richard

          « Chacun de nous est un puits où, tout au fond, quelque chose attend, appelle dans le noir. Personne n’ose s’y pencher. » Jacques Richard, de roman en roman, explore les zones obscures de l’âme humaine et les divergences entre l’être profond et l’être social. Ce roman est celui de ce malentendu, pire que la solitude. Aux deux bouts de la course, deux sœurs, Hélène et Madeleine, Léna et Magda — qui réussissent à rimer dans la version complète ou abrégée de leur prénom, mais qui ne se voient pas. Entre les deux, un adolescent, qui court de l’une à l’autre. Chez sa tante, Hélène, il vient chercher une étreinte rapide ; à sa mère, il rapporte un peu d’argent. Deux buts qui n’ont rien en commun, bien sûr, et pourtant, l’idée pointe dans l’esprit de Léna — « Il courait comme s’il devait mériter de venir ici. Me mériter. Me gagner. Gagner ce que je donnais à sa mère. » De part et d’autre, il apprend à être un homme. En faisant l’amour à une femme ; en rapportant l’argent du ménage.
          Magda est la mère, mais bien au-delà de sa maternité. Elle est l’archétype de la mère : elle l’a aussi été de sa sœur, plus jeune qu’elle, et finit par incarner la mère qui aurait voulu rester femme, comme Hélène est la femme qui ne parvient pas à être mère. L’une a un enfant mais pas d’homme, l’autre un mari mais pas d’enfant. Elles se regardent comme dans un miroir aux reflets inversés. Ce sont les deux visages de la femme, deux pôles entre lesquels l’adolescent court, comme s’il pouvait les réunir. Bien sûr, leur réunion, lorsque la vérité se dévoile, sera orageuse…
          La course donne son titre au roman. C’est le rôle du garçon, sans doute, entre sa mère et sa tante, toutes deux immobiles dans leur solitude. Mais au-delà, c’est une façon de vivre, sinon une mentalité, celle de l’adolescent découvrant la vie : « Tu cours, tu cours. Après tout ce qui passe. Tu suis le dernier qui a parlé comme un chien sans lieu, sans lien. » C’est aussi la trépidation du monde moderne, qui effraie tant la mère. « Tout bouge. Tout a bougé. Rien ne tient en place. Les bagnoles. Sa belle maison d’antan. Disparue, la villa. » La course est devenue une malédiction, synonyme de misère pour celle qui désormais « court après les sous ». Mais n’est-ce pas le sort commun à tous les hommes ? « Tout le monde court, Magda. C’est normal de courir. Après les sous, après ce que tu veux, mais on court. » Et cela vaut peut-être mieux que l’immobilité, car celles qui ne courent plus attendent sans espoir. « Le monde est une gare où attendent les passagers d’un train qui ne vient pas. » La course est le fil conducteur du roman, dans tous les sens du terme (car le garçon qui court chercher une enveloppe chez sa tante fait ses courses…) et dans toutes les expressions consacrées (courir après les sous, courir les filles…). Calvaire pour les uns, extase pour les autres — « Quand je cours, j’oublie que je suis là. Je me quitte. » La course devient son propre but. Et cela vaut mieux. Car le jeune homme, comme sa tante, se pose des questions sur leur relation hors norme. Il se rend compte que sa course est narcissique, qu’il ne voit dans la femme — « ce trou qu’il appelle une femme » — que le plaisir qu’il peut y trouver. Il sait qu’il ne va chez sa tante que « pour ça », que l’argent qu’il rapporte n’est qu’un prétexte. « Car le voilà, le bout de sa course. À chaque pas, dans chaque caresse, dans chaque baiser. Lui. Lui le chemin. Lui la destination. »
          Cette prise de conscience est dans la tradition du roman d’initiation. Le garçon des premières pages traîne encore les angoisses de l’enfance, l’impression que tout le monde, sur son chemin, le perce à jour et le juge (« ils contemplent ma honte »), la superstition du geste maladroit (« un geste abolirait tout »), le retrait intérieur comme refuge contre le conflit… Tout l’art de Jacques Richard est de traduire cette évolution dans une langue précise, rigoureuse, qui a recours à toute la palette de la subtilité grammaticale. Le protagoniste principal, le jeune garçon, peut parler aux trois personnes du singulier, et parfois dans la même phrase : « me lécher en dessous, au-dessus (et il sent le rugueux des papilles de la femme contre les siennes) ». Cela introduit un léger décalage entre les perceptions, une mise en perspective du souvenir par le narrateur. Le même entre-deux réunit le monde qu’il raconte et l’écriture, par un usage subtil des signes de ponctuation. Les guillemets : « Y a pas “ça”. Y a pas “ce que tu sais” ! C’est quoi, “ce que tu sais” ? Y a pas de “vérité-là”, y a pas de “z-yeux fermés”. Ils marchent pieds nus sur des guillemets. » Les parenthèses, qui permettent d’isoler le protagoniste du monde qui l’entoure, en particulier lors d’une remontrance maternelle : « Lui, dans ces cas-là, il se met entre parenthèses ». Et de fait, un peu plus loin, une incise concrétise cette image : « (Lui entre parenthèses) ». Mais l’image rebondit dans un autre passage, où les parenthèses sont comparées à un deux-pièces.
          On peut sourire ou s’agacer de ces recherches, qui imposent une distanciation au lecteur, elles m’ont pour ma part impressionné, car elles entrent dans une même conception de l’écriture, exigeante et diversifiée. Ainsi, le vocabulaire le plus cru (lors d’une expérience homosexuelle : « Celui-là, après, il veut l’enculer, allez quoi, mais il s’y prend n’importe comment ») n’empêche pas un foisonnement d’images originales, parfois à la limite de la préciosité, comme dans l’évocation des hosties, « ces rondelles de farine complète enrubannées de latin », mais dans un art de la formule efficace. Chacun en dressera son florilège, le mien comprendra, entre bien d’autres : « La grand-rue montre des tristesses de chaussette ravaudée », « le vrac jamais trié de la vie », « le sourire d’une qui fait semblant de comprendre le flamand chez le boucher », « on entre sans invitation dans la vie privée du visage »… Sur le fil ténu d’une intrigue très mince (et particulièrement délicate dans la littérature bien peignée de notre époque), Jacques Richard déploie toutes les richesses de la langue.

Voir aussi : Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands, L'homme peut-être et autres illusions.

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Martine Roffinella, Les cloîtrés d’Aurillac, Héliopoles, 2022.

Roffinella

          En 1983, le GIGN retrouve dans un taudis de Saint-Flour les deux rescapés d’une incroyable claustration de trente-huit ans. Esther Albuy, tondue à la Libération, avait été enfermée avec ses deux frères et son père en 1944 — la date, précisément, où Sartre fait jouer Huis-clos, dont on a surtout retenu que l’enfer, c’étaient les autres… La situation a de quoi séduire une romancière. Martine Roffinella écrit, en 1984, un manuscrit qui ne sera publié qu’en 2022, trente-huit ans plus tard. Les noms sont changés, Blandine Alban est désormais cloîtrée à Aurillac avec son frère Adrien. On pense qu’ils ont tué leur frère Ferdinand, dormant depuis deux ans de part et d’autre de son cadavre.
          Le roman doit cerner au mieux la psychologie de personnages qui ont vécu ce qu’on aurait peine à imaginer. En trente-huit ans, le lien au départ imposé par la folie du père est devenu une dépendance. « Comme les enfants siamois nous sommes soudés tous les trois ensemble. Vingt ans que le père nous a cousus les uns aux autres, et sa mort ne rompt pas le fil serré dru entre nos chairs captives. » Les rapports fraternels se sont exacerbés, mêlant amour et haine, désir et répulsion, en un magma si compact qu’il devient impossible de les distinguer. Le coup de génie, dans cette ambiance abjecte où la crasse, les détritus, la pourriture, la décomposition semblent incompatibles avec l’expression du désir, est d’avoir accentué la sensualité des relations, directes (les rapports incestueux entre les deux frères) ou lointaines (le souvenir très physique de Ludwig dans la mémoire de Blandine). On est dans la fascination morbide du — quasi contemporain — Saló de Pasolini.
          L’autre astuce romanesque consiste dans la confrontation des deux rescapés criminels avec un psychiatre qui ne peut se résoudre à bâcler l’enquête comme l’exigent les médias. Il se sent lui-même manipulé par eux. Adrien amalgame avec adresse vérité et mensonge — « une chance sur deux pour la vérité », dit-il au praticien. Et celui-ci entre à demi consciemment dans leur jeu. Car la véritable claustration n’est pas celle qu’ils ont subie. C’est celle des âmes — « Ils sont hermétiques. Fermés sur eux-mêmes » — à tel point que la prison ou l’hôpital psychiatrique qui les attend ne les effraie pas après trente-huit ans de réclusion : « Je ne m’enfuirai pas. J’aime bien les maisons, celles qui ont des volets clos ». Et le psychologue, à son tour, est contaminé : « Ce soir, je me sens captif. Pris au piège d’une société dont je suis pourtant un membre influent. »
          Mais quel est le moteur de cet enfermement volontaire, de cet amour-haine entre les trois frères ? Comme dans la définition socratique de l’amour, c’est le manque qui soude les esprits. Manque du corps, que l’on peut comprendre pour Blandine séparée de Ludwig auprès duquel elle a connu le bonheur : « tout mon corps te réclame ». Mais aussi pour Adrien après l’assassinat de son frère, malgré les sévices qu’il lui a fait subir : « son grand corps animal me manque ». Et le psychiatre à son tour se prend à penser : « Ferdinand – l’absent, le mort, le desséché – me manque ». Tout tourne autour de cette force impérieuse qui, sans doute, explique une claustration trop longue pour n’avoir pas été en partie volontaire. « Mais chaque fois que je commence à imaginer un plan pour mon évasion, tu me manques déjà. » Il y a du mystère de l’attraction universelle dans ce triangle d’amour, de haine et de désir.
          Alors, comment le lecteur n’éprouverait-il pas lui-même cette attraction morbide qui a contaminé le juge — mais aussi le processus romanesque lui-même, puisque, tel le trio d’Aurillac, « Ce roman vécut trente-huit ans de claustration entre 1984 et 2022 » ?

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Voir aussi : Recherche de fuites, État d'un lieu désert, L'Impersonne, Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro, Inconvenances. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Lesbian cougar story. Pour une absente. Conservez comme vous aimez.

Ninon Sagace, Le cri de la morue, Hors chemin, 2022.

Ninon Sagace

          Miss Schindler a tout du monstre : obèse, difforme, malodorante, la tête de Jean-Paul Sartre sur un corps de bibendum, mais sans l’intelligence ni la culture que sa mère induit de cette ressemblance (« les écrivains sont tous laids », sans doute était-ce vrai avant que la promotion télévisuelle ne change la donne). Incapable d’exercer le moindre métier, échouant à tous les concours, renvoyée de toutes ses places, elle décide d’exploiter son principal atout : un sexe à démesuré qui affole tous les hommes, par son volume (un gros hérisson) que par sa profondeur (une bouche d’égout).
          Le roman érotique parodique bouscule tous les codes, c’est ce qui fait son charme. À commencer par celui de la masculinité. Depuis Gargantua, la sympathie du lecteur va aux bons géants dotés d’un appétit inextinguible ; Sade et toute la littérature érotique nous ont familiarisé avec les membres chevalins qui feraient rêver les femmes ; le cinéma n’imagine la séductrice que sous les traits d’une nymphe pulpeuse à la taille de guêpe. Une femme répugnante munie d’un sexe colossal et séduisante malgré sa laideur, sa pauvreté et sa stupidité bouscule nos préjugés : en cela, cette saine satire a un côté revendicatif, sinon féministe, rafraîchissant. Le désarroi des hommes rêvant de coincer dans cette bouche d’égout leur « cure-dent » (une crevette pour les mieux membrés) est jubilatoire. La technique de séduction, dite « du panda », est une étourdissante caricature des déclarations enflammées : un bavardage creux dont les hommes ne peuvent échapper que par l’abdication, comme les victimes de don Juan. L’égoïsme du plaisir solitaire est retourné par la manière abrupte dont miss Schindler exige et obtient sa jouissance.
          Jouant sur les multiples sens de son surnom, miss Schindler, églefin et morue, aigrefin et escroc, va mettre à sac son village et tout Montmartre avant de se rabattre sur le narrateur tétanisé. Le roman est jubilatoire, écrit d’une plume experte qui allie une langue et une rhétorique classique avec un vocabulaire à faire rougir le divin marquis. 

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