2022

Lucrèce Luciani, Le cochon de Flaubert, Serge Safran, 2022.

Luciani

          La Tentation de saint Antoine de Flaubert fait partie de ces livres fétiches dont on se refile le titre sous le manteau lorsqu’on veut échapper à la dictature du roman psychologique étriqué à la mode depuis le XIXe siècle. Chef-d’œuvre du baroque ébouriffé, déversoir ciselé comme un ostensoir d’une érudition pléthorique pas trop bien digérée, il découragea la lecture des plus fidèles amis du romancier, qui se plongea pour s’en guérir dans les affres bovaresques de la petite bourgeoisie campagnarde. Comment trouver un nouvel angle d’approche pour aborder un tel mythe ?
          Peut-être en prenant le regard du plus constant compagnon du saint : son cochon. Perspective d’autant plus séduisante que le texte de Flaubert l’a suivi toute sa vie et a subi de nombreux remaniements, dont trois versions distinctes — la troisième ayant purement et simplement supprimé le principal attribut du saint ! Un saint Antoine sans cochon ? La critique s’est posé depuis longtemps la question, et l’on évoque surtout des raisons de pudeur, une manière de rendre acceptable par le public bourgeois un livre qui avait obtenu si peu de succès. Au point de lui sacrifier une dimension essentielle ? C’est peu crédible. Et si Flaubert avait tout simplement supprimé l’animal parce que le cochon, en fin de compte, c’était lui ? L
idée qui peut se défendre : celui qui n’a jamais écrit « Madame Bovary c’est moi » a bel et bien signé une lettre parodique « Le cochon de st Antoine évêque » et la première tentation s’interroge déjà sur cet échange de personnalités : « Pourquoi n’est-ce pas le cochon qui est moi ? Pourquoi ne suis-je pas lui ? » Avouons qu’il est tentant de sauter le pas...
          Les pages où se fondent les identités sont en tout cas les plus convaincantes de cet essai. Bien sûr, il fallait en passer par un rappel historique sur l’iconographie du saint (et de son cochon), sa fortune littéraire, y compris dans le spectacle de foire où le saint au cochon devient une marionnette populaire (grâce soit rendue à l’auteur de n’avoir pas omis les marionnettes liégeoises, où j’eus encore la chance de saluer l’animal), voire un excursus sur les péchés capitaux (important, il faut le reconnaître, pour situer l’acédie). Mais l’équilibre entre ouvrage universitaire et grand public est difficile à trouver. Pourquoi moderniser certains textes (Rabelais) et conserver l’orthographe bien plus déroutante de textes médiévaux (« ki avoirs qu’à saint Anthoine entre »), voire des graphies obsolètes, comme le « s long » (ſ), curieusement remplacé par un f malsonnant (« St. Antoine eft toujours fuivi d’un cochon ») ? À l’inverse, pour le grand public, il serait prudent de préciser que le médecin Savonarole n’est pas le fanatique Jérôme, mais son grand-père Michel. J’avoue quelques agacements dans les premiers chapitres.
          L’entrée du cochon dans le cabinet d’érudition en est d’autant mieux venue. Avec ses gros sabots porcins, son vocabulaire peu châtié, ses pensées lubriques, sa verve truculente, c’est le trublion des « assis » — les moines comme les écrivains. Ce qui ne l’empêche pas de mettre le doigt sur des vérités profondes, comme le rôle de l’ennui (hérité de l’acédie médiévale) dans la vie et l’écriture de Flaubert, ou la tentation ultime, celle de renoncer à tout ce qui fait la gloire de l’homo sapiens sapiens : « J’ai envie de me briser la tête pour me débarrasser de ma pensée. » Là réside peut-être la clé de cette fascination flaubertienne pour l’animal considéré jadis comme le plus immonde et paradoxalement le plus proche de l’homme : le rêve désespéré de la
« bête de Des Barreaux » qui interrogea Pascal. La clé, aussi, de cette débauche d’érudition dont Flaubert se débarrasse dans ce texte emblématique comme on jette des perles aux pourceaux — espérant qu’une seule d’entre elle pourra un jour sauver le mendiant qui passe.

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Laurent Gaudé, Chien 51, Actes Sud, 2022.

Gaudé

          Chaque roman de Laurent Gaudé a sa spécificité tout en s’inscrivant dans quelques thématiques fortes : l’homme face à son destin, la puissance de la Nature, la responsabilité devant la mort d’un homme… Comme le roi Tsongor pleurant son peuple mort par sa faute, comme le père de La porte des enfers parti chercher son fils assassiné pour retrouver l’estime de sa femme, Zem Sparak, devenu un « chien » au service de la police — qui, selon l’expression consacrée, regroupe de fins limiers —, se sent responsable du cadavre « ouvert comme un poisson » qu’il a retrouvé. Comme l’ouragan (Ouragan), le tremblement de terre (Danser les ombres) ou le soleil dévorant le pays comme un lion sa proie (Le soleil des Scorta), la Nature destructrice est à l’œuvre dans ce nouveau roman, cyclones, canicules ou pluies acides que seul peut arrêter un dôme climatique.
          Car si nous retrouvons ici un univers familier à l’auteur, nous sommes bien dans un roman d’anticipation, dans la veine post-apocalyptique à la mode, genre qu’il n’avait pas encore abordé. Magnapole a survécu à toutes les formes d’apocalypse que notre époque peut imaginer : climatique, bien sûr, mais aussi économique (la faillite des États et leur rachat par des multinationales) et sociale (les Grandes Émeutes). Elle y a répondu par un repli frileux et exclusif : le dôme climatique qui protège les nantis et abandonne les districts éloignés aux « furies » des éléments ; l’exil des élites et l’abandon des populations condamnées ; les « check-point » qui interdisent l’accès aux zones privilégiées.
          La force des récits d’anticipation se mesure à leur capacité de se raccrocher, en amplifiant ses traits, au monde actuel. Ce n’est pas un hasard si la faillite et ses odieuses conséquences ciblent la Grèce. Le frigo délirant qui commande sans relâche des bouteilles de lait par milliers ne fait que caricaturer nos objets connectés. L’opération Eternytox force à peine le trait de la course à l’éternité par une médecine de plus en plus intrusive — « on se fait poser une artère intelligente au marché noir, ou une poche d’estomac en latex avancé et on espère tenir trente ans de plus »… Quant au tirage au sort qui permet aux désargentés de rêver eux aussi aux progrès médicaux, il n’est pas moins odieux, et à peine plus cynique, que les loteries, roues de la Fortune et autre jeux télévisés de notre époque.
          Manifestement, le romancier s’amuse et joue de nos espoirs comme de nos angoisses. Nous sommes déjà des « cilariés », heureux d’être à la fois citoyens et salariés. Les trois zones de Magnapole n’ont rien à envier à nos ZEP, ZUS, ZUP et autres ZSP. Les parcs de recouvrement de déchets ne font qu’amplifier les centres d’enfouissements techniques. Quant au LOve Day (sic !), où tout est sexuellement permis, il marie les parades et les clubs échangistes.
          Un impératif de ces récits d’anticipation : un survivant, plus ou moins nostalgique, doit être confronté à de plus jeunes nés dans le nouveau monde… « Qui se souvient d’Athènes ? Qui se souvient de ce que nous avons été ? » Mais à Magnapole, il peut revivre ce passé disparu grâce à une drogue plus puissante mais aussi addictive que l’opium, l’okios. Il faut aussi un rebelle — ici interprété par Mafram, qui a renoncé à sa greffe d’éternité, accepté les maladies, la fatigue, l’usure du corps et la mort « pour retrouver la vie ».
          Mais au-delà de toutes les breloques de science-fiction qui amusent un temps mais finissent par lasser, il faut une véritable intrigue, des rebondissements, des suspenses. Une fois acceptées les conventions romanesques, il faut que leur logique soit implacable et nous mène doucement vers la conclusion voulue par le romancier. C’est sans doute le plus difficile, et Laurent Gaudé (en aurions-nous douté ?) fait ici preuve d’une maestria impeccable. Chaque chapitre est un ton au-dessus du précédent, sans faiblesse. La multiplication des personnages aux noms chaotiques qui semblent sortis de l’imagination d’un Inuit marié à une Serbo-Croate d’ascendance Bambara (Barsok, Pamouk, Cuprack, Kanaka…) ne désoriente qu’un moment le lecteur.
          Surtout, il faut pouvoir privilégier les rapports humains sur l’invention romanesque. Au-delà de la classique histoire d’amour, la complexité des personnages (comme l’oligarque Kanaka), l’humanité touchante du vieux Tobo, la veulerie des uns, la résignation des autres ne manquent pas de toucher le lecteur. Ainsi que la capacité de Laurent Gaudé à évoquer les masses — les ouvriers du chantier de construction du dôme, les victimes des Grandes Émeutes, les fugitifs grecs… Laurent Gaudé ne doit pas être loin de Sparak lorsque celui-ci se définit comme « l’œil qui voit les masses éreintées. Non pas pour les protéger mais pour que l’oubli ne tombe pas sur leur vie. » Telle est sa place depuis La mort du roi Tsongor, celle du gardien, « celui qui veille sans jamais se montrer, celui qui reste au côté des morts et sait que les rues sont pleines d’un autre peuple que celui qu’on voit. » Et même si le message n’a rien d’optimiste, il sait que l’on ne doit jamais oublier le principal, jusque dans la révolte : « Si on oublie de vivre, le combat n’a plus de sens. »

Voir aussi : La porte des enfers, Pour seul cortège, Danser les ombres. Le soleil des Scorta, Grand Menteur.

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Véronique Sels, Même pas mort ! Genèse éditions, 2022.

Sels

          L’identité du protagoniste n’est pas ici un mystère… sauf pour lui : Stéphane Mandelbaum, peintre révolutionnaire, soupçonné d’être impliqué dans le vol d’un Modigliani, mais retrouvé assassiné à vingt-cinq ans en 1986. Dès le titre, d’ailleurs, le nœud du roman est divulgué. On ne trahira donc aucun suspense en disant que Stéphane Mandelbaum n’est « même pas mort » et que le récit, à la première personne, prolonge les aventures rocambolesques du jeune homme. Ce cinquième roman de Véronique Sels joue sur un procédé narratif classique mais efficace : le décryptage de l’intrigue par un lecteur qui en sait plus que le narrateur sur sa propre vie. Celui-ci, qui reprend conscience, amnésique, à Casablanca, mettra deux cents pages et de longues années à reconstituer le puzzle dont le lecteur connaît, ou croit connaître, le dessin. Car il y aura des surprises, dans les dernières pages, que le plus sagace n’aura pas vues venir.
          Disons-le d’emblée, le pari est réussi, et avec maestria. Même si l’on peine à suivre le fil du récit, dans les premiers chapitres (mais n’oublions pas que nous sommes dans la tête un peu confuse d’un amnésique), même si l’on s’agace, à juste titre, de coquilles que l’éditeur aurait pu surveiller (mais l’autrice joue elle-même de l’orthographe hésitante de son narrateur), même si l’exubérance de la langue n’est pas exempte de préciosités (mais la force de certaines trouvailles justifie tous les excès), même si, même si… abdiquons tout pinaillage critique : nous sommes en face d’un roman d’une rare puissance évocatrice et d’une remarquable cohérence.
          Cela tient d’abord à la composition, la tension entre une structure bien dessinée et l’apparente divagation des aventures, initiées sur un coup de tête ou sur le hasard des rencontres, éparpillées sur tous les continents. Les chapitres sont structurés par les couleurs, quoi de plus normal pour un peintre, même amnésique : c’est par elles qu’il va d’abord reconstituer son identité éparse. L’Afrique est liée au carmin, couleur du « sang qui coule dans les veines du sapeur » — le dandy congolais, celui qui sait se « saper » ; New York est bleue « comme la solitude du sans-nom », sans oublier la blancheur de l’oubli ou le vert de l’espérance. Des récits intercalaires, qui nous introduisent dans la saga de la famille Mandelbaum, juifs polonais pris dans le drame des persécutions, reconstituent, pour le seul lecteur, le cadre dans lequel va se reconstruire la mémoire du narrateur. Pourtant, cette structure apparemment bien réglée semble à chaque page contrariée par les coups de tête, les sympathies spontanées, l’ironie du destin ou du hasard. Il faudra du temps (et quelques connaissances d’histoire de l’art) au lecteur pour comprendre que ces ruptures subites font partie du projet romanesque et ne doivent rien au hasard.
          Cela tient ensuite à la force caricaturale de la romancière, qui nous vaut quelques scènes irrésistibles – ne relevons que la visite épique d’une équipe de tournage américaine à Kinshasa, menée tambour battant par une demoiselle « à l’enthousiasme nerveux » suivie d’un caméraman cadrant tous les détails du quotidien comme s’il ne parvenait pas à s’arrêter de filmer. Cela tient à l’attention du narrateur aux moindres détails, comme l’empreinte des fourmis dans la terre rouge. Le lecteur croit y reconnaître le regard du peintre qui s’ignore, mais pour le narrateur, c’est aussi parce qu’il est convaincu que dans le moindre d’entre eux réside « une part cruciale » de son passé. Mais lorsqu’on croit avoir bien compris la portée de ces détails, une pirouette nous invite à ne pas la prendre trop au sérieux : « Porter une attention méticuleuse aux détails n’est pas l’apanage des portraitistes : les concierges d’immeubles en font un métier. »
          Cela tient, enfin, et surtout, à une écriture colorée, riche en comparaisons surprenantes et en formules originales. Chacun en composera son florilège. Mes préférées font se percuter des réalités concrètes et des concepts abstraits : « cachés comme des impolitesses », la précarité « larguée par avion d’épandage », « un chiffon de pudeur enfoncé dans la gorge » ; « un rhume était tombé sur son amour-propre »… Certaines, à la limite de la préciosité, sont d’une poésie raffinée : « Avec délicatesse, il réunit les mains de la jeune femme, soyeux pétales de capucine, dans les siennes rendues calleuses par des années de dessin. » D’autres évoquent par des images récurrentes la déliquescence du monde que le narrateur redécouvre : des « iris de caramel mou » ; « le temps s’écoulait comme du sucre fondu » ; « mon cerveau était plus mou qu’un fruit pourri »…
          Tout cela suffirait à faire un bon roman, agréable à lire, facile à chroniquer. Mais il y a des enjeux bien plus forts dans cette histoire déroutante d’un voyageur sans bagage qui n’en traîne pas moins une intrigante valise dont il ignore le contenu. Une quête d’identité ? Sans doute, et à tous les niveaux. Changeant de nom comme il change de ville, il se fait appeler Zola à Kinshasa — sans savoir que cela signifie Amour en langue kikongo — Mark Johnson à New York, devient arménien parmi les Arméniens, cherche partout une famille comme un vaisseau fantôme en mal de port d’attache, faute de parvenir à reconstituer sa « famille en pièces détachées ». L’oblitération de son passé lui interdit le futur — « Comment veux-tu que nos enfants sachent qui ils sont si toi-même tu l’ignores ? »
          Cette quête impossible, parfois traitée avec un humour décapant lorsqu’il s’enthousiasme pour les surprenants patronymes d’amis congolais — Sambakolé Trente-Trois Tours Ndyahé ou Sophie Moi Bonda Gauche Droite Annabelle —, a cependant un autre rôle dans l’économie du récit. Lorsqu’il comprend qu’il a été peintre dans sa vie antérieure, Mandelbaum est embrigadé dans un réseau de faussaires, interdit de signature et par voie de conséquence condamné à l’anonymat. Son obstination à ne pas se souvenir ressortit au « même entêtement que chez quelqu’un qui se répèterait à longueur de journée “je suis américain, je suis américain” ou “je suis écossais, je suis écossais”, réduit à cette définition de lui-même. » Et pourtant, c’est cette obstination qui lui fera un jour affirmer : « je suis juif, je suis juif ».
          Le véritable enjeu — dans ma lecture —, le véritable déclic se fera à New York devant le Metropolitan Muséum, où le narrateur découvre d’un coup qu’il est peintre face à l’impératif de la beauté qu’il ressent de façon absolue : « sans sucres rapides je ne survivrais pas et sans beauté non plus ». L’enjeu artistique nous vaut sans doute les pages les plus fortes du roman. Une exigence esthétique sans concession. « Si ça existe, il faut regarder », affirme-t-il après avoir décrit à un public pincé la manière dont les tribus amazoniennes réduisent les têtes. Tel sera son travail pictural, sur des opérés « au saut de l’anesthésie totale, au sortir du charcutage, de la ponction », qu’il voudrait « peindre à la Bétadine ».
          D’autres privilégieront — et ils auront aussi raison — l’enjeu historique de la Shoah, qui a décimé sa famille. Dans le chalet transformé en musée d’un officier nazi réfugié en Argentine, « une douleur centenaire, invaincue », s’éveillera « dans la profondeur spongieuse de [s]es os ». Le lien entre son métier et l’histoire familiale passera par une évocation du marché de l’art sous l’Occupation : « Tout se passait comme si ma mémoire faisait partie de ces biens confisqués durant l’Occupation et n’avait jamais refait surface depuis. » C’est alors qu’a lieu la révélation définitive : « Les forces armées de la mémoire foncèrent sur moi, m’atteignirent en plein foie, me crevèrent les yeux. » J’avoue avoir été moins sensible à cette dimension historique un peu facile, comme au dénouement quelque peu rocambolesque d’un cadavre maquillé pour faire croire à sa mort. Mais j’ai vraiment été impressionné par la puissance évocatrice du récit, la rigueur de la structure, l’inventivité de l’écriture, l’impératif de la beauté.

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Hélène Renard, La déesse aux seins nus, Amalthée, 2022

Renard

          Qu’est-ce qui pousse Ariane, la narratrice, à entreprendre un voyage en Crète, en 1961 ? Deux ans plus tôt — le jour de ses vingt et un ans — elle a quitté son Algérie natale pour vivre à Paris, où elle est devenue styliste de mode chez Dior. Se doute-t-elle qu’elle porte un prénom prédestiné ? Sa mère, lorsqu’on l’interroge sur le choix de ce prénom, se ferme, comme s’il ne fallait pas remuer l’histoire familiale. Ariane ne sait pas encore qu’elle est le portrait vivant d’une Crétoise vieille de 3500 ans, précisément surnommée « la Parisienne », peinte sur une fresque minoenne. Mais un rêve la détermine soudain à partir : « Ariane, trouve Constantin ». Elle a longuement étudié les rêves — comme, du reste, la romancière, qui a publié plusieurs livres sur leur interprétation. Sa vie onirique lui parle de Venise, d’enlèvement par un taureau, de tempête, de noyade, de sauvetage… Elle se décide à tenter l’aventure, à Istanbul — n’est-il pas logique de chercher Constantin à Constantinople ? — puis en Grèce et en Crète.
          C’est par la mythologie antique qu’elle pénètre d’abord dans l’univers symbolique qui va devenir son quotidien. La mythologie « met en scène l’immuable fonctionnement de la psychologie humaine » : ses héros ne sont sans doute que des images de nous-mêmes qu’il nous faut décrypter grâce à elle. Mais les personnages qu’elle rencontre sont également hérités d’un imaginaire chrétien (Michaël, le jeune hippie, ou Yorgos, le réfugié caché dans la montagne, ont des aspects de l’archange ou de saint Georges) et littéraire (la vieille femme qui la loge, Arétoussa, porte le nom d’une héroïne de roman populaire remontant au XVIe siècle). Quant à Kosta, l’inconnu retrouvé sur la plage, brûlé par le soleil, ne serait-ce pas le Constantin qu’elle a injonction de trouver ?
          Ces interférences entre le monde réel et le monde symbolique ne renvoient pas à un univers de science-fiction, mais à une analyse psychologique plus subtile. De même que les émotions fortes, pour André Breton, peuvent engendrer des « hasards objectifs », en certaines occasions « notre inconscient puise ses images dans une sorte de réservoir à imaginaire collectif au fond duquel les mythes resteraient vivants » — on retrouve ici le concept jungien qui a influencé toute une littérature postérieure. Ainsi Ariane évolue-t-elle dans un monde de signes qu’elle apprend à interpréter. Le labyrinthe évoque pour elle « le cerveau, enroulé sur lui-même en de multiples circonvolutions » ; l’instant de basculement entre la vie et la mort rappelle la chaise de l’oubli sur laquelle s’assied Thésée. Et le sens de son prénom lui est soudain révélé : sa voix est comme le fil d’Ariane qui maintient à la surface de la vie le souffle vital enfoui comme dans un labyrinthe au fond de l’homme blessé et inconscient auquel elle s’est attachée.
          La démarche symbolique devient alors initiatique. Dans un premier temps, par la libération du passé : « il est plus que temps que je prenne conscience de certains tabous qui m’entravent et que je m’en débarrasse ». Les hippies qu’elle côtoie dans la première partie du récit se chargent de ces rites préliminaires, de rupture avec le monde ancien — l’évocation de la liberté nouvelle des années 60 fournit de beaux passages du roman. Dans un deuxième temps, par la plongée en soi : « Chacun de nous, porteur de son propre labyrinthe, doit en entreprendre l’exploration ». Dans un troisième, et surtout, par la recherche de son idéal profond. Car si le mythe du labyrinthe renvoie au Minotaure, à la dimension « bestiale » de l’être humain, c’est aussi la prison d’Icare, qui symbolise l’élan vers le haut, vers le beau, la noblesse de l’âme, la spiritualité. Deux forces présentes en chacun de nous et dont il faut prendre conscience pour nous connaître. L
’initié peut alors rejoindre le monde riche de son expérience. Les trois temps de linitiation, jadis théorisés par van Gennep, sont ici mis en œuvre.
          Ainsi Ariane va-t-elle découvrir ses potentialités créatrices, apprendre l’histoire surprenante de sa famille et les causes des réticences maternelles, et trouver dans la Crète opprimée tour à tour par les Vénitiens, les Ottomans, les Allemands, cette  « terre de toutes les résistances » qui donnera un sens à sa vie.

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Isabelle Spaak, Des monts et merveilles, édition des Équateurs, 2022.

Spaak

          La disparition d’un proche a de tout temps nourri la littérature, ne fût-ce qu’en donnant l’impulsion romancière. Depuis son premier roman (Ça ne se fait pas, 2004), qui racontait le drame fondateur — le meurtre du père par la mère, qui se suicide ensuite, épisode également évoqué dans ce roman — Isabelle Spaak ne cesse de recomposer sa mémoire familiale. La mort récente de son demi-frère, de vingt ans son aîné mais dont elle est restée proche toute sa vie, nourrit ce nouveau roman. La narratrice n’entend pas tomber dans le pathos. Pour cela, elle a recours à deux leviers qui lui permettent de se livrer par le biais de documents objectifs.
          Le premier est l’ensemble des lettres, des notes, des « libelles » qu’elle a conservés et qui forment un contrepoint concret au récit. Des courriers « d’un genre très particulier », « sur un mode égaré », qui passent du coq à l’âne et flânent par les détours parfois saugrenus des associations d’idées. Un livre qu’elle devait à la mémoire de Michel, s’il faut en croire cette suggestion qui donne bien le ton de la correspondance : « Et si toi et moi écrivions un livre avec des salades ? […] Un livre à effeuiller, à déshabiller sous l’eau » ? Ce grain de poésie donne au récit un ton décousu où se mêlent au fil de la plume l’évocation de la petite enfance, de la mort du frère, des drames familiaux, des balades à Liège, des recherches historiques d’Isabelle, des souvenirs de Michel ou de ses bavardages poétiques… Au fil des rêves, des souvenirs littéraires, de la mémoire, des citations, le récit est volontairement décousu. On prend le temps d’écouter un biscuit ou le dialogue des salades, on s’attache à des détails, comme le bon vieux cahier Clairefontaine à spirale, on passe subrepticement devant l’hôtel particulier où logea deux fois Napoléon, la première avec Joséphine, la seconde avec Marie-Louise…
          Et c’est là que, sans qu’on s’en rende compte, le récit dérape. A priori, o n’accorde pas plus d’importance à l’hôtel de Napoléon qu’au cahier Clairefontaine. On a tort. Celui-ci devient soudain la base d’un récit alternatif, qui s’entremêle avec les souvenirs du frère disparu. Le livre est à l’image de la balade liégeoise : on passe furtivement à côté d’un détail sans se douter qu’il devient un sujet. Des parallélismes curieux deviennent lourds de sens. Les « salades » de Michel évoquent le « papoti-papota » de Marie-Louise, qui ne voulait pas se mêler des affaires politiques de son mari. Le divorce de Napoléon rappelle celui des parents d’Isabelle. Le mariage de Michel est raconté en parallèle avec celui de Napoléon et ses voyages suivent le rythme des expéditions napoléoniennes. Il n’est pas jusqu’au premier mari de la mère qui ne devienne une « copie conforme » d’Alexandre de Beauharnais !
          Et pourtant, derrière cet aspect décousu, les sujets évoqués sont graves, dans le récit (les drames familiaux) comme dans la réflexion (sur le temps, l’identité). D’autres thématiques à la mode sont abordées sans longs développements ni insistance trop lourde : la place des femmes dans la société, qu’appellent les deux mariages de Napoléon, mais aussi le colonialisme, avec la famille de Joséphine, le déboulonnage des statues, la protection des animaux… Tout cela dans une langue souple et parfaitement maîtrisée, qui sait user de tous les registres, parfois volontairement à contre-courant. Dans la narration, ainsi, lorsque le rythme est censé s’accélérer, la phrase a plutôt tendance à s’allonger, alors que les parties plus anecdotiques ou réflexives adoptent un rythme trépidant, d’onomatopées, de phrases nominales ou infinitives : « Coups du sort. Hauts, bas, dégringolades, remontées. » — « Jeter. Sinon, avaler. Puis, boire. » La sécheresse de la phrase, la précision de la description, n’empêchent pas quelques envolées qui n’en ont que plus de poids ou quelques images originale, la « virgule » des bâtiments dans la longue phrase de la balade, la garnison des tilleuls qui évoque la thématique napoléonienne… Décidément atypique, ce roman, qui emprunte son titre à la plus dérisoire des anecdotes (une faute de français d’un conservateur de musée), est conçu pour désarçonner le lecteur à chaque page. Mais n’est-ce pas précisément une façon de conjurer l’inacceptable ? « Michel, pour te retrouver, je suis prête à tout. J’inventerai n’importe quoi. Je me jette à ton cou. J’échafaude. »

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Philippe Lekeuche, L’épreuve, L’herbe qui tremble, 2022.

Lekeuche

          Un vieux débat divise le monde des lettres entre l’écrivain (celui qui inscrit le monde), l’auteur (celui qui l’augmente) et le créateur (celui qui le crée), ce que les croyants réservent à leur seul dieu tandis que les poètes revendiquent l’étymologie du grec poiein, « créer »... Philippe Lekeuche tranche à sa manière en faisant de la poésie un acte : « Plus le temps passe, plus je me méfie des mots, des métaphores ; et peut-être pour mon malheur — qui peut savoir ? — je ne crois plus qu’aux actes. » Pas question donc d’une « écriture », mais d’une « épreuve », au sens le plus fort du terme — de même, dit-on, qu’il n’y a pas d’amour, mais des preuves d’amour, il n’y a de poésie que dans l’épreuve qu’elle nous fait traverser.
          Paradoxe, d’écrire, de manier les mots, sans accepter le mot « écriture » ? Ce n’est pas à « l’écrivain » de trancher, et le poète ne peut se perdre plus d’une demi-page de préambule dans la discussion. L’acte poésie doit d’abord se vivre et investir une langue qui aille au-delà de l’échange d’idées. L’épreuve reste avant tout un acte poétique qui, dans une référence explicite à Hölderlin, n’a recours aux langues « heureusement incomprises » qu’en les confrontant (quelques mots d’allemand ou d’anglais nous rappellent que le français n’est qu’un support interchangeable à l’acte poétique). Le geste est primordial et omniprésent : « Je plante ma parole dans le roc », « il faut semer contre le mensonge ». Quant à la poésie, elle se moque autant des prétentions de l’homme que du piège des mots :
         
« Le poème penché sur lui-même
          a craché sur le langage qui
                    prétendait le faire
                    et l’homme l’écrire
          Il les éventra tous les deux
          et sortit.
»
Cette priorité de l’acte s’inscrit dans l’histoire familiale : il n’est pas anodin que le père soit maçon, et il l’est encore moins de le rappeler. Mais aussi dans l’histoire individuelle, dans la force indomptable de l’amour qui — rappelons-le — n’existe que dans ses preuves, dans des actes — « ce cri planté en moi ». L’amour, qui rappelle à l’obsédé du Moi, cette « sale maladie », qu’il n’est rien, « un passager sans / Personne à bord, sauf quand Tu / Y descends et m’élève ».
          En quelque mots, tout ce qui depuis l’origine nourrit la poésie est convoqué, revivifié dans une vision originale. L’amour, la mort, l’identité, la figure paternelle, et l’incommensurable vacuité qui constitue le noyau secret de tout être — « mon abîme, ce néant actif » — et qu’on ne conjure qu’en reconnaissant son pouvoir créateur — « ce qui n’est pas, n’a jamais été, me fait être ». Cette invocation du néant créateur, qui plonge dans la tradition mallarméenne du « creux néant musicien » et, au-delà, dans toute la mystique religieuse ou athée, traverse le recueil dans une conviction apaisée : « Nous sommes ce point / De non-retour dans le nulle part ». Elle se décline à son tour dans ces éternelles questions de l’homme en général, du poète en particulier : la mort (« La zone de mort est si vivante / Elle m’aggrave et leste mon corps »), la nostalgie de l’enfance (« Je suis perdu / Dans l’adulte / Lui qui / Sait trop / Où il est »), le désespoir (« Je chante pour le désespéré qui n’a plus de mot »)… La blessure ontologique de l’être devient sa force, car elle libère la rage primordiale, l’orewoet, la fureur héroïque qui nourrit la vraie poésie, celle qui ne passe plus par l’écriture, mais qui se traduit en acte — « Que ce crime engendre un chant ». Alors, oui, la poésie agit véritablement, elle ne console pas, ne distrait pas, comme le délassement distingué des salons précieux, elle est la main qui tient l’outil, non la tête qui aligne des mots — « Seul mon poème répare ». Poésie démiurge, thaumaturge, salvatrice — « Oh, quel salut, survivre en toi / Poésie, pas faite de mots ! » Voilà pourquoi le poète n’est pas l’écrivain qui inscrit, l’auteur qui augmente, mais celui dont le chant fait trembler les remparts de Jéricho, l’héritier du dâbâr hébreu qui signifie à la fois la parole et l’acte. Voilà pourquoi Rimbaud fut poète (« la main à la plume vaut la main à la charrue »), et pourquoi il s’est tu. Car l’ambition extrême du poète butera toujours sur l’irréductibilité du Moi, ce masque encombrant du néant.
          « Ni la Poésie, ni l’autre
                    ne guérissent de soi
          Même l’errance est impossible »
Contradiction, désenchantement, lucidité ? Non, mais cette petite blessure qui, inlassablement, nourrira le poète : l’épreuve.

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Georges-Olivier Châteaureynaud, Ce parc dont nous sommes les statues, Grasset, 2022.

Châteaureynaud

          « Cauchemar ou réalité, tout ce qui nous advient nous somme de le gérer. » En une phrase ciselée comme un aphorisme universel se résume l’univers de Georges-Olivier Châteaureynaud. La frontière s’estompe entre la fiction (« cauchemar ») et la « réalité », mais aussi entre la fatalité extérieure (« advient ») et le libre arbitre (« gérer »). D’où une incertitude permanente sur le statut de ce que nous vivons, qui peut engendrer selon les cas un malaise (voire un « désarroi intense ») ou une résignation hédonique (se servir un cognac devant une tête coupée). Certes, les situations sont incongrues, mais mille et un détails empruntés à la vie quotidienne nous les rendent sinon acceptables, du moins banales, presque insignifiantes. Il nous reste à accepter l’étrange comme une évidence, ce qui crée par un subtil décalage un humour efficace : « Accompagné de beaujolais, le bourguignon du mort était parfait. » On en oublie qu’il n’est pas si évident, pour un otage, d’être invité à le partager par une braqueuse dont l’ami vient d’être tué par la police. Paradoxe du hasard et de la nécessité, de la fiction et de la réalité, mais aussi de l’immédiateté et de la durée : l’événement qui change le cours de l’histoire est soudain, mais on prend le temps d’un verre de cognac, on laisse passer « un petit troupeau de jours » pour l’apprivoiser. « En toute chose il lui fallait un temps d’acclimatation, des paliers de décompression pour passer d’un moment à un autre de sa vie. »
          Les protagonistes de ces dix nouvelles sont à un tournant de leur vie. Un événement inattendu les oblige à sauter le pas décisif. Apparemment, il suffit d’un hasard : être pris comme otage dans un braquage, trouver une photo dans une brocante ou sur un stand de tir à la foire, perdre son téléphone portable, ouvrir une grille étrangement posée devant un miroir, rencontrer une petite prostituée portant le même prénom qu’une amie convoitée… Mais le hasard n’arrive jamais… par hasard. Les personnages sont déjà mal à l’aise dans leur vie, englués dans une routine agaçante, au bord d’une rupture sentimentale, incertains de leur renommée littéraire… « Veux-tu noter le numéro qu’on m’a passé, ou préfères-tu rester qui tu es ? » Tel est le dilemme qu’ils doivent affronter, entre leur désir d’échapper à une exaspérante médiocrité et leur crainte de voir briser une confortable routine. Que le bouleversement soit dû à un choix réfléchi, à un hasard ou à une intervention extérieure, il s’ancre aussitôt dans le besoin de changement qu’ils portent en eux depuis longtemps. Tel est le ressort de la coïncidence, ou du « hasard objectif » cher à Breton : ce qui nous arrive correspond à ce que nous portons en nous. « Le manoir où il allait vivre trois mois durant ressemblait comme deux gouttes d’eau au cliché qu’il avait projeté sur son écran intérieur. » Lequel est antérieur à l’autre ? La question ne se pose même pas.
          Déchirés entre deux besoins contradictoires, de sécurité et d’aventure, les protagonistes s’interrogent sans fin sur eux-mêmes. Sur leur identité, d’abord, elle-même écartelée entre personnalité profonde et apparence : rencontrer son sosie, ou commander un robot à sa ressemblance, voilà qui témoigne déjà d’un doute existentiel. Sur leur façon d’être au monde, surtout, lorsque celui-ci commence à évoquer un décor de théâtre. Tel personnage « avait l’impression de se tenir, de se déplacer, de respirer faux ! ». Entre réalité et fiction, il peut aussi y avoir le piège des mots, qui biaisent notre perception du quotidien : le pavé gras de Londres rappelle au fils d’un pasteur les rues « pavées de vices » des sermons paternels. Mais aussi les dangers de la fiction, du mythe structurant que nous portons dans un coin fossilisé de la mémoire. Le lecteur attentif identifiera au passage des divinités issues de diverses mythologies, surtout la gréco-romaine, mais aussi la germanique : on peut croiser Freyja (la Vénus / Minerve nordique) ou Sémélé (l’amante de Zeus), faire croisière à Ithaque (« tout naufragé est un Ulysse ») ou échouer près d’un fleuve aux allures de Styx. En fait la frontière entre mythe et réalité elle aussi s’estompe, ce qui rend plausibles les aventures les plus étranges. Il y a de la tragédie grecque dans la soumission des personnages à leur Destin, mais sans grandiloquence et dans un quotidien fourmillant de détails triviaux. Sans doute, les hommes semblent soumis à des forces obscures qui les manipulent : l’un n’est que le personnage d’un livre écrit par son épouse, l’autre est désigné par un Rectificateur pour changer de vie, tandis qu’un écrivain est choisi par un mystérieux « aéropage » littéraire pour participer séance tenante à une résidence d’écriture... Sans doute aussi, une menace permanente pèse sur les protagonistes, un simple revolver, la révélation d’un scandale, le regard réprobateur d’un robot ou les imprécations muettes d’une tête coupée… Et pourtant, cette impression de manipulation est fréquemment contredite par le recours au hasard, à la coïncidence, ou par l’insistance sur la possibilité de choisir sa vie. L’homme en fin de compte n’est qu’un « mortel égaré sur l’Olympe », invité au banquet des dieux mais incapable de le partager.
          L’univers à la fois étrange et quotidien de Georges-Olivier Châteaureynaud s’inscrit dans une démarche jadis illustrée par la Nouvelle Fiction et théorisée par un des protagonistes écrivains. Il ne s’agit pas de fantastique, que l’on « associe en général au mal et à l’épouvante, à la manifestation de puissances irrationnelles et malfaisantes. » Ce n’est pas ce qui l’intéresse : trop puéril. « Un fantastique adulte se passe fort bien du mal et de la peur. » Il peut se servir un cognac devant la tête d’un mort… Il assume très bien la fiction qui permet d’imaginer et d’écrire, sans la vivre, « une expérience qui démentirait la réalité telle que nous l’éprouvons jour après jour ». C’est cette familiarité avec un insolite ancré dans le quotidien qui fait le charme des nouvelles de Châteaureynaud.

Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant tabassé par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre. Aucun été n'est éternel, De l'autre côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ici-bas.

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Michel LAMBERT, Le ciel me regardait, éd. Le beau jardin, 2022.

Lambert

          Une nouvelle de Michel Lambert est immédiatement reconnaissable. Encore faut-il savoir pourquoi… Oui, il s’agit d’un ton, mis au point dès son premier recueil, De toutes petites fêlures (1987), et qui résume bien le projet : un point de rupture quasi invisible, dans un personnage (toujours un narrateur), dans lequel la nouvelle s’incruste comme le lierre dans la crevasse d’un mur, sans jamais (ou rarement) le faire s’effondrer, mais jusqu’à ce point ultime ou tout peut basculer mais où tout tient encore debout. Des blessures anciennes, que les années ont cru cicatriser, se rouvrent tout à coup, et tout l’intérêt de l’action (on pourrait presque parler de suspense psychologique) consiste à savoir si la carapace lentement constituée pour éviter le naufrage va se rompre ou se renforcer.
          Dans ce nouveau recueil, toute la narration repose sur une semi-ignorance. Celle du lecteur, d’abord, qui entre de plain-pied dans le récit sans connaître la longue histoire du narrateur. Les personnages n’apparaissent que sous la forme de pronoms personnels (je, il, lui…), les rares prénoms mettent des pages à apparaître, incidemment, quand il est trop tard, qu’on a bien identifié les personnages et compris les rapports qui les lient. Des allusions vagues au passé (« tu n’as jamais rien fait de mal, du moins tu le supposes », « La rumeur avait fini par se taire »…) soulèvent doucement un coin du voile, comme on évalue de l’ongle l’épaisseur de la croûte sur une blessure. On n’en saura guère plus, ou plus tard, ou pas du tout. L’imagination du lecteur n’a qu’à combler les trous. Les rapports mêmes entre les personnages ne se devinent que peu à peu, par la conversation ou une remarque subreptice.
          Certes, le procédé est classique. Mais il s’ajoute, chez Michel Lambert, à une ignorance du narrateur sur les sentiments ou le jugement des autres, qui n’est pas sans évoquer, en moins angoissant, mais tout aussi lancinant, les personnages de Kafka. Le monde entier — jusqu’au ciel ou au soleil — semble le juger, mais de quoi ? Au moins, l’Œil de Victor Hugo jugeait-il Caïn pour un crime bien identifié ! Chez Michel Lambert, comme chez Kafka, il ne s’agit que d’un témoin muet aux pensées insondable : le ciel qui donne son titre au recueil et qui regarde comme pour « jouer un mauvais tour », un portrait d’Hemingway qui « glisse un regard de biais », deux femmes assises dans un café qui semblent parler du narrateur avec mépris, le soleil dardant comme un œil un regard « moqueur, un rien menaçant »… Une culpabilité diffuse finit par nous envahir, créant tout au plus un malaise dont l’auteur analyse finement les nuances.
          Car il y a une troisième ignorance, décisive : celle des narrateurs sur eux-mêmes.  En quête d’une vérité intérieure qui lui échappe depuis des années, s’interrogeant sans fin sur la cause d’une rupture, d’un échec, d’un désamour filial ou paternel, ce sont des paumés de l’existence, des pères maladroits, des fils dédaignés, des auteurs ratés. Le hasard des rencontres leur tient lieu de levier pour tenter au moins de faire bouger les choses. Dans les premières nouvelles de ce recueil, le narrateur suit des inconnus dans la rue ; dans les dernières, ce sont d’anciens parents ou amis qui resurgissent après un long silence. Entre les inconnus que l’on découvre et les anciennes connaissances que l’on retrouve, le lecteur apprend à déchiffrer les silences, à interpréter de minuscules signes. Ainsi, un visiteur simplement désigné par un pronom personnel dévoile-t-il des sentiments extrêmement forts de rancune (« Je lui en ai voulu à mort ») mêlée de compassion (« cela me bouleversait de le voir dans cet état »). Un ami d’enfance ? À la peur de lui ressembler, on devine un père, mais la suggestion est aussitôt mise au conditionnel (« Ç’aurait pu être un père tout à fait convenable ») voire niée (« Je ne suis pas ton père »), avant que le mot banni ne soit écrit trois fois en six lignes…
          Tout le charme de ces nouvelles réside dans cette tension intérieure entre la blessure et sa cicatrice, le refus et l’espoir, avec la nécessité pour le lecteur de tisser lui-même la trame de l’intrigue, de comprendre les rapports entre les personnages et la gravité des fractures. Le strict minimum nous est donné pour comprendre, et jamais pour juger. Nous avons l’impression d’entrer dans l’intimité à vif du narrateur et de ses personnages. Du très grand art.
   

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Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Dieu s'amuse, Le métier de la neige, Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain. Une touche de désastre. Cinq jours de bonté.

Étienne Verhasselt, Après l’éternité, Le Tripode, 2022.

Verhasselt

          Chaque livre d’Étienne Verhasselt est un régal d’esprit et de finesse, un subtil mélange d’humour et de poésie. Parle-t-on de nouvelles, d’apologues, d’instantanés ? Non, mais de « postcombustion », genre littéraire qui lui convient si bien qu’il ne s’applique qu’à ce livre. Un exemple ? On se souvient de la toile de Banksy qui fit scandale parce qu’elle était programmée pour s’autodétruire après avoir atteint des records aux enchères. Travail d’amateur face à l’art de Mirko Ruthku, qui s’ingéniait à détruire ses œuvres aussitôt qu’elles étaient produites en usant d’une variété impressionnante de techniques. Mais la logique romanesque ne s’arrête pas en si bon chemin. Dès qu’elle a repéré le fil qui dépasse, elle détricote le pull-over. Il faut bien qu’un galeriste s’intéresse à cette œuvre inexistante et vende à prix d’or les cadres vides, cénotaphes de ses peintures. Il faut bien que la critique s’enthousiasme pour l’« œuvre la plus importante et la plus aboutie de la peinture moderne ». Il faut bien que les scientifiques découvrent sur un lambeau kaki un peu de la sueur de l’artiste pour en faire un Saint Suaire de Dvonsk. Il faut bien qu’un musée expose cette œuvre inexistante en consacrant une salle entière aux témoignages des voisins et cinquante autres aux moyens de destruction utilisés par l’artiste — je vous laisse deviner pourquoi la salle 54bis est fermée.
          Pas convaincus ? Tournez les pages, vous comprendrez à la dix-huitième nouvelle pourquoi l’art de Mirko Ruthku, dans la première, est devenu ringard devant celui d’un artiste anonyme découvert par le même Elmer Krazovski. Comment Tamara Tartland, auteure de best-sellers, ancienne caissière du Wisconsin illettrée est devenue graphomane après des semaines de coma. Je vous laisse découvrir la liste de ses œuvres. Si vous échappez à la fracture spatio-temporelle rétro-inversée de Bachmann, vous ne pourrez résister aux premiers mots de Dieu lorsqu’on le retrouve échoué sur la plage de Middelkerke. Vous méditerez aussi sur le danger de heurter des passants ou de capturer des bébés phasmes. Vous vous demanderez si on peut dissoudre un homme dans son propre désespoir, habiter sa machine à laver ou un appartement qui comporte une pièce inexistante. Et si, décidément, cela ne vous déride pas, c’est que vous avez souscrit à l’ablation collective de la cervelle devenue inutile. Alors, peut-être, vous envierez les souvenirs des motards implémentés dans des robots sous la forme d’une mémoire standard, dont voici un bref extrait : Vroum vroum Leffe Heineken Carlsberg Roaaaaaaaaaaarvroumzouff Bombasse la meuf Niiiiaaaaaaaaaoooooouuuuuuuuuwww
          Et si tout cela vous fait rire, cela ne tardera pas à vous angoisser. Car si ces nouvelles nous touchent, c’est parce qu’elles parlent de nous, de notre quotidien, de notre expérience au monde, de nos fantasmes, de nos craintes. Une curiosité qui nous fait sourire dans un journal est poussées à sa logique extrême par l’art du romancier. L’art de Mirko Ruthku devient un catalogue des inventions humaines destinées à la destruction de ses œuvres, de son prochain, de sa planète. Une situation hélas banale devient angoissante lorsqu’elle est retournée — « ceux que personne ne voulait voir me voyaient, les mendiants, les SDF qui me faisaient des clins d’œil, qui me tapaient gentiment sur l’épaule au passage ». Alors on se met à réfléchir aux dangers des problèmes de robinets et de baignoire. Et l’on se demande ce qui serait arrivé si Christophe Colomb avait découvert l’Europe.
          Derrière l’humour noir, le ton est souvent amer, sinon désespéré. Étienne Verhasselt nous parle d’un monde devenu fou, qui court gaiement à sa perte. Ses dialogues pince-sans-rire sont dignes de Kafka ; son obsession du néant, du rien, du silence, a la logique implacable de Raymond Devos. Ici, une science-fiction hallucinée évoque les humains devenus les dieux des unicellulaires qui ont envahi la terre. Là, une phrase ininterrompue finit par nous glacer le sang. Un alexandrin s’échappe tout à coup — « Sur toi glisse et s’écrase et meurt même la Mort ». Un gros chat paresseux nous émeut. Comme la poésie douloureuse de l’être qui s’érige tout entier « en chapelle ruinée où adorer la souveraine chute ».
          Bien sûr, les esprits chagrins trouveront que 47 textes sur 160 pages, dont 42 blanches, c’est pousser un peu loin le bouchon. Et que cette obsession à tirer un petit rien de rien du tout risque fort d’ennuyer « les gens qui n’ont pas de temps à perdre avec des “sornettes imaginaires” ». Qu’ils se méfient et commencent par lire « Sornettes », à la page 63.

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Voir aussi : Les pas perdus.

Veronika Mabardi, Sauvage est celui qui se sauve, Esperluète, 2022

Mabardi

          « Je suis la sœur d’un enfant de Corée ». Ainsi se définit la narratrice au terme de ce récit où elle cherche son identité « à rebrousse-vie », à partir de l’adoption, par ses parents, d’un petit Coréen. Nous sommes dans le Brabant wallon, durant les année 70. Adopter un enfant asiatique n’a encore rien d’évident. À l’époque où le mélange des cultures reste l’exception, la présence d’un faciès oriental déclenche des réactions qui nous semblent indécentes avec le recul, depuis le simple étonnement des voisins jusqu’à la confusion dépréciative des références (« ta sœur la geisha, ton frère le samouraï »), en passant par la compassion gluante (ils nous « badigeonnent de pitié ») ou blessante (« vous ne le regrettez jamais ? »). Mais pour le tout jeune enfant, le dépaysement est plus grand encore, et quotidien. La télévision, alors, ne montre jamais de visages asiatiques qui lui serviraient de miroirs.
          Tout se complexifie lorsque la sœur de Shin Do est à son tour adoptée par la même famille. Car elle, de quatre ans son aînée, a un autre regard sur la situation. Elle s’assimile plus rapidement, plus consciemment, et décide de conserver son nom chrétien, Johanna, souvenir d’un passage par une mission. Et sa seule présence donne un autre sens à la famille d’accueil. Elle compte désormais deux Coréens et deux Belges, deux filles et deux garçons, deux cinq ans et deux neuf ans : un « carré parfait ». Les deux gamins, du même âge, partagent presque le même surnom, Shin Do s’appelant Tito et Jean-Christophe, Titof !
          Et peut-être la fusion des cultures se fera-t-elle par la redéfinition des lignes de partage : les différences se focalisent entre les deux « insupportables, sur la ligne de front des revendications » et les deux plus sages. Et les « insupportables » sont alors la narratrice, fille, belge, 9 ans, et Shin Do, garçon, coréen, 5 ans. Entre enfants, le brassage culturel se fait plus spontanément. Vu par une fillette, Mao devient une sorte de Robin des Bois et le communisme se résume en quelques images d’Épinal, les intellectuels dans les rizières et des poèmes sur les murs…
          Tout pourrait donc se passer le mieux de monde. Mais il reste un trou dans l’histoire de Shin Do, et « tout l’amour du monde n’y peut rien ». À son arrivée, le gosse qui a connu la faim veut tout goûter, même ce qui ne se mange pas. Il est « absorbé tout entier par la nourriture », comme si le rapport contenant / contenu s’inversait. En grandissant, il devient turbulent, jusqu’à ce que l’école veuille s’en débarrasser. Il se laisse prendre à tous les pièges de la culture occidentale, jusqu’à l’accident, en 1997. La narratrice ne s’est jamais remise de cette mort.
          On pourrait faire de tout cela une fiction, mais ce serait une trahison, que refuse Veronika Mabardi en choisissant de ne pas qualifier l’œuvre, ni roman ni récit ni témoignage, et en y incluant des dessins de son frère, Shin Do Mabardi. Pourtant, par son écriture soignée, parfois grinçante, parfois lyrique, par la place qu’y prennent, aux moments clés, des évasions oniriques, il s’agit bien d’une œuvre littéraire, puissante et émouvante. Si le genre existait, on la qualifierait de paysage, tant les évocations de la nature, forêts, volcans, oiseaux en constituent l’essence symbolique. La « mère des Flandres », la « mère-volcan » rappelle par sa « voix rocailleuse » l’image récurrente des mots cailloux. « Ce matin, j’accumule les mots comme on remplit ses poches de cailloux pour les jeter à la mer, où ils ne blesseront personne », avertit d’emblée la narratrice, et ce sont les cailloux qui, après la mort de Shin Do, vont engendrer l’écriture. « Devant moi je pose trois cailloux ». Le premier, rond comme un œuf, « porte la question qui m’a permis d’écrire ». Avec les mots, « l’horizon se peuple de végétation et d’oiseaux, il se reboise enfin pour offrir un refuge. À chaque pas un arbre, sous chaque mot une racine. » Le souvenir du disparu envahit la maison de sa sœur comme une forêt. Et si les mots ont pu blesser, les mots des autres, surtout, ceux qui refusent de comprendre et posent des barrières de stéréotypes et de préjugés, c’est entre leurs arêtes qu’apparaît le chemin. « Ce qui m’intéresse, depuis le début, c’est ce qui échappe au langage. Le vide entre les mots trace un chemin. » Un chemin qu’à sa manière avait tracé Shin Do dans ses œuvres, qu’il n’aura jamais vues exposées. Il déclinait ses traits d’enfant en un zéro obsessionnel, un grand cercle vide à la frontière entre la peinture et l’écriture : le seul signe muet des idéogrammes coréens.

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Louise L. Lambrichs, Les amants de V., Rumeurs, 2022.

Lambrichs

          Inconsciemment, la lecture oscille entre la reconstitution des informations tronquées et le doute sur la légitimité d’une telle démarche. Oui, face à un titre énigmatique, on complète spontanément « Les amants de Vérone » et, en même temps, on sait qu’il s’agit d’autre chose. Assez vite, on comprend que le protagoniste, Marko, vieux peintre d’origine croate, travaille à une toile importante, qui deviendra son chef-d’œuvre, sur les amants de Vukovar, sa ville d’origine. Très vite, aussi, on comprend que la rébellion à Villefranche, en 1943, de soldats croates et bosniaques enrôlés de force par les SS, tient une place importante dans sa mémoire. Et l’on comprend que les trois villes, les trois drames se superposent dans la trame très précise du roman. Le vieux mythe de Roméo et Juliette nous parle de guerres de clans et d’amours fracassées. Les amants de Vukovar, dans la légende locale, ont été emmurés dans une niche du pont pour avoir trahi les vengeances familiales. À Villefranche-de-Rouergue, en 1943, le vieux peintre a perdu un frère, lui aussi enrôlé de force, et peut-être sous les balles d’un aîné, engagé volontaire. Partout où les jeunes gens meurent pour des idéaux qui ne sont pas les leurs, les amants de V. sont sacrifiés sans pitié. Voilà ce que dit la toile de Marko. Et c’est ce qui arrivera à son petit-fils, Marc, parti à Vukovar à la recherche de ses origines, au milieu de la guerre de Croatie en 1991 où il a rencontré Nada — dont le prénom signifie « espoir » en croate, mais « rien » en espagnol.
          On ne peut en dire plus sans trahir la rigoureuse construction du roman, aussi dense que court, dont chaque mot est lourd de sens, mais qui reconstitue par petites touches une fresque qui s’étend peu à peu à tous les personnages jusqu’à devenir celle de l’humanité entière. Un peu comme un tableau pointilliste qui ne prend sens qu’au fur et à mesure qu’on s’en éloigne, ou comme un puzzle qu’on ne peut reconstituer qu’en donnant sens aux pièces manquantes. Vukovar et Villefranche sont — sans doute comme Vérone, et comme le moindre lieu chargé de mémoire dans tous les pays du monde — des bourgades paisibles, qui ne demandent rien à personne, mais où l’on marche sur des morts, où l’on prend le parti de l’oubli pour ne pas être submergé par l’horreur. Mais n’est-ce pas au détriment de ce qui nous rend humains, la compassion, la faculté à se projeter dans l’autre ?
          Au-delà de Villefranche et de Vukovar, V. est le lieu de l’oubli et de la prise de conscience. Et l’histoire qu’on nous raconte est celle du silence, de la cécité, de la résignation. Et de leur inverse, la mémoire, la conscience, la compassion, l’espoir. L’avers et le revers de Nada, espoir et néant.
          Le roman du silence, de tous les silences, le silence mutilé, celui de la rêverie intérieure, celui de l’attente active, de l’espoir, de l’impatience muette, du désir… On y avoue du regard, on laisse le silence grossir comme un ballon gonflé de tous les mots non prononcés, on le devine « plein de mots intérieurs mal habités mal sentis, pétris de paroles qui trahissent échouent à dire et font butoir au bord des lèvres ».
          Le roman de l’inconscience, celle, rassurante, du sommeil côte à côte, qui « tricote la face cachée de la vie commune » et celle, effroyable, du coma, face à un « corps alourdi d’absence ».
          Le roman de la cécité, symbolique, celle des hommes sur leur passé, ou réelle, celle de la grand-mère, mais aussi du peintre qui devient aveugle. Mais qui découvre, dans la tache sombre qui apparaît sur le paysage, sur le tableau qu’il peint, une « fenêtre sur la mémoire », où s’anime tout ce qu’il avait voulu occulter.
          Le roman de la mort, celle de carnages qui se confondent de décennies en décennies, sinon de siècle en siècle, car « le temps dans la mémoire n’existe pas », mais aussi celle du quotidien, de tous « les morts debout, les morts à la vraie vie, morts à l’amour à l’espérance » — Nada, toujours, nada.
          Et le roman, en fin de compte, de tout ce qui nous fait humains : tout ce qui nous oblige à penser au-delà de nous. L’inhumanité est l’incapacité à voir loin, l’indifférence à ce qui se passe ailleurs, l’oubli des atrocités passées si semblable à l’aveuglement serein sur les atrocités présentes. Le roman de Villefranche en 1943, celui de Vukovar en 1991 est aussi celui de l’Ukraine en 2022, voilà pourquoi ce regard morcelé est essentiel. Parce que les idéologies continuent, inlassablement, à tuer les amants de V. sous l’œil indifférent d’une humanité déshumanisée. Seul Marko en nous — où sa réincarnation en Marc, son petit-fils — nous rappelle à la conscience : il faut toujours être « un des autres » et jamais « un des leurs ».


Voir aussi : Quelques lettres d’elle, Malpensa. Bris et collages. Sur le fil, envolées

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Nathalie Nottet, Le premier accroc, Weyrich, 2022.

Nottet

          Elsa Triolet : la narratrice de ce roman n’est pas la célèbre romancière, mais la troisième fille d’un père à la fibre musicale qui a décidé d’affubler ses rejetons de surnoms empruntés au solfège. Elsa prend ainsi rang entre la Seconde et la Quarte. Dans l’attente d’un fils qui se serait bien sûr prénommé Octave, le père a multiplié les coups d
essai jusqu’à jeter l’épong à la septième fille. Plus respectueux de ses vaches que de ses gamines, le père a d’ailleurs surnommé celles-là d’après de grands compositeurs, la Mozart ou la Schubert. Car ce mélomane est fermier, même s’il lui arrive de tenir l’orgue à l’église, en bon catholique.
          Bien sûr, Elsa ne tarde pas à découvrir la romancière dont elle porte le nom, grâce à une bibliothécaire avisée — le titre même fait un clin d
œil à une nouvelle dElsa Triolet, « Le premier accroc coûte deux cents francs ». Elle lui écrit pour lui raconter sa famille et faire un portrait aigre-doux de ses parents, de ses sœurs, de ses condisciples, de ses amies… Un peu de vitriol dans beaucoup de tendresse : la recette est efficace. Les portraits constituent la partie la plus attrayante de ce livre, dont l’intrigue romanesque reste ténue : tombée enceinte lors de son premier rapport sexuel, elle doit fuir un père bigot qui refuse l’avortement comme la naissance illégitime. Un coup de théâtre final constitue le seul rebondissement, mais de taille, dans une narration minimale. On en retient une dénonciation amère de l’hypocrisie villageoise, le père à la morale rigide pour ses filles n’hésitant pas, quant à lui, à « enfiler la bonne du curé ».
          Et surtout, l’écriture, incisive, péremptoire, qui s’invente une rhétorique originale pour déjouer les pièges du style classique. On y trouve parfois les abus de la préciosité contemporaine, notamment dans la substantivation artificielle (« l’ombragé des journées ») ou la dérivation verbale (« les quolibets continuaient à m’orager »). Quelques images saugrenues (« figer des moments comme l’eau d’un glaçon ») côtoient quelques belles trouvailles (« des mots bleutés d’encre », « des lettres chahutées de couleurs »)… Il faut faire confiance à l’autrice, trop douée pour ne pas faire le tri avec l’expérience. Car les mots, les lettres, les idées ont pour elle une présence quasi physique, une densité gourmande. Elle se méfie tout autant des « idées compote mousseline » que des morceaux qui restent en travers de la gorge.
          Et elle-même a conscience de ses excès et prend gentiment ses distances avec sa propre écriture. Elle ne résiste pas, ainsi, à un des tics les plus fréquents et les plus agaçants de la stylistique contemporaine : le débitage des phrases en tronçons asthmatiques. Certes, les propositions courtes, hachées, imposent un rythme trépidant à la narration. Semblable à un peintre pointilliste qui procède par touches minuscules, la romancière entend donner à chaque mot sa force de percussion en l’isolant entre deux points. Parfois, ça marche. À la longue, cela devient lassant. « Les livres en bouées. De sauvetage. » « Être cran. Audace. Saut. Échappée. Par amour. » Comme peut lasser la suppression trop fréquente des pronoms sujets. Mais il faut dépasser cette lassitude qui fait partie de l’hypersensibilité du personnage. « Il faut du courage pour rester à ne rien faire. Chaque jour est essentiel. Je délire pour me donner un genre avec ces phrases à la con. » De même, les formules un peu saugrenues renvoient à son combat pour survivre : « Faire des associations libres, déjouer le refoulement, se remémorer, briller des lapsus en achoppant des syllabes, aller à la recherche de mon inconscient »… Ce regard sur sa propre écriture crée un décalage bienvenu entre l’autrice et sa narratrice. En ce sens, le roman est vraiment prometteur, à condition que la créativité ne tourne pas au tic d’écriture. Ce « premier accroc » peut alors se lire dans des sens bien différents !

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Hubert Haddad, L’invention du diable, Zulma, 2022.

Haddad

          L’immortalité ? Rêve, sans doute, de tout homme qui n’a pas réfléchi à ce que cela implique concrètement. Et en particulier de tout poète, de tout écrivain, de tout créateur convaincu (à juste titre, sinon à quoi bon créer ?) de l’immortalité de son œuvre. Telle est l’idée de base, toute simple, de ce roman aussi grave dans son propos que jubilatoire dans son récit. Un soldat-poète du XVIe siècle prend l’engagement — via une promesse au diable, auquel il ne croit guère plus que nécessaire à son époque — de ne pas mourir tant que ses vers n’auront pas rencontré le succès qu’ils méritent. Ainsi faut-il prendre le titre dans son double sens de génitif objectif et subjectif : l’éternité est une invention du diable pour infliger un supplice éternel à l’orgueilleux, ou pour éloigner l’homme de Dieu en le rendant lui aussi immortel, mais c’est en défiant la mort et l’oubli qu’on invente le diable. Et en fin de compte, cette invention n’est-elle pas aussi celle d’un romancier ?
          Pour incarner ce paradoxe, Hubert Haddad a ressuscité un poète qui n’est plus connu que dans les cercles d’initiés et — faut-il le dire ? — par son invraisemblable nom plus encore que par une œuvre inoubliable : Marc Papillon de Lasphrise, qui, je l’avoue à ma honte, a toujours évoqué pour moi les papillotes d’une permanente, alors que le symbolisme antique du papillon, représentant l’immortalité fragile de l’âme, a des implications autrement plus poétiques. À moins qu’il ne s’agisse d’une métaphore doucement apocalyptique, comme le suggère Hubert Haddad : notre monde a été engendré sous forme de chenille, il est devenu chrysalide et va devenir papillon… Or donc, Papillon de Lasphrise, poète libertin, resté dans de rares anthologies pour ses Amours de Théophile, s’est aussi montré fasciné par les incroyables possibilités suggestives de la poésie, notamment dans un sonnet « en langue inconnue » que n’aurait pas désavoué Mallarmé. Sa langue colorée, que n’avait pas encore châtrée Malherbe, est tout aussi jubilatoire, même si elle devient difficile à comprendre. Mais c’est aussi un soudard à l’âme intrépide à l’époque des guerres de religion. Tout ce qu’il faut pour titiller l’imagination romancière.
          Ce « dernier immortel », qui disparaît de la scène en 1599, quelques décennies avant qu’une brochette académique ne s’arroge ironiquement le terme, est plutôt de la tradition des immortels antiques et orientaux qui ont traversé l’œuvre de Patrick Carré, complice d’Hubert Haddad dans l’aventure de la Nouvelle Fiction. Mais Papillon, « condamné au temps outrancier » par son superbe défi contre l’oubli, en serait l’ombre maudite. Il subit de siècle en siècle des tortures, des blessures, des emprisonnements qui semblent autant de supplices rituels, comme un sacrifice sans cesse renouvelé qui évoque le bouc émissaire de René Girard, discrètement évoqué au détour d’une (més)aventure… Il devient ainsi le héros tantôt touchant, tantôt ridicule d’un grandiose roman picaresque qui projette sur notre monde voué à une violence immaîtrisable les tourments infinis de l’enfer. Interrogeant indéfiniment ses nouveaux contemporains, jusqu’à l’aube du XXIe siècle, il espère toujours trouver la preuve de l’immortalité de son œuvre qui le délivrera de sa malédiction.
          Hélas, si son nom éveille parfois de vagues échos dans la mémoire de quelques hurluberlus, ce n’est jamais qu’une immortalité de pacotille : quelques poètes baroques dans les salons précieux du XVIIe siècle, des charlatans autour du comte de Saint-Germain dans les cercles occultistes du XVIIIe, des antiquaires du XIXe toujours en quête d’ouvrages originaux, des universitaires du XXe qui ratissent les auteurs oubliés pour renouveler leurs sources… L’humour le dispute alors au déchirement du poète oublié, humilié — lorsque ses vers, par exemple, sont récités mécaniquement par un mainate ou que les notes d’un érudit lui-même tombé dans les oubliettes de l’Histoire forment symboliquement le lot n° 666 à la B.n.F. !
          Derrière les déceptions du sieur de Lasphrise, c’est l’illusion cruelle de l’écrivain qui survit à son succès que décrit Hubert Haddad. Dans les salons mondains, on s’intéresse moins à la poésie du sieur de Lasphrise qu’à son curieux cas. D’où la nécessaire prise de conscience du renoncement pour parvenir à la délivrance. Papillon de Lasphrise devra vaincre l’Orgueil pour accéder au paradis, version chrétienne du renoncement à l’être des immortels orientaux. La clé est la même, et sans doute est-ce l’universelle clé de la sagesse et du vieillissement : renoncer au désir. Car tel est le plus subtil supplice de cet enfer sur terre qu’est la vieillesse : « Une fois la séduction éteinte avec le désir, la survivance ne serait plus qu’une atroce pénitence, un insondable désœuvrement. » Dans un corps arrêté à la cinquantaine, Papillon vit perpétuellement l’émoussement de la sensation de la vieillesse. Plus rien ne l’affecte, il endure désormais « l’astreinte de l’effacement de toutes choses ».
          Reflet de cet émoussement des sens, la langue flamboyante du XVIe siècle, qui faisait à ses yeux le prix de ses poèmes, s’est simplifiée au fil des âge, « décantée de ses tours et saveurs d’autrefois » : son livre devient un baragouin incompréhensible aux lecteurs modernes. Mais la poésie elle-même a fini par disparaître à ses yeux dans « l’anémie qui avait changé le sang des poètes en eau de chou-rave ». Ses aventures finissent par constituer une sorte d’art poétique baroque, qui glorifie quelques originaux inconnus (Clinchamps de Malfilâtre, Vauquelin de La Fresnaye, Siméon-Guillaume de La Roque…) et qui s’agace des époques de déclin où l’on se contente d’imiter plus ou moins bien les anciens — la Révolution, dans l’économie du roman — mais derrière l’anecdote on lit aussi une critique plus récente. « Notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine », disait… Barbey d’Aurevilly !
          Le roman picaresque n’est donc pas une simple succession d’aventures, aussi truculentes, poétiques, captivantes soient-elles. C’est une mise en situation (plutôt qu’une réflexion) de cet engourdissement du temps que serait l’éternité à dimension humaine. Le temps est vécu de manière simultanée et non successive. Si, dans les premiers chapitres, la chronologie semble encore présider au fil narratif, les derniers chapitres voient se mélanger les époques dans une mémoire synchronique où tout se fond et se confond. On peut passer dans la même page de 1919 à 1871 et de 1832 à 1599… Au fond, durant un peu plus de quatre siècles, les guerres se suivent et se ressemblent. Et puis, notre vie n’est-elle pas une perpétuelle réminiscence des incidents de l’enfance ? Les cauchemars, les blessures, les amours… sont à la base d’aventures qui se reproduisent avec des décalages plus ou moins importants et dans des contextes historiques différents. Deux personnages récurrents mais qui assument à chaque fois des identités différentes assurent ainsi un mince fil rouge à travers les diverses péripéties du personnage : un écuyer engagé au hasard des rues de Paris, baptisé Timor Inferni, « misérable loufiat du néant, illusion satanique », et une figure de la femme idéale, la « Nouvelle Inconnue », qui se réincarne à chaque époque et qui sans cesse lui échappe — « Depuis une nuit de neige d’un autre siècle, votre voix me guide, mais j’ignore vers quelle destination ». Sa dernière apparition se fera sous les espèces d’une chargée de mission qui enquête sur l’intrication récurrente entre holocaustes et autodafés : « pour chaque livre brûlé, on tue une femme, un homme ou un enfant ». Ainsi la terre disparaîtra avec le livre enroulé du ciel.
          L’interrogation sur le temps répond ainsi à une préoccupation plus profonde sur l’interaction entre la mémoire, l’imagination et ce qui nous apparaît comme une « réalité ». Car
« rien de la réalité ne subsiste vraiment, le passé ne se détache plus clairement du présent et s’égare à la moindre distraction dans les culs de basse fosse de la mémoire. » Papillon parcourt en fin de compte le monde comme ses souvenirs, passant « d’un vestige à l’autre de sa mémoire ». La confusion entre les différentes strates de la réalité et de la fiction se projette sur certains épisodes où le théâtre, la peinture, la contemplation des nuages, les rêves… entretiennent l’illusion jusqu’à la question métaphysique fondamentale : « Dieu pourrait aussi bien être le principe de toute chose qu’une régurgitation du néant dans l’œsophage d’un petit tailleur juif cisaillant à tour de bras l’étoffe des songes. »
          Le protagoniste finira alors par découvrir une autre éternité, celle des mystiques, tout entière contenue dans le moment présent et non dans l’étirement infini des siècles, dans « l’extravagante attention qu’il portait à la moindre palpitation de l’instant, coup de vent dans les feuilles, clameur d’oiseau, vague écho de la ville derrière ces hauts murs. Manière de distraction phénoménale, cette vigilance aiguë comme retournée sur elle-même était à la mesure de son entière disponibilité. » Comme les immortels en quête de néant, il finit par oublier son livre et les leurres de la renommée pour vivre avec la femme qu’il aime, acceptant de vieillir avec elle. C’est alors que le piège du diable se referme, car c’est elle qui vieillit, seule… Le voilà obligé de se grimer pour qu’elle croie qu’ils suivent encore le même cours du temps.
          Le roman fonctionne par scènes successives, conçues comme une galerie de tableaux qui permettent de reconstituer les périodes intermédiaires. On en conserve quelques visions fulgurantes, comme celle du seigneur de Lasphrise menant sa fille au cimetière sur un cheval aveugle ; sarcastiques, comme celle des généraux « penchés en corolle de chrysanthèmes autour des plans d’état-major » ; significatives comme la rencontre incongrue de Napoléon en mendiant… Et des portraits hauts en couleur dans les salons précieux parisiens — « ancêtres béquillant pétris de mondaine aversion et demoiselles maladives plus proches encore du saint viatique, d’ancestrales épistolières ensachées dans leur renom, des tenanciers d’académie en mal de particule, des dramaturges paternes, des scoliastes grands châtieurs de muses, des brochettes d’élégantes faussement alanguies au creux de voluptueux sofas tendus de satin »… Le plus désopilant, mais touchant, aussi, est peut-être le sieur de Rogues qui essaie d’imiter Malherbe (« Et les fruits passeront la promesse des fleurs ») dans les associations les plus ridicules (« Et les nuits faneront la caresse des pleurs »… « Et les pluies hâteront la tristesse des heures »… « Et les suies couvriront l’allégresse des sœurs »…) dignes d’un Monsieur Jourdain de la poésie. Chacun y relèvera aussi ces formules ciselées comme des proverbes dont Hubert Haddad a le secret —  « le néant s’essaye dans le sommeil », « une aile de moulin baratte la brume lactescente du petit jour » ; « Les yeux enfoncés comme des meurtrières dans le bleu du ciel ». D’une construction rigoureuse, d’une étonnante variété de ton, invitant à la fois à la rêverie, à la réflexion, à l’humour, d’une écriture flamboyante qui tranche sur la fadeur volontaire du roman à la mode, les aventures picaresques du sieur de Lasphrise figurent parmi les romans les plus accomplis d’Hubert Haddad.
Voir aussi : Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé, Le nouveau magasin d'écriture.

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Gilles Verdet, Les passagers, Rhubarbe, 2022.

Verdet

          Il y a des univers que l’on identifie dès les premières lignes. Les romans de Gilles Verdet sont de ceux-là. On se les passe « en douce, comme, en famille, on se refile une bonne combine ». Cela tient à l’écriture, à l’économie de la narration, au ton. Les chapitres démarrent sur un paysage, décrit de façon très impressionniste : le romancier s’attache d’abord aux lieux, longuement, avec minutie, avant qu’un élément surprenant ne vienne lancer la narration. La sensibilité aux atmosphères se traduit par des images poétiques particulièrement évocatrices — le brouillard comme une longue coulure d’étoupe ou un drap de coton. Des juxtapositions brutales de niveaux de langue, passant de l’argot suranné (les gueulantes, les pierrots…) à des termes précis, techniques (la césure de l’atlas) puis à des images poétiques désarçonnent le lecteur. Les phrases hachées, qui recourent volontiers à l’ellipse du pronom sujet, imposent un rythme soudain haletant. Et surgit tout à coup une tête tranchée dans un sac poubelle. « C’est la loi des contraires qui crée l’émotion. Le sublime naît des extrêmes. » Presque un art poétique…
          L’intrigue policière n’est là que pour susciter la curiosité du lecteur : l’essentiel est dans la mise en place des personnages, un peu paumés, rarement honnêtes, mais tout compte fait jamais bien méchants, même s’ils doivent assurer leurs fins de mois par le trafic de drogue ou l’assassinat commandé. On croit entr’apercevoir le tableau, et puis… tout est remis en cause au chapitre suivant. Les romans de Gilles Verdet sont familiers de ces ruptures narratives qui les font ressembler à des recueils de nouvelles, mais dont la logique interne se révèle progressivement. C’est comme un transfert du récit d’un personnage à l’autre, chaque histoire recoupant la précédente et la suivante par un lien ténu qui laisse deviner une intrigue commune. Chaque détail, chaque mot a son importance, même si l’on ne s’en rend compte que plusieurs chapitres plus loin. Pourtant, le titre nous a mis la puce à l’oreille : il s’agit bien de passagers, et de passeurs. Mais que passe-t-on ? Un fleuve, une frontière, de la drogue, le mot, le temps ? « C’est souvent la force maligne du malentendu qui favorise les rencontres » : presque un art romanesque…
          Alors, nous passons. Du fleuve au périf, de la mer au détroit, du ciel à l’horizon, puis retour au delta. Nous passons d’Eduardo, passeur de fleuve, à Françoise et François, passeurs de drogue. Qui est volé par qui, qui est tué par qui ? Mieux vaut tenir une liste des personnages pour démêler les fils embrouillés à souhait ! Alors peut-être comprendra-t-on où est passée la drogue joyeusement coupée de toutes les ordures à portée de main — coupée, comme la tête jetée au fleuve. Presque un art de vivre…
          Mais peut-être préférera-t-on se laisser emporter par le récit comme par le fleuve, dégustant les images inattendues (des projecteurs « comme des tapettes à mouches pour géant ») ou poétiques (les Roms, « derniers orpailleurs rompus à la débine ordinaire »), des trouvailles souriantes (la mer et la pluie, « des canailles acoquinées depuis toujours, des embrouilleuses d’horizon »). Le charme de la langue opère, on se laisse distraire, et voilà, nous sommes perdus dans le labyrinthe. Art poétique, art romanesque, art de vivre ? En tout cas, du très grand art.
Voir aussi : La sieste des hippocampes, Voici le temps des assassins, Fausses routes, Les Ardomphes. Nom de noms. L'arrangement.
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Raphaël Gaillard, Un coup de hache dans la tête, Grasset, 2022.

Gaillard

          Directeur du pôle de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne, Raphaël Gaillard fréquente tous les jours Verlaine, Nerval, Artaud, Kafka, Berlioz, Baudelaire, Camille Claudel, André Breton, Maurice Utrillo… Il ne s’agit bien entendu pas des artistes ou des poètes, mais des allées, des places, des parcs du complexe hospitalo-universitaire. De quoi s’interroger sur les rapports entre création et folie. Un serpent de mer depuis Aristote, qui réapparaît comme le monstre du Loch Ness avec la mélancolie antique, le bain des sorcières du Moyen Âge, les enfants de Saturne de la Renaissance, la folie romantique… Mais l’approche de Raphaël Gaillard est originale et, je dois l’avouer, tout à fait stimulante.
          Il tord en effet le cou au vieux dilemme dans lequel nous sommes enfermés depuis vingt-cinq siècles : la folie prédispose-t-elle à la création, ou la création à la folie ? Plus qu’une parenté, il y aurait un cousinage : « un ferment commun » qui peut entraîner une fragilité psychique dans certains cas, une stimulation de la créativité dans d’autres.
          L’idée de départ, lumineuse et pourtant négligée jusqu’ici, consiste à étudier la folie sous un angle darwinien. Vous savez : la lignée ne retient que les mutations génétiques qui présentent des propriétés avantageuses pour sa perpétuation. Pour la créativité, soit, mais à quoi pourrait être utile un prétendu gène de la folie ? Il serait aussi faux qu’indécent de considérer que les troubles mentaux constituent un progrès de l’humanité. En période de crise, d’ailleurs, ceux qui en sont atteints ne révèlent aucune disposition artistique. Et il n’y a pas de « gène de la folie », mais une multitude de fragments communs à l’ensemble des humains dont la combinaison seule peut provoquer des troubles. En revanche, des formes modérées de maladie mentale parviennent à compenser les désavantages des formes sévères : c’est ce qu’il est convenu d’appeler la balancing selection. La schizotypie, ainsi, forme atténuée de schizophrénie, augmente statistiquement la créativité bloquée par la seconde.
          Les gènes peuvent en effet entraîner des manifestations différentes, voire opposées — l’exemple le plus frappant est le gène du vieillissement également lié à la reproduction. Et c’est apparemment ce qui s’est passé dans l’histoire de l’humanité. La reconstitution du génome de Neandertal et de l’homo sapiens a ainsi montré que les variantes de gènes associées à un risque accru de schizophrénie ou d’autisme étaient apparues chez ce dernier, au moment de la bifurcation entre les deux. Quel était leur avantage ? « Nés inachevés », nous sommes doués d’une plus grande plasticité, donc d’une meilleure adaptabilité au milieu ambiant. Cela a nécessité le développement du langage, mais aussi une plus grande créativité. Une « révolution cognitive » qui avait ses inconvénients : pour permettre plus de rapidité dans l’échange d’information, les mécanismes de régulation, de vérification, de transcription des gènes ont été négligés. « Ainsi, des facteurs génétiques ayant contribué au développement du cerveau sont aussi ceux qui nous précipitent vers des maladies. » Tout se passe comme si notre cerveau avait renoncé à la robustesse pour privilégier la quantité d’informations codées. En fin d’analyse, c’est l’accès à la conscience qui a développé la créativité et le risque de troubles mentaux.
          Le livre explore ainsi trois rands troubles mentaux jadis associés au génie artistique : la mélancolie (ou la dépression) à la Renaissance, la bipolarité à l’époque romantique, la schizophrénie avec le surréalisme. Il compare des cas vécus de pathologies à des exemples historiques de créativité. Il analyse le processus commun, notamment par le concept de pensée divergente qui permet de trouver la solution à un problème en l’ouvrant et non en le renfermant dans des déductions logiques. Mais l’étude se veut plus rigoureuse que la juxtaposition d’exemples. La possibilité, en Suède, d’avoir accès aux Big data mieux protégées en France autorise des études plus vastes, quand l’homogénéité exceptionnelle de la population islandaise offre un terrain d’étude unique. Qu’y constate-t-on ? La créativité n’est pas liée à la maladie mentale en tant que telle, mais bien à la proximité dans sa parenté d’individus qui en sont affectés.
          La fragilité de notre cerveau est-elle en fin de compte la rançon à payer pour avoir développé le langage, la conscience, la création artistique ? On ne peut plus en douter à la fin de la démonstration. Le langage a fait notre force, mais il nous a aussi coupé du monde réel et nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Nous vivons dans une représentation du réel plus que dans le monde concret — quelle différence avec le schizophrène qui, lorsqu’il a perdu un ballon, va le chercher dans un dictionnaire ? « Ce pourrait être cela, notre chute du Paradis : la trahison du réel. » Telle est la malédiction de notre condition humaine, le seul exercice de la pensée empêche l’immédiateté du contact. Et l’art ? Ce serait « l’or pur de cette déchirure », qui la pointe, la déploie, une façon de bouleverser et de recréer le monde que nous ne pouvons plus atteindre. Cette haute mission attribuée à l’art, au terme d’une démonstration aussi rigoureuse que convaincante, est sans doute la conclusion la plus exaltante de ce livre. L’artiste a un petit coup de hache dans la tête, disait Diderot. Mais c’est par là qu’Athéna est sortie de la tête de Zeus.

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Laurent Gaudé, Grand Menteur, trois monologues, Actes-Sud Papiers, 2022.

Gaudé

          Ces trois-là sont liés comme une « Sainte Famille Bancale ». Le père, la mère, le fils / fille, nés en trois monologues vaguement reliés entre eux. Trois voix qui se juxtaposent sans se répondre, qui déroulent leur vie comme une impudeur, « La grande phrase qui sera ma vie entière ». Ce sont d’abord des situations. Grand Menteur, bardé de tuyaux sur son lit d’hôpital ; la Mariée de la Gare Centrale, une mendiante qui déblatère seule, comme une folle, de celles qui ne comptent pas avec sa « petite tronche de pas d’aventure » ; Fille Fiston, né de leur rencontre, Salle des pas perdus.
          Derrière chacun, un public se devine, à peine, dans une tentative d’interjection — « Tu me croiras-tu ? » (Grand Menteur), « Je peux le dire ça ? » (La Mariée), « Faut pas qu’ils te fassent peur » (Fille Fiston). En eux, surtout, une langue, vitale, comme un cordon ombilical — « C’est juste que je sors la longue phrase de mon ventre, de ma gorge, de toute ma chair » (La Mariée). Si proche et si différente de l’un à l’autre : la langue « créolisée, joyeusement chahutée » n’est pas tout à fait celle de la Mariée, cette langue « de la pluie, de bière, de gares vides et d’accents rugueux », ni celle de Fille Fiston, tellement envahie de ses personnages « qu’on y comprend pas grand rien ».
          Mais en chacun, il y des personnages qui se bousculent, consciemment, chez Fille Fiston, qui ne peut choisir entre les deux sexes — « Il y a tout un peuple derrière moi ». Fictivement, chez Grand Menteur, qui ment parce qu’une seule vie, « c’est trop triste à pleurer » — « Je veux être mendiant et faire de l’or, Je veux être fidèle et dissolu, Je veux une famille de grande tablée et rester seul dans le silence du temps ». Avec agacement, chez la Mariée, qui parle pour faire taire les voix qui l’entourent, le boucan de la gare. Et en chacun, il y a cette fêlure de la vie qui ne peut se dire mais qui passe par les détours du langage. L’un ment parce que le monde est trop petit, trop laid ; l’autre parce qu’elle ne peut plus se cacher de vivre ; la Fille Fiston, parce qu’il y a bien un moment où il faut dire les choses, pousser « le grand chant d’amour si longtemps retenu » — « il n’y a pas de mensonge à cette heure ». Mais y en a-t-il jamais eu ? Il y a du théâtre, trois formidables moments de théâtre où parler d’autrui, c’est aussi parler de nous.
 
Voir aussi : La porte des enfers, Pour seul cortège, Danser les ombres. Le soleil des Scorta, Chien 51.

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Gérald Bronner, Comme des dieux, Grasset, 2022.

Bronner

          Sociologue remarqué pour de brillants essais sur les mécanismes de la réflexion et de la crédulité (La démocratie des crédules, Apocalypse cognitive…), Gérald Bronner a souhaité une approche plus concrète des phénomènes qu’il étudie. Le roman est en cela un vecteur idéal, surtout lorsqu’il se plonge dans deux des domaines les plus controversés de la société occidentale, les sectes et la téléréalité. L’idée de base est séduisante. Las d’attendre le retour du Christ, une église évangélique américaine a l’idée de le faire élire lors d’une émission de téléréalité où s’affrontent des candidats venus du monde entier. On commence donc par « caster Jésus » — sélectionner treize messies qui se sont signalés par des miracles plus ou moins avérés. Les téléspectateurs voteront pour le plus convaincant — petit coup de griffe en passant à la mode actuelle de laisser la « vox populi » décider des sujets les plus épineux.
          Le narrateur, universitaire français qui a jadis étudié la petite secte à l’origine de l’émission, est engagé comme expert. La couleur est annoncée d’emblée : « Le problème que je cherchais à résoudre était celui de la détermination cognitive. » Toute ressemblance avec une auteur existant est bien entendu purement fortuite, d’autant que la loufoquerie de la situation interdit toute assimilation hâtive. Héritier d’un père obsédé par les grigris et les petits rituels, rescapé d’une crise mystique à l’adolescence, fragilisé par un passage sentimental et professionnel difficile, le narrateur est prêt à accepter les projets les plus fous. Le trajet de Paris à New York lui semble le « chemin de feu » qui a guidé Moïse à travers la mer Rouge.
          Bien sûr, il conserve ses réflexes d’universitaires analysant froidement la situation. L’émission sait « capter l’air du temps », « intercepter les fréquences très basses de la souffrance », jouer sur l’ambiguïté entre croyance sincère et dérision qui permet de paraître intelligent et de se ménager une porte de sortie en cas de supercherie… Mais sa raison est vite déconnectée par les bouffées d’angoisse existentielle et les virées alcoolisées qui le laissent à demi inconscient devant les studios de l’émission. Bien sûr, le miracle se produit.
          Les moments les plus convaincants sont sans doute les passages où le narrateur évoque ses crises existentielles. « Comme lui dire qu’une bête se terrait au fond de mon ventre et que je ne pouvais lui ouvrir la porte de peur de découvrir le vide insondable. C’était une bête mythologique faite du cuir de ces hommes qui depuis le néolithique avaient tenté de cerner les couleurs du monde. » Mais le narrateur, ou l’auteur, a lui aussi peur du ridicule devant l’aveu. Il lui préfère l’humour un peu gras qui excuse sans dévoiler. « J’ai un problème de côlon dépressif, camarade, c’est juste ça. » Le lecteur peut apprécier le sarcasme libérateur, qui se poursuit à pleines pages dans des parodies parfois hilarantes. Les interviews des candidats sont de grands moments d’ironie indulgente, les scandales nés de révélations fracassantes sont désopilants et la façon spectaculaire de sortir de cet imbroglio médiatique est malicieusement incendiaire. La longue dérive du messie déchu (ou plus précisément de la messie, clin d’œil à MeToo oblige) est aussi un savoureux pastiche du « road trip » américain. La lecture de ce roman est aussi agréable qu’instructive, même si on se prend parfois à regretter que l’émotion qu’avaient su créer les premières pages n’ait pas persisté jusqu’à la fin.

Voir aussi : La démocratie des crédules, Apocalypse cognitive.

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David Chavalarias, Toxic data, comment les réseaux manipulent nos opinions, Flammarion, 2022.

Toxic data

          Nos démocraties sont malades : le constat est devenu banal. Encore faut-il nommer le mal et trouver un thermomètre pour en estimer la gravité. Et si possible le soigner. David Chavalarias, chercheur au CNRS et à l’EHESS, directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île de France, a cette triple ambition. Le nom de la maladie ? L’illibéralisme, antichambre du totalitarisme. Sa cause ? L’idéologie consumériste de ces dernières décennies, fondée sur le principe d’une croissance infinie, mais qui se heurte aux limites planétaires. Cela ne peut qu’engendrer des crises et la frustration des populations qui ne peuvent y participer. Cette frustration, amplifiée par les réseaux sociaux, fait monter la température. Quant au diagnostic, c’est la thèse générale de cet essai : le modèle actuel de la Big Tech, fondé sur la marchandisation de l’influence sociale, est incompatible avec la pérennité de nos démocraties. Le virus est bien identifié : les « mèmes », ces courts messages souvent sous forme de vidéos qui peuvent s’adapter à un contexte et se diffuser à une vitesse stupéfiante sur les réseaux sociaux.
          Reste le thermomètre. Il manquait un outil visuel pour matérialiser l’origine et la diffusion de ces messages. David Chavalarias, et c’est la partie la plus originale de cet essai, a proposé en 2016 un « politoscope », qui figure les systèmes sociaux en collectant les millions de messages politiques qui circulent dans la « twittosphère »… Les messages lancés sur Twitter s’y rassemblent en groupes bien identifiables distingués par des couleurs différentes et rangés par abscisse et ordonnée selon un algorithme constant. La configuration de ces « cartes » au cours des dernières années ne manque pas de nous interroger. Le paysage politique de l’automne 2016 prend ainsi une forme classique d’hémicycle, tous les partis se retrouvant en arc-en-ciel selon la classification traditionnelle de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Le bouleversement de 2017 traduit la constitution d’un nouveau bloc autour d’Emmanuel Macron incompatible avec la forme semi-circulaire familière depuis la révolution. Et le plus récent, en 2021-2022, voit une forte communauté jusque-là inconnue, autour de Zemmour et Philippot, isolant en « queue de comète » la petite communauté autour de Marine Le Pen, tandis qu’en tête, la communauté autour de Macron est également isolée, mais particulièrement importante.
          Comment expliquer la formation de ces communautés, dont la plupart se constituent autour de la diffusion de « fake news » ? L’analyse de celles-ci et de leurs démentis est frappante. Les informations erronées atteignent effectivement une cible restreinte, qui ne correspond pas à celle des rectifications : les démentis sont lus par une autre partie de la population, ce qui a tendance à figer des blocs antagonistes. Il en résulte une concentration de l’information (et surtout de la désinformation) dans des « chambre d’écho numériques » nées des algorithmes utilisés par les Gafam. Les groupes se constituent en effet par un « filtrage collaboratif », les messages appréciés (« likés ») étant par exemple envoyés aux amis sur Facebook. 
          Entrent alors en jeu des processus bien connus en psychologie et en sciences de la communication, des « biais constitutifs de la psychologie humaine » qui amplifient l’effet de concentration. Ainsi le biais de confirmation : on recherche de préférence les éléments qui corroborent nos convictions, ce qui génère automatiquement de nouvelles informations allant dans le même sens. Ou le biais de la négativité, qui nous pousse à rechercher les informations alarmantes plutôt que leurs démentis — les effets secondaires d’un vaccin plutôt que son utilité. Les psychologues nous apprennent aussi que nos décisions se prennent selon deux processus distincts. L’un, inconscient, est centré sur l’émotion ; l’autre, conscient, sur le problème à résoudre. Or les réseaux sociaux privilégient le premier (liker d’un clic, retwitter en quelques secondes). On ne prend donc plus le temps de vérifier les informations.
          Les algorithmes gérant ces réseaux sont jalousement gardés, mais on peut en étudier les résultats. On se rend compte ainsi que la parole conservatrice est amplifiée par rapport à la parole progressiste, aux États-Unis comme en France, ce qui permet même d’établir des « scores d’amplification » des fausses nouvelles. De curieuses coïncidences ne manquent pas non plus ne nous interroger. La décision de réintroduire de la géographie dans les algorithmes prise par Facebook en 2018 est par exemple contemporaine du mouvement des gilets jaunes. Les informations n’étaient plus diffusées par affinités, mais aussi par localisation : on était soudain informé en priorité des actions menées sur le rond-point d’à-côté, ce qui a pu renforcer la cohésion du mouvement. L’augmentation des profits générés par ce changement d’algorithme a validé la décision.
          Il y a donc interaction entre les failles de la cognition humaine (les biais), les processus de formation des groupes sociaux et les caractéristiques des nouveaux environnements numériques. Il ne faut pas nécessairement y voir une volonté consciente de favoriser tel ou tel camp. C’est surtout la quête du profit qui se retrouve au cœur du processus ; elle n’a pas au départ de couleur politique. Mais les masses de données générées par des agences internationales peuvent être rachetées par des partis politiques ou des officines basées à l’étranger et visant à déstabiliser la situation politique d’un État, des compagnies spécialisées dans les campagnes d’influence en ligne qui deviennent de véritables « fermes à trolls ». Les interventions dans l’élection de Trump ou de Macron mettent mal à l’aise, comme la campagne du Brexit ou celle du « Stoppons l’islamisation du Texas ». D’autant que tout cela finit par échapper au contrôle humain grâce à l’intelligence artificielle.
          La conclusion ne peut être que pessimiste dans l’état actuel. « Nos démocraties font une overdose numérique » qui risque de les livrer aux populismes et aux extrémismes. Comme pour la pandémie, les traitements et les vaccins arrivent fort tard. Si les algorithmes exploitent des failles dans le comportement humain, une « hygiène de vie numérique » passant par la vigilance concernant les « faux amis », la vérification des informations, le sens critique… pourrait cependant corriger les effets désastreux. Ce sont les seuls vaccins dont nous disposions et ils sont gratuits — encore faudrait-il que les sages conseils qui clôturent cet ouvrage parviennent à ceux qui sont le plus exposés au virus, ce qui n’est pas gagné. On ne se lave pas le cerveau comme on se lave les mains. Alors, peut-on miser sur une action collective, voire légale ? Il faudrait obliger les entreprises numériques à communiquer leurs algorithmes pour en analyser les effets, changer le système d’élection, mettre au point des moteurs de recherche alternatifs, développer l’instruction et la recherche indépendante… Ici aussi, même si les solutions existent, on a du mal à croire à leur application immédiate. Le livre de David Chavalarias ne peut que laisser un arrière-goût amer. Sa lecture n’en est que plus nécessaire.

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Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, l’Observatoire, 2022.

Levet

          L’écologie, préoccupation fondamentale de nos sociétés qu’on nous annonce au bord d’une apocalypse imminente, serait-elle en train de détruire la civilisation qu’elle entend sauver du désastre ? Le paradoxe ressort parfois de certains discours extrémistes des personnalités politiques qui l’incarnent. Mais suffit-il pour combattre les excès d’une idéologie de lui opposer les excès inverses ? Plus qu’un essai argumenté sur les dérives des discours, ce livre devient un virulent pamphlet qui puise ses munitions dans l’impatience, l’exaspération, le désarroi, voire la colère qu’inspire à son auteur notre incapacité à débattre paisiblement des grands enjeux auxquels nous devons faire face. On conçoit l’existence en termes de combats, dénonce-t-elle avant de partir elle-même au combat ; on identifie et on débusque des coupables, regrette-t-elle avant de désigner les siens. Un char d’assaut n’a pas vocation à convaincre. J’avoue n’avoir pas été convaincu, même si je peux partager les craintes suscitées par les exemples que cite l’auteur et par la bien réelle tentative de déconstruction de nos sociétés à laquelle nous assistons de la part de quelques militants extrémistes et quelques politiciens opportunistes.
          Le pamphlet s’en prend largement, au fil des pages, à « l’esprit woke », au communautarise, à la notion de « droits culturels », à la « rhétorique des droits de l’homme », aux inconséquences de la politique européenne, avec quelques détours par la PMA et la GPA, le procès intenté au christianisme ou l’islam politique, le féminisme, l’antiracisme décolonial, « ces grandes machines à fabriquer des dogmes ». Mais c’est surtout le « tribunal de l’inquisition » qu’est devenue l’écologie politique (avec son « satellite » Anne Hidalgo) qui se trouve dans le viseur. Avec une salve d’honneur contre une jeunesse « flagornée dans son simplisme, ânonnant catéchisme vert et sentences comminatoires ».
          Le lien entre écologie et jeunesse n’est pas fortuit. « Naître dans les années 1970, c’est appartenir à la première des générations auxquelles le vieux monde n’aura pas été transmis », une génération « puérile », qui se comporte comme un adolescent à l’âge adulte et qui sape sans scrupule les fondements de nos sociétés occidentales. L’urgence climatique, bien réelle, est pour elle un levier « terrorisant » pour faire passer des idées. Et pourtant, elle est bien ignorante des réalités qu’elle défend, soupçonne l’auteur. Les défenseurs de la Nature seraient-ils capables de distinguer la luzerne du sainfoin ? « Les écologistes disent “nous savons” et ils vont les paupières closes. »
          L’outrance des mots (vulgate écologiste, litanie de catastrophes, vastes imprécations, mélodrame du prédateur…) discrédite malheureusement l’analyse, qui se réduit souvent à une accumulation d’exemples et à des oppositions binaires caricaturales. Sommes-nous vraiment dans un « entre-deux », entre une France à l’anglo-saxonne, accrochées aux identités, et une France cultivant son exception et s’obstinant dans son indifférence aux différences ? N’y a-t-il vraiment que « deux catégories de personnes », l’une en perpétuelle rébellion contre l’homme et tentant de le « régénérer », et l’autre réconciliée avec l’humaine nature ? Les chars d’assaut ne font pas souvent dans la nuance.
          J’avoue aussi avoir été vite agacé par les rafales de citations et de références qui semblent appeler à la rescousse les penseurs de tous les temps, malgré la diversité des formules qui les introduisent (comme disait… selon… ainsi que le résume… ajoute… écrit… selon le mot… ainsi que l’observe… on songe au mot… selon l’expression… comme nous y invite… dont je m’inspire ici…). Complaisamment étalée, la culture perd sa force de conviction et finit par étouffer la pensée — sinon le lecteur.
          C’est dommage, car le sujet est réellement préoccupant et le paradoxe de devoir détruire ce que l’on veut sauver mériterait une réflexion plus approfondie. Le problème soulevé par l’écologie est bien réel. Si on en disqualifie les représentants, il faut proposer d’autres solutions. Et les quelques pages consacrées à une alternative se révèlent bien décevantes. Quelques grands principes, une écologie de l’autolimitation plutôt que de la décroissance, une écologie de la gratitude et de la compassion, poétique, conservatrice et fidèle aux valeurs de la France... Certes, mais concrètement ?

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Georges-Olivier Châteaureynaud, Nouvelles d’un front, dessins et peintures Hubert Haddad, éditions du Contrefort, 2022.

Châteaureynaud

          « Au sein du morne océan du divertissement qui les cerne, les fabricateurs d’histoires tiennent un cap impossible, entre rêver et vivre » écrit Hubert Haddad en préambule de ces deux nouvelles publiées en un précieux petit volume. On ne peut mieux caractériser l’univers de Georges-Olivier Châteaureynaud, à la fois onirique et ancré dans la vie ordinaire. Le recours au fantastique semble accidentel, au détour d’un récit d’apparence anodine, mais il donne soudain du sens à l’anecdotique. Deux mondes, deux strates de la réalité s’interpénètrent sans rupture de ton, comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit. Rêver est une seconde nature. Et vivre, dans la violence extrême de la guerre, prend un tout autre poids.
          Ces deux histoires de guerre, l’une écrite à la troisième personne, l’autre à la première, semblent intemporelles et vaguement localisées, mais de petits détails les rattachent à un lieu et une époque assez précis : l’Opéra Bastille, le Grand Louvre et le service militaire, pour la première, renvoient aux années 1990 ; l’ypérite et la plume sergent-major, pour la seconde, évoquent plutôt la guerre de 14-18. Les troupes d’Outre-Mer, pour la première, les batailles de la Meuse, pour la seconde, fournissent un cadre sommaire. Mais l’opposition des personnes, des temps et des lieux est tout à fait secondaire ; secondaires aussi les situations similaires de conflit armé. Un lien plus profond les unit, la focalisation sur un personnage ordinaire soudain investi d’une conscience particulière de la mort. Une opposition plus fondamentale les distingue : le « seul mortel », dans la première, est le seul personnage qui ne peut oublier une seconde qu’il va mourir ; le « seul survivant », dans la seconde, sait qu’il échappera à toutes les boucheries de la guerre. Certitude de la vie et certitude de la mort sont également insupportables. Seule l’inconscience de l’une et de l’autre permet d’en surmonter l’angoisse.
          Dans la première nouvelle, le mot « mortel » s’inscrit sur le corps du protagoniste après sa rencontre avec une femme mystérieuse. « Ce mot était apparu sur sa peau comme un papillon s’y serait posé, ou comme un cancer qui y aurait éclos. » Il l’estampille, « fatidique comme un tampon sur un dossier ». Non seulement il est impossible de l’effacer, mais les tentatives n’aboutissent qu’à le multiplier ! Dans la seconde, le seul survivant au grand massacre des tranchées transmet son étrange malédiction à un soldat de rencontre. Les atmosphères se ressemblent, celles des bordels de guerre et des camaraderies de fortune. Les personnages sont en discret décalage avec le monde, qu’ils traversent comme des rêveurs éveillés. Ils semblent un peu à côté de la vie et des hommes.
          La lente imprégnation (plus qu’une irruption brutale) du fantastique tient à un lieu (villa, bordel) et surtout à un personnage, un « passeur » rencontré par hasard et qui disparaît mystérieusement une fois son message délivré : une femme qui s’abandonne au premier, un clairon qui offre à boire au second. Tout l’art du fantastique discret cher à Georges-Olivier Châteaureynaud consiste à les décrire comme des personnages ordinaires, dont l’apparence, les réactions, la vie sont d’une parfaite banalité. L’auteur prend soin de laisser une petite ouverture à la logique humaine dans un récit qui semble lui échapper.
          Car après avoir reçu ce lourd privilège d’être en vie et de le savoir, les deux protagonistes ne rêvent qu’à redevenir des hommes normaux, mortels, sans doute, vivants, à coup sûr, mais qui ne songent qu’épisodiquement à la mort comme à la vie. Il y a du paradis perdu dans leur désarroi : la prise de conscience est un tournant irrévocable qui les enferme en eux-mêmes.

Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant tabassé par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre. Aucun été n'est éternel, De l'autre côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.

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Stéphane Lambert, L’Apocalypse heureuse, Arléa, 2022

Lambert

          « Nos chemins sont souvent des déroutes que nous devons amadouer pour qu’elles nous mènent quelque part, et c’est déjà miracle d’en dénouer les fils plutôt que de s’y entortiller. » Le trajet d’une vie peut sembler linéaire : il est souvent constitué d’une multitude de pistes qui semblent parallèles et qui, parfois, se croisent de manière inattendue. Pour éviter d’en mêler les fils, il faut alors entreprendre un long travail de remémoration, d’analyse, d’interprétation.
          Tel est le travail de l’écrivain, en tout cas celui de Stéphane Lambert, qui poursuit de livre en livre une interrogation lucide sur lui-même. Ce regard extérieur qu’il porte sur sa vie introduit une distance permanente entre le monde et lui. On pourrait croire que telle est la malédiction de l’écrivain : coucher un événement sur papier, c’est déjà se détacher de lui, et si l’on fait de sa vie la matière première de ses romans, on finit par se séparer du monde, par le considérer comme un matériau et non comme un vécu. Mais ce n’est pas aussi simple. L’écriture crée-t-elle cet espace entre le monde et l’écrivain, ou vient-elle se nicher en lui pour le combler ? La question se pose si la prise de distance avec l’entourage a précédé l’écriture… À l’origine, la lecture a entretenu la même sensation : « Les livres mettaient entre la réalité et moi un filtre qui collait à mon sentiment d’étrangeté. » Et surtout, le silence qui s’est installé entre le jeune garçon et ses parents les a emmurés dans des non-dits oppressants.
          Le point de départ de cette réflexion est l’étrange croisement entre deux chemins de sa vie. En se rendant chez un médecin spécialisé dans les traumatismes de guerre, Stéphane Lambert se rend compte que celui-ci habite l’immeuble où, lorsqu’il avait dix ans, un ami de ses parents a abusé de lui. Des recherches sur Internet lui confirment qu’il s’agissait d’un pédophile notoire. Tel n’était pas son souvenir, puisqu’à l’époque, pour surmonter le traumatisme, il avait « brandi l’étendard d’un amour précoce ». Le voilà donc contraint de revoir l’histoire qu’il s’était alors construite. Et de constater que ses parents, mal à l’aise, n’ont pas été à la hauteur et ne sont pas intervenus.
           C’est un pan de la mémoire familiale qui se lézarde alors. « Sur quoi peuvent se reposer les enfants sinon la certitude que leurs parents sont des chênes ? » Leur apparente sérénité reposait en fait sur l’étouffement de leur peur. La mort du père, qui domine la seconde partie du récit, force aussi à jeter un autre regard sur le passé. L’adolescence se recompose dans une autre logique. Un accident de voiture devient ainsi « le fruit d’un long dérèglement », le « point d’orgue » d’une déroute, comme si la « mauvaise graine » du silence consécutif à l’abus sexuel avait sapé et détruit en profondeur l’unité familiale. Habitué à « chercher du sens dans les moindres détails de l’existence », l’auteur tisse alors une autre version de son enfance, cohérente, structurée. « Entrer dans une réalité vécue par un autre biais que celui de notre perception donne l’étrange sentiment que notre histoire se détache de nous pour devenir le support d’une interrogation où grouillent d’autres vies. » Aucune rancœur, aucune amertume, cependant : devenu adulte, l’expérience de ses propres lâchetés le rend plus tolérant vis-à-vis d’autrui. « Je veux porter la voix de la faiblesse des hommes », dit-il.
          Et si le passé retrouve un sens qu’on lui ignorait, cela ne peut qu’empiéter sur le présent. Par un jeu narratif que l’on retrouve ailleurs chez Stéphane Lambert, le séjour dans les Cyclades, où il écrit ce roman, interfère en permanence avec les souvenirs qu’il raconte. La splendeur tragique des paysages modelés par d’anciens cataclysmes lui rappelle les bouleversements qui ont secoué son adolescence. « Ici l’apocalypse avait déjà eu lieu », on « se baigne tranquillement aux portes de la mort ». Si la thématique de la menace écologique vient à l’esprit, en écho à l’Apocalypse écrite non loin de là à Patmos, c’est surtout à son histoire personnelle qu’il rattache les sensations et suggestions des îles grecques. Il voulait construire ici une maison avec son compagnon, Jan, mais à la suite d’une séparation et de la rencontre d’un autre homme, Juan, le projet échoue. Mais la coïncidence des prénoms — Jan, Juan, saint Jean — structure une autre construction, intellectuelle, où passé et présent prennent sens. La maison qu’il ne peut construire répond à la maison familiale jadis sapée par le silence, les images s’enchaînent, de forteresse intérieure, de rempart, de terrier d’écriture, de donjon… Et les îles de la mer Égée formées sur une faille sismique l’invitent à retrouver le « point névralgique » de son enfance, « la faille sur laquelle [sa] vie adulte s’était construite ». Cette construction kaléidoscopique, où des fragments épars finissent par former une image cohérente, donne au récit une unité et une solidité peu communes.

Voir aussi
:
Paul Klee jusqu’au fond de lavenir. Vincent Van Gogh, L'éternel sous l'éphémère.

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Pascal Goffaux, La nostalgie de l’aile, Esperluète, 2022.

Goffaux

          Dans la forêt touffue des autobiographies, confessions, mémoires et autofictions dans laquelle se complaît notre culture nombriliste, voilà un livre qui détonne et ravira les lecteurs attentifs. Ces souvenirs d’un homme qui n’avoue lui-même que peu de réalité, et qui se trouve bien embarrassé du peu qu’il se reconnaît, constituent une fulgurante méditation symbolique sur l’absence à soi-même. Celui qui aurait préféré ne pas être et qui, toute sa vie, rêvera du « retour à la case non-être », au néant d’avant la conception, est né chétif, avorton pas plus gros qu’un poulet sans aile qui cherche en vain sa piste d’envol.
          Cela ne suffit pas à cette angoissante impression d’inexistence. Coincé entre deux « frères manqués », l’aîné, Philippe, vivant au rez-de-chaussée chez leur tante, et un frère avorté, il grandit au premier étage dans une sorte de paradis sans ange. Entre les deux frères absents, il se sent comme un « passage » — n’est-ce pas la signification de son prénom, « Pascal » ?
          Cette situation personnelle et familiale donne au récit un ton singulier, entre autobiographie et conte initiatique. Divers thèmes qui peuvent sembler classiques dans la littérature prennent ici une résonance particulière. Celui de l’absence à soi-même, d’abord, comme une vacuité mystique de chaque instant. La sensation permanente de n’être qu’un « poids mort », hors de son corps, ne se limite pas à une expérience ponctuelle : « Je regarde ce corps vivre à chaque instant distinct, hors de moi. » Elle pèsera sur les deux seules décisions de sa vie : le refus d’un enfant — il en adoptera — et sa vocation d’homme de radio : cette voix qui vient à nous sans passer par un corps, et pas même par un fil, lui semble la seule manière d’être vraiment au monde. « Seules la radio et la télévision et la chanson permettent de s’adresser à un absent ».
          Autre lieu commun magistralement revivifié : celui de l’ange. Non pas le putto ailé et joufflu, mais l’invisible présence qu’il a sentie autour de lui et qu’il rejoint à moitié. « Un ange préside aux seuls instants de votre vie qui échappent à la fuite du temps et à l’oubli. Il introduit la fracture dans le déroulement de votre histoire, car il vous saisit par surprise. » L’ange apparaît au moment où l’on éprouve « l’évidente présence de la beauté. » Il laisse « le souvenir d’un instant illuminé ». Nous sommes à nouveau ici — et sans que le mot soit prononcé ni qu’il y ait la moindre équivoque religieuse — dans une thématique mystique, celle de la rencontre inopinée avec un homme ou un objet artistique, qui « transforme le hasard d’une rencontre en destin. » Telle est la fonction d’Uriel, l’archange au nom imprononçable, telle est la « nostalgie de l’aile » qui donne son titre au récit.
          D’autres rencontres, à peine plus concrètes, donnent un peu de consistance à ces impressions évanescentes. Celle d’un étudiant nommé Philippe, comme le « frère manqué », et surnommé Fil, comme le « télégraphe sans fil » auquel Pascal se vouera… Un camarade étrange, dont la peau laiteuse paraît diaphane. Le mot revient comme un leitmotiv dans le livre. Un jeune chanteur au visage diaphane le troublera tout autant : s’il « affiche un air absent », il s’éclaire obscurément lorsqu’il se met à chanter. La recherche de l’alter ego, dont la littérature n’est également pas exempte, prend une tout autre dimension dans la nostalgie d’un frère présent et absent à la fois. À tel point qu’il stupéfiera son frère — le vrai, de chair, de sang et d’absence — en lui écrivant bien plus tard qu’il lui paraît… « diaphane » !
          Cette histoire en creux d’un être qui n’est véritablement lui-même que dans le non-être trouve son expression dans une langue à la fois riche et transparente, d’une subtile évidence. Les mots, dit Pascal Goffaux, lui permettent de « dissoudre les images », de refuser l’apparence pour atteindre la substance. Et les mots trouvent ici un singulier écho dans les photos de Laurent Quillet réunies en un cahier final. Elles semblent a priori de banals clichés de famille, mal cadrés, aux couleurs passées, parfois de simples polaroïds. On feuillette, perplexe, avant de se rendre compte qu’il manque quelque chose : l’artiste a sur chaque cliché ôté son image. Les bras de l’accouchée ne tiennent aucun bébé, la couverture du berceau se gonfle d’un corps effacé, le communiant n’est plus qu’un fantôme entre deux parents souriants…
          De ce subtil camaïeu d’absence, je retiendrai surtout cet apologue où la pauvreté tire toute sa richesse de la dépossession — et de la suppression des mots superflus. Un homme riche monte sur la montagne avec son fils et lui dit : « Regarde, tout ce que tu vois là un jour t’appartiendra ». Un pauvre monte sur la montagne avec son fils et lui dit : « Regarde ».

Voir aussi :

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François Emmanuel, Raconter la nuit, Seuil, 2022.

Emmanuel

          Pierre, le narrateur, retrouve dans une villa en bord de mer deux amies d’enfance, sœurs jumelles, et renoue avec elles une histoire d’amour avortée. Officiellement Vera et Jelena entendent lui confier la mémoire de leur père, le peintre Jero Mitsić. Pierre est devenu critique d’art : il pourra donner un avis sur la collection, organiser une exposition et, pourquoi pas, écrire un livre. Mais on comprend rapidement que les enjeux vont bien au-delà des rapports professionnels. La maison, qui donne son titre à la première partie du roman, est habitée par une force secrète. Elle réveille des souvenirs confus, où se mêlent la nostalgie des « bandes de copains » de l’adolescence, l’atmosphère délicate du domaine mystérieux dans le Grand Meaulnes, avec le soupçon de « quelque chose de terrible ». Jelena, en particulier, « vivait dans un temps qui n’était pas le nôtre », un temps arrêté, certains événements revenant sous forme d’instants présents, de hantises. Par moments, une autre femme l’habite, Slava Dževković, qui renvoie à une expérience traumatisante. Est-ce pour sauver sa sœur d’elle-même que Vera a invité Pierre ? Entre celui-ci et Jelena se rallume un amour passionné, qui tient du vertige que l’on éprouve devant un gouffre.
          Derrière l’histoire d’amour, l’exposition sur l’œuvre du père et les révélations sur le traumatisme de Jelena durant la guerre de Serbie, qui occuperont la troisième partie, le roman explore la malédiction et la fascination de la gémellité, la rivalité protectrice de Vera et Jelena, ce « démêlé de leur entre-sœurs ». Comment vivre une gémellité physique, lorsqu’on se trouve « zoologiquement » pareil, mais intérieurement différente ? Vera est « la dominante », celle qui prend les décisions, tournée vers le monde et organisant la vie commune. La gémellité intérieure se trouve plutôt entre Jelena et Slava, la jeune femme qui la hante. Au point qu’on soupçonne une pointe de jalousie de la part de Vera…
          Au-delà de la gémellité, d’ailleurs, qui projette sur l’autre l’image que l’on a de soi-même, la thématique centrale est celle du regard, dont le miroir du double ne constitue qu’un aspect. Par la fréquence des verbes (voir, revoir, regarder, observer, fixer…), par le métier des personnages (peintre, photographe), par le regard de Jelena qui ouvre et clôt le roman, « comme au bord d’une indignation », l’obsession s’inscrit en nous. Car le regard ne se contente pas de trahir la vie intérieure des protagonistes, il est actif, il cloue, il invente, à tel point que le secret de Jelena est peut-être de ne pas pouvoir vivre dans le regard des hommes : elle se dérobe à l’image qu’on lui prête, « intouchée par l’image où tu me fis mourir ».
          Le lecteur est alors sensible aux visions des personnages. Jero, le père décédé, d’abord, dont le regard transperce les photos. Le peintre « vivait dans le regard, il était un forçat de la vision à peindre » et se voulait « petit artisan de la lumière ». Jelena, ensuite, photographe de guerre mal outillée d’un Hasselblad 6x6, « trop lent, trop artistique pour les guerres, tout juste bon à photographier des ruines, exigeant de celle qui prend qu’elle se penche, et règle la lumière, et ajuste la focale. » C’est ce qu’elle cherche. Elle ne veut pas être confondue avec les vautours de la guerre, en quête d’un cliché sensationnel pour les journaux occidentaux. Elle entend au contraire partager la vie des victimes de la violence pour regarder la guerre par leurs yeux.
          Et les visions sont restées en elle. Par moment, elle appuie à plat ses mains sur ses yeux avec « une force terrible, comme pour dire : rentrez en moi, démons, visions ». Son « regard habité » transperce ses yeux, et cette « vie dans l’œil » permet de déceler le moment où elle est hantée par Slava. On comprendra à la fin du roman qu’elle a arrêté la photographie pour se retrouver, « ne plus être à l’extérieur de sa vie mais vivre sa vie de l’intérieur et en payer le prix ». Les éléments qui seront révélés dans la troisième partie ne sont que l’anecdote expliquant cette douloureuse métamorphose du regard.
          Au vocabulaire du regard s’ajoute l’expression de cet infime moment de bascule, de l’entre-deux, qui constitue un des secrets de l’écriture suggestive de François Emmanuel. Ici encore, ce sont les mots qu’il faut interroger ; « comme au bord d’une indignation », « entrée en lumière », « au bord de l’immense vitre », « au seuil du couloir », « j’ai vu chavirer ses yeux », « déséquilibre », « entrebâillement de la porte », un téléviseur « à fleur de sol »… Le lecteur est à tout moment relégué sur cette ligne de crête physique ou psychologique qui maintient sa perception dans une tension permanente. Les éléments qui pourraient faire pencher la balance surviennent par petites touches aussitôt corrigées, dans un art de la nuance qui fait également toute la magie de cette écriture : « comme une hésitation », « une touche d’ahurissement », « presque indiscernables », « une nuance de perdition », « un reproche ou une justification de reproche », « un demi-rêve », « un vague sommeil », une « délicatesse froissée »…
          Et pourtant, cette subtilité contraste en permanence avec un appel de l’absolu, du grandiose, qui passe également par les mots : radieux, somptueux, éblouissement, évidence, embrasement, « le pur illuminant », tout cela renvoyant à la « part mystique » du peintre, ou de chacun d’entre nous — le jeu de mots avec son nom, Mitsić, est-il voulu ? Obsession de la nuance et quête de l’absolu sont en fait les deux facettes d’une même impuissance, celle des mots qui ne peuvent traduire la complexité du vécu. Les personnages butent sans cesse sur les mots qui leur manquent et qui entraînent une maladresse des sentiments, une brutalité dans la tendresse. Un livre permettrait-il dès lors de raconter la vie ? La demande faite au narrateur n’est pas seulement celle d’une monographie sur un peintre mort. Pour Jelena, il parviendrait peut-être à « raconter la nuit, comme si elle entrevoyait que les forces dispersantes du récit étaient des forces nocturnes », comme si « raconter la nuit pouvait être comme caresser la dormeuse et tout à la fois traverser le mur de la nuit d’une voix remémorative et chantante ».
          Raconter la nuit : on comprend que c’est précisément ce livre impossible que l’on tient en main et qu’il y a « un ordre au vivant de la parole », que « le récit fait peau ». En filigrane, c’est presque un art poétique que l’on découvre, un manifeste du romancier qui nous livre sa conception de son art : « Dans le récit, on commence quelque part, on donne un ordre aux événements, on ramasse dans les mots ce fil de la vie que chaque nuit le sommeil disperse et qui se retrouve intact chaque matin ». Faire passer le monde de la nuit au jour, explorer les gouffres du rêve et ramener les forces obscures à la lumière, tel est la mission de l’écrivain comme du psychanalyste. Derrière le cas particulier des « familles d’exilés » marquées par les guerres du vingtième siècle, qui en ont conservé « une grande faim d’absolu et sans doute la trace d’une extrême violence », il y a une soif commune à tous les hommes d’illuminer leurs gouffres intérieurs, et en particulier le gouffre suprême, et final : « le seul sens de la vie est de trouver la lumière de la vie, laquelle à notre mort nous inondera le visage ». Ainsi comprend-on le lien entre les diverses thématiques au cœur de ce roman, la lumière, la nuance, l’absolu, le regard : le peintre Mitsić est « aimanté non par la vision mais par ce qui dressait la vision, transperçait la vision, ce dont la vision n’était qu’une tentative de mise en forme : la lumière, ce seul mot de lumière. » Raconter la nuit est avant tout une exigence mystique.

Voir aussi : Les murmurantes, Le sommeil de Grâce, 33 chambres d'amour, Jours de tremblement. Anna et ses ombres. Le Cercle des oiseleurs.

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Sylvie Durastanti, Sans plus attendre, Tristram, 2022.

Durastanti

          Il faut entrer dans ce roman sans lire la quatrième de couverture, qui dévoile d’emblée ce que le lecteur est amené à découvrir par lui-même. Au bord d’une rivière, une femme, la narratrice, évite par ruse le viol. Rien ne nous est dit sur les circonstances, les lieux, l’époque. Les éléments d’information nous viennent par le récit lui-même. Nous sommes au bord de la mer (« Parfois, la mer me réveille, quand elle roule ses galets dans la nuit »), dans un monde où les femmes se voilent (« son voile était collé à ses tempes par la sueur »), où les esclaves s’achètent, un univers aux essences méditerranéennes (myrte, lavande, romarin)… Lorsqu’on apprend que la « maîtresse » a vu sa maison envahie par des « intrus » en l’absence prolongée de son mari, on devine que nous sommes à Ithaque, chez Pénélope assiégée par les prétendants. Derrière les noms abrégés, Eri, Méla, Télem, Ménel, on reconnaît les personnages de l’Odyssée, Euryclée, Mélantho, Télémaque, Ménélas. Ulysse ne sera nommé qu’à la dernière page.
          C’est un intéressant défi de donner la parole aux oubliées de l’histoire. Par les yeux de Pénélope, nous découvrons une autre guerre de Troie, à laquelle Ulysse s’est joint par ruse (« Sachant que cette guerre serait interminable, il est parti pour y mettre un terme »). Une histoire en creux, qui renonce aux grands effets, aux batailles, aux innombrables personnages, et se concentre sur l’absence, telle que la vivent les femmes, et en particulier deux d’entre elles, la servante et la maîtresse. Beau défi, de rendre palpable cette absence quand un roman cherche au contraire à instaurer une présence. Quitte à quasiment effacer les personnages : « ton absence contagieuse vide le monde de sa lumière, et nous nous retrouvons absents de nous-mêmes. » Les « moments suspendus dans une inertie méditative » alternent parfois avec des « sursauts de vivacité ». Audacieux défi, de renoncer au pittoresque, à l’événementiel, pour se concentrer sur l’étirement du temps. Comme Flaubert rendant sensible à son lecteur l’ennui d’Emma Bovary, Sylvie Durastanti sollicite jusqu’à ses limites l’attention du lecteur aux plus petits détails du temps qui passe. Des épisodes grandioses, comme un séisme, sont traités comme des péripéties banales, quand un détail anodin (un sourire derrière un voile) prend, dans le questionnement qu’il impose, une résonance capitale, jusqu’à symboliser le redémarrage du temps ! Si le ralentissement du rythme, à certains moments, peut lasser la bonne volonté du lecteur, cette lassitude même fait partie du projet romanesque. Il faut savoir la dépasser. De même qu’Ulysse est allé au bout du monde, Pénélope devient celle qui est « venue à bout du temps ». 
          Le temps est le véritable sujet de ce livre : « le temps n’est que ce qu’on en fait », découvre Pénélope et celui de l’absence, de l’attente, devient d’une fluidité désolante. « Avant que tu ne partes, le temps était dense, parfaitement rempli, même aux heures de sieste, de désœuvrement ou de paresse. » Et pourtant, dans l’impatience des prétendants, il passe encore beaucoup trop vite. Face à eux, il faut « freiner le temps ». On connaît la ruse de Pénélope : elle promet aux prétendants de se décider lorsqu’elle aura achevé le linceul de son beau-père, mais cet ouvrage, si long soit-il, approche de sa fin. Elle prend alors conscience d’un jeu de mots qui n’est sans doute possible qu’en français, mais qui prend tout son sens pour le lecteur : les « jours » désignent les vides ménagés entre les fils de trame et les fils de chaîne. En défaisant sa toile, elle a « ouvert un jour, un jour immense dans la nuit où nous étions. » Le linceul défait devient alors celui des prétendants : « Le vôtre, de linceul, il est bien plus grand, pour vous enfermer tous. Il est fait de la substance immatérielle, invisible, des milliers de brins de fils que j’ai détissées. »
          La ruse de Pénélope est bien évidemment au centre du roman, comme au cœur des pages qui lui sont consacrées dans l’Odyssée. Mais elle devient ici un thème structurant. Au départ, la maîtresse refuse cette duplicité indigne de sa condition, mais que pratique sa servante. « Selon elle, être esclave ou être femme apprend forcément à ruser. Pourtant, elle se trompe. » Peu à peu, cependant, elle comprend que c’est Ulysse qui lui a montré le chemin, lorsqu’il s’est caché pour échapper à la guerre. « Tu m’as appris à ruser. Et tu m’as appris à me tromper. » L’art de la ruse, dans cette guerre domestique qu’est l’invasion des prétendants, passe par la tromperie (« Au-dessus de la vérité, il y a la survie »), et c’est son rôle de mère de le transmettre à son tour à Télémaque : « Je ne pouvais le laisser se risquer en un monde aussi peu fiable sans entrouvrir pour lui les portes de la duplicité. » N’est-ce pas d’ailleurs la Nature elle-même qui nous l’enseigne ? « Telle est l’ingéniosité de la nature, elle prend mille formes. Mais comme nous passons trop vite, sans y prêter attention, sans vouloir ou savoir apprendre d’elle, nous nous résignons à subir, au lieu de résister. »
          Entre ces deux thématiques qui s’entrecroisent comme la chaîne et la trame de la tapisserie, le roman dévoile peu à peu ses motifs, nombreux et variés : la soumission des femmes et leur juste révolte, les réflexions sur les deux mers, la nourricière et l’inféconde, les incertitudes et les ambitions contraires des servantes… Dans la sérénité tendue des tragédies antiques, qui s’intéressent moins aux péripéties d’une histoire connue qu’aux ressorts qui rendent implacable le destin, le récit se déroule dans une langue limpide et sur un rythme lent, qui s’attarde sur les descriptions pour estomper les événements et adopte, par moment, l’ampleur hiératique des psalmodies sacrées.

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François Thiéry-Mourelet, Brise dans le miroir, éditions Sans escale, 2022.

Thiéry

          « Certains décrivent les enfers qu’ils n’ont jamais vus,
          Les supplices, les flammes et les démons.
          Il fut témoin de pire et il ne put rien dire. »
         
          On pense irrésistiblement à Dante, devant ce long poème divisé en quatre-vingt-neuf laisses de trente-trois vers, avec la régularité de la Divine comédie. L’homme moderne, s’il a voyagé les yeux ouverts, a vu bien pire que l’enfer du Florentin. Il a vu les violences, les saccages, la cruauté gratuite des enfants qui portent la mort dans le regard, les vieillards diminués jusqu’à la non-existence, le pillage des sites archéologiques… Devant l’agonie du monde et l’indifférence des hommes, il a connu la honte d’être humain. Et le bateau de sa vie — car le poème prend la forme d’un long voyage — a surtout connu les bourrasques et les naufrages. La métaphore classique se fond ici à l’expérience que l’on prête à ceux qui s’apprêtent à la quitter — « comme un mourant revoit sa vie » — et permet, d’escale en escale, des remémorations qui peuvent remonter jusqu’à l’enfance. Le voyageur retrouve alors ses visages perdus.
          Il côtoie bien des hommes, aussi, de rencontre ou de compagnie. Ici encore, on pense au voyage de la Divine comédie, ponctué d’allusions à des personnages croisés dans un autre monde. La multitude des personnages peut parfois désarçonner, surtout lorsqu’ils se bousculent dans de truculentes et mystérieuses énumérations — Igor le Ramasseur, l’Araignée rouge, Maître Médius, Vassili le Marin, la Navigatrice et la Sorcière…  Mais au détour d’un poème, on se reconnaît nécessairement dans l’un d’eux… Pour ma part, j’ai un faible pour la fouineuse de la bibliothèque municipale, guidée par le plaisir « D’y dénicher un morceau de vie abandonné », et qui voit soudain sa main dans un rais de lumière. Certains reviennent régulièrement et peuvent sembler des doubles de l’auteur, comme l’écriturier, « Celui qui avait le don malheureux d’écrire n’importe quoi / Et de se lancer à l’assaut de n’importe quel monde », ou Comme-un-coquillage englué dans ses souvenirs.
          Des doubles de l’auteur ? Le thème apparaît discrètement et n’est pas sans évoquer les couples mythiques (Dante et Virgile, don Quichotte et Sancho Pança), mais plus encore la tradition romantique du Doppelgänger, ce double qui semble tout connaître de nous et nous juger, mais qui se tait. Le voyageur le croise parfois dans un port lointain, ou le surprend en train de l’observer derrière un arbre. Ni guide, ni juge, à peine une conscience qui se réveille sporadiquement. Nous n’en saurons pas plus, sinon, peut-être, qu’il génère un doute sur la certitude de se connaître soi-même. « Double, deux fois je m’ignore au présent, au passé, / Avec la certitude idiote de connaître l’avenir ». Une petite fêlure dans la personnalité qui relativise les ouragans de l’âme.
          À ce doute sur le passé et le présent répond, pour fêler la « certitude idiote de l’avenir », une autre présence invisible et récurrente, qu’il nomme Brise. Le nom même, qui oppose à la violence des bourrasques l’espoir d’un apaisement, n’est pas sans évoquer, dans ses consonances comme dans son rôle, la Béatrice de Dante. Brise, « l’unique horizon », « l’unique destination de chaque voyage », donne sens à l’« absurde errance » par la promesse d’un but à atteindre, un but toujours fuyant, mais bien réel. Comme le double qui regarde le présent, Brise se tait et disparaît à peine entrevue. Mais par moment, on pense aussi à lhomonymie de son nom : Brise est aussi venue pour briser...
          Les deux personnages récurrents — le double et Brise — adoucissent l’image du bateau ballotté par la tempête. À la prosodie nerveuse, faite de rythmes heurtés, de reprises, d’allitérations, de rimes internes, d’accumulation de mots rares, succède un apaisement progressif. Paradoxal, parfois, car il peut ressembler à un échouage sur le désert d’une île, à l’oubli dans la boisson ou à l’engluement dans un quotidien sans substance : « Ce paysage calme et commun ; / Où l’insubstance mène une vie sans objet ». Si les blessures disparaissent, il reste les cicatrices, et un infini camaïeu blanc.
          « Sans être aveugle, je ne sais rien, rien que le blanc.
          Sans être sourd, je n’entends rien, rien que le blanc.
          Sans être anosmique, je ne sens qu’un parfum blanc. »
          Mais se désencombrer du monde n’est pas que le triste sort des vieillards inexistants. Le retrait est aussi la démarche du poète. « Il reste la poésie quand on ôte le superflu. » C’est alors qu’on se rappelle l’écriturier qui accompagnait le voyageur. On se rend compte que le monde se confond, par moments, avec le récit que l’on s’en fait. On cherche « une goélette, une frégate ou une caravelle / Caressées jadis sur les pages d’in-folio écornés ». L’ouragan n’est plus que son évocation — « Alors je chante la tempête, la bonace ou le vent rompu ». Et le but inaccessible se rejoint par son incantation : « Surtout, je chante Brise, son sourire enluminé ». Les objets brisés par le naufrage participent à leur manière à cette apparition. « Rien n’est entier. Sur chaque fragment, je devine / Une icône, celle de Brise. Brise dans le miroir. »
          Alors survient « Un sentiment jusqu’alors inconnu et inespéré » qu’il faut interdire au ciel d’effacer. Brise devient l’Yseut thaumaturge qui soigne les blessures du Tristan naufragé. Même si, une fois encore, elle est vouée à disparaître, elle efface jusqu’aux cicatrices dans un oubli réparateur. Ce voyage initiatique de la tempête à l’apaisement, de l’hyper-mémoire à l’oubli, a le mérite de s’incarner dans la prosodie de la langue, qui calme peu à peu son goût pour le mot rare et les énumérations festives et permet tout à coup des images d’une évidente simplicité : « il est prisonnier d’une tête / Qui dépasse de sa chemise et ne le comprend pas ».

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