2022
Gilles Verdet, Les passagers, Rhubarbe, 2022.
Il y a des
univers que l’on identifie dès les premières lignes. Les romans de
Gilles Verdet sont de ceux-là. On se les passe « en douce, comme, en
famille, on se refile une bonne combine ». Cela tient à l’écriture, à
l’économie de la narration, au ton. Les chapitres démarrent sur un
paysage, décrits de façon très impressionniste : le romancier s’attache
d’abord aux lieux, longuement, avec minutie, avant qu’un élément
surprenant ne vienne lancer la narration. La sensibilité aux
atmosphères se traduit par des images poétiques particulièrement
évocatrices — le brouillard comme une longue coulure d’étoupe ou un
drap de coton. Des juxtapositions brutales de niveaux de langue,
passant de l’argot suranné (les gueulantes, les pierrots…) à des termes
précis, techniques (la césure de l’atlas) puis à des images poétiques
désarçonnent le lecteur. Les phrases hachées, qui recourent volontiers
à l’ellipse du pronom sujet, imposent un rythme soudain haletant. Et
surgit tout à coup une tête tranchée dans un sac poubelle. « C’est la
loi des contraires qui crée l’émotion. Le sublime naît des extrêmes. »
Presque un art poétique…
L’intrigue
policière n’est là que pour susciter la curiosité du lecteur :
l’essentiel est dans la mise en place des personnages, un peu paumés,
rarement honnêtes, mais tout compte fait jamais bien méchants, même
s’ils doivent assurer leurs fins de mois par le trafic de drogue ou
l’assassinat commandé. On croit entr’apercevoir le tableau, et puis…
tout est remis en cause au chapitre suivant. Les romans de Gilles
Verdet sont familiers de ces ruptures narratives qui les font
ressembler à des recueils de nouvelles, mais dont la logique interne se
révèle progressivement. C’est comme un transfert du récit d’un
personnage à l’autre, chaque histoire recoupant la précédente et la
suivante par un lien ténu qui laisse deviner une intrigue commune.
Chaque détail, chaque mot a son importance, même si l’on ne s’en rend
compte que plusieurs chapitres plus loin. Pourtant, le titre nous a mis
la puce à l’oreille : il s’agit bien de passagers, et de passeurs. Mais
que passe-t-on ? Un fleuve, une frontière, de la drogue, le mot, le
temps ? « C’est souvent la force maligne du malentendu qui favorise les
rencontres » : presque un art romanesque…
Alors, nous
passons. Du fleuve au périf, de la mer au détroit, du ciel à l’horizon,
puis retour au delta. Nous passons d’Eduardo, passeur de fleuve, à
Françoise et François, passeurs de drogue. Qui est volé par qui, qui
est tué par qui ? Mieux vaut tenir une liste des personnages pour
démêler les fils embrouillés à souhait ! Alors peut-être
comprendra-t-on où est passée la drogue joyeusement coupée de toutes
les ordures à portée de main — coupée, comme la tête jetée au fleuve.
Presque un art de vivre…
Mais peut-être
préférera-t-on se laisser emporter par le récit comme par le fleuve,
dégustant les images inattendues (des projecteurs « comme des tapettes
à mouches pour géant ») ou poétiques (les Roms, « derniers orpailleurs
rompus à la débine ordinaire »), des trouvailles souriantes (la mer et
la pluie, « des canailles acoquinées depuis toujours, des
embrouilleuses d’horizon »). Le charme de la langue opère, on se laisse
distraire, et voilà, nous sommes perdus dans le labyrinthe. Art
poétique, art romanesque, art de vivre ? En tout cas, du très grand art.
Voir aussi
: La sieste des hippocampes, Voici le temps des assassins, Fausses routes, Les Ardomphes. Nom de noms.
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Raphaël Gaillard, Un coup de hache dans la tête, Grasset, 2022.
Directeur du
pôle de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne, Raphaël Gaillard
fréquente tous les jours Verlaine, Nerval, Artaud, Kafka, Berlioz,
Baudelaire, Camille Claudel, André Breton, Maurice Utrillo… Il ne
s’agit bien entendu pas des artistes ou des poètes, mais des allées,
des places, des parcs du complexe hospitalo-universitaire. De quoi
s’interroger sur les rapports entre création et folie. Un serpent de
mer depuis Aristote, qui réapparaît comme le monstre du Loch Ness avec
la mélancolie antique, le bain des sorcières du Moyen Âge, les enfants
de Saturne de la Renaissance, la folie romantique… Mais l’approche de
Raphaël Gaillard est originale et, je dois l’avouer, tout à fait
stimulante.
Il tord en effet
le cou au vieux dilemme dans lequel nous sommes enfermés depuis
vingt-cinq siècles : la folie prédispose-t-elle à la création, ou la
création à la folie ? Plus qu’une parenté, il y aurait un cousinage : «
un ferment commun » qui peut entraîner une fragilité psychique dans
certains cas, une stimulation de la créativité dans d’autres.
L’idée de
départ, lumineuse et pourtant négligée jusqu’ici, consiste à étudier la
folie sous un angle darwinien. Vous savez : la lignée ne retient que
les mutations génétiques qui présentent des propriétés avantageuses
pour sa perpétuation. Pour la créativité, soit, mais à quoi pourrait
être utile un prétendu gène de la folie ? Il serait aussi faux
qu’indécent de considérer que les troubles mentaux constituent un
progrès de l’humanité. En période de crise, d’ailleurs, ceux qui en
sont atteints ne révèlent aucune disposition artistique. Et il n’y a
pas de « gène de la folie », mais une multitude de fragments communs à
l’ensemble des humains dont la combinaison seule peut provoquer des
troubles. En revanche, des formes modérées de maladie mentale
parviennent à compenser les désavantages des formes sévères : c’est ce
qu’il est convenu d’appeler la balancing selection. La schizotypie, ainsi, forme atténuée de schizophrénie, augmente statistiquement la créativité bloquée par la seconde.
Les gènes
peuvent en effet entraîner des manifestations différentes, voire
opposées — l’exemple le plus frappant est le gène du vieillissement
également lié à la reproduction. Et c’est apparemment ce qui s’est
passé dans l’histoire de l’humanité. La reconstitution du génome de
Neandertal et de l’homo sapiens
a ainsi montré que les variantes de gènes associées à un risque accru
de schizophrénie ou d’autisme étaient apparues chez ce dernier, au
moment de la bifurcation entre les deux. Quel était leur avantage ? «
Nés inachevés », nous sommes doués d’une plus grande plasticité, donc
d’une meilleure adaptabilité au milieu ambiant. Cela a nécessité le
développement du langage, mais aussi une plus grande créativité. Une «
révolution cognitive » qui avait ses inconvénients : pour permettre
plus de rapidité dans l’échange d’information, les mécanismes de
régulation, de vérification, de transcription des gènes ont été
négligés. « Ainsi, des facteurs génétiques ayant contribué au
développement du cerveau sont aussi ceux qui nous précipitent vers des
maladies. » Tout se passe comme si notre cerveau avait renoncé à la
robustesse pour privilégier la quantité d’informations codées. En fin
d’analyse, c’est l’accès à la conscience qui a développé la créativité
et le risque de troubles mentaux.
Le livre explore
ainsi trois rands troubles mentaux jadis associés au génie artistique :
la mélancolie (ou la dépression) à la Renaissance, la bipolarité à
l’époque romantique, la schizophrénie avec le surréalisme. Il compare
des cas vécus de pathologies à des exemples historiques de créativité.
Il analyse le processus commun, notamment par le concept de pensée
divergente qui permet de trouver la solution à un problème en l’ouvrant
et non en le renfermant dans des déductions logiques. Mais l’étude se
veut plus rigoureuse que la juxtaposition d’exemples. La possibilité,
en Suède, d’avoir accès aux Big data
mieux protégées en France autorise des études plus vastes, quand
l’homogénéité exceptionnelle de la population islandaise offre un
terrain d’étude unique. Qu’y constate-t-on ? La créativité n’est pas
liée à la maladie mentale en tant que telle, mais bien à la proximité
dans sa parenté d’individus qui en sont affectés.
La fragilité de
notre cerveau est-elle en fin de compte la rançon à payer pour avoir
développé le langage, la conscience, la création artistique ? On ne
peut plus en douter à la fin de la démonstration. Le langage a fait
notre force, mais il nous a aussi coupé du monde réel et nous fait
prendre des vessies pour des lanternes. Nous vivons dans une
représentation du réel plus que dans le monde concret — quelle
différence avec le schizophrène qui, lorsqu’il a perdu un ballon, va le
chercher dans un dictionnaire ? « Ce pourrait être cela, notre chute du
Paradis : la trahison du réel. » Telle est la malédiction de notre
condition humaine, le seul exercice de la pensée empêche l’immédiateté
du contact. Et l’art ? Ce serait « l’or pur de cette déchirure », qui
la pointe, la déploie, une façon de bouleverser et de recréer le monde
que nous ne pouvons plus atteindre. Cette haute mission attribuée à
l’art, au terme d’une démonstration aussi rigoureuse que convaincante,
est sans doute la conclusion la plus exaltante de ce livre. L’artiste a
un petit coup de hache dans la tête, disait Diderot. Mais c’est par là
qu’Athéna est sortie de la tête de Zeus.
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Laurent Gaudé, Grand Menteur, trois monologues, Actes-Sud Papiers, 2022.
Ces trois-là
sont liés comme une « Sainte Famille Bancale ». Le père, la mère, le
fils / fille, nés en trois monologues vaguement reliés entre eux. Trois
voix qui se juxtaposent sans se répondre, qui déroulent leur vie comme
une impudeur, « La grande phrase qui sera ma vie entière ». Ce sont
d’abord des situations. Grand Menteur, bardé de tuyaux sur son lit
d’hôpital ; la Mariée de la Gare Centrale, une mendiante qui déblatère
seule, comme une folle, de celles qui ne comptent pas avec sa « petite
tronche de pas d’aventure » ; Fille Fiston, né de leur rencontre, Salle
des pas perdus.
Derrière chacun,
un public se devine, à peine, dans une tentative d’interjection — « Tu
me croiras-tu ? » (Grand Menteur), « Je peux le dire ça ? » (La
Mariée), « Faut pas qu’ils te fassent peur » (Fille Fiston). En eux,
surtout, une langue, vitale, comme un cordon ombilical — « C’est juste
que je sors la longue phrase de mon ventre, de ma gorge, de toute ma
chair » (La Mariée). Si proche et si différente de l’un à l’autre : la
langue « créolisée, joyeusement chahutée » n’est pas tout à fait celle
de la Mariée, cette langue « de la pluie, de bière, de gares vides et
d’accents rugueux », ni celle de Fille Fiston, tellement envahie de ses
personnages « qu’on y comprend pas grand rien ».
Mais en chacun,
il y des personnages qui se bousculent, consciemment, chez Fille
Fiston, qui ne peut choisir entre les deux sexes — « Il y a tout un
peuple derrière moi ». Fictivement, chez Grand Menteur, qui ment parce
qu’une seule vie, « c’est trop triste à pleurer » — « Je veux être
mendiant et faire de l’or, Je veux être fidèle et dissolu, Je veux une
famille de grande tablée et rester seul dans le silence du temps ».
Avec agacement, chez la Mariée, qui parle pour faire taire les voix qui
l’entourent, le boucan de la gare. Et en chacun, il y a cette fêlure de
la vie qui ne peut se dire mais qui passe par les détours du langage.
L’un ment parce que le monde est trop petit, trop laid ; l’autre parce
qu’elle ne peut plus se cacher de vivre ; la Fille Fiston, parce qu’il
y a bien un moment où il faut dire les choses, pousser « le grand chant
d’amour si longtemps retenu » — « il n’y a pas de mensonge à cette
heure ». Mis y en –a-t-il jamais eu ? Il y a du théâtre, trois
formidables moments de théâtre où parler d’autrui, c’est aussi parler
de nous.
Voir aussi :
La
porte des enfers, Pour seul cortège, Danser les ombres. Le soleil des Scorta.
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Gérald Bronner, Comme des dieux, Grasset, 2022.
Sociologue
remarqué pour de brillants essais sur les mécanismes de la réflexion et
de la crédulité (La démocratie des crédules, Apocalypse cognitive…),
Gérald Bronner a souhaité une approche plus concrète des phénomènes
qu’il étudie. Le roman est en cela un vecteur idéal, surtout lorsqu’il
se plonge dans deux des domaines les plus controversés de la société
occidentale, les sectes et la téléréalité. L’idée de base est
séduisante. Las d’attendre le retour du Christ, une église évangélique
américaine a l’idée de le faire élire lors d’une émission de
téléréalité où s’affrontent des candidats venus du monde entier. On
commence donc par « caster Jésus » — sélectionner treize messies qui se
sont signalés par des miracles plus ou moins avérés. Les
téléspectateurs voteront pour le plus convaincant — petit coup de
griffe en passant à la mode actuelle de laisser la « vox populi »
décider des sujets les plus épineux.
Le narrateur,
universitaire français qui a jadis étudié la petite secte à l’origine
de l’émission, est engagé comme expert. La couleur est annoncée
d’emblée : « Le problème que je cherchais à résoudre était celui de la
détermination cognitive. » Toute ressemblance avec une auteur existant
est bien entendu purement fortuite, d’autant que la loufoquerie de la
situation interdit toute assimilation hâtive. Héritier d’un père obsédé
par les grigris et les petits rituels, rescapé d’une crise mystique à
l’adolescence, fragilisé par un passage sentimental et professionnel
difficile, le narrateur est prêt à accepter les projets les plus fous.
Le trajet de Paris à New York lui semble le « chemin de feu » qui a
guidé Moïse à travers la mer Rouge.
Bien sûr, il
conserve ses réflexes d’universitaires analysant froidement la
situation. L’émission sait « capter l’air du temps », « intercepter les
fréquences très basses de la souffrance », jouer sur l’ambiguïté entre
croyance sincère et dérision qui permet de paraître intelligent et de
se ménager une porte de sortie en cas de supercherie… Mais sa raison
est vite déconnectée par les bouffées d’angoisse existentielle et les
virées alcoolisées qui le laissent à demi inconscient devant les
studios de l’émission. Bien sûr, le miracle se produit.
Les moments les
plus convaincants sont sans doute les passages où le narrateur évoque
ses crises existentielles. « Comme lui dire qu’une bête se terrait au
fond de mon ventre et que je ne pouvais lui ouvrir la porte de peur de
découvrir le vide insondable. C’était une bête mythologique faite du
cuir de ces hommes qui depuis le néolithique avaient tenté de cerner
les couleurs du monde. » Mais le narrateur, ou l’auteur, a lui aussi
peur du ridicule devant l’aveu. Il lui préfère l’humour un peu gras qui
excuse sans dévoiler. « J’ai un problème de côlon dépressif, camarade,
c’est juste ça. » Le lecteur peut apprécier le sarcasme libérateur, qui
se poursuit à pleines pages dans des parodies parfois hilarantes. Les
interviews des candidats sont de grands moments d’ironie indulgente,
les scandales nés de révélations fracassantes sont désopilants et la
façon spectaculaire de sortir de cet imbroglio médiatique est
malicieusement incendiaire. La longue dérive du messie déchu (ou plus
précisément de la messie, clin d’œil à MeToo oblige) est aussi un
savoureux pastiche du « road trip » américain. La lecture de ce roman
est aussi agréable qu’instructive, même si on se prend parfois à
regretter que l’émotion qu’avaient su créer les premières pages n’ait
pas persisté jusqu’à la fin.
Voir aussi : La démocratie des crédules, Apocalypse cognitive.
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David Chavalarias, Toxic data, comment les réseaux manipulent nos opinions, Flammarion, 2022.
Nos démocraties
sont malades : le constat est devenu banal. Encore faut-il nommer le
mal et trouver un thermomètre pour en estimer la gravité. Et si
possible le soigner. David Chavalarias, chercheur au CNRS et à l’EHESS,
directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île de France,
a cette triple ambition. Le nom de la maladie ? L’illibéralisme,
antichambre du totalitarisme. Sa cause ? L’idéologie consumériste de
ces dernières décennies, fondée sur le principe d’une croissance
infinie, mais qui se heurte aux limites planétaires. Cela ne peut
qu’engendrer des crises et la frustration des populations qui ne
peuvent y participer. Cette frustration, amplifiée par les réseaux
sociaux, fait monter la température. Quant au diagnostic, c’est la
thèse générale de cet essai : le modèle actuel de la Big Tech, fondé
sur la marchandisation de l’influence sociale, est incompatible avec la
pérennité de nos démocraties. Le virus est bien identifié : les « mèmes
», ces courts messages souvent sous forme de vidéos qui peuvent
s’adapter à un contexte et se diffuser à une vitesse stupéfiante sur
les réseaux sociaux.
Reste le
thermomètre. Il manquait un outil visuel pour matérialiser l’origine et
la diffusion de ces messages. David Chavalarias, et c’est la partie la
plus originale de cet essai, a proposé en 2016 un « politoscope », qui
figure les systèmes sociaux en collectant les millions de messages
politiques qui circulent dans la « twittosphère »… Les messages lancés
sur Twitter s’y rassemblent en groupes bien identifiables distingués
par des couleurs différentes et rangés par abscisse et ordonnée selon
un algorithme constant. La configuration de ces « cartes » au cours des
dernières années ne manque pas de nous interroger. Le paysage politique
de l’automne 2016 prend ainsi une forme classique d’hémicycle, tous les
partis se retrouvant en arc-en-ciel selon la classification
traditionnelle de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Le
bouleversement de 2017 traduit la constitution d’un nouveau bloc autour
d’Emmanuel Macron incompatible avec la forme semi-circulaire familière
depuis la révolution. Et le plus récent, en 2021-2022, voit une forte
communauté jusque-là inconnue, autour de Zemmour et Philippot, isolant
en « queue de comète » la petite communauté autour de Marine Le Pen,
tandis qu’en tête, la communauté autour de Macron est également isolée,
mais particulièrement importante.
Comment
expliquer la formation de ces communautés, dont la plupart se
constituent autour de la diffusion de « fake news » ? L’analyse de
celles-ci et de leurs démentis est frappante. Les informations erronées
atteignent effectivement une cible restreinte, qui ne correspond pas à
celle des rectifications : les démentis sont lus par une autre partie
de la population, ce qui a tendance à figer des blocs antagonistes. Il
en résulte une concentration de l’information (et surtout de la
désinformation) dans des « chambre d’écho numériques » nées des
algorithmes utilisés par les Gafam. Les groupes se constituent en effet
par un « filtrage collaboratif », les messages appréciés (« likés »)
étant par exemple envoyés aux amis sur Facebook.
Entrent alors en
jeu des processus bien connus en psychologie et en sciences de la
communication, des « biais constitutifs de la psychologie humaine » qui
amplifient l’effet de concentration. Ainsi le biais de confirmation :
on recherche de préférence les éléments qui corroborent nos
convictions, ce qui génère automatiquement de nouvelles informations
allant dans le même sens. Ou le biais de la négativité, qui nous pousse
à rechercher les informations alarmantes plutôt que leurs démentis —
les effets secondaires d’un vaccin plutôt que son utilité. Les
psychologues nous apprennent aussi que nos décisions se prennent selon
deux processus distincts. L’un, inconscient, est centré sur l’émotion ;
l’autre, conscient, sur le problème à résoudre. Or les réseaux sociaux
privilégient le premier (liker d’un clic, retwitter en quelques
secondes). On ne prend donc plus le temps de vérifier les informations.
Les algorithmes
gérant ces réseaux sont jalousement gardés, mais on peut en étudier les
résultats. On se rend compte ainsi que la parole conservatrice est
amplifiée par rapport à la parole progressiste, aux États-Unis comme en
France, ce qui permet même d’établir des « scores d’amplification » des
fausses nouvelles. De curieuses coïncidences ne manquent pas non plus
ne nous interroger. La décision de réintroduire de la géographie dans
les algorithmes prise par Facebook en 2018 est par exemple
contemporaine du mouvement des gilets jaunes. Les informations
n’étaient plus diffusées par affinités, mais aussi par localisation :
on était soudain informé en priorité des actions menées sur le
rond-point d’à-côté, ce qui a pu renforcer la cohésion du mouvement.
L’augmentation des profits générés par ce changement d’algorithme a
validé la décision.
Il y a donc
interaction entre les failles de la cognition humaine (les biais), les
processus de formation des groupes sociaux et les caractéristiques des
nouveaux environnements numériques. Il ne faut pas nécessairement y
voir une volonté consciente de favoriser tel ou tel camp. C’est surtout
la quête du profit qui se retrouve au cœur du processus ; elle n’a pas
au départ de couleur politique. Mais les masses de données générées par
des agences internationales peuvent être rachetées par des partis
politiques ou des officines basées à l’étranger et visant à
déstabiliser la situation politique d’un État, des compagnies
spécialisées dans les campagnes d’influence en ligne qui deviennent de
véritables « fermes à trolls ». Les interventions dans l’élection de
Trump ou de Macron mettent mal à l’aise, comme la campagne du Brexit ou
celle du « Stoppons l’islamisation du Texas ». D’autant que tout cela
finit par échapper au contrôle humain grâce à l’intelligence
artificielle.
La conclusion ne
peut être que pessimiste dans l’état actuel. « Nos démocraties font une
overdose numérique » qui risque de les livrer aux populismes et aux
extrémismes. Comme pour la pandémie, les traitements et les vaccins
arrivent fort tard. Si les algorithmes exploitent des failles dans le
comportement humain, une « hygiène de vie numérique » passant par la
vigilance concernant les « faux amis », la vérification des
informations, le sens critique… pourrait cependant corriger les effets
désastreux. Ce sont les seuls vaccins dont nous disposions et ils sont
gratuits — encore faudrait-il que les sages conseils qui clôturent cet
ouvrage parviennent à ceux qui sont le plus exposés au virus, ce qui
n’est pas gagné. On ne se lave pas le cerveau comme on se lave les
mains. Alors, peut-on miser sur une action collective, voire légale ?
Il faudrait obliger les entreprises numériques à communiquer leurs
algorithmes pour en analyser les effets, changer le système d’élection,
mettre au point des moteurs de recherche alternatifs, développer
l’instruction et la recherche indépendante… Ici aussi, même si les
solutions existent, on a du mal à croire à leur application immédiate.
Le livre de David Chavalarias ne peut que laisser un arrière-goût amer.
Sa lecture n’en est que plus nécessaire.
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Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, l’Observatoire, 2022.
L’écologie,
préoccupation fondamentale de nos sociétés qu’on nous annonce au bord
d’une apocalypse imminente, serait-elle en train de détruire la
civilisation qu’elle entend sauver du désastre ? Le paradoxe ressort
parfois de certains discours extrémistes des personnalités politiques
qui l’incarnent. Mais suffit-il pour combattre les excès d’une
idéologie de lui opposer les excès inverses ? Plus qu’un essai
argumenté sur les dérives des discours, ce livre devient un virulent
pamphlet qui puise ses munitions dans l’impatience, l’exaspération, le
désarroi, voire la colère qu’inspire à son auteur notre incapacité à
débattre paisiblement des grands enjeux auxquels nous devons faire
face. On conçoit l’existence en termes de combats, dénonce-t-elle avant
de partir elle-même au combat ; on identifie et on débusque des
coupables, regrette-t-elle avant de désigner les siens. Un char
d’assaut n’a pas vocation à convaincre. J’avoue n’avoir pas été
convaincu, même si je peux partager les craintes suscitées par les
exemples que cite l’auteur et par la bien réelle tentative de
déconstruction de nos sociétés à laquelle nous assistons de la part de
quelques militants extrémistes et quelques politiciens opportunistes.
Le pamphlet s’en
prend largement, au fil des pages, à « l’esprit woke », au
communautarise, à la notion de « droits culturels », à la « rhétorique
des droits de l’homme », aux inconséquences de la politique européenne,
avec quelques détours par la PMA et la GPA, le procès intenté au
christianisme ou l’islam politique, le féminisme, l’antiracisme
décolonial, « ces grandes machines à fabriquer des dogmes ». Mais c’est
surtout le « tribunal de l’inquisition » qu’est devenue l’écologie
politique (avec son « satellite » Anne Hidalgo) qui se trouve dans le
viseur. Avec une salve d’honneur contre une jeunesse « flagornée dans
son simplisme, ânonnant catéchisme vert et sentences comminatoires ».
Le lien entre
écologie et jeunesse n’est pas fortuit. « Naître dans les années 1970,
c’est appartenir à la première des générations auxquelles le vieux
monde n’aura pas été transmis », une génération « puérile », qui se
comporte comme un adolescent à l’âge adulte et qui sape sans scrupule
les fondements de nos sociétés occidentales. L’urgence climatique, bien
réelle, est pour elle un levier « terrorisant » pour faire passer des
idées. Et pourtant, elle est bien ignorante des réalités qu’elle
défend, soupçonne l’auteur. Les défenseurs de la Nature seraient-ils
capables de distinguer la luzerne du sainfoin ? « Les écologistes
disent “nous savons” et ils vont les paupières closes. »
L’outrance des
mots (vulgate écologiste, litanie de catastrophes, vastes imprécations,
mélodrame du prédateur…) discrédite malheureusement l’analyse, qui se
réduit souvent à une accumulation d’exemples et à des oppositions
binaires caricaturales. Sommes-nous vraiment dans un « entre-deux »,
entre une France à l’anglo-saxonne, accrochées aux identités, et une
France cultivant son exception et s’obstinant dans son indifférence aux
différences ? N’y a-t-il vraiment que « deux catégories de personnes »,
l’une en perpétuelle rébellion contre l’homme et tentant de le «
régénérer », et l’autre réconciliée avec l’humaine nature ? Les chars
d’assaut ne font pas souvent dans la nuance.
J’avoue aussi
avoir été vite agacé par les rafales de citations et de références qui
semblent appeler à la rescousse les penseurs de tous les temps, malgré
la diversité des formules qui les introduisent (comme disait… selon…
ainsi que le résume… ajoute… écrit… selon le mot… ainsi que l’observe…
on songe au mot… selon l’expression… comme nous y invite… dont je
m’inspire ici…). Complaisamment étalée, la culture perd sa force de
conviction et finit par étouffer la pensée — sinon le lecteur.
C’est dommage,
car le sujet est réellement préoccupant et le paradoxe de devoir
détruire ce que l’on veut sauver mériterait une réflexion plus
approfondie. Le problème soulevé par l’écologie est bien réel. Si on en
disqualifie les représentants, il faut proposer d’autres solutions. Et
les quelques pages consacrées à une alternative se révèlent bien
décevantes. Quelques grands principes, une écologie de l’autolimitation
plutôt que de la décroissance, une écologie de la gratitude et de la
compassion, poétique, conservatrice et fidèle aux valeurs de la
France... Certes, mais concrètement ?
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Georges-Olivier Châteaureynaud, Nouvelles d’un front, dessins et peintures Hubert Haddad, éditions du Contrefort, 2022.
« Au sein du
morne océan du divertissement qui les cerne, les fabricateurs
d’histoires tiennent un cap impossible, entre rêver et vivre » écrit
Hubert Haddad en préambule de ces deux nouvelles publiées en un
précieux petit volume. On ne peut mieux caractériser l’univers de
Georges-Olivier Châteaureynaud, à la fois onirique et ancré dans la vie
ordinaire. Le recours au fantastique semble accidentel, au détour d’un
récit d’apparence anodine, mais il donne soudain du sens à
l’anecdotique. Deux mondes, deux strates de la réalité s’interpénètrent
sans rupture de ton, comme si c’était la chose la plus naturelle qui
soit. Rêver est une seconde nature. Et vivre, dans la violence extrême
de la guerre, prend un tout autre poids.
Ces deux
histoires de guerre, l’une écrite à la troisième personne, l’autre à la
première, semblent intemporelles et vaguement localisées, mais de
petits détails les rattachent à un lieu et une époque assez précis :
l’Opéra Bastille, le Grand Louvre et le service militaire, pour la
première, renvoient aux années 1990 ; l’ypérite et la plume
sergent-major, pour la seconde, évoquent plutôt la guerre de 14-18. Les
troupes d’Outre-Mer, pour la première, les batailles de la Meuse, pour
la seconde, fournissent un cadre sommaire. Mais l’opposition des
personnes, des temps et des lieux est tout à fait secondaire ;
secondaires aussi les situations similaires de conflit armé. Un lien
plus profond les unit, la focalisation sur un personnage ordinaire
soudain investi d’une conscience particulière de la mort. Une
opposition plus fondamentale les distingue : le « seul mortel », dans
la première, est le seul personnage qui ne peut oublier une seconde
qu’il va mourir ; le « seul survivant », dans la seconde, sait qu’il
échappera à toutes les boucheries de la guerre. Certitude de la vie et
certitude de la mort sont également insupportables. Seule
l’inconscience de l’une et de l’autre permet d’en surmonter l’angoisse.
Dans la première
nouvelle, le mot « mortel » s’inscrit sur le corps du protagoniste
après sa rencontre avec une femme mystérieuse. « Ce mot était apparu
sur sa peau comme un papillon s’y serait posé, ou comme un cancer qui y
aurait éclos. » Il l’estampille, « fatidique comme un tampon sur un
dossier ». Non seulement il est impossible de l’effacer, mais les
tentatives n’aboutissent qu’à le multiplier ! Dans la seconde, le seul
survivant au grand massacre des tranchées transmet son étrange
malédiction à un soldat de rencontre. Les atmosphères se ressemblent,
celles des bordels de guerre et des camaraderies de fortune. Les
personnages sont en discret décalage avec le monde, qu’ils traversent
comme des rêveurs éveillés. Ils semblent un peu à côté de la vie et des
hommes.
La lente
imprégnation (plus qu’une irruption brutale) du fantastique tient à un
lieu (villa, bordel) et surtout à un personnage, un « passeur »
rencontré par hasard et qui disparaît mystérieusement une fois son
message délivré : une femme qui s’abandonne au premier, un clairon qui
offre à boire au second. Tout l’art du fantastique discret cher à
Georges-Olivier Châteaureynaud consiste à les décrire comme des
personnages ordinaires, dont l’apparence, les réactions, la vie sont
d’une parfaite banalité. L’auteur prend soin de laisser une petite
ouverture à la logique humaine dans un récit qui semble lui échapper.
Car après avoir
reçu ce lourd privilège d’être en vie et de le savoir, les deux
protagonistes ne rêvent qu’à redevenir des hommes normaux, mortels,
sans doute, vivants, à coup sûr, mais qui ne songent qu’épisodiquement
à la mort comme à la vie. Il y a du paradis perdu dans leur désarroi :
la prise de conscience est un tournant irrévocable qui les enferme en
eux-mêmes.
Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant
tabassé
par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre. Aucun été n'est éternel, De l'autre
côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité.
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Stéphane Lambert, L’Apocalypse heureuse, Arléa, 2022
« Nos chemins
sont souvent des déroutes que nous devons amadouer pour qu’elles nous
mènent quelque part, et c’est déjà miracle d’en dénouer les fils plutôt
que de s’y entortiller. » Le trajet d’une vie peut sembler linéaire :
il est souvent constitué d’une multitude de pistes qui semblent
parallèles et qui, parfois, se croisent de manière inattendue. Pour
éviter d’en mêler les fils, il faut alors entreprendre un long travail
de remémoration, d’analyse, d’interprétation.
Tel est le
travail de l’écrivain, en tout cas celui de Stéphane Lambert, qui
poursuit de livre en livre une interrogation lucide sur lui-même. Ce
regard extérieur qu’il porte sur sa vie introduit une distance
permanente entre le monde et lui. On pourrait croire que telle est la
malédiction de l’écrivain : coucher un événement sur papier, c’est déjà
se détacher de lui, et si l’on fait de sa vie la matière première de
ses romans, on finit par se séparer du monde, par le considérer comme
un matériau et non comme un vécu. Mais ce n’est pas aussi simple.
L’écriture crée-t-elle cet espace entre le monde et l’écrivain, ou
vient-elle se nicher en lui pour le combler ? La question se pose si la
prise de distance avec l’entourage a précédé l’écriture… À l’origine,
la lecture a entretenu la même sensation : « Les livres mettaient entre
la réalité et moi un filtre qui collait à mon sentiment d’étrangeté. »
Et surtout, le silence qui s’est installé entre le jeune garçon et ses
parents les a emmurés dans des non-dits oppressants.
Le point de
départ de cette réflexion est l’étrange croisement entre deux chemins
de sa vie. En se rendant chez un médecin spécialisé dans les
traumatismes de guerre, Stéphane Lambert se rend compte que celui-ci
habite l’immeuble où, lorsqu’il avait dix ans, un ami de ses parents a
abusé de lui. Des recherches sur Internet lui confirment qu’il
s’agissait d’un pédophile notoire. Tel n’était pas son souvenir,
puisqu’à l’époque, pour surmonter le traumatisme, il avait « brandi
l’étendard d’un amour précoce ». Le voilà donc contraint de revoir
l’histoire qu’il s’était alors construite. Et de constater que ses
parents, mal à l’aise, n’ont pas été à la hauteur et ne sont pas
intervenus.
C’est un
pan de la mémoire familiale qui se lézarde alors. « Sur quoi peuvent se
reposer les enfants sinon la certitude que leurs parents sont des
chênes ? » Leur apparente sérénité reposait en fait sur l’étouffement
de leur peur. La mort du père, qui domine la seconde partie du récit,
force aussi à jeter un autre regard sur le passé. L’adolescence se
recompose dans une autre logique. Un accident de voiture devient ainsi
« le fruit d’un long dérèglement », le « point d’orgue » d’une déroute,
comme si la « mauvaise graine » du silence consécutif à l’abus sexuel
avait sapé et détruit en profondeur l’unité familiale. Habitué à «
chercher du sens dans les moindres détails de l’existence », l’auteur
tisse alors une autre version de son enfance, cohérente, structurée. «
Entrer dans une réalité vécue par un autre biais que celui de notre
perception donne l’étrange sentiment que notre histoire se détache de
nous pour devenir le support d’une interrogation où grouillent d’autres
vies. » Aucune rancœur, aucune amertume, cependant : devenu adulte,
l’expérience de ses propres lâchetés le rend plus tolérant vis-à-vis
d’autrui. « Je veux porter la voix de la faiblesse des hommes », dit-il.
Et si le passé
retrouve un sens qu’on lui ignorait, cela ne peut qu’empiéter sur le
présent. Par un jeu narratif que l’on retrouve ailleurs chez Stéphane
Lambert, le séjour dans les Cyclades, où il écrit ce roman, interfère
en permanence avec les souvenirs qu’il raconte. La splendeur tragique
des paysages modelés par d’anciens cataclysmes lui rappelle les
bouleversements qui ont secoué son adolescence. « Ici l’apocalypse
avait déjà eu lieu », on « se baigne tranquillement aux portes de la
mort ». Si la thématique de la menace écologique vient à l’esprit, en
écho à l’Apocalypse écrite non loin de là à Patmos, c’est surtout à son
histoire personnelle qu’il rattache les sensations et suggestions des
îles grecques. Il voulait construire ici une maison avec son compagnon,
Jan, mais à la suite d’une séparation et de la rencontre d’un autre
homme, Juan, le projet échoue. Mais la coïncidence des prénoms — Jan,
Juan, saint Jean — structure une autre construction, intellectuelle, où
passé et présent prennent sens. La maison qu’il ne peut construire
répond à la maison familiale jadis sapée par le silence, les images
s’enchaînent, de forteresse intérieure, de rempart, de terrier
d’écriture, de donjon… Et les îles de la mer Égée formées sur une
faille sismique l’invitent à retrouver le « point névralgique » de son
enfance, « la faille sur laquelle [sa] vie adulte s’était construite ».
Cette construction kaléidoscopique, où des fragments épars finissent
par former une image cohérente, donne au récit une unité et une
solidité peu communes.
Voir aussi : Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir.
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Pascal Goffaux, La nostalgie de l’aile, Esperluète, 2022.
Dans la forêt
touffue des autobiographies, confessions, mémoires et autofictions dans
laquelle se complaît notre culture nombriliste, voilà un livre qui
détonne et ravira les lecteurs attentifs. Ces souvenirs d’un homme qui
n’avoue lui-même que peu de réalité, et qui se trouve bien embarrassé
du peu qu’il se reconnaît, constituent une fulgurante méditation
symbolique sur l’absence à soi-même. Celui qui aurait préféré ne pas
être et qui, toute sa vie, rêvera du « retour à la case non-être », au
néant d’avant la conception, est né chétif, avorton pas plus gros qu’un
poulet sans aile qui cherche en vain sa piste d’envol.
Cela ne suffit
pas à cette angoissante impression d’inexistence. Coincé entre deux «
frères manqués », l’aîné, Philippe, vivant au rez-de-chaussée chez leur
tante, et un frère avorté, il grandit au premier étage dans une sorte
de paradis sans ange. Entre les deux frères absents, il se sent comme
un « passage » — n’est-ce pas la signification de son prénom, « Pascal
» ?
Cette situation
personnelle et familiale donne au récit un ton singulier, entre
autobiographie et conte initiatique. Divers thèmes qui peuvent sembler
classiques dans la littérature prennent ici une résonance particulière.
Celui de l’absence à soi-même, d’abord, comme une vacuité mystique de
chaque instant. La sensation permanente de n’être qu’un « poids mort »,
hors de son corps, ne se limite pas à une expérience ponctuelle : « Je
regarde ce corps vivre à chaque instant distinct, hors de moi. » Elle
pèsera sur les deux seules décisions de sa vie : le refus d’un enfant —
il en adoptera — et sa vocation d’homme de radio : cette voix qui vient
à nous sans passer par un corps, et pas même par un fil, lui semble la
seule manière d’être vraiment au monde. « Seules la radio et la
télévision et la chanson permettent de s’adresser à un absent ».
Autre lieu
commun magistralement revivifié : celui de l’ange. Non pas le putto
ailé et joufflu, mais l’invisible présence qu’il a sentie autour de lui
et qu’il rejoint à moitié. « Un ange préside aux seuls instants de
votre vie qui échappent à la fuite du temps et à l’oubli. Il introduit
la fracture dans le déroulement de votre histoire, car il vous saisit
par surprise. » L’ange apparaît au moment où l’on éprouve « l’évidente
présence de la beauté. » Il laisse « le souvenir d’un instant illuminé
». Nous sommes à nouveau ici — et sans que le mot soit prononcé ni
qu’il y ait la moindre équivoque religieuse — dans une thématique
mystique, celle de la rencontre inopinée avec un homme ou un objet
artistique, qui « transforme le hasard d’une rencontre en destin. »
Telle est la fonction d’Uriel, l’archange au nom imprononçable, telle
est la « nostalgie de l’aile » qui donne son titre au récit.
D’autres
rencontres, à peine plus concrètes, donnent un peu de consistance à ces
impressions évanescentes. Celle d’un étudiant nommé Philippe, comme le
« frère manqué », et surnommé Fil, comme le « télégraphe sans fil »
auquel Pascal se vouera… Un camarade étrange, dont la peau laiteuse
paraît diaphane. Le mot revient comme un leitmotiv dans le livre. Un
jeune chanteur au visage diaphane le troublera tout autant : s’il «
affiche un air absent », il s’éclaire obscurément lorsqu’il se met à
chanter. La recherche de l’alter ego, dont la littérature n’est
également pas exempte, prend une tout autre dimension dans la nostalgie
d’un frère présent et absent à la fois. À tel point qu’il stupéfiera
son frère — le vrai, de chair, de sang et d’absence — en lui écrivant
bien plus tard qu’il lui paraît… « diaphane » !
Cette histoire
en creux d’un être qui n’est véritablement lui-même que dans le
non-être trouve son expression dans une langue à la fois riche et
transparente, d’une subtile évidence. Les mots, dit Pascal Goffaux, lui
permettent de « dissoudre les images », de refuser l’apparence pour
atteindre la substance. Et les mots trouvent ici un singulier écho dans
les photos de Laurent Quillet réunies en un cahier final. Elles
semblent a priori de banals clichés de famille, mal cadrés, aux
couleurs passées, parfois de simples polaroïds. On feuillette,
perplexe, avant de se rendre compte qu’il manque quelque chose :
l’artiste a sur chaque cliché ôté son image. Les bras de l’accouchée ne
tiennent aucun bébé, la couverture du berceau se gonfle d’un corps
effacé, le communiant n’est plus qu’un fantôme entre deux parents
souriants…
De ce subtil
camaïeu d’absence, je retiendrai surtout cet apologue où la pauvreté
tire toute sa richesse de la dépossession — et de la suppression des
mots superflus. Un homme riche monte sur la montagne avec son fils et
lui dit : « Regarde, tout ce que tu vois là un jour t’appartiendra ».
Un pauvre monte sur la montagne avec son fils et lui dit : « Regarde ».
Voir aussi :
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François Emmanuel, Raconter la nuit, Seuil, 2022.
Pierre, le
narrateur, retrouve dans une villa en bord de mer deux amies d’enfance,
sœurs jumelles, et renoue avec elles une histoire d’amour avortée.
Officiellement Vera et Jelena entendent lui confier la mémoire de leur
père, le peintre Jero Mitsić. Pierre est devenu critique d’art : il
pourra donner un avis sur la collection, organiser une exposition et,
pourquoi pas, écrire un livre. Mais on comprend rapidement que les
enjeux vont bien au-delà des rapports professionnels. La maison, qui
donne son titre à la première partie du roman, est habitée par une
force secrète. Elle réveille des souvenirs confus, où se mêlent la
nostalgie des « bandes de copains » de l’adolescence, l’atmosphère
délicate du domaine mystérieux dans le Grand Meaulnes,
avec le soupçon de « quelque chose de terrible ». Jelena, en
particulier, « vivait dans un temps qui n’était pas le nôtre », un
temps arrêté, certains événements revenant sous forme d’instants
présents, de hantises. Par moments, une autre femme l’habite, Slava
Dževković, qui renvoie à une expérience traumatisante. Est-ce pour
sauver sa sœur d’elle-même que Vera a invité Pierre ? Entre celui-ci et
Jelena se rallume un amour passionné, qui tient du vertige que l’on
éprouve devant un gouffre.
Derrière
l’histoire d’amour, l’exposition sur l’œuvre du père et les révélations
sur le traumatisme de Jelena durant la guerre de Serbie, qui occuperont
la troisième partie, le roman explore la malédiction et la fascination
de la gémellité, la rivalité protectrice de Vera et Jelena, ce « démêlé
de leur entre-sœurs ». Comment vivre une gémellité physique, lorsqu’on
se trouve « zoologiquement » pareil, mais intérieurement différente ?
Vera est « la dominante », celle qui prend les décisions, tournée vers
le monde et organisant la vie commune. La gémellité intérieure se
trouve plutôt entre Jelena et Slava, la jeune femme qui la hante. Au
point qu’on soupçonne une pointe de jalousie de la part de Vera…
Au-delà de la
gémellité, d’ailleurs, qui projette sur l’autre l’image que l’on a de
soi-même, la thématique centrale est celle du regard, dont le miroir du
double ne constitue qu’un aspect. Par la fréquence des verbes (voir,
revoir, regarder, observer, fixer…), par le métier des personnages
(peintre, photographe), par le regard de Jelena qui ouvre et clôt le
roman, « comme au bord d’une indignation », l’obsession s’inscrit en
nous. Car le regard ne se contente pas de trahir la vie intérieure des
protagonistes, il est actif, il cloue, il invente, à tel point que le
secret de Jelena est peut-être de ne pas pouvoir vivre dans le regard
des hommes : elle se dérobe à l’image qu’on lui prête, « intouchée par
l’image où tu me fis mourir ».
Le lecteur est
alors sensible aux visions des personnages. Jero, le père décédé,
d’abord, dont le regard transperce les photos. Le peintre « vivait dans
le regard, il était un forçat de la vision à peindre » et se voulait «
petit artisan de la lumière ». Jelena, ensuite, photographe de guerre
mal outillée d’un Hasselblad 6x6, « trop lent, trop artistique pour les guerres, tout juste bon à photographier des ruines, exigeant de celle qui prend
qu’elle se penche, et règle la lumière, et ajuste la focale. » C’est ce
qu’elle cherche. Elle ne veut pas être confondue avec les vautours de
la guerre, en quête d’un cliché sensationnel pour les journaux
occidentaux. Elle entend au contraire partager la vie des victimes de
la violence pour regarder la guerre par leurs yeux.
Et les visions
sont restées en elle. Par moment, elle appuie à plat ses mains sur ses
yeux avec « une force terrible, comme pour dire : rentrez en moi,
démons, visions ». Son « regard habité » transperce ses yeux, et cette
« vie dans l’œil » permet de déceler le moment où elle est hantée par
Slava. On comprendra à la fin du roman qu’elle a arrêté la photographie
pour se retrouver, « ne plus être à l’extérieur de sa vie mais vivre sa
vie de l’intérieur et en payer le prix ». Les éléments qui seront
révélés dans la troisième partie ne sont que l’anecdote expliquant
cette douloureuse métamorphose du regard.
Au vocabulaire
du regard s’ajoute l’expression de cet infime moment de bascule, de
l’entre-deux, qui constitue un des secrets de l’écriture suggestive de
François Emmanuel. Ici encore, ce sont les mots qu’il faut interroger ;
« comme au bord d’une indignation », « entrée en lumière », « au bord
de l’immense vitre », « au seuil du couloir », « j’ai vu chavirer ses
yeux », « déséquilibre », « entrebâillement de la porte », un
téléviseur « à fleur de sol »… Le lecteur est à tout moment relégué sur
cette ligne de crête physique ou psychologique qui maintient sa
perception dans une tension permanente. Les éléments qui pourraient
faire pencher la balance surviennent par petites touches aussitôt
corrigées, dans un art de la nuance qui fait également toute la magie
de cette écriture : « comme une hésitation », « une touche
d’ahurissement », « presque indiscernables », « une nuance de perdition
», « un reproche ou une justification de reproche », « un demi-rêve »,
« un vague sommeil », une « délicatesse froissée »…
Et pourtant,
cette subtilité contraste en permanence avec un appel de l’absolu, du
grandiose, qui passe également par les mots : radieux, somptueux,
éblouissement, évidence, embrasement, « le pur illuminant », tout cela
renvoyant à la « part mystique » du peintre, ou de chacun d’entre nous
— le jeu de mots avec son nom, Mitsić, est-il voulu ? Obsession de la
nuance et quête de l’absolu sont en fait les deux facettes d’une même
impuissance, celle des mots qui ne peuvent traduire la complexité du
vécu. Les personnages butent sans cesse sur les mots qui leur manquent
et qui entraînent une maladresse des sentiments, une brutalité dans la
tendresse. Un livre permettrait-il dès lors de raconter la vie ? La
demande faite au narrateur n’est pas seulement celle d’une monographie
sur un peintre mort. Pour Jelena, il parviendrait peut-être à «
raconter la nuit, comme si elle entrevoyait que les forces dispersantes
du récit étaient des forces nocturnes », comme si « raconter la nuit
pouvait être comme caresser la dormeuse et tout à la fois traverser le
mur de la nuit d’une voix remémorative et chantante ».
Raconter la nuit
: on comprend que c’est précisément ce livre impossible que l’on tient
en main et qu’il y a « un ordre au vivant de la parole », que « le
récit fait peau ». En filigrane, c’est presque un art poétique que l’on
découvre, un manifeste du romancier qui nous livre sa conception de son
art : « Dans le récit, on commence quelque part, on donne un ordre aux
événements, on ramasse dans les mots ce fil de la vie que chaque nuit
le sommeil disperse et qui se retrouve intact chaque matin ». Faire
passer le monde de la nuit au jour, explorer les gouffres du rêve et
ramener les forces obscures à la lumière, tel est la mission de
l’écrivain comme du psychanalyste. Derrière le cas particulier des «
familles d’exilés » marquées par les guerres du vingtième siècle, qui
en ont conservé « une grande faim d’absolu et sans doute la trace d’une
extrême violence », il y a une soif commune à tous les hommes
d’illuminer leurs gouffres intérieurs, et en particulier le gouffre
suprême, et final : « le seul sens de la vie est de trouver la lumière
de la vie, laquelle à notre mort nous inondera le visage ». Ainsi
comprend-on le lien entre les diverses thématiques au cœur de ce roman,
la lumière, la nuance, l’absolu, le regard : le peintre Mitsić est «
aimanté non par la vision mais par ce qui dressait la vision,
transperçait la vision, ce dont la vision n’était qu’une tentative de
mise en forme : la lumière, ce seul mot de lumière. » Raconter la nuit
est avant tout une exigence mystique.
Voir aussi : Les murmurantes, Le sommeil de Grâce, 33 chambres d'amour, Jours de tremblement. Anna et ses ombres.
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Sylvie Durastanti, Sans plus attendre, Tristram, 2022.
Il faut entrer
dans ce roman sans lire la quatrième de couverture, qui dévoile
d’emblée ce que le lecteur est amené à découvrir par lui-même. Au bord
d’une rivière, une femme, la narratrice, évite par ruse le viol. Rien
ne nous est dit sur les circonstances, les lieux, l’époque. Les
éléments d’information nous viennent par le récit lui-même. Nous sommes
au bord de la mer (« Parfois, la mer me réveille, quand elle roule ses
galets dans la nuit »), dans un monde où les femmes se voilent (« son
voile était collé à ses tempes par la sueur »), où les esclaves
s’achètent, un univers aux essences méditerranéennes (myrte, lavande,
romarin)… Lorsqu’on apprend que la « maîtresse » a vu sa maison envahie
par des « intrus » en l’absence prolongée de son mari, on devine que
nous sommes à Ithaque, chez Pénélope assiégée par les prétendants.
Derrière les noms abrégés, Eri, Méla, Télem, Ménel, on reconnaît les
personnages de l’Odyssée, Euryclée, Mélantho, Télémaque, Ménélas.
Ulysse ne sera nommé qu’à la dernière page.
C’est un
intéressant défi de donner la parole aux oubliées de l’histoire. Par
les yeux de Pénélope, nous découvrons une autre guerre de Troie, à
laquelle Ulysse s’est joint par ruse (« Sachant que cette guerre serait
interminable, il est parti pour y mettre un terme »). Une histoire en
creux, qui renonce aux grands effets, aux batailles, aux innombrables
personnages, et se concentre sur l’absence, telle que la vivent les
femmes, et en particulier deux d’entre elles, la servante et la
maîtresse. Beau défi, de rendre palpable cette absence quand un roman
cherche au contraire à instaurer une présence. Quitte à quasiment
effacer les personnages : « ton absence contagieuse vide le monde de sa
lumière, et nous nous retrouvons absents de nous-mêmes. » Les « moments
suspendus dans une inertie méditative » alternent parfois avec des «
sursauts de vivacité ». Audacieux défi, de renoncer au pittoresque, à
l’événementiel, pour se concentrer sur l’étirement du temps. Comme
Flaubert rendant sensible à son lecteur l’ennui d’Emma Bovary, Sylvie
Durastanti sollicite jusqu’à ses limites l’attention du lecteur aux
plus petits détails du temps qui passe. Des épisodes grandioses, comme
un séisme, sont traités comme des péripéties banales, quand un détail
anodin (un sourire derrière un voile) prend, dans le questionnement
qu’il impose, une résonance capitale, jusqu’à symboliser le redémarrage
du temps ! Si le ralentissement du rythme, à certains moments, peut lasser
la bonne volonté du lecteur, cette lassitude même fait partie du projet
romanesque. Il faut savoir la dépasser. De même qu’Ulysse est allé au
bout du monde, Pénélope devient celle qui est « venue à bout du temps
».
Le temps est le
véritable sujet de ce livre : « le temps n’est que ce qu’on en fait »,
découvre Pénélope et celui de l’absence, de l’attente, devient d’une
fluidité désolante. « Avant que tu ne partes, le temps était dense,
parfaitement rempli, même aux heures de sieste, de désœuvrement ou de
paresse. » Et pourtant, dans l’impatience des prétendants, il passe
encore beaucoup trop vite. Face à eux, il faut « freiner le temps ». On
connaît la ruse de Pénélope : elle promet aux prétendants de se décider
lorsqu’elle aura achevé le linceul de son beau-père, mais cet ouvrage,
si long soit-il, approche de sa fin. Elle prend alors conscience d’un
jeu de mots qui n’est sans doute possible qu’en français, mais qui
prend tout son sens pour le lecteur : les « jours » désignent les vides
ménagés entre les fils de trame et les fils de chaîne. En défaisant sa
toile, elle a « ouvert un jour, un jour immense dans la nuit où nous
étions. » Le linceul défait devient alors celui des prétendants : « Le vôtre, de
linceul, il est bien plus grand, pour vous enfermer tous. Il est fait
de la substance immatérielle, invisible, des milliers de brins de fils
que j’ai détissées. »
La ruse de
Pénélope est bien évidemment au centre du roman, comme au cœur des
pages qui lui sont consacrées dans l’Odyssée. Mais elle devient ici un
thème structurant. Au départ, la maîtresse refuse cette duplicité
indigne de sa condition, mais que pratique sa servante. « Selon elle,
être esclave ou être femme apprend forcément à ruser. Pourtant, elle se
trompe. » Peu à peu, cependant, elle comprend que c’est Ulysse qui lui
a montré le chemin, lorsqu’il s’est caché pour échapper à la guerre. «
Tu m’as appris à ruser. Et tu m’as appris à me tromper. » L’art de la
ruse, dans cette guerre domestique qu’est l’invasion des prétendants,
passe par la tromperie (« Au-dessus de la vérité, il y a la survie »),
et c’est son rôle de mère de le transmettre à son tour à Télémaque : «
Je ne pouvais le laisser se risquer en un monde aussi peu fiable sans
entrouvrir pour lui les portes de la duplicité. » N’est-ce pas
d’ailleurs la Nature elle-même qui nous l’enseigne ? « Telle est
l’ingéniosité de la nature, elle prend mille formes. Mais comme nous
passons trop vite, sans y prêter attention, sans vouloir ou savoir
apprendre d’elle, nous nous résignons à subir, au lieu de résister. »
Entre ces deux
thématiques qui s’entrecroisent comme la chaîne et la trame de la
tapisserie, le roman dévoile peu à peu ses motifs, nombreux et variés :
la soumission des femmes et leur juste révolte, les réflexions sur les
deux mers, la nourricière et l’inféconde, les incertitudes et les
ambitions contraires des servantes… Dans la sérénité tendue des
tragédies antiques, qui s’intéressent moins aux péripéties d’une
histoire connue qu’aux ressorts qui rendent implacable le destin, le
récit se déroule dans une langue limpide et sur un rythme lent, qui
s’attarde sur les descriptions pour estomper les événements et adopte,
par moment, l’ampleur hiératique des psalmodies sacrées.
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François Thiéry-Mourelet, Brise dans le miroir, éditions Sans escale, 2022.
« Certains décrivent les enfers qu’ils n’ont jamais vus,
Les supplices, les flammes et les démons.
Il fut témoin de pire et il ne put rien dire. »
On
pense irrésistiblement à Dante, devant ce long poème divisé en
quatre-vingt-neuf laisses de trente-trois vers, avec la régularité de
la Divine comédie. L’homme
moderne, s’il a voyagé les yeux ouverts, a vu bien pire que l’enfer du
Florentin. Il a vu les violences, les saccages, la cruauté gratuite des
enfants qui portent la mort dans le regard, les vieillards diminués
jusqu’à la non-existence, le pillage des sites archéologiques… Devant
l’agonie du monde et l’indifférence des hommes, il a connu la honte
d’être humain. Et le bateau de sa vie — car le poème prend la forme
d’un long voyage — a surtout connu les bourrasques et les naufrages. La
métaphore classique se fond ici à l’expérience que l’on prête à ceux
qui s’apprêtent à la quitter — « comme un mourant revoit sa vie » — et
permet, d’escale en escale, des remémorations qui peuvent remonter
jusqu’à l’enfance. Le voyageur retrouve alors ses visages perdus.
Il
côtoie bien des hommes, aussi, de rencontre ou de compagnie. Ici
encore, on pense au voyage de la Divine comédie,
ponctué d’allusions à des personnages croisés dans un autre monde. La
multitude des personnages peut parfois désarçonner, surtout lorsqu’ils
se bousculent dans de truculentes et mystérieuses énumérations — Igor
le Ramasseur, l’Araignée rouge, Maître Médius, Vassili le Marin, la
Navigatrice et la Sorcière… Mais au détour d’un poème, on se
reconnaît nécessairement dans l’un d’eux… Pour ma part, j’ai un faible
pour la fouineuse de la bibliothèque municipale, guidée par le plaisir
« D’y dénicher un morceau de vie abandonné », et qui voit soudain sa
main dans un rais de lumière. Certains reviennent régulièrement et
peuvent sembler des doubles de l’auteur, comme l’écriturier, « Celui qui avait le don malheureux d’écrire n’importe quoi / Et de se lancer à l’assaut de n’importe quel monde », ou Comme-un-coquillage englué dans ses souvenirs.
Des
doubles de l’auteur ? Le thème apparaît discrètement et n’est pas sans
évoquer les couples mythiques (Dante et Virgile, don Quichotte et
Sancho Pança), mais plus encore la tradition romantique du Doppelgänger,
ce double qui semble tout connaître de nous et nous juger, mais qui se
tait. Le voyageur le croise parfois dans un port lointain, ou le
surprend en train de l’observer derrière un arbre. Ni guide, ni juge, à
peine une conscience qui se réveille sporadiquement. Nous n’en saurons
pas plus, sinon, peut-être, qu’il génère un doute sur la certitude de
se connaître soi-même. « Double, deux fois je m’ignore au présent, au
passé, / Avec la certitude idiote de connaître l’avenir ». Une petite
fêlure dans la personnalité qui relativise les ouragans de l’âme.
À ce
doute sur le passé et le présent répond, pour fêler la « certitude
idiote de l’avenir », une autre présence invisible et récurrente, qu’il
nomme Brise. Le nom même, qui oppose à la violence des bourrasques
l’espoir d’un apaisement, n’est pas sans évoquer, dans ses consonances
comme dans son rôle, la Béatrice de Dante. Brise, « l’unique horizon »,
« l’unique destination de chaque voyage », donne sens à l’« absurde
errance » par la promesse d’un but à atteindre, un but toujours fuyant,
mais bien réel. Comme le double qui regarde le présent, Brise se tait
et disparaît à peine entrevue. Mais par moment, on pense aussi à l’homonymie de son nom : Brise est aussi venue pour briser...
Les
deux personnages récurrents — le double et Brise — adoucissent l’image
du bateau ballotté par la tempête. À la prosodie nerveuse, faite de
rythmes heurtés, de reprises, d’allitérations, de rimes internes,
d’accumulation de mots rares, succède un apaisement progressif.
Paradoxal, parfois, car il peut ressembler à un échouage sur le désert
d’une île, à l’oubli dans la boisson ou à l’engluement dans un
quotidien sans substance : « Ce paysage calme et commun ; / Où
l’insubstance mène une vie sans objet ». Si les blessures
disparaissent, il reste les cicatrices, et un infini camaïeu blanc.
« Sans être aveugle, je ne sais rien, rien que le blanc.
Sans être sourd, je n’entends rien, rien que le blanc.
Sans être anosmique, je ne sens qu’un parfum blanc. »
Mais
se désencombrer du monde n’est pas que le triste sort des vieillards
inexistants. Le retrait est aussi la démarche du poète. « Il reste la
poésie quand on ôte le superflu. » C’est alors qu’on se rappelle
l’écriturier qui accompagnait le voyageur. On se rend compte que le
monde se confond, par moments, avec le récit que l’on s’en fait. On
cherche « une goélette, une frégate ou une caravelle / Caressées jadis
sur les pages d’in-folio écornés ». L’ouragan n’est plus que son
évocation — « Alors je chante la tempête, la bonace ou le vent rompu ».
Et le but inaccessible se rejoint par son incantation : « Surtout, je
chante Brise, son sourire enluminé ». Les objets brisés par le naufrage
participent à leur manière à cette apparition. « Rien n’est entier. Sur
chaque fragment, je devine / Une icône, celle de Brise. Brise dans le
miroir. »
Alors
survient « Un sentiment jusqu’alors inconnu et inespéré » qu’il faut
interdire au ciel d’effacer. Brise devient l’Yseut thaumaturge qui
soigne les blessures du Tristan naufragé. Même si, une fois encore,
elle est vouée à disparaître, elle efface jusqu’aux cicatrices dans un
oubli réparateur. Ce voyage initiatique de la tempête à l’apaisement,
de l’hyper-mémoire à l’oubli, a le mérite de s’incarner dans la
prosodie de la langue, qui calme peu à peu son goût pour le mot rare et
les énumérations festives et permet tout à coup des images d’une
évidente simplicité : « il est prisonnier d’une tête / Qui dépasse de
sa chemise et ne le comprend pas ».
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