Patricia Castex Menier, Werner Lambersy,
Al-Andalus, éditions du Cygne, 2019.

Deux poètes, deux regards, un pays, l’Andalousie, Séville, Grenade,
Cadix ou Cordoue. Patricia Castex Menier et Werner Lambersy partagent
leur vie et leur écriture depuis si longtemps qu’on effleure le
toujours, mais n’avaient jamais publié ensemble. Ils partagent un même
goût de l’image dépouillée jusqu’à l’évidence, des références
culturelles discrètes comme une complicité, d’un apaisement du rythme
derrière des découpes différentes du verset. Bien sûr, ils ont vu la
même chose, et l’on retrouve dans les deux textes les perruches, les
écolières en tissu écossais, les religieuses vendant leurs gâteaux ou
les jambons pendus à l’étalage. Mais on est dans un autre monde. L’un
en « je », l’autre où se glisse à peine, comme par inadvertance, un «
nous ». Celui-ci plus feutré, sensible à des variations impalpables ou
des détails imperceptibles, celui-là habité par le bruit des moteurs,
les alarmes des musées, les t-shirts aux tons vifs ou « les menottes
des minutes ». L’une voit des « gibets de jambons » où l’autre les voit
en régiments.
Mais il ne faut
pas se laisser aller au jeu facile des comparaisons. Il faut se laisser
pénétrer tour à tour par ces imaginaires qui s’ouvrent à un univers
riche en sons et en couleurs, mais qu’ils transmuent différemment. Le
recueil commence dans la « douceur du soir, diaphane », avec Patricia
Castex-Menier. Une arrière-saison discrète. Le poète est à l’écoute.
Les fleurs lui parlent, les fenêtres grillagées racontent des
histoires, les arbres habitent la place. Même les oiseaux qui ne
chantent pas ont quelque chose à dire. « Le silence, ce pont de pierres
antiques, qui les relie. » Les pigeons n’ont-ils pas « emprunté aux
femmes le langage des éventails » ?
Tout pour autant
n’est pas idyllique, loin de là. Les fils électriques ont les nerfs à
vif et les fenêtres grillagées parlent de femmes enfermées. Les
corridas lui inspirent d’acerbes ironies. Le religieux surtout est
ressenti comme une menace, les « églises en embuscade », « le noyau de
nuit de l’Inquisition », le tour des couvents qui jadis accueillait les
enfants abandonnés… « Ici comme ailleurs, du fracas, des batailles »,
qu’on oublie trop aisément, « bercé par l’élégance des formes ». Ces
deux pôles de la sensibilité ouvrent cependant sur un infini, un absolu
« qui n’a nul besoin de l’existence de dieu ». Et tous ces versets
sagement terminés par un point final aboutissent à une phrase finale
dépourvue de point, ouverte sur le blanc de la page par trois étoiles
de transition. Au lecteur de l’écouter à son tour.
Werner Lambersy
prend la suite dans un rythme plus trépident, saccadé par les alinéas,
le contre-rejet des articles. Nous sommes dans « la surexcitation de
Séville », où les crucifix des cathédrales tremblent comme des
feuilles, où l’on est interpellé à chaque coin de rue pour des tickets
d’entrée ou des prospectus en couleur… Les images sont fortes, évoquent
« le cyanure crépusculaire », « l’absinthe / D’une souffrance diffusée
/ Par les ans ». Et pourtant, cette apparente confusion n’est pas
nécessairement agressive. Elle tient éveillé, comme « les fanfares de
l’aube », et si la lumière « tranche le lard de l’ombre », c’est pour
apporter une extase.
Le poète est
ouvert au monde, à sa beauté — à ses appels d’infini comme à ses
rappels du quotidien — mais c’est pour rester en vigilance, car le
poète se désole
« Qu’églises et mosquées
N’ont pas gardé de place
Pour ceux qui ne croient
Qu’à la beauté du doute »
Martine Roffinella,
Lesbian Cougar Story, La Musardine, 2019.

On reconnaît un écrivain à sa maîtrise dans tous les genres
littéraires, avec parfois de grands écarts, entre l’essai théologique
et le roman érotique, par exemple, chez Martine Roffinella. La
sincérité du projet (celle de l’auteur ne concerne en rien le lecteur)
et l’écriture font la différence. Je dois dire que je n’ai guère
d’attirance spontanée pour la littérature érotique ni pour le genre
autobiographique, ou autofictionnel (puisque la narratrice de ce roman
s’appelle Martine Roffinella). Mais dès la première page, comme dans
tous les livres de l’auteur, on est emporté par une langue affûtée
comme un scalpel et foisonnante d’images, par un ton qui oscille entre
humour et pathétique, mais en les effleurant et sans jamais s’y
appesantir.
Le titre est
programmatique. Une aventure sexuelle ardente entre deux femmes, l’une
de 28 ans, l’autre de 55. Cela bouscule d’emblée tous les poncifs.
Tiens ? Il y a aussi des « cougars » chez les lesbiennes ? Et pourquoi
pas. Une jeune fille peut trouver des leçons de plaisir et d’audace
chez une cinquantenaire, malgré les railleries de Yann Moix sur la date
limite de consommation féminine ? Bien entendu. Et une ancienne obèse
de 28 ans peut partager des souvenirs d’ancien combattant avec une
ancienne alcoolique de 55. Une jeune fille à la culture moderne peut
avoir des attentions touchantes pour une femme qui a l’âge de sa mère,
mais aussi des maladresses relevées de façons cinglantes. Tout cela
peut être hilarant (les scènes très crues et très précises de sexe au
son de chansons des années 80 sont d’une drôlerie ahurissante, et n’ont
rien de pornographique dans leur précision clinique !), parfois
émouvant, et toujours juste.
Les deux femmes
se sont rencontrées dans un établissement gériatrique où la plus jeune
est psychologue et où la plus âgée accompagne sa mère. Mais c’est
l’insistance de la jeune fille sur Internet qui finit par briser les
digues que l’âge et la raison dressent contre la déception. Consacrée
experte en érotisme par d’anciens romans « très chauds », Martine est
bombardée initiatrice par une jeune femme qui retrouve à peine son
corps et entend en exploiter toutes les potentialités érotiques. Cela
peut prêter à sourire (lorsqu’elle « reproduit avec application et
exactitude » un
face-fitting
vu dans un film porno, « comme une recette qu’on exécute pour la
première fois »). C’est surtout touchant, car elle avoue sa
vulnérabilité au regard acéré de la romancière.
Car celle-ci est
une fine observatrice. La jeune psychologue prend consistance avec une
précision diabolique : « je peux presque apercevoir la trace physique
de ses gestes, elle lève un bras et ensuite il subsiste une coulure en
suspension » ; « elle creuse en quelque sorte l’espace chaque fois
qu’elle bouge ». Parfois, lorsqu’un mot blesse, lorsqu’une allusion
involontaire souligne la différence d’âge ou un tiédissement des
sentiments, la réaction est fulgurante, « tout part des pieds puis la
rage devenue flux électrique glisse et se faufile dans chacun de mes
vaisseaux, la colère se prépare dans deux secondes elle va exploser ».
Les surnoms
qu’on se donne sont déjà tout un programme. Martine surnomme « Lolita »
sa jeune compagne, par référence bien sûr à Nabokov, mais surtout parce
qu’elle « plante des Lol partout comme des arrêtes du bus où la vie
cesse de filer, on s’assoit là sans bouger et c’est stable comme
endroit ». Lol (
lot of laugh, comme on disait jadis
laisse-moi rire…)
est un tic d’adolescent qui titille la romancière, elle s’en amuse mais
ne voit pas qu’elle assigne à la jeune femme un rôle littéraire qu’elle
répugne quant à elle à endosser quand elle s’entend traiter de « cougar
». Elle préfère se faire appeler « m », tout simplement, comme sa
signature qui laisse croire qu’on l’aime… Ou se sentir Marguerite Duras
face à son tout jeune amant Yann Andréa.
C’est tout cela qu’on
savoure, comme dans les précédents romans de Martine Roffinella, avec
un art de la formule qui vous cloue sur place dans les moments les plus
inattendus — car elle-même a parfois « l’impression d’avoir été
définitivement punaisée dans le décor d’une carte postale de rêve »…
Ici, la journée est comme un « tunnel déformant », la chaleur estivale
est « épaisse comme la laine d’un manteau », les mots « tombent sur le
crâne » avec un grand boum et les dialogues « commencent à dépasser des
sommets de vides empilés les uns sur les autres comme des cubes
stériles »… Jusqu’au moment où il faut « reprendre la vue », comme on
retrouve la vie, arrêter de vivre dans une carte postale et se regarder
en face — « se fixer » pour éviter d’être punaisée au mur. « Pour le
reste wait and see, ce ne sont pas les Lolitas qui manquent. »
Voir aussi
:
Recherche de fuites,
État d'un lieu désert,
L'Impersonne, Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro, Inconvenances.