Sophie d’Aubreby, S’en aller, Inculte, 2021
En 1924, Carmen
fuit le confort bourgeois de sa famille et un mariage arrangé. Elle se
fait passer pour un garçon pour embarquer sur un bateau de pêche, en
mer du Nord. En 1933, elle se donne à corps perdu dans la danse et va
achever sa formation à la danse sacrée dans l’île de Java. En 1943,
elle s’engage dans la Résistance. En 1975, proche de la mort, elle
jette un regard lucide sur sa vie. Quatre moments de la vie d’une femme
en quête de liberté mais à chaque fois rattrapée par le pouvoir des
mâles, auxquels, par son testament, elle adresse un ultime défi.
Ce qui séduit
avant tout dans ce roman militant, c’est la somptuosité de la langue,
l’amour du mot précis, des images fortes, le rythme assuré de la
phrase. À chaque page, des formules denses nous atteignent à vif : «
assiégée d’inconnu », « elle les regarde se ressembler », « leurs
entailles dans la nuit », « le silence pour commentaire »… Une sûreté
d’écriture rare dans un premier roman. Bien sûr, on peut par moments
regretter une touche de préciosité dans le mélange d’abstrait et de
concret (« elle lui trouve une bouche de courage », « un inconfort
léger habite la pièce »…), ou une répétition de procédé qui en
affaiblit l’effet (« paré d’inconnu » n’a plus la même force que «
assiégée d’inconnu »). Mais ces regrets sont rares — et très
subjectifs. Ce livre annonce assurément une grande carrière de
romancière.
Un des points
forts de ce récit est la manière dont il se concentre sur la réaction,
l’atmosphère, la sensation et non sur l’événement en lui-même, qui
arrive tardivement dans le fil narratif et que le lecteur est prié de
comprendre par des sous-entendus, quelques lignes subreptices, voire
une allusion plus ou moins claire. Un exemple caractéristique est le
passage où Carmen comprend que sa meilleure amie lui a volé son fiancé.
L’annonce semble claire, pourtant : « Elle l’avait appris bêtement. »
Mais durant deux pages, nous ne savons pas de quoi il s’agit. Puis une
simple question pour nous mettre sur la piste : « On ne pouvait être à
la fois la lame et le pansement, n’est-ce pas ? » Il faut être
sacrément sûre de soi pour jouer ainsi avec son lecteur.
La priorité
donnée au corps fait partie du projet romanesque. Le corps malmené,
blessé, amputé, violenté, effacé. Le corps des femmes, bien entendu. «
Ça lui rappelle à quel point leurs corps sont méprisables, aux yeux des
lois, peu importe le côté de la frontière ou de l’hémisphère. » Il est
cependant dommage que ce corps soit tellement intellectualisé, presque
désincarné, malgré la violence de ce qu’il subit. On a l’impression de
comprendre cette violence, non de la ressentir. Et si le côté militant
est évidemment primordial dans ce regard d’une femme sur une autre
femme, sa systématisation relègue à l’arrière-plan d’autres thèmes qui
avaient leur importance — la puissance des rêves d’enfant, les rapports
au père, la volonté de sortir du moule, de « s’en aller », ce qui donne
quand même son titre au roman. Une fois, d’ailleurs, que l’on a intégré
cet aspect militant, la surenchère n’y apporte plus grand-chose. Aux
expériences traumatisantes vécues par Carmen, il manquait le viol : il
est évoqué de justesse par un article de journal. Les épigraphes sont
toutes empruntées à des autrices : en ont-elles plus de force ? Ce côté
systématique finit par affaiblir ce qui est en fin de compte la vraie
trouvaille du roman, le testament de Carmen et les réflexions qu’il
éveille en nous. Un roman à lire, indubitablement, et un auteur à
suivre.
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Luc Dellisse, Belgiques, Ker éditions, 2021.
« Les voyages
dans le passé ne finissent jamais. » Tel est le constat des quinze
narrateurs de ces nouvelles, dont on comprend vite, à leur haute
taille, à leur parcours, à leurs comparses récurrents, qu’il ne s’agit
que d’un seul homme suffisamment proche de l’auteur pour piéger le
lecteur dans la suspicion de l’autofiction. Ce serait perdre le suc de
ces nouvelles : par l’atmosphère complice, la maladresse sympathique
des personnages, les décors quotidiens relevés par un détail bien
choisi, elles parlent aussi, et peut-être avant tout, de nous. Leur fil
rouge est le retour en Belgique du narrateur, longtemps expatrié. Les
lieux, les hommes, les souvenirs renouent peu à peu le passé au
présent, chaque nouvelle portant la date, non de sa rédaction, mais de
l’anecdote rapportée, sans ordre chronologique, de 1969 à 2021.
Réminiscences ténues, parfois, qui s’entremêlent avec des visites plus
récentes à ceux qui « possèdent une des clés de [s]on passé ». Les
contours se précisent, des personnages resurgissent, « on s’accroche
aux éclairs de bonheur. » Ultime pirouette, la clé de l’intrigue est
rarement fournie, mais le lecteur, mis sur la piste par certains
détails, prolonge sa lecture dans les hypothèses qu’il formule. « Il
n’y avait plus qu’à l’écouter me confier son secret des secrets » :
ainsi finit un nouvelle fort pertinemment intitulée « Les mots couverts
»…
Le charme de ces
nouvelles, plus que dans l’intrigue assez ténue, réside dans les
atmosphères feutrées, intimes, vaguement mystérieuses même en pleine
lumière, mais qui parfois se révèlent brusquement dans leur excès. Un
détail suffit à créer une ambiance — une tenue mal boutonnée, un
ascenseur miraculeux, des lunettes noyées par la pluie, les lianes des
draps de lit… Alors se déploie le « grand kaléidoscope de la mémoire
nocturne » ou le « grand mouvement hypnotique de la lecture ». On entre
dans « un royaume d’étangs gelés, d’arbres en squelette et de toits
lissés par la blancheur des sommets », on entend « craquer la journée
crayeuse contre les fenêtres qu’on n’ouvrait jamais ». Parfois, la
description s’élargit dans un décor dantesque, dans des exagérations
épiques qui nous emportent dans un tourbillon verbal pour nous
abandonner pantois à la page suivante. Une tempête donne au promeneur
imprudent l’impression de naviguer en pleine mer, un café bondé «
d’obèses rougeauds généralement sertis dans une cache-poussière
ensanglanté » sécrète « un poisseux lichen de bière et de fumé », les
abattoirs exposent des statues de viandes pendues à d’immenses
porte-manteaux à roulettes, par ordre de taille, comme les frères
Dalton…
Le personnage
qui se met en scène dans ces décors singuliers se montre discret,
presque effacé, il se présente comme un solitaire timide, comme affecté
d’un complexe d’inexistence dans un monde aussi présent. Observateur
méticuleux, il semble prendre ses distances avec le monde, se « replie
» dans un quartier perdu ou voyage comme on s’enfuit. Est-ce cela qui
le décide à prendre la plume ? « Je serais écrivain, je serais le petit
homme éveillé qui n’a pas de corps, juste une âme collective, une voix
sans visage. » Mais ce timide — pour se rassurer ? — est aussi un
sensuel et un séducteur qui reconnaît lui-même son « manque parfait de
sens moral ». Parfois, il joue un rôle, se coule dans une « fausse
apparence, un mensonge permanent », comme une carapace qui dissimule la
timidité foncière. Une autre façon de n’être pas lui-même ? Le décalage
temporel, lorsqu’il retrouve le pays de son enfance, accentue cette
impression d’inconsistance : si le personnage vieillissant ne se
reconnaît plus qu’imparfaitement dans le jeune homme qu’il a été,
peut-il encore croire à la permanence de l’homme ? Vieillir, en fin de
compte, c’est peut-être céder le pouvoir à « la vieille femme que
chaque homme porte en soi et qui grandit avec les années ».
Reconnaître, une fois pour toutes, que nous avons toujours été un autre.
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François Coupry, L’agonie de Gutenberg, vilaines pensées 2018/2021, FCD Livres, 2021.
« Stop ! Coupry,
arrêtez d’écrire ces fanfaronnades : on ne sait à quel niveau de récit
vous vous situez. » Fanfaronnades ? Si vous le dites… François Coupry,
lui, parle plutôt de fables, de saynètes, de contes iconoclastes…
Chaque semaine, du 10 janvier 2018 au 5 mai 2021, ses personnages
fétiches (car lui n’apparaît qu’occasionnellement) ont tenu un journal
décalé où l’humour pince-sans-rire ouvre des abîmes de réflexion. Il
revendique la filiation de Swift et de Kafka, auxquels on pourrait
ajouter les contes de Voltaire, les Lettres persanes
ou les aventures du docteur Faustroll… Le lecteur du premier tome y
retrouvera avec bonheur l’inénarrable Piano et son petits-fils
Clavecin, tous deux passés maîtres dans « l’art de parler en public
pour dire ce qu’il ne fallait pas », mais aussi l’aigle de Xi, qui
n’aime que le risotto aux asperges ; l’âne astrophysicien, Wofgang von
Picotin ; le chien métaphysicien, Tengo-san ; un lion philosophe ou un
singe Bonobo de l’île X… Tous possèdent au plus haut point le génie du
paradoxe et ne se gênent pas pour proférer avec la plus parfaite
assurance les pires horreurs sur l’actualité, la canicule, les gilets
jaunes, les investissements boursiers ou l’héritage d’une vedette rock.
Dans la lignée de Micromégas, les Martiens viennent commenter les
élections de 2020 auxquelles, apparemment, ils n’ont rien compris.
Apparemment, car c’est peut-être nous qui nous berçons d’illusions sur
le monde politique. Le renversement systématique des idées et des
valeurs auquel nous invitent ces textes n’est que la conséquence de ce
décalage de point de vue.
Car tel est le
pouvoir de la fiction : en posant un masque sur le masque du réel, elle
paraît bien plus vraie que celui-ci. Et pour cause : selon une théorie
chère à l’auteur (ou du moins à ses personnages, puisqu’eux seuls
existent vraiment), la fiction ne serait pas le reflet du réel, mais ce
sont les fictions qui créent les vérités. La « fabrication incessante
du réel par les récits » est le vrai sujet de ces courts textes conçus
à l’origine comme des post de
Facebook (où ils continuent leur prépublication). Cette conviction,
défendue depuis les années 1980 par François Coupry, n’attendait que le
monde virtuel des réseaux sociaux pour passer du paradoxe à l’évidence.
Tout ce que nous vivons existe de toute éternité dans le grand
réservoir de l’Imaginaire et se réalise
de manière différente selon les époques. Il suffit donc de rejoindre ce
grand vivier pour changer d’époque, en empruntant les « couloirs du
temps » familiers aux personnages de François Coupry.
Une fois admis
ce principe, le monde de l’auteur est d’une impitoyable cohérence et
d’une redoutable lucidité. Que peut faire la Beauté déçue de ne pas
être harcelée ? Porter plainte pour indifférence. Que devient l’homme
dans un monde où, par les réseaux sociaux et le deep learning,
on sait tout de lui ? Il meurt aussitôt, « dénudé », rendu inutile par
l’exhaustivité des informations le concernant. L’absurdité est
présentée de façon impassible. Dans un monde où les hommes accouchent,
l’un d’eux enfante sa propre mère. Mais s’il viole sa fille
(c’est-à-dire sa mère), l’enfant qui en naîtra sera-t-il lui-même ? «
En une république, le roi signa une ordonnance… » Rien ne vous étonne ?
Attendez… L’ordonnance autorise les trains à ne pas partir aux heures
annoncées. Pourquoi pas ? La cohérence, la logique interne du récit,
part de ces prémisses absurdes et en analyse les conséquences avec
rigueur. Les gares se retrouvent encombrées de voyageurs qui ne savent
pas quand leur train va partir. Pour les faire patienter, elles
deviennent des lieux de convivialité et de culture et, de fil en
aiguille, au terme d’un raisonnement serré, le pouvoir d’achat a grimpé
en quatre jours et le taux de chômage diminué.
« Ou bien,
un autre version », nuancera l’auteur. Croit-on être entré dans la
logique du conte ? « Cela prouvera que vous êtes bel et bien un être
humain, désireux de trouver une logique à n’importe quoi. » Car dans un
monde en perpétuelle mutation, rien n’est assuré, rien n’est stable.
Chacun y joue un rôle, à tel point que Clavecin, petit-fils de Piano,
se transforme perpétuellement, en animal ou en dictateur –
Kim-de-Corée-du-Nord, Xi Jimping ou Trumpi-Trumpo… Il ne fait en cela
que porter à ses conséquences ultimes l’exemple de son grand-père, qui
peut dans le même temps se faire huer et applaudir par le même public.
Qu’importe ? Toutes ces identités successives ne sont que supercheries.
Démocrite aurait dénombré une centaine de dirigeants historiques qui ne
seraient en fait que des fantômes ou des paravents. La liste va d’Ivan
le Terrible à Staline ou à Kennedy…
Mais les pires
de ces illusions sont celles qui nous promettent un monde meilleur.
Nous vivons ici des revirements subits, des révolutions continuelles
qui nous mènent vers un progrès invraisemblable : le chômage baisse,
les glaciers reprennent des forces, la couche d’ozone se reconstitue…
Il suffit pour cela d’une décision insolite : diminuer la taille de
l’être humain, décréter que 2 + 2 = 12. Il suffit, pour faire basculer
la réalité, de prendre une expression courante au pied de la lettre :
quand on est dans sa bulle, la bulle est concrète et se métamorphose en
œuf ! L’absence de règle devient la règle.
Cet éclatement
incessant de la cohérence du monde et des personnages finit par donner
le tournis, du moins à ces derniers, qui s’enfuient et partent se
réfugier dans le passé — essentiellement dans la France des Lumières —
retrouver des figures souvent mise en scène par François Coupry. La
fuite n’est pas une solution. Mais si le monde que l’on fuit n’est
lui-même qu’un simulacre, la fuite ne nous livre-t-elle pas une
paradoxale vérité ? « Si les récits historiques mentent, la cause n’est
point un complot universel, mais tout bêtement la difficulté de
raconter sans simplifier, enjoliver, mythifier, mettre en ordre
narratif et cohérent la multiplicité chaotique du réel. Alors, on
utilise le charme du conteur, et le désordre prend un sens, factice
mais facile à enregistrer, à répercuter. » Derrière la fable se
dissimule non pas une morale univoque, mais un appel à donner sens au
grand Chaos qui nous entoure. Ou à en rire, tout simplement.
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Voir aussi : Les trois coups du
cavalier chinois ; Les souterrains de l'Histoire; Où est le vrai Louis XVI ?; La femme future; Le grand cirque du cavalier chinois, Zeus et la bêtise humaine, Le fou rire de Jésus. L'agonie de Gutenberg (1).
Michel Brix, Du classicisme au réalisme, Une histoire de la littérature (XVIIe-XXIe siècles), Kimé, 2021
Quatre siècles
d’histoire de la littérature, même en trois cents pages, c’était un
fier défi à relever. D’autant que le propos n’est pas de recenser les
courants, écoles et chapelles qui se sont multipliés comme les petits
pains à chaque génération, mais, à l’inverse, de réduire ces multiples
mouvements à deux grandes tendances, le classicisme et le réalisme, et
de montrer comme la littérature française est passée de l’une à
l’autre. Réduire impose d’isoler la substantifique moelle de tous les
éléments pour les opposer ou les regrouper de façon convaincante. Un fameux
défi, ici encore. Disons-le tout de suite : l’analyse est convaincante
et nous oblige à sortir des cadres confortables de l’histoire
littéraire traditionnelle.
L’évolution se
manifeste dans la seconde moitié du XIXe siècle avec un point de
basculement en 1852, année de parution d’Émaux et camées de
Théophile Gautier. Le modernisme, dans les arts plastiques, la
modernité en littérature, renoncent alors à la notion d’utilité dans
les arts — on se souvient de la formule de Théophile Gautier : « Il n’y
a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est
utile est laid. » On parle alors de « revendication autotélique de
l’art », c’est-à-dire que celui-ci devient son propre but (télos),
qu’il ne renvoie qu’à lui-même et rejette toute idée d’utilité sociale.
Autrement dit, « l’art pour l’art ». Telle est l’idée fondamentale,
dont toutes les autres vont se déduire. Précisons que
classicisme et réalisme sont des tendances qui se partagent la
littérature française depuis la Renaissance : la « révolution » n’est
qu’un changement de majorité… Il convient donc d’étudier également la
modernité dans ses racines et le classicisme dans ses survivances.
L’esthétique
classique ne se manifeste à l’état pur que dans une partie, mais la
plus connue, de la littérature française du XVIIe siècle. L’artiste,
sous Louis XIV, est investi d’un rôle social qui lui impose certaines
règles, un « art » de faire qui se concrétise par des usages et des
préceptes. Il s’inscrit en cela dans la ligne d’Aristote et privilégie
l’imitation des anciens, censés avoir porté cette exigence à son plus
haut point. Il en résulte un rapport particulier à la vérité et à la
vraisemblance. L’artiste ne doit pas décrire (le vrai), mais persuader
(par le vraisemblable). Il n’a pas à transcrire la réalité, mais à
faire apparaître les lois qui la régissent, jusqu’à fausser la réalité
lorsque celle-ci n’est pas vraisemblable. On se souvient que Racine
attribue à Œnone les accusations proférées par Phèdre contre Hippolyte
pour des raisons de vraisemblance : « J’ai cru que la calomnie avait
quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche
d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si
vertueux. » Par conséquent, l’art rejette tout ce qui peut apparaître
accidentel ou conjoncturel : le « je » autobiographique (ce n’est pas
l’exemple isolé qui intéresse, mais la vérité généralisable) et
l’actualité (qui n’est pas passée par le filtre de la vraisemblance).
Il ne s’intéresse qu’aux lois immuables qui peuvent être utiles au
lecteur, soit pour corriger sa conduite (en particulier le garder des
passions et de l’hybris, la
démesure), soit pour enrichir son expérience et le mettre en garde contre les pièges de
la vie. Selon la formule de l’abbé Prévost, le roman doit être « un
traité de morale, réduit agréablement en exercices ». Ainsi peut-on
lire Sade comme un moraliste, qui dénonce en les mettant en scène les
prédateurs qui détruisent la vertu. À l’inverse, la vraisemblance (et
non la vérité) permet d’admirer l’homme tel qu’il devrait être et de
détourner le lecteur de la barbarie, en donnant forme aux modèles qui,
étant d’origine divine, ne peuvent être pernicieux. L’esthétique repose
tout entière sur l’identité platonicienne entre le Bon et le Beau : la
contemplation du Beau nous détache de nous-mêmes et nous inspire un
désintéressement momentané.
Cette approche a
l’intérêt de nuancer le lieu commun selon lequel le XVIIIe siècle
aurait prolongé le classicisme du XVIIe. Miche Brix montre plutôt
comment il a à la fois « détricoté » le paradigme classique tout en
mettant en place les caractères de la modernité. Le roman — parce qu’il
est en prose et n’a pas de modèle antique prestigieux — permet de
dépasser l’imitation des anciens. Plus que la tragédie, il permet
d’explorer des sujets modernes, donc de privilégier le « vrai » sur le
« vraisemblable » (les événements qui sont encore dans les mémoires) et
de donner plus de place au « je » (les références morales sont en
l’homme et non dans l’héritage du passé). Deux évolutions fondamentales
dans le basculement vers le « réalisme ». Par ailleurs, on croit de
moins en moins à des types idéaux que l’auteur aurait pour ambition de
déceler derrière l’accidentel. Montesquieu montre que les régimes
politiques dépendent des circonstances particulières, comme le climat ;
Winckelmann, que l’art antique était lui aussi lié aux conjonctures.
L’intérêt pour les littératures nationales, authentiques (les minnesänger
allemands) ou apocryphes (Ossian) va dans le même sens : Homère n’est
plus considéré comme un modèle universel, mais comme une « antiquité
nationale » de la Grèce, parmi d’autres. Ce relativisme contredit
l’universalisme classique. Et puisqu’il n’est plus question d’imiter la
perfection antique, le critère d’originalité, appelé à un brillant
avenir, s’impose dans la critique artistique.
Avec ces clés,
on comprend les multiples évolutions qui vont marquer la littérature du
XVIIIe siècle. L’apparition de l’autobiographie et des « confessions »
(le retour du « je »), le passage du merveilleux (qui reste
vraisemblable, puisqu’il met en scène des types universels transposés
dans un autre cadre, avec par exemple des animaux qui parlent) au
fantastique (qui cultive l’invraisemblable), de l’utilité de l’art à sa
gratuité, de la critique dogmatique (ou morale) à la critique
biographique ou esthétique, de la perfection métrique au lyrisme
poétique, du critère du Bien à celui du Sincère…
Le XIXe siècle
n’aura qu’à prolonger ces tendances, qui deviennent alors majoritaires,
jusqu’à les caricaturer. Ainsi, le dandy porte à son comble la
recherche d’originalité, laquelle devient la pierre de touche de la
qualité : « vous ne ressemblez à personne », écrit Flaubert à
Baudelaire ; « Vous créez un frisson nouveau », ajoute Victor Hugo…
L’abandon de la métrique (toute contrainte empêche l’auteur de « se
dire » librement) voit apparaître des mètres nouveaux, disloqués comme
le trimètre romantique, puis le vers libéré, le poème en prose… Au bout
du compte, on invente le thème devenu classique de « l’écrivain qui
écrit un roman sur l’écrivain qui écrit un roman », qui est à la
littérature ce que la crème à la crème est à la cuisine normande, s’il
faut en croire Gosciny. Ainsi s’explique le stream of consciousness
(flux de conscience), qui installe le lecteur dans la tête du narrateur
et renonce au narrateur omniscient. Mais aussi la doctrine de « l’art
pour l’art », qui indique que le public n’a plus rien à attendre de
l’œuvre littéraire, désormais consacrée à célébrer la virtuosité de son
auteur — un point sur lequel on peut émettre certaines réserves, le
culte de l’écriture ne se réduisant pas à une jouissance nombriliste de
l’auteur.
En cela, les
différentes écoles du XIXe siècle se résument à une seule tendance :
elles révèlent la personnalité de l’auteur et non un type universel.
Romantisme, réalisme, symbolisme… concourent au même but. La critique
littéraire se tourne alors vers l’auteur, grâce à l’interview, mais
aussi l’interprétation biographique des œuvres. L’œuvre n’a même plus
besoin d’exister : la vie de l’auteur devient son œuvre. Un « syndrome
de Des Esseintes » qui sera poussé à ses ultimes conséquences :
Rimbaud, cessant d’écrire, reste poète — « quand, affolé, il finirait
par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues », affirme la «
lettre du voyant ».
Bien sûr, une révolution de cette ampleur ne s’effectue pas en une génération. De même
qu’il y eut, au XVIIIe siècle, des signes avant-coureurs de la
mutation, il y eut, au XIXe, des résistances au modèle réaliste.
Celles-ci peuvent nous étonner si l’on reste dans les schémas
classiques d’interprétation, mais s’expliquent tout à fait dans
l’optique des pages précédentes. Ainsi, Stendhal, Chateaubriand,
Balzac, Hugo, Dumas, George Sand conservent un pied dans le
classicisme. Et si la seconde moitié du XIXe tente l’expérience «
réaliste », ce n’est pas par l’adéquation parfaite à la réalité, mais
par des « effets de réel » qui en donnent l’illusion. La sincérité de
l’auteur, l’authenticité de l’histoire, deviennent les pierres de
touche de la qualité littéraire. Bien des questions qui reviennent de
façon obsessionnelle dans la critique actuelle s’inscrivent en fait
dans ce changement de mentalité deux siècles plus tôt. L’attention
portée aux auteurs féminins (censés plus sincères), aux auteurs non
professionnels (moins artificiels, n’importe qui pouvant devenir
écrivain puisqu’il s’agit d’exprimer sa personnalité) ou oubliés (moins
sensibles à leur image idéalisée), à la vie des écrivains (qui doit
correspondre à leur œuvre)… Cela conduit paradoxalement à un nouvel
élitisme : l’aristocratie devenant une artistocratie, le succès
devenant un signe de compromission et l’insuccès, un titre de gloire
Telle sera la
revendication du XXe siècle : devant la statue de l’auteur, dont
l’œuvre constitue le socle, le lecteur n’a plus qu’à mettre chapeau bas
et se taire. Les analyses d’auteurs aussi différents que Gide,
Genêt, de Gaulle, Bernanos, Mauriac, Green, Malraux… peuvent sembler
convaincantes — si elle n’entraînaient pas dans la tête du lecteur
autant de contre-exemples. Car il reste un malaise lorsqu’on aborde la
période contemporaine, plus connue du lecteur, mais à laquelle n’est
accordé qu’un petit nombre de pages. Malaise qui s’accentue lorsqu’il
s’agit de dédouaner la critique (journalistique ou universitaire), qui
n’a pu déceler une figure marquante depuis les années 1970, alors
qu’elle pourrait au contraire être accusée d’avoir négligé les auteurs singuliers au
profit de modes éphémères et de best-sellers soigneusement promus par
leurs éditeurs. Il est un peu facile, après des années où journaux et universités ont encensé le nouveau
roman, l’autofiction ou la littérature minimaliste, de conclure que «
l’imagination est le parent pauvre de l’esthétique moderne ». On peut
suivre l’auteur dans son constat pessimiste sur les apories de
l’esthétique réaliste poussée à son extrême. On ne peut s’empêcher de
penser que si la critique universitaire, depuis les années 1980, avait
prêté un peu plus d’attention aux écrivains qui s’en étaient
affranchis, ou qui, comme les romanciers de la Nouvelle Fiction, ont
réussi à définir une esthétique originale qui se distingue aussi bien
du classicisme que du réalisme, des tendances émergentes auraient pu
s’imposer.
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Voir aussi : Libertinage des Lumières et guerre des sexes.
Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir, Arléa, 2021.
Il n’est pas
facile d’évoquer par les mots le travail d’un peintre. Stéphane
Lambert, également romancier, s’y risque par l’intermédiaire du récit
personnel. Le livre épouse le temps du voyage, la visite au Zentrum
Paul Klee, en Suisse. Artifice classique et quelque peu éculé,
pourrait-on croire. Mais au fil du livre, on comprend qu’il n’en est
rien. Comme dans la théorie de Haeckel, le voyage devient une
récapitulation abrégée et rapide de la vie de Klee. Les deux temps se
conjuguent en un fascinant jeu de miroirs.
De même, ce qui
semble au départ une réflexion philosophique générale et assez banale
sur la perception de la réalité finit par structurer l’ouvrage. Ce que
nous voyons est une reconstruction de l’actualité, nous explique
l’auteur, mais le fait que plusieurs personnes puissent s’entendre sur
la présence d’un objet atteste de sa réalité. Mais qu’arrive-t-il si
l’objet disparaît ? La préservation de son existence est aléatoire. La
mémoire trahit ; la photographie ment. Le peintre seul « débusque la
présence là où elle se dissimule ». Voilà qui nous amène à Klee, dont
le travail ne se réduit pas à une restitution du réel, ni à sa
transposition gratuite par une géométrie désincarnée, mais interroge
son origine et sa destination. « Le début et la fin y siègent côte à
côte comme deux rois déchus et souverains. Fossile et Talisman
pourraient être leurs noms. L’énigme de l’origine épousant le flou de
la destination. »
J’avoue n’avoir
jamais été sensible à la peinture de l’artiste suisse. Mais pour la
première fois, j’ai eu l’impression de disposer d’une clé capable
d’ouvrir une porte. Le travail sur la couleur, par exemple, se comprend
dans cette tension entre origine et destination. L’envoûtement des
couleurs passées est à la fois un « retour au Chaos » et un appel vers
le futur, « l’éveil d’une matière cachée dans la matière ». Le recours
à la paréidolie, cette capacité à reconnaître des formes familières
dans le hasard d’un nuage ou d’une tache, permet de donner sens aux
formes, aux couleurs, à la géométrie… « Deux petits cercles surplombent
un fin rectangle : et un visage apparaît. » On comprend, ou du moins on
admet, l’usage des formes élémentaires : « Le moindre suffit pour
planter le décor. » Et l’implication personnelle de l’auteur dans le
livre, qui pouvait agacer au départ, prend tout son sens. « Qu’est-ce
qu’une image sinon un instant capté avant sa disparition ? » se demande
Stéphane Lambert. L’instant de la création et l’instant de la
perception se confondent. Le voyage de l’auteur correspond au temps de
captation de l’œuvre, avec ses épiphanies et ses ruptures. La neige
matinale devient une mise en condition, sinon un élément d’intellection
de l’œuvre regardée. « Plus rien ne serait comme avant. » Voilà qui
invite le lecteur à prolonger l’expérience.
Cette approche sensible est servie par une écriture
artiste qui, par moment, peut aussi agacer. Elle est faite
d’allitérations (« un ingénieux jeu de jonchets », « borborygmes et
barbarie vont de pair »), de concrétisation de l’abstrait (« je patauge
dans la vase de ma pensée »), d’images fortes (« la maladie agit comme
un engrais sur la profusion de l’œuvre »), qui par moments déconcertent
et déconcentrent. L’hôpital se moquant volontiers de la charité, je
dois admettre que ce qui m’agace le plus dans ce défaut, c’est qu’il
est aussi le mien… Stéphane Lambert s’exprime par sentences bien
ciselées, mais un peu mystérieuses, qui se juxtaposent pour essayer de
se donner un sens. « L’ignorance du profane défie l’ironie du ciel.
L’ombre de la mort est un sourire coloré. » On admire, on goûte, mais
on n’est plus dans le dépouillement de Klee. Encore une fois, j’aurais
mauvaise grâce à reprocher à un confrère ce dont j’abuse tout autant.
Peut-être, tout simplement, peut-on regretter dans cet art brillant de
la formule un ton souvent péremptoire, qui se traduit par l’importance
du verbe être : « l’art est », « l’idée est », « l’infini est », «
l’homme est », « peindre est », « la mythologie est »… Alors que le
parcours est nécessairement subjectif, puisque fondé sur la perception
personnelle de l’auteur, le partage avec le lecteur ne s’en trouve pas
facilité, malgré l’invitation (« Entrez, entrez. Suivez-moi au cœur de
cet univers béant… »). Mais le plaisir jouissif de la lecture et la
découverte d’une clé d’accès à l’œuvre de Klee désarment bien
volontiers toute critique.
Voir aussi : L'Apocalypse heureuse. Vincent Van Gogh, L'éternel sous l'éphémère.
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Gabriel Ringlet, Va où ton cœur te mène, Albin Michel, 2021.
« Je n’ai jamais
vu d’aussi près un miracle endormi », note Gabriel Ringlet à la
naissance de son filleul, Élie. Pour lui (et pour notre plus grand
plaisir), il va faire revivre le prophète biblique dont l’enfant porte
le nom. Biographie romancée, essai historique, réflexion philosophique,
voire vaste poème en prose, le livre tient de tout cela. On y trouvera
surtout Élie dans les textes bibliques, bien sûr, mais aussi dans la
tradition chrétienne, juive, musulmane — et au-delà, on y trouvera un
message pour notre époque. Car Élie continue à passer, à se mêler à nos
conversations, à nous inspirer… À travers le personnage, l’auteur nous
parle du monde moderne, piégé entre le fanatisme destructeur et
l’apathie matérialiste. « Il y a urgence à voir se lever des héritiers
de ce souffle brûlant », dit-il aux seconds ; « Mais d’une brûlure
douce comme une caresse », ajoute-t-il pour les premiers. Élie, c’est «
un feu de douceur et non feu adouci », un « déchiffreur d’aujourd’hui
»… Pas un terroriste.
Quoique… On se
souvient des prêtres de Baal égorgés par Élie et de Jézabel défenestrée
et jetée aux chiens. La violence vétérotestamentaire se déchaîne dans
toute son horreur dans l’histoire d’Élie. Son engagement total « pousse
Dieu à être encore plus Dieu », et nous donne froid dans le dos. D’où
la nécessité de prendre nettement ses distances avec certaines époques
de sa vie. Le « prophète m’as-tu-vu » qui engage un duel d’holocaustes
et qui tue de sa main les perdants n’est pas celui de Gabriel Ringlet.
Dieu peut-il faire perdre la raison, se demande-t-il, et nous savons
aujourd’hui qu’en son nom les pires atrocités peuvent être commises. Ce
massacre est non seulement insupportable, dit-il nettement, mais n’est
pas une expression de la foi. Élie s’invente un dieu à la hauteur de
son orgueil. Et pourtant, cet Élie du Carmel est celui que l’Histoire a
retenu. Il est temps de dénoncer fermement ces passages. « Est-il si
grave de n’avoir pas le même dieu ? Ou de n’en avoir pas ? »
Aujourd’hui, la question ne se pose plus, on l’espère.
À l’Élie du
Carmel, il faut préférer le poète de la fragilité divine et celui du «
juste assez ». Celui des premiers miracles de sa « geste ». Les jarres
inépuisables offertes à la veuve de Sarepta contiennent « juste assez »
d’huile et de farine pour son pain quotidien. De même, lorsque Gédéon
se plaint à Dieu de ne pas avoir assez de force pour combattre les
Madianites, il lui est répondu : « Va avec la force que tu as. » Telle
est l’autre face du prophète de l’Ancien Testament : on ne demande pas
plus à l’homme, ni à Dieu, que ce qu’il peut donner, et ce qui suffit.
La conversion ne passe pas par l’arrachement, mais peut s’exprimer «
dans la sobriété du peu ».
Le peu, le juste
assez, le presque rien, philosophes et poètes ont appris à s’en
contenter, voire à y glisser tout un infini. N’était-ce pas jadis la
mission du prophète, et aujourd’hui du poète, d’éveiller de souffle –
de faire naître le poème que chacun porte en soi. « Entrer dans le
poème est une manière de vivre », nous dit Gabriel Ringlet. Le poème «
vit avec nous dans l’ordinaire des jours. » La discipline quotidienne
qu’il se propose en réinvestissant le texte biblique peut être plus
largement pratiquée, dans un cadre athée aussi bien que religieux.
Quant au fameux manteau d’Élie, qu’il finit par jeter sur son disciple
Élisée pour lui transmettre sa mission, chacun de nous peut reproduire
le geste à sa manière, avec la force qu’il a. Chacun de nous peut avoir
en héritage « un petit bout » du souffle prophétique « et refaire alors
cette jetée créatrice sur quelqu’un qui a faim, qui a soif, qui est nu,
malade, étranger ou en prison… » À une époque asthmatique de l’âme, où
le souffle (prophétique ou poétique) semble épuisant — ou, à l’inverse,
dangereusement destructeur, cet appel au « juste assez », au petit
geste quotidien où l’on peut faire tenir l’infini de la poésie, de la
foi ou de la compassion, est particulièrement revigorant.
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Voir aussi : Effacement de Dieu, La grâce des jours uniques.
La blessure et la grâce.
Véronique Bergen, Icône H, Hélène de Troie, Onlit, 2021.
À quoi
correspondrait le mythe d’Hélène dans le monde actuel ? La
revitalisation de vieux mythes est un des exercices les plus stimulants
de la création, et celui de la guerre de Troie a fait l’objet de
multiples tentatives de ce genre. Mais le roman de Véronique Bergen, me
semble-t-il, va bien plus loin, puisque l’histoire se déroule à la fois
sur les deux plans historique et mythique, pour mettre à nu
l’intemporel, « l’icône H » derrière l’Hélène de Troie et celle
d’aujourd’hui, dans un récit dont la tension dramatique et la violence
verbale n’empêchent nullement un humour discret mais efficace.
Hélène, la
protagoniste autour de laquelle tournent les différents chapitres,
confiés au regard d’observateurs différents, est une jeune Bruxelloise
de notre temps. Elle a été confrontée dès l’enfance au personnage
mythique dont elle porte le nom. Héritage d’autant plus lourd que sa
mère a eu le malheur de lui suggérer cette comparaison à un âge
précoce. Elle a relevé le défi au pied de la lettre, débaptisant ses
proches, parlant en hexamètres dactyliques… Ainsi sa mère, Laetitia,
est-elle devenue Léda et sa sœur Caroline, Clytemnestre. Elle a été
donnée à un Manuel (Ménélas) pour s’enfuir avec un Pierre (Pâris, qui
lui vient de… Paris). Machaon, Amphimaque et Ulysse ne sont autres que
Marc, Antoine et Ulrich. Quant à Zeus, le père céleste et invisible ? «
Un type qui ne t’a pas reconnue et qui a pris la poudre d’escampette à
ta naissance », à moins qu’il ne s’agisse, plus prosaïquement, d’un «
aliéné grand cru »… Le jeu est dans une première lecture amusant : les
personnages principaux sont en nombre suffisamment restreint pour que
le lecteur ne s’y perde pas, d’autant que la première lettre des
prénoms et des pseudonymes est identique.
On peut donc
lire ce roman comme une adaptation moderne du vieux mythe et goûter
avec gourmandise le sel des métamorphoses. Les prétendants sont
particulièrement bien croqués : un superstitieux qui craint de
s’accoupler à une déesse, un pédéraste converti par la beauté absolue
d’Hélène, un pédant qui ressasse ses cours d’histoire de la médecine,
un bègue, un gigolo voile et vapeur… La guerre de Troie devient une
rivalité entre gangs bruxellois et parisiens, qui prend le prétexte
d’une histoire de sexe pour éliminer la concurrence dans les trafics de
drogue, les rackets, les cambriolages. On s’arrêtera alors à quelques
scènes savoureuses : la pomme de discorde, le jugement de Pâris, le
duel entre Ménélas et Pâris… Véronique Bergen fait montre d’une
parfaite connaissance de l’Énéide
et des mythes liés de près ou loin à Hélène. Les liaisons de celle-ci
avec Thésée et Pirithoos, Troïlus et Déiphobe, ne sont pas les épisodes
les plus connus du non spécialiste, mais font intégralement partie de
l’aventure romanesque.
Pour autant, la
romancière se garde bien de suivre fidèlement le fil des événements. «
J’espère qu’Homère et consorts me pardonneront de ne pas suivre en ce
point la narration officielle », s’excuse-t-elle, précisant ailleurs
qu’elle ne se prive pas de faire « des crocs-en-jambe au texte d’Homère
». Hélène est un personnage d’aujourd’hui. Si les enjeux restent des
conflits entre civilisations avec des motivations économiques
dissimulées, ils prennent une autre ampleur dans notre univers
mondialisé que dans la Méditerranée antique. Hélène devient une arme de
guerre contre le grand capitalisme : « Oui, on m’utilise pour briser le
moral des empires, oui, les Français se sont servis de moi pour mettre
K.O. la livre sterling. » Par ailleurs, la jeune fille n’entend pas
systématiser les rapprochements entre époques, et veille « à ne pas
accrocher [s]es casseroles mythico-psychotiques » aux « neurones bien
ordonnés » de « ceux qui pensent que les individus, les époques, les
lieux sont étanches ».
Il nous faut
alors interroger la troisième Hélène, oubliant celle de Troie et celle
de Bruxelles : « l’icône H ». Celle qui n’existe pas par elle-même,
mais uniquement par le regard des autres, par le désir qu’elle suscite,
dans le « ballet de regards qui ricochent sur [s]es formes ».
Existe-t-elle, cette icône, cette image, autrement que comme un reflet
? Là est la vraie souffrance de la protagoniste, et la clé de toutes
ses dérives. La violence de ce constat se traduit par celle des mots.
Si Hélène a l’impression de se vider de toute substance (« Je suis née
avec un petit trou supplémentaire sous le gros orteil, je m’écoule par
là »), c’est en écho aux paroles de sa mère : « Je te plains d’être un
trou, une cavité que toute la matière de l’univers ne saurait combler.
» Alors, toute la matière de l’univers va y passer… Pour se sentir
exister, pour combler cette personnalité Danaïde, elle s’offre à tous
dans un messalinisme insatiable. C’est le versant sombre de sa
personnalité, le néant insupportable et, en fin de compte, absurde —
car pourquoi une guerre pour quelqu’un « qui existe moins qu’une
mouche, moins qu’une poubelle » ? Un des leitmotive
du roman (qui ne va pas sans un humour sinistre) évoque tout ce que les
ennemis d’Hélène lui fourrent dans la bouche, comme si l’on pouvait
combler son monstrueux néant : un nic-nac en forme de H, une botte de
radis, une bible miniature, un bouchon de baignoire, un escarpin, des
faire-part de mariage… La sexualité est aussi l’insatiable besoin de
combler ce vide ontologique.
Cette sexualité
débridée est l’aspect le plus apparent du roman, qui par moments «
déchaîne [une] libido overcalibrée Himalaya de sperme ». Ne nous
laissons pas détourner par la partie émergée de l’iceberg.
L’hypersexualité est un piège qu’Hélène se tend, qu’elle tend aux
autres, mais aussi que les autres lui tendent pour résister à la
fascination qu’elle exerce : « Une beauté profanée, active
sexuellement, désactivée symboliquement, ramenée à l’expression d’une
avidité nympho, baisable à merci, qu’on se refile de queue en queue,
c’est ça votre vœu. » On touche ici au vieux paradoxe de la misogynie
millénaire, qui avilit la femme pour conjurer son pouvoir. Car Hélène,
comme chez Goethe, n’est pas seulement une femme : c’est LA femme, «
plus femme que toutes les femmes », une « Surfemme » dont l’existence
même rallume la véritable guerre, non celle de Troie, non celle des
gangs, mais celle des sexes. Les formules sont tout aussi glaçantes : «
dans mes gestes, mes mimiques, j’importe une grammaire mâle pour tuer
le principe femelle » tandis qu’ailleurs se constitue une « brigade
anti-mâles de choc » ou que, plus radicaux, certains rêvent à
l’extinction progressive de l’espèce humaine grâce aux pesticides qui
défertilisent les mâles ! L’icône H — comme la bombe H ? — devient
l’essence même de la Guerre et de la destruction. Sa beauté est son
arme. Elle a « l’art de déshiniber le genre humain, de faire sauter ses
soupapes de sécurité, réveillant les humeurs animales. » La violence
qu’elle suscite à son égard est peut-être une ligne de défense de la
part de ceux qui voudraient simplement vivre en « laissant en place les
lignes de l’univers »…
Cette violence
exacerbée, avec son exutoire sexuel, est à l’image du monde actuel,
dont Véronique Bergen dresse un tableau terrifiant. Et aboutit à une
culpabilisation douloureuse — si le fils d’un dieu et d’une mortelle
est un héros, Hélène se sent à l’inverse « sous-humaine, un accroc dans
le tissu des anthropoïdes, une usurpatrice ». Sa « terreur d’être à
côté de moi-même » se traduit par une anorexie jointe à une « faim de
sacrifice antique ». « Elle ouvre les jambes pour se fermer à la vie ».
Car si elle possède à fond l’art de réveiller la bête en son semblable,
elle ne peut la réveiller en elle-même, et c’est une des causes de son
drame.
Mais il y a un
autre néant, celui des mystiques, qui projette dans une autre dimension
celui qui s’est dépossédé de lui-même. Elle y a accès, par instants,
dans de sublimes extases. « Moi, Hélène, moi qui ne suis pas moi, je
suis gratifiée d’une illumination. Je me tiens dans la lignée des
sentinelles de l’infini, des veilleurs du néant. La nuit initiatrice de
Descartes près de son poêle, la possession d’Aleister Crowley par un
ange qui lui dicte le Livre de la Loi, la nuit transfiguratrice de Paul Valéry à Gênes, la conversion d’Augustin, la nuit mystique de Pascal et sa comète le Mémorial
et ma révélation ésotérique aujourd’hui ne forment qu’une seule
guirlande. La césure qui décolle le temps de lui-même a pour nom Zeus. »
Zeus ? L’absence
du père, qui peut à la fois renvoyer au lâche abandon ou à la divinité,
fait partie de cette transmutation du personnage en icône. L’agent de
cette opération alchimique est une héroïne oubliée que Véronique Bergen
a baptisée Électre. Non pas la fille de Clytemnestre et d’Agamemnon,
nièce donc de l’Hélène mythologique, mais un personnage étrange et
récurrent, la seule qui ne soit pas affublée d’une double identité («
Qui se cache derrière le prénom d’Électre, je suis l’un des rares à le
savoir », dira en fin de compte Ménélas) qui ressemble à Hélène (toutes
les deux ont un nom composé de trois « e ») mais qui la poursuit d’une
implacable haine. Une sorte d’anti-Hélène, comme une antimatière, qui
pâtit autant du total silence de l’Histoire sur son compte qu’Hélène
souffre de sa sur-représentativité dans les textes : de leur fusion va
naître un « vide central » qui comblera enfin l’absence du père. Le
chapitre le plus important (et le plus court !) est sans doute le
dernier, intitulé « Zeus », comme une ultime révélation — j’en laisse
la surprise au lecteur.
On a envie de
s’arrêter à cette partie lumineuse du roman, même si elle n’est
qu’épisodique. Deux rebondissements, aux derniers chapitres, changent
complètement le regard que l’on porte sur Ménélas et sur Électre et
donnent à ce grand jeu de massacre une ouverture que le lecteur
poursuivra comme il l’entend dans le chapitre final, « Zeus »…
Mais ne quittons
pas ce roman fulgurant sans souligner l’importance de la langue, qui
fonctionne explicitement comme un moteur de l’intrigue. À plusieurs
reprises, Véronique Bergen le souligne, attirant notre attention sur
l’étrange prénom composé de trois « e » (ceux qui préfèrent le « e »
muet final sont « des rois de la baise » !) ou sur le pouvoir presque
physique des mots : « Le mot néant me fissure » ; « Vos mots-balles de
riot gun m’ont lézardée canicule », « son sexe durcit et se soulève
mais sa phrase tombe, mollassonne », la « syntaxe [est] bourrée de
chardons »… On torture par des « atrocités verbales », dont les auteurs
classiques ne sont pas les moins efficaces : « À Électre, je souffle du
pur Euripide que j’ensemence d’un vers apocryphe ». Qu’il suffise de
citer Lewis Carroll, Proust, John Fowles, Céline… pour comprendre
l’ampleur du supplice pour le non-initié. D’ailleurs, dans les moments
de délire, Hélène « psalmodie pêle-mêle Shakespeare, Pessoa, Albert
Cohen, Chloé Delaume, Valère Novarina, Hélène Cixous et autres grands
explorateurs des possibles. » Qui y résisterait ?
Quant à la
langue de la romancière, elle est à la fois déstructurée et
jubilatoire. La priorité est donnée aux tournures directes, dans une
syntaxe agglutinante qui se passe volontiers d’articles et de
prépositions. L’emploi adverbial des substantifs (« elle testostérone
aboiements de colère ») côtoie la dérivation verbale des substantifs :
Hélène alice carrolle la durée, castor-polluxe ses frères ; ici on
spermatise et là on aquagyme, on s’anthropophage, on charybde de
déception en déception. Ne nous étonnons donc pas qu’Hélène soit
égisthée par Égisthe et qu’Hector hectolitre ses conseils ! Le
grammairien goûtera le recours à des tournures rares, comme l’attribut
du sujet par un verbe de mouvement, bien attesté en français par des
tournures figées comme « il tombe mort », mais systématisé avec une
imagination stupéfiante : on papillonne phalène, on se trémousse
panthère, on danse roulette russe… De même pour l’attribut du
complément d’objet direct par l’intermédiaire d’un verbe de mouvement
(comme, par exemple, dans « il la transporte inanimée ») : « je broie
poudre de riz ceux qui improvisent sur ma partition », « tu me feras
vibrer sirène de Copenhague », « elle me désintègre nanoparticules ».
La guerre de Troie, progressivement élevée au niveau de guerre des
gangs, guerre des sexes et guerre contre l’humanité, ne peut se
traduire que par cette somptueuse anarchie verbale qui réjouira au plus
au point le lecteur teinté de philologie.
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Voir aussi : Écume. Clandestine. Moctezuma.
Zoé Derlyn, Debout dans l’eau, Rouergue, 2021.
« On voit que tu
es née en ville », rit le grand-père lorsque sa petite-fille lui
demande où s’arrête le « jardin ». « On voit que tu vis à la campagne
», gloussent les tantes citadines quand elle demande si l’eau du
robinet est potable. Ces deux réflexions résument bien le malaise de la
narratrice, assise entre deux chaises, entre deux mondes, entre deux
âges. Elle voit encore le monde avec des yeux d’enfant, avec le sérieux
des gamines et la poésie de la candeur, mais découvre peu à peu son
regard d’adulte, où la tristesse du désenchantement se conjugue au
dégoût de sa propre naïveté.
Entre deux âges,
porteuse de nouveaux désirs que les autres ne peuvent deviner, citadine
à la campagne et paysanne à la ville, elle ne se sent pas vraiment, non
plus, de sa propre famille. Placée chez ses grands-parents par une mère
qui semble s’en désintéresser, « à peine la fille de [sa] mère », sans
identité propre — elle n’a « les cheveux de personne. Personne, ça veut
dire d’une autre famille » — francophone en Flandres — « Je reste dans
ma tête, en français » — elle cherche sa place dans le monde. Le «
jardin » la lui fournit, ce domaine où le paysage tout entier
appartient à son grand-père et où l’étang prend des allures de douves,
surtout quand il héberge une baleine !
Le roman oscille
dès lors entre l’amertume du rejet et l’enthousiasme de la découverte.
La jeune fille s’invente des histoires pour compenser les livres
qu’elle ne comprend pas. Elle se heurte aux mots qui trahissent son
regard — « Dès lors que les douves ne sont qu’un étang, la maison est
juste une maison. » Mais elle découvre des bonheurs d’expression dans
le regard aigu qu’elle pose autour d’elle — « Ma grand-mère pèle une
carotte comme si elle voulait la punir », le poirier abattu « avec ses
racines tordues en l’air comme de longs doigts qui cherchent encore à
se retenir. »
Le fil narratif
ténu de l’apprentissage — le grand-père qui se meurt, l’intérêt éveillé
par un jeune jardinier… — sert surtout à réunir ces trouvailles
verbales qui traduisent son rapport malaisé au monde. On y trouve des
cruautés d’enfant aux sentiments tranchés — « Je ne suis pas certaine
de savoir à quoi ça sert, un grand-père » — « Elle ne sait pas que je
suis en train de souhaiter la mort de son fils » — des mal-être de
jeune fille qui se découvre — devant le jeune jardinier, elle a « des
bonbons collants » dans la gorge, devant sa naïveté, elle ressent de la
même manière le dégoût de soi-même : « quelque chose qui a envahi tout
mon corps, mes bras, mes jambes, et qui me faisait comme une peau
collante de l’intérieur. » Et devant l’interminable agonie du
grand-père, elle n’entend plus que « des mots de maladie,
d’attente, des mots qui retiennent leur souffle. »
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Yves Namur, N’être que ça, Lettres vives, 2021.
Naître et écrire
: pour le poète, un seul et même verbe. Naître ? Au-delà de l’acte si
commun qui nous est à tous arrivé sans qu’on le sache ni qu’on en soit
responsable, c’est cette intime conviction, un jour, que l’on existe —
vraiment, autrement — un retournement — ce que jadis on appelait
conversion — une expérience unique et bouleversante. « Je viens donc de
quitter, il y a peu, l’abîme du haut et… je nais ! » Une expérience
fondatrice, quasi mystique — et même si Dieu, par moment, traverse ces
pages, il ne s’agit en rien d’une mystique religieuse. Naître, c’est «
entrevoir un pan de cette lumière intérieure » qui soudain éclaire
différemment le monde.
Naître, c’est
entrer dans une autre terre, qui est à la fois la même et tout à fait
autre. Peut-être est-ce pénétrer dans « la terre de personne », qui
paraît-il se trouve au Brésil : à notre époque où plus aucune terra nullius
n’est donnée à découvrir et à conquérir, la « terre de personne » est
une terre « donnée à qui sait regarder au-delà du simple visible ».
L’explorateur en est le poète, qui a la faculté de briser la coque du
réel. « Un poème arrive, et c’est le monde entier qui vacille. »
Il y a de
l’exploration dans le livre d’Yves Namur. Ou plutôt du pèlerinage, un
voyage au hasard des associations de pensée, des souvenirs, des images.
« Pèlerin sans chemin », il s’aventure « dans le nulle part », avec
pour tout bagage « des sacs de pensées vides ou vidées » — peut-être
dans ce « pays de Néant vouloir » jadis évoqué par Marguerite Porete.
Les guides en sont les oiseaux, qui peuplent ces lignes avec
l’insouciance de ceux qui savent. Les mésanges, qui apprennent à
picorer sans se poser de question ; les moineaux, indifférents au
passage de Lacan, grand épouvantail vêtu de noir ; les pies, qui
semblent chercher la parole originelle ; la mouette « qui plane sans
fin sur l’î de l’île », et tous les oiseaux migrateurs qui «
participent à cette écriture de la pensée ». Leurs apparitions
subreptices sont comme un fil rouge tout au long de ces paragraphes qui
semblent n’avoir d’autre logique que la digression.
Des oiseaux aux
poètes, il n’y a qu’un regard. Ceux-ci ponctuent aussi ces pages de
leur présence rassurante — Salah Stétié, René Char, Rilke, Antonio
Porchia, Pessoa… Le monde que l’on découvre est aussi celui des livres,
des nuages qui passent comme des « livres ouverts » au livre « où tout
serait contenu » en passant par celui « qui s’écrit malgré moi ». « Ne
suis-je pas moi-même à l’épreuve du livre ? » s’interroge le poète, au
sens le plus fort du terme : « L’épreuve, comme une épée noire qui
transperce le cœur et le grossit mille et mille fois. »
Entre les
oiseaux et les poètes se compose un fascinant paysage où se fondent, se
confondent, l’envol et l’écriture, l’errance et l’apaisement. Le livre
est conçu comme une lettre envoyée poste restante à une morte, écrite «
parce que justement je ne sais que te dire. » Et le miracle,
c’est que le lecteur le sait, qu’il voit ce nulle part où l’on chemine,
qu’il comprend la « pensée sans maître » — peut-être parce qu’à son
tour, il naît.
Naître — n’être
— n’être que ça : des miettes pour un oiseau, une trace dans ta main…
Oui, décidément, je pense à tous les pèlerins du Néant qui m’ont guidé
dans ma propre quête vers le pays du Loin-près de Marguerite Porete. «
N’être en fin de compte que ça : un homme qui se tait »
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Voir aussi : La tristesse du figuier. Dis-moi quelque chose. La nuit amère.
Otto Ganz, Prière de l’exaltation, maelstrÖm reEvolution, 2021.
« Pleure,
dit-elle » : le leitmotiv des premiers poèmes du recueil en pose les
thématiques. Un « elle » qui semble renvoyer à la langue, cette «
langue / que j’éprouve aveuglée / par l’humeur de tes yeux » lorsque
l’enfant voyait l’infinité des teintes contenue dans chaque couleur
avant que les mots ne « criblent » les sensations. « Pleure »,
injonction primordiale à l’enfant qui s’éveille au monde ; triste
injonction du mot à celui qui désormais sera sommé de regarder le monde
à travers leur filtre. Et que dire des « croyants d’un seul mot », qui
ne disposent que du plus ténu des cribles pour percevoir le monde ?
« Pleure »,
parce que derrière les larmes il y a l’œil, fil conducteur plus discret
dans une multitude d’images qui se télescopent et s’enrichissent
mutuellement. La vision (les teintes dans les couleurs), les larmes qui
brouillent la vue, l’aigle dont la vue se régénère au soleil… Tout cela
forme un tout cohérent, qui nous parle de l’illusion et de la lucidité,
de leur nécessité à toutes deux, car sans lucidité il n’y a que
tromperie, mais sans illusion la vie n’est plus possible. Et les images
s’enchaînent, réduisant une à une à la boue, à la merde, à la
pourriture, toutes les illusions traquées par la lucidité — les « dieux
risibles », les « poètes crédules », l’alliance de l’esprit et de la
peau, le terrible mensonge d’une histoire commune, la foi en un au-delà
plus serein, la fierté de l’homme réduite à son animalité de singe, de
fourmi, de corbeau, d’étourneau, à ses déjections ou à son destin de
cadavre.
« Pleure », oui,
et « hurle », bientôt, « dit-elle », toujours, « supplie », dans une
litanie ascendante qui culmine sur la révolte — « rugis dit-elle charge
oui rue » — l’acceptation, puis le pardon, la dure lucidité de celui
dont l’odorat s’est imprégné de la pourriture, avant de gravir à son
tour la colline suivante : celle de la joie, de l’exaltation.
Pour que gronde une plainte
il convient de tendre la corde
de la réalité à rompre
Et le chant, alors, même faux, même s’il s’étrange ou renâcle, «
accouchera / au final de la joie ». Il faut déchiffrer une à une, dans
l’ordre du recueil, les injonctions scandées qui culminent sur
l’exultation, la louange et la prière, dans un vocabulaire épuré de
toute religion. Jusqu’à cette constatation finale : « Sans cœur on
n’éprouve / aucune faim ».
Tout poème est
d’abord une lecture. Celle-ci n’est que la mienne. D’autres sans doute
la contrediront. Mais toutes aboutiront au même constat : on ne sort
pas indemne de ce recueil d’une richesse fascinante.
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Voir aussi : Pavots, Matière d'être, Du fond d'un puits, Technique du point d'aveugle, Les Vigilantes, On vit drôle.
Patricia Castex Menier, Sylvie Fabre G., Accoster le jour, La Feuille de thé, 2021.
Ce
fut un long voyage
la
nuit à présent
est à quai
(P.C.M.)
Le ton et le
thème sont d’emblée donnés. L’écriture est un voyage, en particulier
l’écriture à deux, qui rebondit d’un interlocuteur à l’autre, qu’un mot
relance comme une escale. Le temps est un voyage, en particulier la
nuit, qui nous embarque dans un rêve qui ne connaît ni temps ni lieu. À
nous de « terminer la traversée » en arrimant le jour à la terre. Le
jour alors sera un nouveau voyage, par terre, cette fois, où il faut
avancer pas à pas, trouver un « souffle nouveau ». Avec le vague désir
de repartir, de retourner au quai d’où se détacheront de nouveaux
navires. Le voyage du temps est circulaire, on sait que la nuit
reviendra et l’image de la « roue cosmique » émerge du dialogue.
Autour de cette
thématique, les images s’inscrivent tout naturellement dans
l’imaginaire commun. Les rêves sont la cargaison des nuits, les cales
sont pleines, l’éveil les déchargera. Mais qu’en ferons-nous alors ?
Sous la lumière du jour, l’évidence nocturne devient « le lourd bagage
de l’énigme ». Il ne faut pas l’alourdir en tâchant de la résoudre,
mais la laisser porter par l’écriture, par la poésie, qui appartient au
même monde et qui nous déchargera du passé.
Personne ne veut croire
son corps affrété
mais la langue y pense
(S.F.)
« Charger la
langue », c’est aussi apprivoiser le passé, comme on longe le fleuve
depuis son estuaire pour remonter à la source. D’autres images ouvrent
d’autres perspectives dans l’esprit du lecteur, car la lecture aussi
est un voyage. Sur le pont du navire restent « les aimés ». Est-ce vers
eux qu’il faut se retourner ? Ou faut-il laisser la mémoire veiller «
sur le passé heureux » ? Le voyage ne va pas sans ses « brassées
d’adieu », sans ses espoirs de découvertes, sans ses renaissances à un
monde neuf à chaque aurore. Alors les mots sont des visages de fugitifs
« qui hantent au présent » nos souvenirs, dans un autre lieu, un autre
temps où vie et mort ne sont qu’un seul et même voyage.
le poème,
séjour des ombres
et gardien des métamorphoses.
(S.F.)
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Voir aussi : X fois la nuit, Passage avec des voix, Suites et fugues, Le dernier mot, Soleil sonore, Adresses au passant, Bouge tranquille, Al-Andalus. Chroniques incertaines. L'insinct du tournesol. Cargo. Havres.
Werner Lambersy, Mémento du Chant des archers de Shu, postface d’Otto Ganz, maelstrÖm reEvolution, 2021.
Le Chant des archers de Shu,
voici quelque trois mille ans, évoquait la nostalgie de soldats chinois
en campagne contre les Mongols et leur sentiment, à leur retour, de
n’être plus vraiment chez eux. La souffrance les a marqués à jamais. En
1915, Ezra Pound en publie une adaptation personnelle, à laquelle fait
écho le Mémento de Werner
Lambersy. La transmission constitue le cœur même des deux longs poèmes
qui constituent ce recueil, jusqu’à la postface d’Otto Ganz qui a son
tour s’approprie le texte de Werner Lambersy.
Le premier
poème, « Mémento du Chant des archers de Shu », se construit autour
d’une formule obsessionnelle, « Nous ne serons plus là » ; le second, «
Contumace », se construit autour d’une formule opposée : « Je n’étais
pas là ». Le passé, le futur ; le singulier, le pluriel ; l’éternité
qui nous précède et celle qui nous suivra. Entre les deux, ce bref
passage de la vie où l’on ne fait, en fin de compte, que rejoindre le
grand troupeau de ceux qui ne sont plus. C’est pour ceux-là aussi que
l’on vit, par contumace, — « Ô vous / mes débranchés de / la surface ».
Tous ceux qui nous ont été repris « comme on coupe à table / et au
couteau / un fruit tombé de l’arbre ». Cela pourrait paraître
désespérant, désespéré ; c’est au contraire apaisé, apaisant. Car « le
vide est plein / de vos voix et c’est une chose qu’on n’est / pas prêt
de me reprendre ! »
Ce second poème pourrait servir d’introduction au Mémento
qui le précède. Ne sont-ce pas aussi les archers de Shu, ces disparus
dont nous porterons à tout jamais la trace ? Et en assumant la longue
plainte des archers — « Nous ne serons plus là » — le poète ne les
rejoint-il pas dans ce lointain passé qui sera notre futur ? Le poème
évoque longuement la fin — la fin du monde, la fin de l’homme — dans un
camaïeu de rouge qui s’élève au cosmique — l’incendie, le soleil
mourant — en se fondant sur le plus banal quotidien — la betterave, le
rouge-gorge, les fruits… ou la prétentieuse rosette au revers des
vestes. Le rouge du sang, le rouge du feu, le rouge du vin, mais aussi
le rideau rouge que le soleil tirera un jour sur le théâtre du monde.
Ici encore, ce
qui pourrait apparaître comme désespérant, désespéré, n’est qu’un chant
apaisé de confiance. « Nous ne serons plus là ! / Mais nous aurons été
» : celui qui a pleinement vécu aura participé à la beauté du monde, et
cela, rien, pas même la mort, ne le lui reprendra. Et pour cela,
peut-être, lorsque le soleil même s’éteindra, longtemps après les
derniers hommes, peut-être le poète se retrouvera-t-il « en filigrane à
[son] apothéose ». Oui, ce chant qui s’ancre dans la fin, dans le
néant, est un grand chant d’espoir, pour ceux qui sont « pétris de
plénitude », car en se fondant au monde ils ont échappé à la
contingence. « Souviens-toi comme l’univers / Faisait / De nous la
totalité de l’avenir ». Ceux qui ne sont pas là, à l’inverse, sont ceux
qui n’ont connu que les fleurs sans parfum, le sexe sans amour.
Chanter, même la fin du monde, c’est entrer dans une autre dimension.
Nous ne serons plus là… « Mais nous aurons chanté / Dansé bu ri et loué
de n’être plus là ».
Cette confiance
absolue dans les forces de l’amour, de la fusion cosmique, de la poésie
est une constante dans l’œuvre de Werner Lambersy — ce n’est pas un
hasard si apparaissent, au détour d’un vers, Ulysse, les komboloï, le
chant d’Orphée qui font de ce Mémento
un regard rétrospectif sur son œuvre. Rarement elle n’a été si lucide,
si évidente, jusque dans ses paradoxes, car en fin de compte, « On
meurt / toujours d’un poème sans pouvoir / l’achever ». Qu’importe,
puisque le poème nous dépasse et nous emporte avec lui ? En cela, le
chant des archers de Shu, qui ne se sentent plus chez eux à leur
retour, est un chant de victoire. Le poète, avec eux, a conquis un
ailleurs qui échappe au temps et à la destruction.
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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue. Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al-Andalus, Achille Island, Au pied du vent. Le Grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boîte. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités, Entrées maritimes. Agendada. Mes nuits au jour le jour.
Dominique Le Brun, Charcot (préface Anne Manipoud Charcot), Tallandier 2021.
Dans la mémoire
collective, le nom de Charcot évoque d’abord un médecin, le
neuropsychiatre Jean-Martin, maître de Freud, qui a laissé son nom à
une maladie et à un hôpital. Mais les lecteurs de Dominique Le Brun se
souviennent peut-être qu’il a évoqué dans Les pôles, une aventure française
le destin étrange de son fils Jean-Baptiste (1867-1936). Cette
biographie, abondamment illustrée, répondra aux curiosités suscitées
par un chapitre de l’exploration des pôles…
À commencer par
sa jeunesse dans les traces de son illustre père. La tradition
familiale a conservé une vision téléologique de son enfance. Les jeux
avec de petits bateaux quand il avait trois ans, la curiosité et
l’audace dont il faisait déjà preuve, les bateaux crayonnés dans les
marges des cahiers d’écoliers, et cette question qui revenait devant
chaque interdit : « Pourquoi pas ? » Tel sera le nom de plusieurs de
ses bateaux, et notamment de celui sur lequel il trouvera la mort !
Destiné lui
aussi à la médecine, Jean-Baptiste se laisse rattraper par sa passion
pour les navires. Et c’est ainsi qu’il sera missionné par le ministère
de la Santé pour étudier l’apparition soudaine du cancer dans les îles
Féroé. C’est alors qu’il découvre sa vocation d’explorateur polaire. Le
polar gentleman, comme on le
surnomme, va s’illustrer par ses expéditions dans l’Antarctique. La
guerre de 1914 lui permet de mettre son expérience au service de sa
patrie en inventant d’ingénieux cargos pièges contre les sous-marins
allemands.
Dominique Le
Brun, écrivain de Marine, évoque avec la précision de l’historien et
l’expérience du marin cette vie d’aventurier à la fois intrépide et
humaniste, qui sait que l’organisation d’une fête fait partie de la
réussite d’une expédition, qu’une victoire à la guerre ne vaudra jamais
une exploration, et qui ne conçoit pas une expédition au Groenland sans
sympathiser avec les Inuit... Son livre, bien documenté et d’une
écriture alerte, fourmille d’anecdotes d’un autre temps. Ne retenons
que celle-ci, qui concerne son père Jean-Martin : fils de charron
carrossier, il n’est pas destiné à une carrière médicale. Mais
son père souhaite quand même payer des études à un au moins de ces
quatre garçons : il leur propose d’essayer tous une année de lycée ;
celui qui aura obtenu les meilleures notes pourra poursuivre ses
études. On connaît la suite…
Voir aussi
: Vauban, L’inventeur de la France moderne, Quai de la douane, Antarctide, le continent qui rendait fou, C'est pas la mer à boire.
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Vincent Delannoy, James Ensor à Bruxelles, Samsa, 2021
Ensor ? Le
peintre d’Ostende… L’image est bien ancrée dans les esprits. Mais pour
un peintre belge de la fin du XIXe siècle, le passage par Bruxelles est
obligatoire. La capitale est incontournable : là sont les ateliers de
gravures les plus performants, les galeristes, les collectionneurs, les
musées, les salons et les expositions… Aussi les cercles d’artistes s’y
réunissent-ils plus qu’ailleurs. On ne s’étonnera donc pas des liens
étroits entre Ensor et la capitale. Cela méritait sans doute un livre
qui les détaille et précise les données factuelles : où logeait-il,
chez des amis, à l’hôtel, quels étaient ses contacts, comment était-il
accueilli ?
Plus difficile à
cerner est l’impact de Bruxelles sur son œuvre. Certes, un de ses
tableaux les plus célèbre, l’Entrée du Christ à Bruxelles,
la met en scène. Mais le peintre ostendais entré sur le lieu de sa
gloire et de sa Passion ne pouvait que s’identifier au Nazaréen entrant
à Jérusalem. Même montée vers la grand-ville, même accueil, même
incompréhension et mêmes souffrances. Et puis, la ville adaptée à la
vie moderne par le percement de grands boulevards formait le théâtre
idéal pour les représentations de foules. Pourtant, rares sont les
tableaux où il utilise ce formidable espace scénique. Bruxelles ne
semble pas l’avoir fortement inspiré.
Une monographie
de ce type a forcément ses passages obligés : description du Bruxelles
de l’époque, accueil de la critique, enquête sur les amis… Mais
forcément aussi, les questions qui se posent sont bien plus vastes : on
retrouve aussi bien Ensor à Ostende, à Paris ou à Liège, on
s’intéressera à sa surprenante perte d’inspiration… La meilleure partie
de cet ouvrage — malheureusement fort brève et reléguée à sa fin — naît
d’une question toute simple mais essentielle : qu’est-ce qui a permis à
des peintres provinciaux de participer à de grands courants nationaux
et internationaux ? La réponse est évidente, mais n’est pas souvent
évoquée : l’expansion de la communication, le train et la poste. Dans
les deux sens, d’ailleurs : si le train permet au peintre de rejoindre
facilement la capitale, il permet un développement de la villégiature à
Ostende, où se retrouve un public huppé d’amateurs. Cette belle idée,
servie par une enquête méticuleuse, aurait sans doute mérité d’être
approfondie.
Pascale Toussaint, Une sœur, Onlit, 2021
Lorsqu’elle se
rend à l’hôpital pour récupérer les affaires de sa tante décédée,
Claire, la narratrice, ne se doute pas que sa vie va s’en trouver
bouleversée. La tante Agnès était religieuse depuis ses vingt ans. Et
pourtant, dans sa valise, on retrouve des sous-vêtements en dentelle.
Et pourtant, elle était gourmande, incapable de résister à du chocolat.
Et pourtant, sous son voile, elle avait gardé sa chevelure rousse. «
Ils ont voilé Agnès, mais, Lilith clandestine, elle a gardé ses
cheveux. » Quelque chose cloche, qu’il va falloir éclaircir. Alors,
Claire se met à enquêter. « Dans quel monde étrange vivait-elle ? »
Une enquête
familiale, sans doute. Mais de la famille nombreuse (cinq frères et
sœurs à la génération de Claire, sept à celle de sa tante), il reste
bien peu de vivants capables d’évoquer les souvenirs. Alors l’enquête
commence par elle-même. Élevée religieusement avant de prendre ses
distances avec la religion durant ses études de pharmacie, elle se sent
complice de sa tante, de ses secrets de femme. Elle a vécu l’emprise
des religieuses et des prêtres, les peurs savamment entretenues, la
tradition d’obéissance. « Accepter est plus facile et réconfortant que
refuser, surtout à sept ou huit ans. » Elle a vécu les aspirations à la
certitude, avec sa mère pour qui la religion tenait lieu de garde-fou.
Elle a vécu, c’est vrai, le ras-le-bol de la vie quotidienne et la
tentation de la rupture avec cette course permanente. « Et puis, comme
tout le monde, souffrir d’être à l’étroit, de manquer d’air : les trous
dans le budget, la paperasserie, les rappels de factures qui ont
rejoint spontanément le courrier indésirable… Au couvent, rien que le
Silence, la Joie, le Chant. »
Mais elle a
vécu, surtout, des révoltes qu’elle attribue par osmose psychologique à
sa tante. La « petite sauvageonne » a grandi dans le féminisme. Elle
s’insurge contre la domination des mâles qui s’immisce jusque dans la
religion— si Dieu était une femme, n’est-ce pas les hommes qui se
retrouveraient voilés ? L’emprise des prêtres sur les religieuses ne
perpétue-t-elle pas une forme de patriarcat ? Aussi, quand son ami lui
propose de l’épouser, elle répond : « Que tu m’épouses, Philippe ? Tu
veux dire que nous nous mariions, j’espère. »
C’est à elle,
d’abord, qu’elle pose les questions. Pourquoi se voiler ? Y a-t-il un
besoin de se dématérialiser ? Un goût de l’uniforme ? Mais pour les
hommes, l’uniforme démultiplie la virilité, c’est l’inverse pour une
religieuse : « C’est le seul uniforme qui gomme la femme. » Qu’a-t-elle
voulu gommer ? Pourquoi Agnès s’enfermait-elle ? Avait-elle peur ? Cela
aussi réveille des souvenirs personnels. « Mes héroïnes favorites
étaient la marâtre de Blanche-Neige et Cruella parce qu’elles
m’effrayaient. » Mais qu’est-ce qui effrayait Agnès ? Et pourquoi, à
vingt ans, quitter brusquement son fiancé ? Refus d’entrer dans le rôle
d’épouse ? Au point de renoncer à la sensualité, quand on en garde les
signes jusqu’à sa mort ? « On ne choisit pas la chasteté. Ça cache
quelque chose. » Dans sa mémoire, un lien troublant unit des domaines
pourtant si opposés : « J’apprenais les mots du sexe en même temps que
ceux de la religion comme s’ils allaient de pair »
Alors la quête
s’élargit auprès des tantes survivantes. Entre les mots, discrets, par
des bribes de confidences, elle reconstitue une histoire tue. Un père
trop tendre, mais jusqu’où, une mère morte, une sœur suicidée. Et
d’étranges coïncidences qui finissent par constituer une responsabilité
larvée, qu’Agnès n’a pu assumer. Tout cela constitue-t-il une histoire
? Dans sa tête, dans la tête du lecteur, peut-être. Mais rien ne peut
être dit. « À toi de rassembler les morceaux »
Dans une
écriture sobre, dépouillée, qui se permet exceptionnellement quelques
belles images (« Des lys blancs explosent sur une marche près du cierge
pascal »), Pascale Toussaint tente ici un portrait en diptyque, nièce
et tante, dont on comprend d’emblée qu’il concerne toutes les femmes et
tous les hommes conscients de ce qu’ils leur ont fait subir au nom de…
Les points de suspension en disent plus long que les mots.
« Tout le
monde sait bien qu’aucune femme n’a plus à se cacher les cheveux au nom
de…
—Mais en quoi ça nous regarde ?
C’était la vie d’Agnès. »
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Flore Berlingen, Recyclage, le grand enfumage, Rue de l’Échiquier, 2021.
Pour rompre avec
la société de consommation d’économie linéaire (produire, acheter,
jeter), la fin du XXe siècle a inventé l’économie circulaire (produire,
acheter, recycler). Était-ce une stratégie efficace ? Non, apparemment,
puisque les écologistes prônent désormais une troisième voie, celle du
réemploi : une politique de consignes de verre plutôt que de recyclage
des plastiques, de réparation des objets plutôt que du recyclage de
leurs matériaux.
Le recyclage
aurait-il donc été un écran de fumée ? Peut-être. Il nous rassure sur
le sort de nos déchets et nous encourage à rejeter (en triant) plutôt
qu’à réparer ou réutiliser. Or la politique du recyclage a ses limites
et ses pièges. C’est à leur analyse qu’est consacré ce livre. Le
premier problème est l’impossibilité matérielle de recycler en totalité
les emballages et produits que nous consommons. Pour certains, comme le
polypropylène, parce qu’il n’existe pas de filière. Pour d’autres,
comme le bois, parce que les filières sont surencombrées et que les
matériaux recyclés ne trouvent pas preneurs. Pour d’autres encore parce
que l’adjonction de nombreux additifs (colorants, opacifiants…)
perturbe le tri.
Le deuxième
problème tient à l’impossibilité de recycler à l’infini : dispersion
des ressources (certains métaux se retrouvent en quantité infime dans
les produits les plus divers, ce qui rend impossible leur collecte),
imperfection des techniques (après quelques recyclages, le matériau n’a
plus de valeur commerciale), impact négatif des techniques de recyclage
(qui utilisent des chaleurs intenses, donc qui consomment de l’énergie)…
Le troisième
problème naît d’une communication habile, qui donne l’impression au
citoyen que tout fonctionne parfaitement. Un message « Pensez au tri !
» sur un emballage ne signifie pas qu’il soit recyclable, mais qu’on
doit le jeter dans une poubelle à déchets ménagers. De même pour un
logo assurant que l’on participe à l’économie circulaire, mais par un
financement des éco-organismes et non par l’utilisation de produits
recyclables. Conséquence : « le recyclage est devenu l’alibi et le
débouché d’un modèle de production et de distribution mondialisé fondé
sur l’usage unique. »
La solution ne
viendra pas d’une baguette magique. Tout est à revoir dans le système
actuel : l’organisation des filières, les soutiens publics au secteur,
la communication… L’autrice appelle pour cela à une autorité de
régulation aux pouvoirs étendus, des interdictions, des règles
fiscales, l’adoption de standards qui permettraient d’optimiser le
recyclage, la restriction des colorants ou opacifiants... Cela ne peut
se faire que par une autorité politique forte et par une
sensibilisation des consommateurs. Tel est le but de ce livre.
Son problème,
c’est sans doute que ces derniers — nous — n’ont guère de moyen d’agir
efficacement sur les causes, ni par le choix des produits, ni par
l’élection d’un homme politique. Depuis que télévision et réseaux
sociaux nous informent sur les étiquettes, on ne fait plus guère
confiance aux logos dont on nous a appris à nous méfier — cela n’a pas
conduit à les remplacer par des étiquettes plus honnêtes. On a
également compris que les promesses du candidat Macron ne seraient pas
tenues sur ce point. Et la pandémie de 2020 a donné un nouveau souffle
au plastique et à l’usage unique, en particulier des milliards de
masques… Que restait-il au consommateur pour tâcher d’inverser la
tendance ? Le tri. Et voilà qu’on apprend qu’il est inefficace.
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Geneviève Damas, Jacky, Gallimard, 2021.
En 2018,
Geneviève Damas a lancé avec deux autres romancières un atelier
d’écriture dans trois écoles de confession différente. Cette initiative
généreuse ne pouvait pas rester sans écho dans son œuvre romanesque. Il
est question ici d’une rencontre entre des élèves d’une école juive et
d’une école musulmane où chaque partie doit « éprouver sa tolérance ».
Le premier malaise dissipé, deux adolescents se découvrent ; commence
alors une histoire d’amitié absolue et salvatrice.
Bien sûr,
l’autrice a exploité des situations extrêmes, des obstacles apparemment
infranchissables entre les deux garçons. Le musulman est le fils d’un
ouvrier et d’une infirmière ; le juif, d’un chef d’entreprise. L’un
ressasse le sort des Palestiniens ; l’autre, les victimes de la Shoah.
Celui-ci vit dans une famille généreuse et unie ; celui-là, dans un
couple qui se déchire. Le premier a fugué à quinze ans pour aller
combattre en Syrie, le second souffre d’une surprenante kleptomanie.
Mais l’amitié est plus forte que ces oppositions parfois caricaturales.
Leurs faiblesses (tous deux sont suivis par un psychologue ou un
assistant judiciaire) deviennent leur force, des failles dans leurs
certitudes qui permettent de comprendre autrui. Par l’écriture —
l’atelier d’écriture, le mémoire de fin d’études, les graffitis sur les
murs… — ils parviennent à analyser leurs sentiments et surmonter leurs
préjugés pour envisager différemment leur avenir. Mais on devine déjà
qu’ils ne parviendront pas à briser les préjugés de leur entourage.
Le principal
problème de ce roman bien mené est sans doute de ne guère réserver de
surprises. Tout y est attendu, des inévitables revers aux grands élans
qui leur permettent de les surmonter. Dès la disparition du
portefeuille d’Ibrahim, on comprend que Jacky l’a volé ; dès que ce
dernier se dégage d’une agression, on devine que c’est pour aller
chercher du renfort. On aimerait tant croire à cette amitié salutaire.
Mais l’autrice veut tellement nous en convaincre qu’on n’y parvient pas
vraiment.
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Emmanuelle Dourson, Si les dieux incendiaient le monde, Grasset, 2021.
Une famille
déchirée sur trois générations, à la suite d’un « péché originel »… Il
y a d’abord le grand-père, Jean, qui ajoute à la douleur morale la
douleur physique d’une blessure à la jambe qui le cloue au lit. Il y a
sa femme, Mona, narratrice intermittente, morte noyée dans un lac, mais
dont l’âme inapaisée cherche à renouer les fils brisés : « la sangle de
mon âme, détachée, et mon âme bientôt flottante errante, à la recherche
de l’enfant perdu, mon âme enfin délestée mais que quelque chose
rattachait encore à la terre — un reste d’humanité. »
Il y a surtout
leurs deux filles, qui ont noué le drame : Clélia, qui tente de
combattre le réchauffement climatique en reboisant l’Éthiopie, comme si
son dévouement à une cause planétaire pouvait amenuiser sa
responsabilité dans le déchirement de sa famille ; Albane, la pianiste
prodige, qui a rompu avec les siens lorsque sa sœur lui a pris l’homme
qu’elle aimait. Elle est partie pour l’Amérique quinze ans plus tôt,
sur une réplique cinglante. Et donc, il y a Yvan, photographe pour des
médias alternatifs, qui jadis a quitté Albane pour Clélia. De leurs
quatre filles, seule Katia joue un rôle central dans le roman : elle
n’apparaît d’abord que comme une adolescente désolée de ne pas voir
pousser ses seins, et qui collectionne de dépit des soutien-gorge
inutiles. Mais on se rend compte que sa lecture de l’Odyssée est la clé
du récit. « Elle cherchait à introduire mon nom dans l’histoire »,
remarque Mona, l’âme en peine de sa grand-mère. Katia est fascinée par
le mythe grec et suit Ulysse jusqu’au Tartare. « Il lui arrivait de
penser que je rôdais encore, comme Anticlée, la mère d’Ulysse, prête à
m’avancer jusqu’à la frontière, à quitter le pays des ombres si on
m’évoquait, ou si on sacrifiait des bêtes pour que je vienne boire à la
coupe des vivants. » Pourtant, la situation semble figée comme les eaux
du lac.
Et voilà que
l’Histoire se remet en marche. Albane, la pianiste de renommée
internationale, revient en Europe pour un concert très médiatisé à
Barcelone. Jean retrouve soudain son énergie pour aller écouter sa
fille. Mona, l’âme errante, se trouve investie d’une mission. «
J’allais retrouver les vivants. Les délier. » Un incident mineur — Jean
se fait voler son portefeuille à Barcelone — oblige Clélia à
entreprendre à son tour le voyage. Le concert d’Albane devient le
théâtre des retrouvailles. Tous ces éléments, qui se dénouent en fin de
roman, sont mis en place dès le départ : en les révélant, on ne trahit
pas un récit qui se déroule comme une tragédie antique, dans la
reconnaissance de son destin et dans son acceptation digne. De discret
leitmotive en assurent la cohérence : la musique de Beethoven, les
références à l’Odyssée, la couleur rouge… Le lecteur attentif suivra la
transmission, de génération en génération, d’une robe rouge, qui
rappelle la pourpre des magistrats, les nuances du maquillage… et le
sang des sacrifices qui, dans l’Odyssée, « attire l’âme sans force des
morts ». Cette Odyssée qui traverse tout le roman, apprise et récitée
par la petite-fille, et peut-être murmurée par les arbres. La déchirure
à l’origine du drame, l’enlèvement d’Yvan par Clélia, n’évoque-t-elle
pas l’enlèvement d’Hélène ? On songe aussi au mythe de Perceval, au
vieux roi blessé et à l’innocent qui pose la bonne question. Comme dans
le mythe du Graal, l’infirmité physique répond à la déchéance mentale.
L’enfant parti génère une blessure inguérissable, la rupture amoureuse
laisse une cicatrice agaçante.
Le roman joue en
permanence sur ces confusions de niveaux de conscience : entre rêve et
réalité, passé et présent, morts et vivants, corporel et spirituel,
imagination et sensation, particulier et général… Le grand-père
immobile voyage par l’imagination, un tableau vibre sous le regard de
celui qui l’aime, l’énergie de la femme de ménage est comme un génie
caché dans le placard… La plus stimulante de ces superpositions
d’imaginaires est sans doute celle du drame cosmique et du drame
familial. La hantise de l’apocalypse et du réchauffement climatique
traverse le récit, mais traduit aussi l’état moral des personnages. «
Ma fille était une terre sèche à inonder, un ciel à embraser. Elle se
tenait dans le réel comme dans une eau tiède où seul ce qui palpitait
au bout de ses nerfs était sûr. » L’angoisse de la fin des temps
s’entremêle tout naturellement à une fascination pour l’origine du
monde — au sens propre comme au sens désormais symbolique que lui a
donné le tableau de Courbet : le sexe féminin et ses troublants
mystères. Le titre, qui fait allusion à un vers de Jacottet (« Si les
dieux incendiaient le monde »), sonne à la fois comme une menace et un
espoir. Car si la rencontre de Barcelone parvient à conjurer les quinze
ans de déchirement familial, tout redevient possible. Il suffit que
marche le paralytique, que la musique arrache les morts au Tartare.
Parfois
déroutant, par l’accumulation des prénoms féminin en –a que le lecteur
met un peu de temps à maîtriser, le roman se construit par touches
pointillistes minutieusement cernées : « quelque chose d’imperceptible
avait ourlé les paupières de Jean », un moment d’ébriété musicale, un
froissement de l’humanité sur les trottoirs, des frôlements de
fourrures dans les taillis, des conversation hérissée de cris, des
cheminées de silence dans l’œil du cyclone, ou l’impression de dévaler
les marches d’un escalier donnant sous la mer… Il faut s’y abandonner,
car (outre leur évocation poétique) c’est dans le minuscule que se
révèle l’infini. Une mouche ne finit-elle pas par dévoiler le secret de
Beethoven ? Et de ces échappées d’infini naissent de subreptices
extases : « ensemble, ils auraient… agrandi l’espace de la chair, du
désordre salutaire, leur pulsion de vie aurait dissous toutes les
règles. Leur corps se serait élargi aux dimensions de l’univers. »
Ainsi se prépare la somptueuse scène du concert, qui sert de point
d’orgue à une construction symphonique parfaitement maîtrisée.
Car ce premier
roman se révèle d’une surprenante maturité, dans son écriture, dans sa
réflexion, dans sa construction complexe autour d’un axe solide, dans
les somptueuses évocations de la douleur, du pays des morts. Le lyrisme
de bon aloi — quoique certaines formules, parfois, peuvent sembler à la
limite du maniérisme (« comment le monde pouvait-il devenir si sinistre
une fois tiré sur lui le voile du crépuscule ? ») — comme
l’impressionnisme des notations rompent avec bonheur avec la sécheresse
d’écriture que la fin du XXe siècle avait imposée au roman.
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Florence Aubenas, L’inconnu de la poste, Éditions de l’Olivier, 2021
Le 19 décembre
2008, un meurtre sauvage est commis dans une bourgade de l’Ain,
Montréal-la-Cluse. La victime, Catherine Burgod, postière, est tuée de
vingt-huit coups de couteau. Un fait divers sordide, mais pas de quoi
titiller un grand reporter de Libération, du Monde et du Nouvel Observateur,
au point de lui consacrer sept ans d’enquête ! Mais les personnalités
en cause ne sont pas banales. La victime, dépressive, a déjà manqué
tant de suicides qu’on pense d’abord qu’elle a réussi le dernier — mais
avec vingt-huit coups de couteau, dont six mortels, l’hypothèse ne
tient guère. Et puis, il y a Gérald Thomassin, le suspect pas vraiment
numéro un, puisqu’il a fallu cinq ans pour remonter jusqu’à lui, alors
qu’il habitait en face de la Poste. Et là, on a tiré le gros lot. Ce
jeune acteur, qui à trente-quatre a déjà tourné une quinzaine de films,
s’est peu à peu déclassé sous l’emprise de la drogue et de l’alcool.
Soupçonné, emprisonné, relâché pour retard dans la procédure, il semble
mis hors de cause par une analyse ADN impliquant un autre suspect,
mais, le jour de la confrontation… il disparaît. Thomassin a encore des
relations dans le milieu du cinéma. Grâce à Béatrice Dalle, il est
défendu par Éric Dupond-Moretti, pas encore ministre de la Justice,
mais déjà basse profonde du barreau. Cette fois, tous les éléments y
sont.
Au-delà de
l’enquête journalistique classique, l’ambition de Florence Aubenas est
de faire revivre cette France que l’on dit profonde parce qu’elle
échappe à l’écume de l’actualité, mais où souvent les préjugés et les
clichés prennent le pas sur la profondeur du jugement. Dans un pays où
tout le monde se fréquente depuis l’enfance, les hypothèses vont bon
train. « Ici, la vie coule, transparente comme un verre d’eau. On sait
qui travaille où, dans quelle boîte, à quels horaires. Les
déplacements, les regards, les conversations, tout se croise. Même sans
y prêter garde, les mouvements se remarquent aux fenêtres qui
s’allument, aux voitures qui circulent. » Tout se sait, ici : «
vingt-quatre fenêtres ont une vue directe sur l’unique entrée de la
poste ». Alors les témoignages se bousculent. On sait tout, sauf le
principal. Ça en deviendrait comique s’il n’y avait ce crime atroce.
L’enquête,
écrite dans un style journalistique habile à susciter l’intérêt pour ce
qui n’en a pas, ne parvient guère à faire prendre la mayonnaise malgré
l’exceptionnelle richesse de tous les éléments. Parfois, des notations
juxtaposées, des phrases elliptiques tentent d’accélérer le rythme : «
Il lui tend ses papiers. 33 ans, 1m 70, 52 kilos. Domicilié à
Rochefort. » — « C’est lui. Lui, son mari. » Dans d’autres passages,
l’accumulation des clichés tente de rendre pittoresque un paysage d’une
parfaite banalité : les barques se dandinent sur l’eau, la plage est au
creux d’une anse, les dames y déploient leur serviette et bataillent
avec les touristes. Les maisons sont perchées, le brouillard moutonne,
la route est poudrée de neige et des coulées de mousse envahissent les
chemins. « Quoi d’autre ? Rien. » Si l’on parle, on adopte un ton
faussement relâché, et le refus des inversions dans les incises tente
d’instaurer une complicité avec le lecteur : « “Mon fief”, il a
décrété. » « “L’endroit est maudit”, ils disent. » Tout cela est-il
convaincant ? Sûrement, car « dans l’Ain, on retombe vite sur son cul
quand on veut faire le malin. » Certes, disait Pascal, « qui veut faire
l’ange fait la bête », mais celui qui fait la bête… fait aussi la bête.
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Stéphane Héaume, Sœurs de sable, Rivages, 2021.
Soixante ans
séparent l’histoire de Rose St Just, en 1958, et celle d’Amélia
ini, en 2018. Leurs destins, entrecroisés de chapitre en
chapitre, semblent sans rapport. Mais dès le titre, nous comprenons
qu’elles sont « sœurs de sable ». Sable de la plage, sans doute, où se
sont éveillés les désirs, sable de la piste de cirque, sable surtout
qui s’écoule comme le temps dans le sablier de la vie, « ce sable qui
avait été porteur de désir et qui aujourd’hui l’aspirait comme il avait
aspiré le temps ». Le roman aux deux histoires devient métaphoriquement
un sablier à deux réservoirs entre lesquels s’écoule le sable du récit
et des décennies.
1958, donc. Rose St Just vient d’accepter l’«
héritage empoisonné » d’un oncle d’Amérique : un hôtel de luxe à
Portfou, station balnéaire naguère huppée, mais en perte de vitesse.
Peut-être par « esprit de compétition » avec sa sœur Liz, qui de son
côté hérite d’une villa. Mais Liz a de l’argent, Rose n’a pas les
moyens d’entretenir l’hôtel. Leurs relations, qui semblent au départ
empoisonnées par la rancœur et la jalousie, se révélera au fur et à
mesure bien plus complexe. Elles aussi, sœurs de sable, mais de ce sable qui s’effrite ? On peut aussi le penser...
Faute de
famille, Rose a rassemblé dans sa chambre des portraits dénichés un peu
partout dans l’hôtel, à commencer par un troublant jeune homme dans une
robe de chambre écarlate, une copie du portrait de Samuel Pozzi par
John Singer Sargent. Et voilà que débarque un tout aussi troublant jeune homme, mais
sans robe de chambre écarlate, le trapéziste d’un cirque de passage qui
se fait dorer au soleil sous le regard de Rose. Coup de foudre ? Ou à
nouveau rivalité inavouée avec Liz, qui elle aussi est séduite par le
jeune homme ?
2018. Amélia
Lambertini, chroniqueuse dans un magazine féminin, se prend de
sympathie pour un voisin nonagénaire dont on comprend vite qu’il a
connu Rose, soixante ans plus tôt. Intriguée, la journaliste décide
d’offrir à son voisin la surprise d’un retour à Portfou, sans se douter
qu’elle enclenche un dangereux engrenage. La suite appartient au
lecteur…
L’intelligence
du récit est d’avoir travaillé sur les contrepoints plus que sur les
ressemblances entre les « sœurs de sable » et les situations. Une des
histoires se situe dans un hiver neigeux et dans un dirigeable pris
dans une tempête ; l’autre, durant un été caniculaire dans un hôtel
abandonné, immobile comme un vaisseau échoué. Amélia vient en aide à un
vieil homme en détresse ; Rose, au fond du gouffre, est aidée par un
vieil homme qui relève le défi de faire revivre la station balnéaire et
son hôtel. L’une fuit les mondanités, l’autre y semble à l’aise. Mais de
part et d’autre, on croise des imposteurs ; de part et d’autre, le
crime est la seule porte de sortie qui s’offre à leurs victimes. Thèmes
et contre-thèmes se combinent comme dans une fugue, avec de discrets leitmotive,
comme ce briquet aux initiales T.C. qui fait le lien entre les époques,
ou ce « Hollandais volant » qui, derrière la métaphore, adresse un clin
d’œil à un jeune trapéziste.
Dans une langue
très fluide, qui alterne selon les époques les rythmes amples de la
prose classique et le staccato
de l’écriture moderne, Stéphane Héaume excelle à croquer des
personnages pittoresques, amicaux ou perfides, enjôleurs ou à fleur de
nerfs… La précision du vocabulaire, les petites touches de notations
pointillistes, l’envoûtement des adjectifs, se prêtent aux ambiances
contradictoires de la vie mondaine ou de l’émotion solitaire. Ici,
l’évocation d’un nageur dégage une sensualité troublante — « ces
vaguelettes qu’il embrasse du menton, la résistance de l’eau que ses
bras défont à chaque fois qu’il les ouvre, la courbe scintillante de la
baie étoilée de maisons blanches ». Là, les paillettes des mondanités
scintillent de leur éclat trompeur — « fuir la peine capitale de la
conversation mondaine, du paraître, de ce jeu d’escrime où le langage
tient lien de fleuret, l’hypocrisie de masque, sans vainqueur proclamé
mais promis à des joutes éternellement recommencées ». Ouvert sur la
reproduction d’une partition de Franz Schreker, refermé sur celle d’un
tableau de John Singer Sargent, le roman tient à la fois de la
composition musicale et de l’hommage pictural. Le Concerto pour Apollon qui donne son titre à la partie centrale pourrait en être une clé d’interprétation.
On retrouve dans ce nouveau roman les atmosphères chères à l’auteur, le jeu d’une séduction qui se rit des différences d’âge, le miroir pictural ou musical du récit, les lieux publics au luxe défraîchi, le lyrisme teinté d’un arrière-goût amer qu’il cultive depuis Le Clos Lothar, et jusqu’à ce clin d’œil final faisant de l’auteur le témoin privilégié de l’histoire qu’il raconte, déjà présent dans Dernière valse à Venise.
Voir aussi
: Dernière valse à Venise.
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Rose-Marie François, Au soleil la nuit, maelstrÖm, 2021.
Été 1969 : deux
amies de faculté prennent séparément leurs vacances. L’une, Marie-Anne,
part donner un concert à travers le Sahara ; l’autre, Marie-Jeanne,
parcourt la Suède dans l’attente de cours qu’elle suivra à Uppsala.
Mais celle-ci se noie dans le lac où sa voiture est tombée. Björn, un
jeune homme qu’elle avait pris en auto-stop, conserve des séquelles de
l’accident. Le roman s’ouvre sur la visite d’un enquêteur, Pär
Håkansson, chargé par une compagnie d’assurance de voir si le rescapé
n’aurait pas droit à une indemnité pour coups et blessures volontaires.
S’agissait-il bien d’un accident ? Marie-Jeanne n’a-t-elle pas entraîné
une victime innocente dans un suicide ? La responsabilité de la famille
pourrait-elle être invoquée ?
La question
rebondit d’abord sur l’ambiguïté de la dernière lettre reçue par
Marie-Anne : « Là, c’est la fin du monde ou la fin d’une vie. Ou alors,
peut-être, le commencement d’une autre vie. » La fin ? Le commencement
? Que va-t-on choisir de lire ? Tout se complique à la lecture des
nouvelles qu’écrivait la disparue. Des nouvelles fantastiques, mais qui
peuvent sembler prémonitoires, puisqu’il y est déjà question d’une
voiture tombant dans un lac. Où de l’abandon au désert, autre forme de
suicide. Ces curieuses mises en abyme ne manquent pas de retenir
l’attention de l’enquêteur, mais aussi du lecteur. C’est sans conteste
la partie la plus convaincante de ce roman construit comme un
mille-feuille.
L’enquête prend
alors une autre tournure. Elle a commencé dans la belle-famille de
Marie-Jeanne, une famille odieuse, qui lui a mené la vie rude, fière de
ses jeux de mots idiots et de ses préjugés misogynes. On comprend peu à
peu l’évasion en Suède et le double sens de la formule, la fin d’une
vie ou le commencement d’une autre. L’enquête se poursuit chez
Marie-Anne et dans les nouvelles dont elle est dépositaire.
L’interrogation alors s’élargit, sur la personnalité de Marie-Jeanne,
sur des drames plus profonds, une dépression, les craintes de la
grossesse, la conciliation entre maternité et vie professionnelle, la
peur de vieillir… « Nous vieillirons. Nous n’aurons pas tous un lac
pour nous en empêcher. »
Surtout, la
lecture attentive des textes laissés par Marie-Jeanne pose de nouvelles
questions qui estompent les frontières entre fiction et réalité.
Faut-il s’attacher aux passages en italiques ? Ils sont écrits à la
troisième personne, à la différence des récits à la première — «
Marie-Jeanne raconte deux fois la même chose. À la première personne,
la réalité. À la troisième, la… oui, la vérité, pourrait-on dire. »…
Quant aux passages biffés, ne disaient-ils pas quelque chose de plus
important ? « Ce que l’on barre en écrivant, c’est peut-être ce que
l’on omet quand on raconte un rêve : l’essentiel ? » L’interrogation
dépasse d’ailleurs le cas de Marie-Jeanne. « Peut-on faire de la
fiction sans parler de soi ? » C’est la question de fond de ce roman, qui
commence par la formule classique (« Ce roman est une pure fiction.
Toute ressemblance des personnages avec des personnes existant ou ayant
existé est tout à fait fortuite »), mais qui joue sur l’effet de réel,
mêlant à la narration des articles de journaux ou des photos prises par
l’autrice ! On s’aperçoit alors que la formule initiale (et désuète)
fait partie du piège qu’elle nous tend.
Malicieuse,
Rose-Marie François, après avoir raillé le goût de la belle-famille
pour les jeux de mots idiots, en introduit de plus subtils pour
dérouter son lecteur. Le prénom de l’enquêteur amusait la belle-mère —
Pär était-il père ou faisait-il la paire ? Mais on se demandera plus sérieusement s’il n’est pas un Pärsonnage.
Quant à Marie-Jeanne et Marie-Anne, on remarquera vite qu’entre elles,
il manque le « je ». Celui du narrateur ? De l’autrice ? Du lecteur ?
Des trois, peut-être…
Ainsi se
préparent des coups de théâtre successifs, des substitutions en miroir
qui achèvent de déconcerter le lecteur : s’agit-il d’un retournement de
la situation ou d’une ruse de l’enquêteur ? Marie-Jeanne est-elle
vraiment morte ? Mais de quelle mort ? L’ambiguïté de la dernière
lettre — la fin d’une vie ou le début d’une nouvelle — prend alors tout
son sens. On se rend compte que les nouvelles intégrées au roman
étaient plus prémonitoires que ce que l’on croyait — la réapparition
d’une morte dans une nouvelle fantastique, la similitude symbolique
entre le lac et le désert… Et que les discussions linguistiques (par
exemple, sur l’inversion en français !) ne sont pas des digressions
gratuites. Ce qui semblait au départ une simple enquête policière
révèle une construction ingénieuse qui ravira le lecteur attentif.
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Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, P.U.F., 2021.
« En France, on
n’a pas de pétrole, mais on a des idées », disait un slogan lancé par
Valéry Giscard d’Estaing pour promouvoir l’heure d’été. Et l’humanité
jouit au XXIe siècle d’un capital immatériel bien plus considérable, le
« trésor le plus précieux du monde », nous promet Gérald Bronner. De
quoi s’agit-il ? Du temps de cerveau disponible. Si celui-ci fut
discrédité naguère par Patrick Le Lay, alors P.D.-G. de TF1, qui se
targuait de le vendre à Coca-Cola, il ne s’agit pas d’une formule
creuse. Il peut même se calculer, en décomptant le temps de travail du
temps que nous passons éveillé. Et que constatons-nous ? La
disponibilité de notre cerveau serait aujourd’hui de 89 %, alors
qu’elle n’était que de 52 % en 1800 ! En laissant les machines, puis
l’ordinateur, prendre en charge les tâches simples, répétitives, qui ne
sont pas à la hauteur des « formidables potentialités » de notre
cerveau, l’homme s’est doté de « prothèses cognitives » qui dégagent du
temps libre. Conséquence : la France dispose désormais d’un capital
d’un milliard six cent trente-neuf millions d’années de temps de
cerveau disponible, contre cinquante-huit millions d’années en 1800 !
Quand je vous disais que cela se calculait…
À cette première
libération s’en ajoute une seconde, tout aussi importante : notre
cerveau s’est affranchi de la pensée animiste, de la magie, de la
religion, pour s’ouvrir à une explication rationnelle du monde. Ainsi
avons-nous pu progresser à pas de géants et pourrions-nous relever le
plus formidable défi qui se pose à notre civilisation : la sauver.
Certaines tâches en effet resteront longtemps impossibles à
l’intelligence artificielle et nécessiter celle de l’homme. En
particulier celle d’« explorer l’univers des possibles lorsque cet
univers n’a pas déjà été circonvenu » : inutile de demander à un
ordinateur d’imaginer une solution à un problème dont les éléments ne
peuvent être encodés. Spécifiquement humaine, aussi, la capacité
d’isoler un signal et à le considérer comme un événement. Cette
capacité, familièrement baptisée « l’effet cocktail », permet de
distinguer l’essentiel de l’accessoire : dans le brouhaha d’un
cocktail, seul un cerveau humain est capable de se concentrer sur une
conversation. Faculté capitale devant la masse d’informations désormais
accessible.
Mais ce qui fait
notre force peut aussi faire notre faiblesse. En nous concentrant sur
une tâche précise — sur la conversation dans un cocktail — nous entrons
dans un « tunnel attentionnel » qui nous empêche de percevoir le reste
du monde. Tel est bien le but, sans doute, mais si un danger inattendu
survient, il faut savoir s’en préserver. C’est ce qu’on appelle «
l’expérience du gorille invisible » : des sujets focalisés sur un
exercice à résoudre ne voient pas qu’un gorille a traversé la pièce !
Pour contrer ce revers, le cerveau s’est donc doté d’un autre
instrument, « l’effet pop-up » : certains déclics s’opèrent quand un
mot est prononcé, quand un certain type d’événement se présente, comme
une fenêtre qui s’ouvrirait soudain dans le tunnel attentionnel. Par
exemple, notre attention sera attirée dès que l’on prononce notre
prénom dans le brouhaha. Il y a donc des objets privilégiés qui
capturent notre attention même si elle est tout entière tourne vers un
autre sujet de réflexion : tel est notre prénom, mais aussi une
information constituant un danger (la couleur rouge, par exemple, qui
évoque le sang), ou, tout simplement, le mot « sexe », qui nous fait
relever la tête dès qu’il est prononcé…
Ces réflexes se
sont lentement constitués au cours des millénaires et correspondent à
des instincts préhistoriques restés enfouis en nous : le sexe, la peur,
la curiosité pour une situation violente (une dispute, un clash)...
Question de survie. La sélection naturelle a favorisé les individus les
plus sensibles aux alarmes ; être sensible aux conflits permet de les
éviter… Tout est donc parfaitement normal, ou du moins explicable. Mais
ce qui était vital hier est devenu encombrant aujourd’hui. Inutile,
souvent, dans un monde largement sécurisé. La surestimation des
risques, en soit, n’est pas dangereuse. Sinon qu’elle mobilise notre
disponibilité mentale. Un peu. Beaucoup. Excessivement.
Car ces
informations parasites finissent par constituer l’essentiel de notre «
marché cognitif ». Une masse cyclopéenne où il devient difficile de se
retrouver, d’autant qu’elle est alimentée, à travers les réseaux
sociaux, par les réactions ou les questions de chacun d’entre nous.
Cette dérégulation et la « cacophonie cognitive » ne seraient pas
dramatiques si chacun pouvait faire le tri de l’essentiel et de
l’accessoire par son esprit critique. Ce n’est hélas pas le cas : la
concurrence de l’information pousse au contraire ses producteurs à
miser sur nos réflexes primitifs plus que sur notre intelligence
analytique. Il est plus efficace de capter notre attention en
sollicitant les instincts préhistoriques — le sexe, la peur,
l’indignation, la curiosité, qui restent de « bons supports émotionnels
pour conférer une certaine viralité à un produit cognitif »… Question
vitale pour les médias traditionnels, qui ont besoin de ventes (ou de
clics) pour survivre.
Or ces
intermédiaires ont une fonction principale dans le traitement de
l’information. Il s’agit moins de la diffuser que d’éditorialiser le
monde : focaliser l’attention du lecteur sur tel élément du réel plutôt
que sur tel autre. Telle était jadis la mission des gate keepers,
ces « gardiens des portes » que sont les journalistes, universitaires,
syndicalistes, guides spirituels, hommes politiques… Cette gestion
verticale du marché cognitif, qui privilégie l’offre sur la demande,
n’est plus de mise. Aujourd’hui, à l’inverse, l’offre s’indexe sur la
demande : les gate keepers
s’alignent sur ce que leur public attend d’eux. Les médias ne survivent
plus que par les ressources publicitaires et doivent affronter une «
sélection par la concurrence attentionnelle ». La captation de notre
attention ne dépend dès lors plus de la qualité de l’information, mais
de la satisfaction mentale que produisent les effets cognitifs. Or
rétablir la vérité exige un effort mental plus conséquent que croire à
une fake new. Par manque de
disponibilité intellectuelle, nous préférons souvent croire sans
vérifier. Tel est (pour le dire crûment) le « principe d’asymétrie du bullshit »… Une connerie (bullshit)
prend moins de temps que sa réfutation. Le mandat de Donald Trump nous
a prouvé que la bataille de l’attention est désormais plus importante
que la bataille de la conviction.
Conséquence ?
D’une part, une nouvelle concurrence entre croyances et pensée. Si l’on
croyait révolu le temps où la religion pouvait condamner la science, il
est curieux de voir que ce qui sollicite nos croyances (fake news,
théories du complot, indignations…) prend le pas sur les analyses
rationnelles. D’autre part, notre précieux temps de cerveau disponible
est inutilement dépensé à nous prémunir contre des dangers infondés,
ou, parfois, pour affronter des complications nouvelles (lire un texte
en « écriture inclusive » prend par exemple beaucoup plus de temps).
Lorsque de véritables problèmes apparaissent, notre action peut s’en
trouver paralysée. L’exemple classique est celui des antibiotiques :
devant la peur largement exagérée du « microbe », on préfère se
protéger illusoirement sans comprendre que nous participons ainsi à la
baisse de l’efficacité des antibiotiques.
Une comparaison
avec la surconsommation de sucre est tout aussi éclairante pour
comprendre ce processus : durant le Pléistocène, nos ancêtres ont sans
doute tiré avantage des aliments sucrés qui leur fournissaient des
réserves d’énergie disponibles rapidement et pouvaient les sauver en
cas de danger. Cette appétence pour le sucre s’est développée dans
notre cerveau par des circuits de récompense à court terme, qui
procurent un plaisir facile en libérant de la dopamine. Mais dans un
monde où le danger a été limité par le développement de la vie sociale,
cette appétence pour le sucre devient dangereuse : les sucres
s’accumulent pathologiquement. Trop tard : notre cerveau s’est shooté à
la dopamine. Il en va de même pour les autres réflexes préhistoriques,
la curiosité, la peur ou la sexualité. Or la recherche du plaisir (qui
dépend de la dopamine) n’a rien à voir avec celle du bonheur (qui
dépend de sa sérotonine). Et le monde contemporain joue plutôt sur les
circuits cours du plaisir : les likes,
les notifications, l’enchaînement des vidéos… sollicitent une réaction
immédiate qui, souvent, nous flatte sur l’instant et nous laissent à
long terme sur notre faim. Telle est aujourd’hui la consommation
d’information : une accumulation de petits événements qui flattent nos
instincts préhistoriques mais qui ne laissent plus de temps pour
digérer des nourritures consistantes. Les écrans (télévision, tablette,
smartphone, ordinateur…) contribuent à cette captation de l’attention
qui dilapide notre « précieux trésor ».
Sans doute
s’agit-il là du plus grave danger que rencontre notre époque dans le
domaine de l’information. Il se trouve par ailleurs accentué par
d’autres phénomène que Gérald Bronner analyse minutieusement.
L’anonymat des réseaux sociaux, par exemple, qui réveille les instincts
les plus obscurs. L’hyper-conséquentialisme de la nouvelle morale, qui
ne déduit plus la culpabilité de l’intention, mais des conséquences de
l’acte, même involontaires — une œuvre d’art dénonçant le racisme peut
paradoxalement choquer par ses représentations des situations qu’elle
dénonce et sera elle-même condamnée. Mais aussi l’évolution des
sensibilités, qui affine les critères de réaction : si la violence a
objectivement diminué tout le long de l’histoire, on peut avoir
l’impression qu’elle augmente, car notre conception de la violence
évolue. Le réflexe de se comparer aux autres fausse aussi notre
jugement : celui qui a remporté une médaille d’argent s’estime
étrangement plus malheureux que celui qui a reçu la médaille de bronze,
car le premier regrette de n’avoir pas la médaille d’or et le second
est heureux de monter sur le podium. Tous ces phénomènes, non contents
de biaiser l’analyse, renforcent le sentiment d’être victime du
système, la frustration générale, la colère contre les « élites ». Dans
un monde de transparence, la comparaison avec le sort des autres
devient permanente et est entretenue par les médias.
Voilà
l’apocalypse cognitive qui donne son titre à cet essai. Le terme n’est
pas à prendre dans son sens courant de « catastrophe », mais au sens
premier de « révélation ». La dérégulation du marché cognitif a révélé
les grands invariants de l’espèce, qui restaient présents de façon
larvée dans notre cerveau, sous forme de potentialité, et qui remontent
à la surface : le sexe, la peur, la colère… Cela nous oblige à nous
regarder en face, tel que nous sommes, avec des capacités inégalées
d’intelligence et de créativité, avec un temps de cerveau disponible en
expansion fulgurante, mais aussi avec des réflexes primitifs qui
gaspillent ce précieux trésor.
Tel est le
constat. Comment l’interpréter ? Outre la misanthropie (« tel est le
monde d’aujourd’hui, il n’y a qu’à le mépriser et le haïr »), qui ne
mène à rien, Gérald Bronner distingue deux types de réactions : le
néo-populisme et la théorie de l’homme dénaturé. Le premier, loin de
craindre cette « apocalypse cognitive », s’en réjouit et donne toute sa
légitimité aux invariants mentaux qu’elle nous révèle. Il y voit une
libération des contraintes imposées jusqu’ici au « peuple » par «
l’élite dominatrice » et prône la transparence et la démocratie
participative. Cette « démagogie cognitive » ne fait qu’accélérer le
processus délétère. Les exemples récents de Donald Trump ou du Brexit
illustrent bien cette démarche.
La théorie de
l’homme dénaturé considère à l’inverse que l’homme, né bon selon la
formule attribuée à Rousseau, a été dénaturé par le marché, le
capitalisme, la logique consumériste, la modernité... Toutes les
observations analysées dans ce livre ne seraient dès lors que des
éléments accidentels et non des propriétés essentielles de l’humanité.
Cette thèse, qui flatte notre ego (« nous valons mieux que ça ») et qui
porte un grand espoir (le monde est malléable, on peut tout changer),
empêche, selon l’auteur, de prendre conscience des invariants de
l’humanité et d’en tenir compte dans notre appréhension du monde.
Entre ces deux
tendances qui ont en commun de nous « aveugler sur le sens à tirer de
l’apocalypse cognitive », l’auteur appelle à une troisième voie : « il
convient de créer un espace narratif et analytique entre ces deux
pentes. » Il y a urgence, car notre civilisation, que, depuis un
siècle, nous savons mortelle, atteint son « plafond ». « On peut
prendre le pari que cet obstacle peut être franchi », mais il ne peut
l’être qu’en utilisant cet inestimable trésor de notre temps de cerveau
disponible. À le dilapider en tâches récréatives, en réactivations
d’instincts préhistoriques, en peurs irrationnelles, nous « perdons des
chances de franchir le plafond civilisationnel ». Déjà, les études
montrent que chez les jeunes — en charge de construire le monde de
demain — le temps d’attention a baissé de 35 % par rapport à la
génération qui les précède. Il est urgent donc de prendre en compte les
invariants humains révélés par cette « apocalypse cognitive », sans les
sanctifier (comme les populistes) ni les nier (comme les tenants d’une
dénaturation de l’homme), mais pour pouvoir jouer sur les deux leviers
de l’action humaine : les récompenses à court terme (levier de la
création) et la planification stratégique (levier de l’analyse). Telle
devrait être la priorité de notre civilisation. « Nous sommes loin de
pouvoir imaginer tous ces dangers, et plus encore de leur opposer des
réponses. Mais celles-ci existent potentiellement dans le trésor de
notre temps de cerveau disponible. »
Au-delà de cette
analyse par bien des points convaincante et de cet appel à prendre en
main le sort de notre civilisation, on aurait sans doute aimé une
ouverture plus concrète sur cette « troisième voie » préconisée et sur
les moyens de faire face au défi que ce livre nous lance. Mais
l’optimisme n’est pas plus de mise que le pessimisme : « Rien n’est
joué, mais les dés sont pipés. » À chacun de se ranger, selon ses
convictions, parmi ceux qui baissent les bras ou appellent au sursaut.
Voir aussi
: La démocratie des crédules. Comme des dieux.
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Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, Passés/composés, 2021
Durant l’été
2020, un « épisode iconoclaste » a frappé la France comme nombre de
pays, essentiellement de culture anglo-saxonne. Après l’assassinat de
George Floyd, et dans la ligne du mouvement Black Lives Matter,
des centaines de statues ont été déboulonnées, brisées, peinturlurées…
Toutes ont un lien réel ou supposé avec l’histoire du colonialisme. On
ne peut nier un lien direct entre cette déferlante et les événements
américains, mais pour autant, il ne s’agit pas d’une nouveauté absolue.
En recensant ces cas de vandalismes et en analysant les principaux,
l’historienne Jacqueline Lalouette met en évidence des particularités
locales, l’antériorité de certaines pratiques, des paradoxes
surprenants… Cela amène à « relativiser cette concomitance » entre la
vague de déboulonnage et la mort de George Floyd.
Bien sûr, on
pense tout de suite au vandalisme révolutionnaire et aux protestants
iconoclastes, mais plus près de nous, la déferlante de 2020 avait été
annoncée par des actions ponctuelles : la statue de Christophe Colomb à
Boston avait déjà été décapitée en 2006, celle de Victor Shœlcher de
Rivière-Pilote avait été barbouillée en 1971… La différence, c’est la
brusque multiplication de ces actions et la contagion mondiale qu’elles
connaissent aussitôt : plus de cent statues aux USA, une liste de 80
statues établie en Grande-Bretagne, des cas recensés en Belgique, aux
Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, en Suisse, en Italie, au Portugal,
dans plusieurs pays d’Afrique ou du Pacifique…
L’histoire
particulière (mais souvent simplifiée, voire légendaire) des
personnages déboulonnés peut expliquer ces mouvements de colère.
Joséphine de Beauharnais, issue d’une famille de planteur, aurait
convaincu Napoléon de signer le décret réintroduisant l’esclavage aboli
à la Révolution. Mahé de La Bourdonnais réalisa certes de grands
travaux à la Réunion, mais en achetant des esclaves et en pourchassant
cruellement les Nègres marrons. Le général Leclerc (le beau-frère de
Napoléon, non celui de la Libération !) prônait l’extermination des
Noirs, hommes et femmes, au-dessus de douze ans. Certains, qui
éveillent plutôt des échos positifs dans la mémoire collective, ont
aussi leur face sombre. Paul Bert, célébré pour avoir fondé avec Jules
Ferry l’instruction publique gratuite et obligatoire, fut aussi un
théoricien de la hiérarchie des races. Et certaines des personnalités
visées témoignent surtout de l’ignorance de leur époque. S’en prendre à
Victor Hugo peut ainsi paraître surprenant, mais il a bel et bien
répandu l’idée selon laquelle l’Afrique était une terre vide que les
Blancs pouvaient coloniser. Quant aux missionnaires, ils peuvent être
célébrés par l’Église catholique et être considérés par les peuples
qu’ils ont convertis comme les acteurs d’un véritable génocide culturel
: ainsi les statues de Junipero Serra, un franciscain canonisé par le
pape François en 2015, sont-elles abattues en 2020 !
On a pu
s’étonner de certaines victimes, comme Victor Schœlcher, figure
marquante de l’abolition de l’esclavage et déboulonnés par les
descendants de ceux qu’il avait fait libérer. Cela vaut la peine,
alors, de rappeler l’histoire du mouvement abolitionniste et les
arguments des acteurs de ces destructions. Certes, le décret
d’abolition date bien du 27 avril 1848, mais le temps de la publication
et du voyage, il n’arriva en Martinique que le 3 juin, et ne devait
entrer en application que deux mois plus tard ! Entretemps, dans
l’ébullition des débats parlementaires et devant l’impatience de leur
aboutissement, des émeutes y avait éclaté, entraînant la démission du
maire de Saint-Pierre et l’abolition de l’esclavage par le gouverneur
de l’île, le 22 mai. L’abolition officielle, deux mois et demi plus
tard, a semblé un camouflet aux Martiniquais, qui soutiennent depuis
qu’ils se sont libérés eux-mêmes. Le culte de Schœlcher peut à juste
titre passer pour un récit national biaisé visant à déculpabiliser la
France de sa responsabilité historique. Si l’on ajoute à cela la
domination économique des colons sur les esclaves noirs affranchis et
leurs descendants, on peut comprendre l’exaspération qui se traduit par
le déboulonnage des statues.
Au fil des
exemples réunis et commentés par Jacqueline Lalouette, on s’étonnera
(ou non !) de trouver Jules César (parce qu’il aurait méprisé les
Belges dans la Guerre des Gaules),
Gandhi, la petite sirène de Copenhague, ou Jacques Cœur, grand
argentier de Charles VII, qui fut effectivement armateur, mais au XVe
siècle, bien avant la traite des esclaves. Parmi les malentendus les
plus spectaculaires, on se rappelle les attaques contre Colbert,
fustigé pour voir été l’auteur du Code Noir.
Un épisode qu’il convient de contextualiser. S’il a bien été à
l’initiative d’un code rassemblant et examinant les règlements relatifs
aux esclaves, le ministre de Louis XIV était mort avant sa
proclamation, et c’est… son fils qui le signa. La cruauté des peines
prévues dans ce code se retrouve d’ailleurs dans les châtiments
corporels appliqués aux militaires ou aux marins et ne peut être
présentée comme un acte discriminatoire visant exclusivement les Noirs.
Le but de ce code (comme de tous ceux édictés sous Louis XIV) semble au
contraire avoir été de limiter le pouvoir arbitraire des colons en
interposant la loi, c’est-à-dire le roi, entre le maître et l’esclave.
Malentendu regrettable ? Pas seulement. La place d’érection de ces
statues peut avoir un caractère fortement symbolique : Colbert devant
l’Assemblée nationale, comme Christophe Colomb devant le Capitole,
semblent rappeler que le sort politique des Noirs a toujours appartenu
à des Blancs.
Pour autant, ces
statues constituent-elles, comme certains l’ont proclamé, un hommage à
la colonisation ? Pour répondre à cette question délicate, il faut lire
les inscriptions, interpréter leur vocabulaire (il est vrai que les
termes « pacifier », « reconnaissance » peuvent sembler cruellement
ironiques), décrypter les bas-relief ou le symbolisme des statues — la
taille respective des personnages, leur habit ou leur nudité… Une
simple inscription, Ense et aratro
(par le glaive et la charrue), sur le socle de la statue de Bugeaud,
résonne étrangement quand on se souvient des menaces proférées par le
fougueux général de brûler les villages et les moissons des indigènes.
Pour tenter
d’avoir un jugement éclairé sur ces pratiques, il faut d’abord rétablir
certaines vérités, sans prendre parti ni distribuer des bonnes ou des
mauvaises notes. On ne peut laisser dire que les statues parisiennes ne
représentent que des hommes blancs dont la majorité est dédiée à des
militaires conquérants et coloniaux. Il faut commencer par un pointage,
qui montre que sur environ 300 statues de la capitale, 35 se rapportent
à 33 militaires, la plupart célébrant des écrivains, des artistes, des
hommes politiques, des savants… Il faut aussi une réflexion sur
l’espace public, qui dessine un « espace mental » différent des musées
ou des collections privées. Au terme de son analyse, Jacqueline
Lalouette conclut qu’en France, des monuments ont bien été inaugurés «
en hommage à des hommes blâmables sous l’angle de l’histoire de
l’esclavage et de la colonisation », mais qu’« aucun ne l’a été à la
gloire de l’esclavage et de la colonisation »
Le recensement
de ces déboulonnages et une juste remise en perspective ne suffisent
pas. Il est urgent d’ouvrir un débat apaisé autour des œuvres
réellement problématiques. Faut-il les détruire ? Ce serait effacer
l’histoire et donc perdre la mémoire des exactions commises. Les
remplacer par des statues d’hommes progressistes (l’abbé Grégoire, le
chevalier de Jaucourt…) ou de victimes de la colonisation ? Outre le
fait que cela ne fait que déplacer le problème (que faire des statues
déboulonnées ?), cela soulève la question des limites entre « bonnes »
et « mauvaises » statues — où placera-t-on Voltaire, qui combattit le
racisme mais souscrivit à des emprunts de la Compagnie des Indes, qui
pratiquait la traite ? Une plaque explicative ? Ce serait pédagogique…
si elle avait une chance d’être lue. Ériger à leurs côtés un «
contre-monument » ? Cela peut séduire — Bansky a ainsi suggéré
d’élever, à côté de la statue de Colston (philanthrope mais négrier), «
des statues en bronze grandeur nature de manifestants en train de tirer
». Mais c’est risquer d’entériner la scission entre des mémoires
contradictoires — déjà un mouvement White Lives Matter
s’en prend à des statues de Noirs — et donc d’attiser plus encore les
colères. Alors, les ranger dans des musées ? La signification de ces
espaces dédiés serait hélas ambiguë. Ne serait-ce pas un hommage
supplémentaire qui risquerait de focaliser un culte de mauvais aloi ?
La proposition d’un artiste américain de créer un « parc éducatif »
avec toutes les statues vandalisées est dangereusement concomitante
avec celle de Donald Trump d’un « jardin national des héros américains
».
On conclut de ce
tour d’horizon qu’il n’y a pas de bonne solution à ce problème… et donc
qu’il ne peut avoir qu’une dimension politique. Jacqueline Lalouette
pointe ainsi les contradictions de Françoise Vergès, militante
décoloniale partisane de statues dédiées à des figures historiques de
la résistance et du combat pour la liberté, mais qui, lorsqu’Emmanuel
Macron invite à une réflexion collective sur ce sujet, y voit une «
solution néolibérale qui serait de mettre quelques statues d’Aimé
Césaire et de Léopold Sédar Senghor ici et là, un peu comme dans un
supermarché on rajoute des aliments de la cuisine “orientale”. » À
Bordeaux, une commission de ce type lancée par Alain Juppé en 2016 fit
l’objet de critiques de la part de ceux qui n’y avaient pas été
conviés. Mais il ne faudrait pas, ici non plus, conclure trop
hâtivement à l’hypocrisie ou à la mauvaise foi. Une des motivations de
cette guerre des statues est de donner de la visibilité à des groupes «
invisibilisés » depuis des siècles. Une solution portée par le pouvoir
en place donnera du coup l’impression d’une récupération qui rejettera
dans l’ombre ceux qui essayaient d’en sortir. Le grand mérite de ce
livre est d’avoir fait le tour du problème sans parti pris et d’avoir
analysés les difficultés sans prétendre y apporter une réponse unique
et définitive.
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Adeline Dieudonné, Kérozène, L’iconoclaste, 2021.
Une
station-service sur une autoroute, quelque part en Ardenne, un soir de
canicule. Il est 23h 12 au début du roman, 23h14 à la fin. En deux
minutes, un drame se joue, se noue et se dénoue, qu’on ne peut
comprendre qu’en 250 pages. Quinze personnages s’y sont retrouvés par
le hasard de leur propre histoire, « si on compte le cheval et le
cadavre ». Un couple accompagne sa grand-mère vers une maison de
retraite ; une domestique philippine attend ses patrons ; une jeune
femme frustrée tente sa chance avec un garçon timide après avoir été
déçue par son mari et par un dragueur invétéré sur une aire de repos ;
la rescapée d’un massacre tente de renouer avec la vie…
Chaque chapitre
développe, comme dans de courtes nouvelles, tous ces destins brisés qui
ignorent l’étrange rendez-vous auquel ils ont été conviés. Tous sont
différents, même si certains se croisent. Mais ils ont en commun un
accident de la vie, qu’il s’agisse de l’irruption brutale du drame ou
d’une lente usure du quotidien dont on prend soudain conscience. Le
viol d’une adolescente, la persécution d’un enfant, l’accident d’un
tournage publicitaire sont des ruptures nettes ; la phobie d’un monde
aseptisé, le long esclavage de la Philippine, les déconvenues
conjugales sont de lents supplices. Mais jusqu’aux plus odieux, tous
ces personnages sont éminemment humains, donc à plaindre, car ils
conservent un espoir, accessible ou chimérique, mais fatalement déçu.
La structure du
roman par nouvelles, qui donne rendez-vous à ses personnages dans une
scène finale, est sans doute classique, mais elle est utilisée ici avec
intelligence et brio.
D’abord, parce
que de discrets leitmotive maintiennent une unité d’inspiration. Les
boissons, par exemple, jouent un rôle déterminant — le capuccino double
crème, le lait, la bière… Mais aussi les animaux, dont la présence
était déjà significative dans La vraie vie,
le premier roman d’Adeline Dieudonné : ici, outre le cheval qui a droit
à son chapitre à la première personne, un dauphin, une truie, un loup,
un chien, une mouche, et même des acariens tiennent une place
prépondérante. Sans parler des relations de couples, qui forment une
trame commune à la plupart de ces récits : les hommes n’y sont pas
épargnés, violeurs ou trop plaintifs, dragueurs sans scrupules ou
impuissants, maniaques ou franchement psychotiques, gigolos ou
éjaculateurs précoces… Face au mâle, la femme n’a pas d’existence
propre, qu’elle soit réduite à un objet qu’on abandonne sur un banc, au
vagin idéal pour porter un enfant, ou à un sexe de passage. Quant aux
enfants, ils servent souvent de souffre-douleur.
Ensuite, et
surtout, parce qu’Adeline Dieudonné évite de prendre ses lecteurs pour
des imbéciles, ce qui devient rare dans la littérature actuelle. Les
récits, qui peuvent se lire indépendamment les uns des autres, ne
prennent sens que par des indices qui peuvent passer inaperçus dans la
profusion des détails et l’élégance de l’écriture. Le lecteur doit être
attentif s’il veut éviter les pièges d’une lecture rapide : une aire de
repos n’est pas une station-service, même si l’on y croise les mêmes
personnages ; l’histoire de Julia permet seule de comprendre pourquoi
Olivier a dû s’arrêter à la station-service ; il faut noter que le
dauphin Reiko a été isolé des femelles pour comprendre l’accident de
Victoire ; quant au nœud du roman, il ne tient qu’à une lettre, la
marque du pluriel de « cadavres »… Si l’on s’agace de ce qui semble une
incohérence, il n’y a qu’à relire : on est passé à côté d’un détail
essentiel. Et cela fait vraiment du bien de le découvrir !
Enfin, parce que
la romancière sait varier les tons, et quelquefois les mélanger
subtilement. Certaines scènes sont d’un comique irrésistible — le
combat des ouïk ouïk et des fuuut ne peut laisser personne indifférent,
pas plus que la visite à un couple de vieux gynécologues. Pourtant, on
glisse vite de l’humour à la détresse. D’autre passages sont d’une
poésie fascinante (la danse des âmes convoquées par la fumée d’un
joint), d’un souffle véritablement épique (le vortex d’yeux révélés
dans les rideaux ou le pacte avec le lac), ou d’une barbarie
inexplicable (le massacre gratuit de tout un village). L’histoire est à
la fois plus resserrée que celle de La vraie vie,
mais aussi plus éclatée, aucun personnage central ne se détachant avant
la dernière page. Il manque peut-être l’enjeu dramatique qui, dans le
premier roman de l’autrice, servait de fil rouge (la narratrice voulait
rendre le sourire à son petit frère). Mais on retrouve ici la
somptueuse imagination et le sens de la formule qui avaient fait le
succès du précédent livre, avec une écriture plus assurée qui ne se
laisse plus prendre à sa facilité. Et Monica, réfugiée comme une
sorcière débonnaire au fond de son bois, est un clin d’œil discret au premier roman d’Adelinde Dieudonné... Une indéniable réussite.
Voir aussi
: La vraie vie.
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Gilles Verdet, Nom de noms, L’arbre vengeur, 2021.
« Les hasards de
l’anthroponymie sont impénétrables. Souvent cocasses et quelquefois
farceurs. » Nous nous sommes tous amusés avec les noms propres, réels
ou fictifs, appropriés à leurs détenteurs ou contrastant avec leur
personnalité… Qu’un comédien s’appelle Durideau fait sourire. C’est un
« aptonyme, comme on dit dans les revues ». En général, on ne va pas
plus loin, sinon à s’étonner de la cruauté de certains parents, d’un
Lange qui a prénommé son fils Michel — j’avais un voisin Detaille que
son père avait cru spirituel d’appeler Pierre.
Mais les
histoires de noms imaginées par Gilles Verdet vont bien plus loin que
ces amusements. Le nom détermine la première impression que l’on a d’un
individu. Il se voit comme le nez au milieu du visage… Ce n’est donc
pas un hasard si l’argot utilise le même terme, « blase », pour
désigner le nez et le nom.
Et ce n’est pas un hasard si le roman s’ouvre sur la rencontre de M.
Rien, qui veut changer de patronyme, et de Mme Personne, qui a fait
remodeler son nez. Avec autant de compassion que d’humour, ces
nouvelles mettent en scène l’influence des noms sur la personnalité de
ceux qui les portent, les difficultés qu’ils rencontrent dans la vie
(peut-on faire confiance à un vendeur qui s’appelle Rien ?), les jeux
de mots qu’ils subissent (« Personne en saura rien », s’entend-il
répondre quand il demande les coordonnées de Mme Personne)… Y a-t-il un
destin des noms ? Gérard Souffleur est bien devenu souffleur au
théâtre, mais se demande s’il ne devrait pas devenir maraîcher,
lorsqu’il découvre que son grand-père avait fait modifier son nom de…
Choufleur.
Bien sûr, on
s’amusera des jeux de mots et des clins d’œil que multiplie l’auteur à
l’envi. Monsieur Rien est « parti de rien », mais dès qu’il est devenu
Monsieur Bien, « tout va bien ». On sourira des prénoms qui prolongent
le supplice des protagonistes — Claire Matin, Fleur Jardin, les sœurs
Aimée et Désirée Personne… Certains se révoltent, d’autres acceptent
leur destin farfelu avec résignation ou humour. Certains en jouent
malicieusement. Cela crée des situations inattendues, lorsque les
personnages se rencontrent. « C’est le télescopage qui crée les
histoires de chacun », confie l’auteur, « les croisements impromptus
qui engendrent les destins et les rencontres improbables qui les
modifient ». M. Lange ne pouvait prendre pour maîtresse qu’une Mme
Lediable, et M. Rien, les deux sœurs Personne…
Mais le roman est bien plus qu’amusant. Il est jubilatoire. Cela tient d’abord
à la structure romanesque. Les histoires s’embrouillent, s’entremêlent
à loisir. Pour payer un maître
chanteur, Aimée et Désirée Personne font casquer Fleur Jardin, qui
rackette Claire Matin, qui s’en prend à Gérard Souffleur… Les nouvelles
se répondent, rebondissent, se bousculent, se nouent et se renouent
dans un étourdissant chassé-croisé. Qui finit, d’ailleurs, par percuter
le précédent roman de Gilles Verdet. Le lecteur est entraîné dans un
hallucinant « roman de nouvelles » qui s’achève sur une double
pirouette et boucle sa trajectoire d’un mot qui dit tout… et ne dit
rien. Ne gâchons pas le plaisir du lecteur. Car il y a plaisir à se
perdre dans un labyrinthe narratif magistralement élaboré. On connaît
Gilles Verdet pour sa parfaite technique narrative, qui lui permet d’embrouiller à plaisir les situations dramatiques avant de les démêler d’un coup de baguette magique. Ici, il se surpasse !
Au-delà de cette
structure virtuose, on trouvera aussi, au gré des situations, des
réflexions plus ou moins amères sur le conformisme et la dictature des
normes, sur le sort des migrants, sur la réalité et la fiction… Le roman est loin d’être une coquille vide : la structure est au service d’une réflexion juste sans jamais être pesante ; l’écriture y est soignée et malicieuse. On y
découvrira une somptueuse parodie de la scène du balcon, dans Cyrano de Bergerac,
qui enseignera le fou rire aux plus grincheux. On s’amusera en passant
de raccourcis vigoureux — « C’est dégueulasse comme l’âme humaine » —
ou de jeux de langage peut-être gratuits, mais qui reflètent l’état
mental du personnage — « J’ai quitté le grand Centre du moyen commerce
à petits pas contents. Descendu les étages de galeries avec le cœur
montant du travail bien fait. » Et l’on jouira du troublant plaisir de
noyer le diable dans le Léthé… À découvrir de toute urgence.
Voir aussi
: La sieste des hippocampes, Voici le temps des assassins, Fausses routes, Les Ardomphes. Les passagers. L'arrangement.
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Yves Namur, Dis-moi quelque chose, Arfuyen, 2021.
Les mots que
l’on attend sont souvent plus urgents que ceux que l’on dit. Ces cent
quinze textes sont autant de « prières adressées à l’inconnu, au
lecteur éventuel et probablement à moi-même », confie Yves Namur. La
similitude des premiers vers, « Dis-moi quelque chose », ainsi que la
structure métrique récurrente (des sixains de deux, trois et un vers),
la répartition en quatre saisons (qui commencent à l’automne et
finissent à l’été) en font une longue litanie conjuratoire, qui invite
à dresser la parole contre la morosité, la laideur ou la violence du
monde.
La construction
de ces sixains, quoique identique, reste souple. Il s’y dessine des
mouvements parfois opposés, de l’abattement au sursaut ou de
l’exaltation au découragement, dans une lecture verticale qui pose un
thème en deux vers, lui donne sa résonance en trois vers, le conclut ou
le contredit en un vers.
Parfois, les
mots les plus forts, les plus chargés d’énergie, se retrouvent dans les
deux premiers vers, comme au sommet de la construction poétique. On
remonte du puits, on entrevoit l’insoupçonné, on ouvre, on réveille, on
espère… Ce sont d’ailleurs les vers de l’obstination (par la répétition
du même incipit) et de la confiance en l’autre (par la deuxième
personne du singulier) : « Dis-moi quelque chose »… Le poème se
construit alors dans une sorte d’amertume, le vers final, isolé,
évoquant les profondeurs, la chute, la vie insoutenable. Mais à
d’autres moments, ce sont des mots durs qui ouvrent le sixain :
l’abîme, les ruines, l’ignorance… et le poème adopte alors le mouvement
inverse d’une remontée vers la lumière, la vie, l’envie. Qu’importe
d’ailleurs le sens que l’on donne à la lecture ? L’essentiel est le
mouvement que la phrase imprime en nous. L’essentiel est de « rallumer
les lampes pauvres », « d’attiser un grand feu », de faire danser la
vie avec la folie, autour du feu…
Certains de ces
textes laissent une impression de profonde amertume, sinon de détresse
; d’autres nous parlent d’amour, de germination, de soif de vivre. Et
d’autres (sont-ils les plus nombreux ou les plus marquants ?) m’ont
parlé de la sérénité des retours de longs voyages, du nécessaire
effacement de ce qui fut vécu, de ce qu’il faut « ignorer une fois pour
toutes », lorsqu’il est plus sage de « ne rien savoir ou presque », et,
peut-être, d’effacer demain. Mélancolie ? Peut-être, mais celle de
l’apaisement final lorsque l’on a trop regardé, trop entendu, et que
l’on s’aperçoit qu’il y a « trop de tout en fin de compte ».
Cette lecture,
ou ce voyage intérieur, en dit sans doute plus sur moi que sur Yves
Namur, mais n’est-ce pas cela, après tout, la poésie ?
« Dis-moi quelque chose
Comme un grand besoin de larmes
Quand la mer se retire
Quand les forêts se dépeuplent
Quand nos certitudes n’ont plus d’ailes
Ni rien à espérer »
Voir aussi
: La tristesse du figuier. N'être que ça. La nuit amère.
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Hubert Haddad, La Sirène d’Isé, Zulma, 2021.
Certains romans
sont centrés sur des lieux plus encore que sur des personnages. Le
hasard des parutions fait paraître au même moment un roman de Georges-Olivier Châteaureynaud
et un roman d’Hubert Haddad qui m’évoquent la même remarque. Un lieu à
l’abandon, vestige d’une gloire passée, aux confins du monde, et de
nature labyrinthique. Le rapprochement s’arrête là. Les deux
romanciers, qui ont tous deux participé à la Nouvelle Fiction, ont leur
ton et leur écriture propres, immédiatement reconnaissables. Le
labyrinthe d’Hubert Haddad est végétal, élevé sur la pointe sud de la
baie d’Umwelt, à l’arrière d’un « drôle de château face au vide ». Le
bâtiment, un sanatorium du XIXe siècle, se double ainsi d’une «
forteresse arbustive », plantée comme « un défi d’espèce sauvage » dans
un fortin de pierre conquis sur la lande.
Le terme Umwelt,
emprunté au comportementalisme, renvoie à la perception de
l’environnement que chacun, animaux ou humains, peut avoir de son
environnement selon les sens qu’il possède. Et c’est bien de cela qu’il
s’agit dans cet étrange « création dédalique » conçue par le médecin du
sanatorium selon des règles de géométrie fractale : le labyrinthe
fonctionne comme un dispositif d’analyse comportementale qui peut
provoquer un « collapsus émotionnel » lorsqu’on y interroge ses propres
égarements. Il met celui qui s’y aventure en situation de proie, comme
s’il était piégé dans une toile d’araignée non gluante. L’angoisse
qu’il suscite, liée « à l’épouvante de la dévoration mandibulaire »,
déclencherait alors une sorte de violence évacuatrice supposée
thérapeutique… à condition qu’il puisse en ressortir.
Car ce lieu
improbable répond également à une conception musicale, comme une
matérialisation du « cercle des quintes », une projection de l’accord
de septième diminuée… Une partition a servi de plan, et l’on n’en
trouve la sortie qu’en déchiffrant les accords de la basse continue
représentés par les haies. Son gardien est un jeune jardinier sourd,
Malgorne, fils de Leeloo, une jeune femme internée d’une beauté folle
que le médecin avait décidé de garder pour lui. Et c’est là que l’Umwelt
prend toute sa signification. Seul un jeune homme sourd peut échapper
au piège du labyrinthe musical, comme Ulysse, après s’être bouché les
oreilles, échappe au chant des sirènes. Sa perception du labyrinthe
passe par d’autres sens, qui lui permettent, notamment, de le retrouver
dans la configuration du ciel déchiré par un éclair.
Mais les pièges
ne s’arrêtent pas là. Dans ce pays échoué au bord des flots, les
sirènes ont d’autres apparences. Peirdre, la jeune fille du phare, et
son amie Miranela, n’en sont-elles pas une réincarnation symbolique ?
Précisément, Peirdre et Malgorne se rencontrent devant le corps d’un
animal étrange échoué sur la plage, un monstre que l’on identifie à une
« rhytine », croisement de sirène et de cachalot… Et à l’horizon passe
lentement le cargo énigmatique, dont la… sirène est déclenchée par le
capitaine Owen, père de Peirdre. Toutes ces thématiques se tissent
entre elles autour d’un fil rouge, la perte et la rédemption. « Une
fille peut-elle sauver son père du mauvais esprit de l’océan ? » Sans
doute comme on sort du labyrinthe… Mais peut-être, aussi,
n’arrivera-t-elle qu’à se perdre avec lui.
Ces lieux et ces
personnages véhiculent en effet le même sentiment de défaite,
d’abandon, de lassitude. Le domaine sinistré, la route côtière menacée
d’effondrement, le monstre échoué, le capitaine atteint d’une « forme
de mélancolie butée », Malgorne lui-même qui sent que « quelque chose
de vital lui échappe, comme le sang des veines »… Tout cela concourt à
créer cette atmosphère morose, mais habitée du même espoir ténu. Celui
de perpétuer un monde oublié aux valeurs désuètes, mais qui ne veut pas
se laisser pas abattre. « On enfermerait aujourd’hui tous les génies de
l’air et du feu, les héros et les dieux, la nature entière ! »
Cette envoûtante
et tragique histoire d’amour inabouti est servie par la langue
somptueuse d’Hubert Haddad, aux métaphores parlantes, surtout lorsqu’il
s’agit de traduire les mille nuances de la douleur : « On s’est penché
sur elle avec des sourires en ciseaux » — « l’homme à la bonté déchirée
» — « il y bredouille une langue de silence » — « la lumière soudain
est comme une main tranchée »…
Voir aussi
: Le camp du bandit
mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture
de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Le
nouveau nouveau magasin d’écriture,
Oholiba des songes, Palestine,
Géométrie
d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Premières neiges sur Pondichéry, Mâ, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. L'invention du diable, La symphonie atlantique.
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Muriel Augry, Encres lacérées, encres de Philippe Bouret, Iasi, Cronedit, 2020
« Elles étaient
» / « Elles seront » : deux volets d’un seul diptyque, à la fois
poétique et visuel. Mais quand la poésie se voit, quand les encres
parlent, la distinction entre les deux arts n’a plus de raison d’être.
Ce sont des images qui nous sautent au visage dans les mots de Muriel
Augry. Des guerrières en armure, lance au poing, taillant les jours, à
califourchon, à l’assaut des désirs vrombissants. Y répondent des
compositions abstraites de Philippes Bouret, discrètement sous-titrées
« efemmérides » ou « éfemméros »… Des emboitages de formes, d’aspect
métallique, aux griffes pointues, acérées, empreints d’une énergie
conquérante. Éphémérides ? Oui, si les encres font écho aux « éphémères
victoires » de Muriel Augry. Mais femmes, surtout, dans un
entrelacement à la fois sensuel et menaçant de tentacules
télescopiques. Les encres composent un écho lointain aux textes. Le
lecteur y verra, s’il le souhaite, les « chevilles gantées dans des
goussets de plomb », des « plumes acérées », le « jour taillé » ou «
l’audace au poing » transperçant le bouclier de l’Académie et de la
Maison de la Poésie… Mais il pourra aussi, s’il le préfère, projeter
sur les textes les suggestions des encres, « l’éfemméride à la méduse »
nuancera alors le carcan de l’identité, « l’éfemméride au double »
donnera un autre sens aux parchemins portés dans le dos. Telle est la
magie de ce mariage des encres.
Le second volet
— « Elles seront » — renonce aux termes violents, aux suggestions
guerrières, et recourt à un vocabulaire plus sensuel, l’éventail des
passions posé au creux des reins, la flûte aux lèvres, l’archet à la
main.
Femmes de chair embrasées
Elles iront
tandis que les encres, sans renoncer aux jaillissements télescopiques
ni aux fils barbelés, y mêlent des courbes plus douces, seins et
fesses ; les éfemméros succèdent alors aux éfemmérides pour se
conclure dans une « extase » au sexe grand offert à la page. Appel à la
complicité du lecteur, ce petit livre suscitera sans doute bien
d’autres lectures, mais il ne pourra laisser indifférent.
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Voir aussi
: Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence, Ligne de fond.Le spectre du théâtre.
Werner Lambersy, L’Agendada, Saison 3 : Amours, montage et illustrations Yves Barré, ficelle n° 144, janvier 2021.
Voici trois ans
que Werner Lambersy publie, pour la nouvelle année, un « agendada
» thématique. Le premier était consacré aux dogmes, le deuxième aux
arts. Celui-ci s’intitule « Amours », au pluriel, mais en parle
volontiers au singulier. « Je n’ai pas pu mettre de mot sur l’amour,
juste de l’amour sur les mots. » On l’aura compris : le principe de ces
aphorismes n’est pas d’aligner des sentences définitives, mais au
contraire d’éveiller par un clin d’œil malicieux la réflexion,
l’échappée poétique, l’humour. On n’est pas loin, dans cet exercice,
des poèmes brefs dont est familier l’auteur, haïkus écrits au pied du
vent, sur une écaille de carpe ou à l’ombre du bonsaï. Ils ont en
commun, outre la brièveté, l’étincelle du regard (sur une annonce de
pharmacien), le petit geste (dégrafer un corsage), la fulgurance
poétique (« La nuit remonte aux cuisses / le nylon de l’horizon »).
Mais les
aphorismes laissent plus de place à l’humour, aux jeux de mots (sacré
cœur de Montmartre et sacré cul de Pigalle), aux formules percutantes
(« je filme sans pellicule », dit le vieux soupirant), aux images
flamboyantes (« Érection matinale, ou le lancer des couleurs sur un
bateau pirate »). L’humour cependant reste dans les mots et souvent le
ton est grave, mélancolique ou amer, en particulier lorsque la
brutalité masculine s’en prend aux « profondeurs féminines », car « Il
faut bien l’admettre : le pénis manque singulièrement d’humour ».
Alors, même si ces aphorismes se veulent sans prétention, on les
dégustera avec la gourmandise d’une complicité de gamins devant la
boîte de chocolats. Car ils invitent à réinventer en permanence ce qui
ne se conçoit que dans la fulgurance de l’instant, l’amour, la poésie,
la beauté. « “Je t’aime” devrait rester un néologisme ».
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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse,
Journal
par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue. Départs de feux, Bureau des solitudes, La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al-Andalus, Achille Island, Au pied du vent. Le Grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boîte. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités, Entrées maritimes. Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.
Georges-Olivier Châteaureynaud, A cause de l’éternité, Grasset
Voilà le roman
qu’attendaient tous les exilés d’Écorcheville, cette ville des bords du
Styx, « face à l’inconnaissable et dans la proximité des prodiges »,
dont Georges-Olivier Châteaureynaud avait établi la chronique dans L’autre rive.
Tous les exilés d’eux-mêmes et de la vie, « superlativement étrangers »
au quotidien, « toujours entre être et non-être, au bord du néant ».
Disons-le d’emblée : le défi difficile des « suites » est parfaitement
relevé et, si les allusions au premier roman enrichissent la
compréhension, sa lecture n’est nullement nécessaire pour goûter
pleinement celui-ci. L’intrigue est simple et linéaire. Alphan, après
ses études dans un pensionnat suisse, revient à Écorcheville pour se
marier. Pris dans un délire de son père, il entre dans un étrange
château dont il n’a plus envie de repartir lorsqu’il apprend la mort de
sa fiancée. Mais le château lui-même est menacé de tomber dans
l’héritage d’un magnat japonais…
On retrouve dans
ce deuxième volet l’atmosphère chère à l’auteur, ni réaliste, ni
fantastique, mais dans un léger décalage dans la perception de la
réalité comme de l’imaginaire. « L’étalon de la réalité n’est pas le
même ici qu’ailleurs », remarque un personnage. Tel est le secret de ce
récit : l’extraordinaire se mêle au quotidien comme s’il s’agissait de
la chose la plus naturelle. On y vit dans la France d’aujourd’hui, avec
des téléphones portables, des associations 1901, et l’on paie en euros
l’obole à Charon. Les personnages ont face aux excentricités de leur
univers les réactions de nos contemporains. Les enfants vont chercher
dans la zone interdite des poussées d’adrénaline, les adolescents sont
fascinés par les revues pornographiques, les adultes sont en quête
d’âmes sœurs et les vieillards, quand ils ont réglé leurs problèmes de
retraite, cherchent à fuir les Ehpad. La mise en scène de ces
personnages outranciers ou farfelus reproduit notre société
occidentale, où le pouvoir se partage entre grandes familles avant que
l’élection d’un candidat populiste ne rebatte (provisoirement) les
cartes. L’ailleurs n’est pas si loin de l’ici.
Et pourtant,
ici, il pleut des insectes ou des crapauds, on repêche des monstres
dans le Styx, on les confine au musée de tératologie ou on les protège
pour éviter qu’ils ne finissent en attractions touristiques. Ici, il
faut se méfier des malfrats, car ils volent… dans les deux sens du
terme. Ici, on a « des semelles de plomb mentales », et l’on envie
vaguement ceux qui, nés ailleurs, vivent dans « une sorte d’ingénuité
confortable ». On rêve de fuir, on fuit, on élève ses enfants dans des
pensionnats suisses pour qu’ils épousent de riches héritières
anglaises, mais rien à faire : ils reviennent. Parce qu’il y a une
collusion secrète entre les hommes et les lieux. La mémoire est « brume
et brumasse, brouillard et brouillasse » ; des nuages passent dans les
regards ; on tombe comme une pierre tout au fond de soi-même…
Peut-être est-ce
par là qu’il faut entrer dans le roman : par les lieux, qui en sont les
vrais personnages. Dans L’autre rive,
le principal protagoniste était Écorcheville, la ville construite au
bord du Styx, sur lequel une société anonyme voulait jeter un pont.
Dans ce roman, c’est le château de Thétis d’Éparvay (un clin d’œil
significatif à la ville des Ormeaux ou de La faculté des songes). Les lieux clos, déserts, isolés, sont familiers aux lecteurs de Châteaureynaud : îles désertes (Au fond du paradis, Mathieu Chain…), villas ou châteaux abandonnés (La Faculté des songes, Les Ormeaux)…
Rassurants comme des refuges contre les vicissitudes de la vie et
inquiétants dans leur abandon ou leur délabrement, comme s’ils
attendaient sans impatience la fin du monde. Écorcheville et le château
d’Éparvay sont des lieux frontières, au bord du monde pour le premier,
au bord du temps pour le second. Ils sont à la fois immuables et
précaires, figés dans des archaïsmes surprenants (l’esclavage est
toujours légal à Écorcheville) et en total déliquescence. La ville
d’Écorcheville ne parvient pas à rejoindre le Styx comme le château
d’Épervay ne parvient pas à entrer dans l’éternité. Et pourtant, ils y
ont déjà posé un pied. L’impression d’abandon est particulièrement
forte dans ce roman. Les personnages ont vieilli, pris leur retraite,
rejoint l’Ehpad, l’aéroport surdimensionné est vide, la Compagnie du
Pont a fait faillite, les villas sont en désordre, les dépôts sont des
dépotoirs, le château un capharnaüm délabré… Dans ce « château de la
Belle au bois mourant », il faut cacher ses spécificités, les cornes
sous une casquette, les sabots dans des bottines — mais comment cacher
un Minotaure ou une sphinge ? L’un est à jamais enfermé dans son
labyrinthe, l’autre meurt misérablement au musée de tératologie.
On comprend que
les personnages soient inquiets, furieux ou démoralisés. Ils ont baissé
les bras et vivent dans l’engourdissement infini de leurs rêves ou de
leur passé, piégés dans un temps qui s’étire, embourbés dans le temps
comme dans les lieux. Ils ont perdu la notion de la durée — depuis
combien de temps sont-ils au château ? Nul ne pourrait le dire, et pour
cause : en y arrivant, ils ont rejoint une part ignorée d’eux-mêmes.
Les lieux sont
des personnages et les personnages, des lieux. La décrépitude du
château répond à l’interminable agonie de la duchesse. L’instabilité du
temps et des lieux (le château se recompose sans cesse comme une œuvre
d’Escher) répond à celle de son plus ancien habitant, surnommé faute de
mieux l’Ectoplasme, « coincé dans un présent sempiternel », sur lequel
la réalité n’a pas plus de prise que le temps. C’est un des personnages
les plus touchants de ce roman, dans son désespoir de ne pouvoir vivre,
« à cause de l’éternité », pourrait-on dire, car si sa mémoire absolue
lui donne une connaissance parfaite du monde, il n’a rien vécu et se
désespère de n’être « pas vraiment un et raisonnablement invariable
comme chacun ».
Personnage clé,
sans doute, et qui nous introduit dans une autre lecture de l’œuvre :
un hommage à la littérature et, au-delà, une plongé dans l’imaginaire.
L’Ectoplasme est le lecteur universel, qui « essaie comme des chapeaux
toutes les destinées qui lui tombent sous les yeux ». Il est
inséparable du conteur, un écrivain réfugié dans le château et qui en
rompt la monotonie par des récits qui rebondissent de veillée en
veillée dans une sorte de boudoir anglais. Comme jadis Mathieu Chain
dans le roman éponyme, Brumaire est un écrivain échoué dans ce château
improbable. Son identité cette fois ne fait aucun doute : par son
physique, par ses œuvres, il évoque irrésistiblement Georges-Olivier
Châteaureynaud. Effacé dans ses premières apparitions, il prend de plus
en plus d’importance et, au détour d’une conversation sans sujet
véritable, donne quelques clés d’interprétation.
Le monde où
vivent ces personnages est d’abord celui des livres, du cinéma, de la
fiction. Le jeune Astérion perdu dans son labyrinthe est un hommage à l’Aleph
de Borges — le lecteur identifiera çà ou là quelques clins d’œil de ce
type ! Si l’on croise au passage des personnages des précédents romans
de l’auteur (Mathieu Chain, Lola Balbo…), on traverse au hasard des
pérégrinations la place Cornélius Farouk, dédiée à un fantôme ironique
de la littérature française… Mais la fiction devient structurante
lorsqu’elle conditionne les comportements des personnages — s’il faut
choisir une arme pour se défendre, on brandira un browning comme sur
les affiches des films policiers. Et le gamin Minotaure enfermé dans
son labyrinthe évoque au protagoniste son éducation dans un pensionnat
suisse.
Plus largement,
c’est l’imaginaire que met en scène ce château, l’imaginaire sans
lequel l’homme ne peut vivre et que, souvent, il préfère ignorer,
l’imaginaire dans toutes ses composantes : les fictions racontées par
Brumaire, bien sûr, mais aussi les mensonges dans lesquels s’enfonce
Alphan, ou les rêves, qui semblent avoir autant de réalité que les
péripéties de la vie… L’imaginaire dans lequel les personnages trouvent
refuge lorsqu’ils ont été blessés par la vie. « Nous constituons un
pittoresque club de frileux qui s’efforcent de se tenir chaud », avoue
l’un d’eux, on se frotte les uns aux autres pour soigner ses blessures
et on se raconte des histoires pour oublier le passé, comme si une vie
rêvée pouvait se substituer aux vies meurtries. Le château est la
concrétisation spectaculaire de ce réservoir de ce qui pourrait, ou
devrait exister. Tout ce qui est possible semble y avoir été remisé,
sans inventaire possible (un huissier chargé de le dresser en fait
l’amère expérience !), dans des pièces qui se multiplient à l’infini,
dans une géographie mouvante, où il suffit souvent de penser à une
chose pour se retrouver à l’endroit où elle existe. Selon son humeur,
on peut parcourir un couloir en plusieurs heures ou quelques minutes —
à la vitesse, en fait, de la pensée, ou de l’imagination. Aussi ne
faut-il pas s’étonner qu’il ne soit que la projection des personnages,
« hanté d’occupants issus, pour certains, de la mémoire d’Alphan ». Ou,
à l’inverse, que les personnages soient la projection de l’univers,
n’est-ce pas la même chose ? Les circonstances ont fait d’Alphan un
personnage de roman : « Un hasard romancier vous a jeté dans son roman
». À moins qu’il ne soit « captif d’un rêve éveillé de son père ».
L’imaginaire inclut ce qui l’inclut : Escher, Escher, quand tu nous
tiens…
Si l’on entre
dans ce royaume ignoré, il devient impossible d’en sortir, car il finit
par nous faire douter de la réalité du monde quotidien, tant il semble
plus réel que le réel. « Ailleurs, le monde n’existe pas vraiment, non
? C’est une sorte de… de racontar ! » Alphan, reclus dans le château,
finit par considérer le reste du monde comme un théâtre illusoire, «
les protagonistes de la comédie du pouvoir au sein d’Écorcheville lui
apparaissaient sous l’aspect de marionnettes aux voix criardes, amusant
la galerie depuis un castelet dérisoire. » Ce rapport au monde et à l’imaginaire
ancre Georges-Olivier Châteaureynaud dans la Nouvelle Fiction, à
laquelle il participa dans les années 1990. En fin de compte,
l’immersion dans l’imaginaire nous interroge sur le sens de la vie.
L’univers dans lequel nous vivons est soumis au hasard. Face au
caractère « foncièrement aléatoire de l’existence », les occupants du
château découvrent une « nécessité arbitraire » qui se substitue au
hasard. Ici, enfin, on peut « se croire missionné, prédestiné, absous
quoi qu’il arrive, du moment qu’on a rempli le contrat signé avec
soi-même ». Entre hasard et nécessité, tout prend sens.
Cette «
nécessité arbitraire », qui panse les plaies du hasard sans nous
soumettre à un destin inexorable, délivre les personnage d’une «
solitude ontologique », celle d’une existence que l’on ne vit pas
vraiment, dont on est trop souvent le spectateur. Tel l’ectoplasme qui
ne peut vivre que par le biais de ses lectures, les personnages ont
peur de ne pas ressentir pleinement les événements. Au fond, Alphan qui
craint de ne pas s’émouvoir comme il le devrait de la mort de sa
fiancée, semble incapable d’un lien concret et direct avec ses proches
et finit par se demander qui attache une réelle importance à sa
présence sur Terre. « Le monde était donc un désert, tout juste peuplé
de quelques silhouettes qui pouvaient à tout instant s’évanouir ».
Telle est la « solitude ontologique » qui affecte tous les personnages.
Les monstres venus d’au-delà du Styx n’ont pas leur place à
Écorcheville. Les plus touchants de ces personnages sont en quête
désespérée d’amis — l’Ectoplasme incapable de vivre ou Astérion, le
Minotaure reclus de peur d’être enfermé dans un musée. Ou dans
l’impossibilité de nouer une relation sincère, enfermés dans le secret
de leur vie passée, comme le médecin terroriste, ou dans celui d’un ami
à protéger, comme Ekatarina qui ne peut révéler l’existence du
Minotaure. Au fond, ils sont terriblement humains, ces monstres crachés
de l’au-delà, ces hommes échoués aux limites de l’univers, qui se
retrouvent à la frontière entre leurs deux mondes.
Mais, surtout,
au-delà de l’analyse et des références littéraires, on goûtera ici la
somptueuse écriture d’un écrivain qui maîtrise parfaitement toutes les
ressources de sa langue, de la notation brève aux phrases sinueuses,
des descriptions aux dialogues, de l’évocation d’atmosphères (repas,
soirées, averses…) à l’irruption des événements (assassinat, crash,
incendie…), avec des formules percutantes, teintées d’ironie ou de
morosité. Un gigolo vieillissant n’est plus « qu’un phénix très
intermittent », un mélancolique « reprend du poil de la bête de scène
», les journaux lus évoquent les reliefs d’un repas — « miettes de
mots, épluchures d’articles et phrases rongées comme des os »… Chacun y
puisera ses trésors comme les personnages emportent un souvenir
privilégié du château détruit de l’imaginaire.
Autres tomes de la trilogie : L'autre rive, Ici-bas.
Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant
tabassé
par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre. Aucun été n'est éternel, De l'autre
côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.
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Françoise Henry, Loin du soleil, éditions du Rocher, 2021.
« C’est fou
comme on se laisse faire par ce que pense, ou veut, la majorité. » La
remarque est glissée, anodine, dans les premières pages. Elle pourrait
être une des clés de ce roman tout en pudeur, en signes discrets, en
incertitudes. Du principal protagoniste, nous ne connaissons d’abord
que ses lunettes rondes, aux grosses montures, pour cacher ses yeux en
amande, trop éloignés l’un de l’autre. Rien ne sera dit. À nous de nous
demander pourquoi il a été un enfant retardé et pourquoi, à trente ans,
il est toujours analphabète. Pourquoi il est si candide, prenant les
expressions au pied de la lettre (quand on lui dit que sa mère est au
ciel, il imagine qu’elle est partie en avion) et prêt à se laisser
dépouiller par son oncle de son héritage.
Loïc est « un
cas de mobilité sociale descendante, c’est comme ça qu’on dit,
paraît-il ». Le roman, écrit à la deuxième personne du singulier, le
suit durant ses trente premières années de revers en revers. Enfant de
l’amour, mais orphelin de mère à six ans ; grandissant entre un père
alcoolique et une belle-mère qui le dédaigne, il endosse avec
résignation le rôle d’idiot du village, « un peu voleur sur les bords,
ingérable, ne travaillant pas à l’école, indiscipliné, et ne tenant
jamais en place sur ta chaise ». S’il s’enfuit pour se réfugier chez
ses grands-parents maternels, c’est pour se trouver persécuté par un
oncle qui le considère comme un intrus. Comment pourrait-il se défendre
? « Toi, tu recevais sans broncher ces coups de poing vocaux. » Pour
l’entourage, il est disparu soudainement, « comme on efface un nom sur
un tableau ». Tout juste parvient-il à se trouver un père d’emprunt, le
ramoneur du village qui l’emploie au noir. Au moins gagne-t-il un peu
d’argent « à la suie de son front ».
L’alcoolisme du
père, l’illettrisme du fils, la violence conjugale, la marâtre
mauvaise, l’oncle odieux : on se dit que c’est trop, qu’on noircit le
tableau à souhait. Bien sûr, on est « dans la campagne profonde », à
l’époque où l’on compte en francs, mais il y a la voisine,
aide-soignante pour personnes âgées, habituée peut-on croire à dépister
les cas sociaux… C’est alors qu’on se rend compte qu’on est parti sur
une fausse piste. Non, on n’est pas dans un roman d’Hector Malot. On
s’est laissé entraîner (avec la complicité malicieuse de l’auteur) par
ses souvenirs littéraires. La mère de Loïc était surnommée la « Madame
Bovary du coin », mais par les « intellectuels estivaux » (au temps
pour nous !). Le père, couvreur alcoolique tombant du toit, nous a fait
penser à Zola ; la spoliation d’héritage, à Balzac. Mais nous ne sommes
ni dans Ursule Mirouët, ni dans l’Assommoir !
Alors on repense
à la petite phrase du début… « C’est fou comme on se laisse faire par
ce que pense, ou veut, la majorité. » Tel est le sujet du roman : non
l’histoire de Loïc (le « tu »), mais celle de sa voisine (le « je),
l’observatrice, Greta, qui observe, écoute, mais imagine, aussi, ce
dont elle n’a pas eu connaissance. Elle souffre d’une maladie
orpheline, une photodermatose de la peau, qui lui interdit toute
exposition aux ultraviolets, donc au soleil. C’est elle qui reste « loin du soleil », au sens propre, quand Loïc l’est au sens figuré. Un personnage de l’ombre,
à l’opposé de Nadine, la mère de Loïc, qui s’exposait au soleil « à en
mourir ». Le parallélisme est manifeste, et significatif. Nadine, la
jeune femme solaire, « montée au ciel » en laissant Loïc démuni ;
Greta, vouée à la pénombre, qui endossera un rôle maternel, comme « une
subrogée fantôme ».
Car Greta
elle-même ne peut concevoir sa photodermatose comme une fatalité. «
Pourquoi ai-je cette maladie ? Quelle punition, et pour quel crime ? »
Devoir se cacher de la lumière : n’est-ce pas plutôt la punition de
celle qui n’a pas voulu affronter la réalité ? De petites notations
nous mettent la puce à l’oreille. Loïc vole-t-il un billet de dix
francs ? « Je ne veux rien savoir de plus. » Son père revient-il d’une
cure de désintoxication ? « Je faisais comme si je ne savais pas ». Quant à ce que vit le garçon presque sous ses
yeux : « Quand on soupçonne un drame il arrive qu’on fuie, pour ne pas
mettre les pieds dedans. » Le roman sera celui de la fuite de Greta, plus que
de la disparition de Loïc : ce n’est que dans les dernières pages qu’elle endossera
véritablement le rôle qui lui est dévolu.
Et plus
largement, c’est le drame de toute la famille, de tout le village. Le
père refuse de voir son problème d’alcoolisme et, quand on le lui
montre, il se trouve « interdit de déni » ! Les voisins parisiens
retournent à la capitale. Les voisins, à leur quotidien. « On a de
grands élans comme ça, on a les yeux embués quand on en parle, puis on
se retrouve vite coincé dans ses habitudes. » Narré par une femme qui
doit fuir la lumière, le roman tout entier est celui de l’aveuglement
volontaire.
Voué à un «
ensevelissement programmé », Loïc parviendra-t-il à échapper à son
destin ? Le roman nous laissera prudemment dans l’incertitude. Deux
mouvements opposés y maintiennent la tension. Tantôt, on insiste sur la
déchéance du père et le salut du fils. Tantôt, sur le parallélisme
entre leurs destins — Loïc se met à boire comme son père, il devient
couvreur comme lui… Ce n’est peut-être pas le principal. L’important,
c’est que celui qui n’était rien — un « mauvais souvenir » qui «
gâcherait la pellicule » — soit devenu quelqu’un. Pour son oncle, un
héritier, qui menace son propre héritage (et peu importe, en fin de
compte, s’il obtiendra gain de cause ou non). Pour son père, un «
compagnon de beuverie » : « C’est une place terrible, mais c’est
toujours une place. Même bradée, tu la prends. » Exister, c’est aussi
se retrouver un jour dans la lumière, cesser d’être « loin du soleil ».
Voir aussi
: Le
drapeau de Picasso, Plusieurs mois d'avril, Sans garde-fou, Juste avant l'hiver. Jamais le droit de crier. N'oubliez pas Marcelle.
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