Paris, XVIIIe siècle.
Un père, le vieil Arouet, qui règne en despote
acariâtre sur ses fils avant de léguer à
l’aîné, Armand, sa charge de trésorier de la
Chambre des Comptes, ainsi que sa mélancolie et sa mauvaise
bile. Une mère morte laissant, pour étayer les
rêves, une bague mystérieuse, des rumeurs de
frivolités, et le secret autour de la cause de sa mort. Une
jeune femme, Angélique, dont on lui refuse la main ; et
enfin ce frère détesté, trop brillant, trop habile
manieur de mots : Voltaire, l’auteur de méchants vers.
Armand Arouet se débat entre les ombres du passé et du
présent. A la recherche d’une issue, il s’engage sur la voie de
François de Pâris et des convulsionnaires de
Saint-Médard. Une secte, il en a peur…
Extrait 1
Épître dédicatoire
À Mme Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet.
Madame,
Feu monsieur
Arouet le Père avait coutume de dire : "J'ai deux fils qui sont
tous deux fous, l'un fou de dévotion et l'autre fou pour les
vers et pour le théâtre." Vous savez mieux que moi comment
le cadet, François, a illustré de sa folie, plus que le
nom de sa famille, celui de Voltaire qu'il s'est choisi à
vingt-deux ans. De la carrière de ce fils, feu monsieur Arouet
n'aura connu que les exils et les séjours à la Bastille,
ce qui justifie certainement le jugement peu amène qu'il portait
il y a vingt-cinq ans sur un génie qui s'est
révélé depuis. À cette époque, on
voyait plus souvent le poète en pourpoint de pierre de taille
qu'en chemise de soie. Comment le vieux notaire aurait-il pu
bénir cette plume rebelle et encore brouillonne ? Vous qui
êtes l'amie la plus fidèle de M. de Voltaire, pardonnez
à son père, madame, au nom du bon sens plus que de la
raison. Chez les gens de votre condition, on pardonne à un vers
quand il est spirituel; dans notre monde, quand il est
négociable.
Le frère
aîné, convenez-en, ne pouvait porter un autre jugement :
il est mort voici quatre ans, avant de voir la charge d'historiographe
de France et de gentilhomme de la Cour honorer l'écrivain, et
à travers lui toute sa famille. Ceci explique en partie le
mépris condescendant dans lequel il tenait M. de Voltaire.
Aujourd'hui encore, je le présume, les mots acerbes
échangés entre les deux fils Arouet ne peuvent que vous
prévenir contre cet aîné
décrédité.
De la folie de
feu son aîné, Armand, vous n'avez sans doute connu que les
maigres échos arrivés à Cirey, amplifiés et
déformés par la haine implacable que se vouaient les deux
frères. Et vous avez comme nous conclu que monsieur Arouet le
Père était fort heureusement décédé
avant de connaître toute l'étendue de cette fureur, qui
s'est manifestée dans toute son ampleur à l'occasion de
la pénible affaire des convulsionnaires, dont souffre encore
notre faubourg Saint-Marceau. La dévotion modeste d'Armand s'est
aigrie en fanatisme, comme la muse folâtre de François
s'est assagie à l'ombre du Parnasse.
Qui sait quel
jugement leur père porterait aujourd'hui sur leurs fortunes
respectives ? Qui sait s'il n'aurait pas légué sa charge
de receveur des épices au cadet plus pondéré,
plutôt qu'à l'aîné qui, comme on dit, avait
bien des chambres à louer dans sa tête ? La connaissance
de leur futur, devenu notre passé, nous rend plus sages que nos
pères. Ne les jugeons pas à cette aune. Et ne jugeons pas
nos frères sur les instants d'égarement qui ponctuent, de
loin en loin, de longues périodes d'équilibre. La folie
d'Armand Arouet, je vous en voudrais convaincre ici, ne fut souvent
qu'une réponse au malheur. M. de Voltaire avait celle de sa
plume. Tout le monde n'a pas reçu cette grâce.
Armand sans
doute ne laissera guère plus de trace dans l'histoire que son
passage à la trésorerie des Épices n'en a
laissé dans les archives de la Chambre des Comptes. Comme si la
Renommée, parcimonieuse de ses trompettes, n'avait voulu
proclamer dans les siècles que le nom seul de celui qui avait
renié le sien. Arouet est mort; Voltaire vivra. J'approuve et
c'est justice.
Le hasard
cependant m'a mis en possession de quelques papiers tenus secrets
à la mort d'Arouet l'aîné. Pour des raisons que
vous connaîtrez, je me suis cru le droit d'arracher son nom
à l'injuste oubli du temps. Lui-même se comparait
volontiers à Castor, le frère obscur et voué aux
enfers quand Pollux, fils de dieu, accédait à
l'immortalité. Sa prophétie s'est réalisée
et l'astre de monsieur de Voltaire brillera longtemps dans le ciel de
la France. Tendra-t-il, comme le héros antique, la main au
prisonnier de l'Érèbe ?
J'en suis
persuadé, madame, si vous le convainquez de lire ces pages.
Armand vous y apparaîtra sans doute bien différent de ce
que vous vous êtes imaginé sur les confidences de son
illustre frère. Vous comprendrez les raisons inconnues,
même de lui, de son caractère farouche et de ses furieuses
manières. Vous connaîtrez certains mystères que
personne à ce jour n'a déchiffrés, touchant les
miracles des jansénistes ou le récent incendie de la
Chambre des Comptes.
Surtout, vous
serez l'ultime dépositaire d'un espoir qu'Armand Arouet n'a pu
voir combler de son vivant : une véritable réconciliation
avec son frère. Le receveur des épices n'était pas
un méchant homme; il n'est pas si diable qu'il est noir, dit-on
dans notre faubourg. Vous seule, dont la sagesse et la patience sont
citées en exemple, aurez le discernement nécessaire pour
pénétrer sans préjugé dans cette âme
tourmentée, et le crédit indispensable pour tâcher
de rapprocher les deux frères, au delà même de la
tombe. Si vous accomplissez ce miracle, sachez que vous trouverez
à jamais votre plus sincère et loyal serviteur en la
personne de votre dévoué
A.-F. A.
À Paris, faubourg Saint-Marceau,
ce 4e de septembre 1749
Extrait 2
Dans la Cour Vieille,
face à la Sainte-Chapelle, la façade gothique de la
Chambre des Comptes est un des plus vénérables
édifices de la capitale. Dans notre siècle aux lignes
droites et aux volumes simples, elle a cessé de plaire, avec ses
toits pointus, ses échauguettes et ses fenêtres à
pilastres, le tout surchargé d'ornements selon le goût du
temps, et de quatre Vertus cardinales censées soutenir aussi
solidement l'édifice moral de la Cour que les piliers corniers
le bâtiment. Des deux cents conseillers et présidents,
plus d'un a regretté qu'elle n'ait pas encore brûlé
dans les incendies périodiques qui ravagent le Palais. (...)
[Armand emmène son ami] tout droit sous la charpente, où
les archives ont été empilées dans un
désordre apparent, l'ordre d'arrivée semblant constituer
le seul classement.
Le falot
éclaire d'une lumière jaune cet entrepôt de
mémoire morte. Un ossuaire de mots où le papier s'entasse
comme des crânes jaunis. Des pyramides de registres suivent la
déclivité des toits aigus, contournant Dieu sait comment
les poutres transversales, enjambant les tirants dans un
équilibre inconcevable qu'assure seul le poids de l'ensemble.
D'étroits lacets parcourent l'amoncellement selon un
itinéraire dont la logique échappe, mais qui paraît
imprimé par une expérience séculaire. Des
numéros de séries, sur des registres
dépareillés, ne semblent pas se suivre. Des
étiquettes pendent à des liasses grossièrement
ficelées, dont l'encre s'est effacée. On remonte les
siècles avec les allées sinueuses, on secoue une
poussière de trois cents ans au moindre geste. Malgré
eux, les pas se ralentissent, les voix s'assourdissent, comme si l'on
craignait de réveiller un ogre endormi et terrifiant. Là
est la mémoire du royaume, là gît un passé
mort qui menace à chaque instant d'ensevelir le présent
et d'étouffer l'avenir dans son affaissement inéluctable.
Entre le grouillement du premier étage et l'assoupissement
périlleux des greniers, la Royauté survit entre deux
ogres également voraces, la Vie et la Mort. Sans savoir lequel
des deux va la dévorer en premier.
Et tout le
royaume est à l'image de ses archives, encombré
d'institutions désuètes qu'on n'ose supprimer, auxquelles
on ajoute chaque année de nouveaux offices inutiles pour
permettre à des bourgeois enrichis d'acquérir un rang
dans la subtile hiérarchie sociale. Des vestiges des
siècles révolus, comme la connétablie,
côtoient des titres ronflants lestés de pensions non
négligeables. L'administration royale tourne à vide dans
ces charges purement honorifiques, mais onéreuses. Quant aux
postes actifs, car il faut bien gérer l'économie de la
France, elles sont affermées à des particuliers qui
taxent les hommes et les marchandises à outrance pour compenser
le prix exorbitant de leur charge. Les deux mêmes ogres, de la
Mort et de la Vie, engloutissent à belles dents les finances du
Royaume. C'est tout cela que comprend en un regard le pèlerin
boiteux de l'absolu. Tout cela, que résume l'amas croulant de
papiers inutiles.
"Alors,
où est-il, ton manuscrit ? En haut de ce tas ?" Armand
élève le falot; il n'éclaire pas le sommet de la
pile. Il le baisse jusqu'au sol. "Ou en bas de celui-là ?"
Pierre est effaré. La librairie et l'imprimerie clandestine de
son père l'ont habitué aux amas d'archives; jamais il
n'aurait imaginé cela. Ce monument de paroles mortes, pour qui
saurait le faire revivre, ressusciterait des siècles d'histoire,
ou plutôt de mesquineries, de comptes d'apothicaire qui
souffleraient la glorieuse histoire de batailles et de conquêtes
qu'on écrit d'une ligne dans les chroniques. Des siècles
de poussière qui terniraient en un instant l'éclat
doré de la couronne. Comment vivre avec ce monstre tapi dans ce
somptueux écrin gothique ? Cette momie en attente de
résurrection dans un reliquaire doré ? "Crois-moi, si on
l'avait brûlé, on aurait pu en retrouver des bribes
intactes, des syllabes brunies. Déposé aux archives des
comptes, ton manuscrit est irrémédiablement perdu."
Et pourtant,
comment ne pas rêver du Livre, face à cet envahissement
vide d'encre et de papier ? Du Livre unique qui résumerait ce
gâchis inutile, qui d'une phrase, d'un mot rendrait vaines toutes
les quêtes et toutes les théories ? D'un mot… d'une
lettre… ou d'un silence. Armand a raison. Un livre même est de
trop, s'il donne fondement à l'histoire. En entrant dans le
temps, il perd son éternité. Un livre ? Non, c’est
déjà trop, et le néant, trop peu. Un livre, non,
mais son existence, sa présence sûre quelque part, hors
d'atteinte, non réalisé. Voilà ce qu’il nous
manque. Le savoir inaccessible à la Chambre des Comptes, mais
bien réel, suffit à nourrir l'espoir de Pierre. Il ne
veut pas les réponses, mais savoir qu'elles existent. Dans le
grenier poussiéreux de la mémoire humaine, l'athée
vient de réinventer Dieu. Le vrai Dieu, celui du silence infini
et du néant éternel.
Articles
Extraits de presse lors de la parution de l'édition originale
(1999)