Depuis l'aube des temps les pierres
s'étaient ajoutées aux pierres pour élever
d'immenses colonnes, droites et immuables, vers le ciel.
C'étaient les prières de la
terre, qui montaient vers Dieu, à l'infini, parallèles et
solitaires, fières de leur quête absurde qui ne prendrait
fin qu'au crépuscule des âges. Et sur chaque pierre
carrée
une autre pierre carrée, taillée au cordeau, s'engendrait
sans autre but que de soutenir la suivante, dans l'attente
éternellement
différée du chapiteau trompettant une aléatoire
résurrection.
L'une ou l'autre tombait, sans doute, fragilisée par sa taille
monstrueuse et déséquilibrée par un souffle de
vent. Mais de se découvrir mortelles leur rendait plus
précieuse encore la promesse du dieu que chantait leur sage
poussée. Combien de siècles fallut-il pour qu'un moellon
ose, discrètement, hausser une épaule ? Dans la
chaîne irréfléchie de la colonne, la
dissymétrie passa inaperçue; mais, reproduite de
génération en génération, elle finit par
infléchir la ligne droite. Une colonne se courba, chancela,
tomba; puis une autre, et d'autres, par dizaines, centaines,
fauchées sans s'en apercevoir par ce virus de révolte qui
s'était infiltré dans leur progression
régulière. Les colonnes intègres ricanaient de
voir s'écrouler les rebelles et poursuivaient inlassablement
leur course vers le ciel vide. Lorsqu'en se courbant jusqu'à la
frontière du vertige, deux colonnes-révoltes
s'approchèrent jusqu'à s'embrasser, un dieu tangible
descendit entre leurs lèvres, un dieu de pierre pour elles
seules qui vint sceller, dans l'éternité, un baiser
à rendre jaloux les douairières dressées comme des
cierges sans flamme. Dans l'arc bandé de leurs amours, Dieu
s'était fait clef.
(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)
Selon un rite immuable, lorsque l'officiant
s'inclinait devant l'autel, deux acolytes devaient tendre un voile par
dessus sa
tête. La tension parfaite était difficile. Le plus
léger
souffle, le tremblement le plus imperceptible, la moindre fatigue dans
les bras des servants se répercutaient dans la fine gaze. Les
prêtres étaient divisés. Selon les uns, le vent qui
faisait ondoyer le tissu symbolisait l'esprit descendant sur
l'assistance; pour les autres, le démon venait troubler
l'harmonie du sacrifice. Ceux-ci disaient que la paresse affaiblissait
le bras des aides; ceux-là invoquaient la nécessaire
dynamique de la vie. On s'empoigna, on s'anathématisa, on
réunit de somptueux conciles qui décidèrent,
attendus à l'appui, d'aller consulter le sage Mahapasanaguha,
retiré
dans une grotte artificielle près du temple de la Paix mondiale.
Avant de trancher le différend, le saint homme voulut assister
à
la messe, et demanda qu'elle fût célébrée
selon les deux rites en litige. Après l'office tremblé,
on tenta en vain de pratiquer le rite immobile. Trois cent
soixante-cinq essais infructueux confirmèrent le jugement du
sage. "Le dieu qui demande un sacrifice quotidien exige-t-il tous les
jours un miracle ? Rien de ce qui est au-dessus des forces de l'homme
ne peut émaner d'une sagesse divine." Le voile depuis lors,
immobile devant les yeux des prêtres, continua à
trembler entre leurs mains.
(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)
Et les troupeaux couraient se noyer dans le
fleuve. Par vagues successives, de plus en plus denses, de plus en plus
folles, macaques, chimpanzés, guenons vertes et culs
pelés bondissaient joyeux dans les eaux bourbeuses qui
grondaient ogresses voraces des appels à l'amour. Les cris aigus
des primates brandissant des pierres à silex et des sexes
étincelles ne couvraient pas les basses sourdes des flots qui
emportaient leurs corps gonflés de gaz comme un radeau de chair
vers la mer. Et les bêtes en rut qui sautaient du rivage
croyaient tomber dans un vaste lit où des guenons offertes
engloutiraient leur membre dans leur ventre caverne. Mais le ventre des
eaux s'ouvrait seul sous le poids de leur prochain cadavre.
Les hommes pierres, depuis des temps si lointains
qu'ils ne savaient plus eux-mêmes s'ils n'avaient pas aussi
été singes, formaient un gué entre les rives. Les
plus habiles d'entre les animaux hurleurs tentaient de retomber sur eux
lorsqu'ils étaient projetés dans le fleuve. Les
prenaient-ils, eux aussi, pour des guenons plus sages, accueillantes
dans leur fixité de pierre ? Non, sans doute : les pieds qui les
effleuraient avaient tellement poli leur crâne
chauve que plus personne ne les croyaient vivants. Avaient-ils
seulement
un coeur qui batte plus fort que le tambour des flots ? Les animaux
à
deux pattes bondissaient de crâne en crâne, heureux,
indifférents, avant d'aller nourrir les crocodiles ou d'emplir
leurs poumons d'eau douce. Ceux qui parvenaient à l'autre rive
étaient trop vieux pour penser aux hommes pierres
accrochés à la vase au milieu du courant. Du reste, tant
de passages avaient enfoncé leur tête qu'on ne distinguait
plus, à travers une mince pellicule aquatique, qu'une calotte
dure et blanche qui n'avait plus forme simiesque.
Les siècles passaient et les singes
bondissaient. Des millénaires passèrent avant que les
mains de pierre se soient levées par dessus les eaux, doigts
menaçants dont on ne savait s'ils étaient toujours singes
ou déjà hommes. Des regards inquiets suspendirent un
moment la joie sur les rives. Mais quand les mains de deux hommes
pierres eurent croisés leur doigts par dessus le torrent boueux,
les troupeaux enthousiastes purent franchir le premier pont.
(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)
Le marchand d’anges (extrait)
Le marchand d’anges passe le dimanche. Nous
l’attendons sans y penser, trop petits pour savoir ce qu’est l’attente,
ni le désespoir. Il arrive du bout de la rue, jamais à la
même heure, annoncé par sa trompette de marchand de glace
— une note à peine plus grave. Il est à l’heure et nous
sommes heureux, le temps d’un ange, comme nous le sommes le temps d’une
glace. Nous avons l’âge où les rêves se conjuguent
au présent.
Nos parents disent — c’est un pauvre homme — d’ailleurs il est pauvre
et c’est un homme — mais cela ne suffit pas pour être un pauvre
homme, peut-être faut-il vendre des anges ? Ils sourient, les
adultes, gardiens du passé et du futur, quand ils parlent de
lui. Peut-être, comme nous, ne connaît-il que le
présent ? Il passe, la main levée, fermée,
accrochée à son inconsistant bouquet de chérubins
— marchand de ballons sans ballons, car les anges, pour les voir, il
faut y croire, et dans notre rue, personne jamais ne les a vus. Les
anges, pour nos yeux aveugles à trop fouiller la vie, ce n’est
que l’appel d’une trompette au coin de l’avenue, et son cri "marchand
d’anges, marchand d’anges", comme "chiffonnier", ou "marchand
d’habits".
Et puis son pas traînant, désabusé, que
dément l’œil rieur, dextre tendue, ouverte, paume creusée
pour recevoir la piécette, que dément le poing gauche
dressé sur le bouquet imaginaire.
Les anges, pourtant, l’instant où il nous les fait voir,
c’est son geste délicat, quand il a enseveli dans sa poche un
sou bien réel pour cueillir dans son poing, comme un ballon
gonflé
d’hélium, une ficelle inexistante au bout de laquelle, on le
devine ou on fait mine de le croire, gigote l’invisible prisonnier. Il
nous la
tend avec précaution — ne pas le lâcher, surtout, notre
emplumé, il s’envolerait comme un ballon, vers le ciel, patrie
des anges et des baudruches. "Qui n’a pas son ange ? Un ange pour un
sou" — tous les dimanches au fond des poches, on trouve un sou pour
l’ange, un sou pour le pauvre homme, il faut bien que tout le monde
vive, n’est-ce pas ? et il n’y a pas de sot
métier, il n’y a que de sots parents.
La mine grave, un ange en laisse entre pouce et index, nous revenons
à la maison, le bras levé serrant une ficelle
tressée de néant, et nous le sentons presque nous tirer
vers le ciel, ce prisonnier de nos chimères. C’est lui qui
alourdit notre bras, qui tétanise nos muscles, comme un chiot
tirant sur sa laisse. Patience, mon ange, ton heure arrive... Car sur
le seuil de la maison, nous le relâchons, bien sûr, comme
un oiseau acheté à l’oiseleur pour
le seul plaisir de lui rendre la liberté. Nous le suivons des
yeux
quand il regagne le ciel, chacun désigne le sien à son
voisin
— "Regarde mon ange, il vole plus vite, il vole plus haut — Menteur !
celui-là
c’est le mien — Le tien, il perd ses plumes — Maman, empêche-le
de tirer sur mon ange !" Les anges finissent toujours par regagner le
ciel et la trompette, à l’angle du boulevard, s’éloigne
déjà
avec son bouquet de rêves. "Marchand d’anges, marchand d’anges..."
Le
dernier regard (extrait)
Quelques disciples se relayaient au chevet du
vieux peintre qui achevait de perdre la vue, un sourire sibyllin aux
lèvres, dans une clinique de renom. Ils n’étaient pas
là pour recueillir son dernier soupir, mais son dernier regard.
Car maître Jehan avait un secret qu’il n’avait
révélé à personne. Le secret qui l’avait
mené à la peinture, bien sûr, mais aussi qui l’en
avait éloigné, depuis des lustres, et qui,
peut-être — ne rêvons pas, maître Jehan allait
mourir; il avait fait son temps.
Dans l’autre lit de la chambre où l’on ne voit pas, un jeune
garçon, blessé aux yeux, et qui ne recouvrerait sans
doute jamais leur usage. Le dernier regard du peintre était
à
son service. Il lui avait décrit la pièce, les visiteurs,
les infirmières, ce qui venait à lui par la
fenêtre,
ou, plus rarement, par la porte, et les jouets, surtout, que lui
apportaient ses parents, tous les dimanches, à 11h 30. De riches
jouets pour enfant aveugle, ceux qu’on lit avec les doigts, qui ne
cassent pas, qui font du bruit et ne rient pas. Des jouets
enveloppés à
la hâte dans du papier journal — à quoi bon gâcher
du
beau papier-cadeau ? Le gamin, de toute façon, dépliait
religieusement ses paquets, défroissait le journal et le
rangeait
dans le tiroir de sa table de nuit. Le peintre se gardait bien de lui
lire le monde qui s’étalait en titres obscènes sur papier
sale. C’était un monde en noir et blanc, en cendres et sang.
Lui-même
était heureux de n’avoir bientôt plus à y vivre;
honteux
de le transmettre si laid à ceux qui lui succéderaient.
Tant qu’il reste une chambre, se disait-il, où le monde
avarié
n’a pas cours, le mal n’aura pas totalement triomphé.
Tout cela n’usait pas son dernier regard. Car c’était cela, le
secret du peintre moribond. Le jour où il avait découvert
les deux regards, celui qui entre, et celui qui sort, celui qui ravit
et celui qui reçoit, il avait saisi différemment ses
pinceaux. Un univers nouveau se dessinait sur sa toile, qu’il
reconnaissait comme s’il l’avait visité dans une vie
antérieure. Un univers si proche qu’il ressemblait au
nôtre, mais avec quelque chose d’incompatible que savait capter
maître Jehan et que les connaisseurs appelaient
sa « manière » d’un air entendu.
Sa manière se vendait bien. Il ne se posait guère
de questions, tout heureux de reconquérir son monde à
chaque toile tout en vivant de son pinceau. Mais il ne s’était
pas rendu compte qu’à chaque tableau, il devenait un peu plus
myope, comme si les regards qu’il portait sur l’ailleurs lui
étaient définitivement confisqués. C’était
le cas. Un à un, il perdit ses premiers regards, les plus
précieux, sans presque s’en rendre compte. Il les avait
dilapidés dans des scènes de genre sans ambition qui
s’étaient arrachées dans des galeries en vogue. De temps
en temps, des fresques respectables sortaient de ses pinceaux, dont
personne ne voulaient, mais qui, un jour, feraient sa réputation
dans un musée d’art mort. Il sentait, en les achevant, une
fatigue plus importante dans ses yeux rougis par les visions. Il la
croyait passagère. Quand
il se rendit compte d’une perte progressive mais
irrémédiable, quand il en comprit la cause, il s’affola,
consulta les spécialistes, annonça dans le milieu qu’il
ne peindrait plus désormais que des œuvres majuscules, reposa
ses pinceaux.
Les oculistes se montrèrent aussi curieux
qu’incompétents. Les critiques attendirent poliment les œuvres
majuscules, puis oublièrent maître Jehan. Quelques
disciples le harcelèrent pour connaître le secret qu’ils
pressentaient sous ce brusque revirement. Les plus acharnés
l’avaient traqué jusqu’à la clinique. Ils en furent pour
leurs frais. Jour après jour, on les vit disparaître de
son chevet. Le peintre ne parla qu’au petit garçon qui recevait
tous les dimanches des jouets insignifiants dans du papier journal aux
titres effrayants.
Le
frère à la bague
Roman paru aux éditions Le Rocher, 1998.
Contexte : au XVIIIe siècle, un libraire cherche un manuscrit
qui lui a été confisqué par la police et
porté
à la Chambre des Comptes.
Un escalier moins impressionnant permet aux
élus d'accéder à la Cour des Monnaies. Armand ne
laisse pas son ami pénétrer dans ce saint des saints. Il
l'emmène tout droit sous la charpente, où les archives
ont été empilées dans un désordre apparent,
l'ordre d'arrivée semblant constituer le seul classement.
Le falot éclaire d'une lumière jaune cet entrepôt
de mémoire morte. Un ossuaire de mots où le papier
s'entasse comme des crânes jaunis. Des pyramides de registres
suivent la déclivité
des toits aigus, contournant Dieu sait comment les poutres
transversales, enjambant les tirants dans un équilibre
inconcevable qu'assure
seul le poids de l'ensemble. D'étroits lacets parcourent
l'amoncellement selon un itinéraire dont la logique
échappe, mais qui paraît imprimé par une
expérience séculaire. Des numéros de
séries, sur des registres dépareillés, ne semblent
pas se suivre. Des étiquettes pendent à des liasses
grossièrement ficelées, dont l'encre s'est
effacée. On remonte les siècles avec les allées
sinueuses, on secoue une poussière de trois cents ans au moindre
geste. Malgré eux, les pas se ralentissent, les voix
s'assourdissent, comme si l'on craignait de réveiller
un ogre endormi et terrifiant. Là est la mémoire du
royaume, là gît un passé mort qui menace à
chaque instant d'ensevelir le présent et d'étouffer
l'avenir dans son affaissement inéluctable. Entre le
grouillement du premier étage et l'assoupissement
périlleux des greniers, la Royauté survit entre deux
ogres également voraces, la Vie et la Mort. Sans savoir lequel
des deux
va la dévorer en premier.
Et tout le royaume est à l'image de ses archives,
encombré d'institutions désuètes qu'on n'ose
supprimer, auxquelles on ajoute chaque année de nouveaux offices
inutiles pour permettre à des bourgeois enrichis
d'acquérir un rang dans la subtile hiérarchie sociale.
Des vestiges des siècles révolus, comme la
connétablie, côtoient des titres ronflants lestés
de pensions non négligeables. L'administration royale tourne
à vide dans ces charges purement honorifiques, mais
onéreuses. Quant aux postes actifs, car il faut bien
gérer l'économie de la France, elles sont
affermées à des particuliers qui taxent les hommes et les
marchandises à outrance pour compenser le prix exorbitant de
leur charge. Les deux mêmes ogres, de la Mort et de la Vie,
engloutissent à belles dents les finances du Royaume. C'est tout
cela que comprend en un regard le pèlerin boiteux de l'absolu.
Tout cela, que résume l'amas croulant de papiers inutiles.
"Alors, où est-il, ton manuscrit ? En haut de ce tas ?" Armand
élève le falot; il n'éclaire pas le sommet de la
pile. Il le baisse jusqu'au sol. "Ou en bas de celui-là ?"
Pierre
est effaré. La librairie et l'imprimerie clandestine de son
père l'ont habitué aux amas d'archives; jamais il
n'aurait imaginé
cela. Ce monument de paroles mortes, pour qui saurait le faire revivre,
ressusciterait des siècles d'histoire, ou plutôt de
mesquineries, de comptes d'apothicaire qui souffleraient la glorieuse
histoire de batailles et de conquêtes qu'on écrit d'une
ligne dans les chroniques. Des siècles de poussière qui
terniraient en un instant l'éclat doré de la couronne.
Comment vivre avec ce monstre tapi dans ce
somptueux écrin gothique ? Cette momie en attente de
résurrection
dans un reliquaire doré ? "Crois-moi, si on l'avait
brûlé, on aurait pu en retrouver des bribes intactes, des
syllabes brunies. Déposé
aux archives des comptes, ton manuscrit est
irrémédiablement perdu."
Et pourtant, comment ne pas rêver du Livre, face à
cet envahissement vide d'encre et de papier ? Du Livre unique qui
résumerait ce gâchis inutile, qui d'une phrase, d'un mot
rendrait vaines toutes les quêtes et toutes les théories ?
D'un mot… d'une lettre…
ou d'un silence. Armand a raison. Un livre même est de trop, s'il
donne fondement à l'histoire. En entrant dans le temps, il perd
son
éternité. Un livre ? Non, c’est déjà trop,
et
le néant, trop peu. Un livre, non, mais son existence, sa
présence
sûre quelque part, hors d'atteinte, non réalisé.
Voilà
ce qu’il nous manque. Le savoir inaccessible à la Chambre des
Comptes,
mais bien réel, suffit à nourrir l'espoir de Pierre. Il
ne
veut pas les réponses, mais savoir qu'elles existent. Dans le
grenier
poussiéreux de la mémoire humaine, l'athée vient
de
réinventer Dieu. Le vrai Dieu, celui du silence infini et du
néant
éternel.
Ils n'ont pas poursuivi leur visite. Inutile désormais.
D'ailleurs, achève Armand, ce Livre unique existe
déjà. Du moins pour les privilégiés de la
Chambre des Comptes. Comment ne l'auraient-ils pas rêvé,
tous ceux qu'exalte le mythe de l'unité ou qui ressentent, au
plus profond d'eux-mêmes, le dégoût incoercible de
toute cette encre dispersée depuis des millénaires sur
tant de livres inutiles ?
Au deuxième étage, entre le grouillement de la mort et
celui de la vie, Armand fait pénétrer son ami à
l'orée du sanctuaire. Dans un fouillis de galeries, de chambres
et de bureaux, la grande salle de la Cour, qui s'étire sur toute
la profondeur du bâtiment, semble un havre de paix. La lune tombe
par les hautes fenêtres aux vitraux armoriés,
éclairant d'un halo fauve les riches tapisseries, les lambris
dorés, le carrelage de marbre, les tableaux et les portraits, et
cette grande Crucifixion qui fait la gloire de la Cour. Au milieu de la
longue table qui occupe toute la pièce, le Dieu mort fixe un
coffret de velours rouge. Armand
dirige sa lanterne vers ce coffret incongru qui meuble seul l’immense
table.
Un rayon l'éclaire comme la lampe de la Vraie Présence
dans
ce temple de la Fidélité.
"Le livre ferré", murmure Armand avec un respect craintif. "Le
voilà, ton Livre unique qui annule tous les autres, et toutes
les paperasses entreposées sous les combles.
- Que contient-il ?
- Qui le sait ? Rien, peut-être. On ne le sort plus de son
écrin. Sa présence seule suffit. C'est sur ce coffret que
se prêtent tous les serments, les gages de
fidélité, les hommages des Prélats, des Princes,
des Ducs et des autres seigneurs qui relèvent de la Couronne.
C'est Dieu, c'est le Roi, c'est le Néant, qu'importe ? Une
Bible, un Coutumier, ou ton manuscrit mystérieux, qui s'en
soucie ? La foi prêtée sur ce coffret devient inviolable.
Le bout de papier qui la transcrit et qui rejoint les archives du
grenier est inutile. L'acte seul compte, scellé par le Livre."
Le Livre qui jamais ne disparaîtra tant qu'il sera dans la
mémoire des hommes. C'est vrai, des pages blanches, un coffret
vide rempliraient le même office. Le seul Dieu peut-être
auquel Pierre pourrait croire, si les hommes n'en profitaient
déjà pour réinventer une religion autour de son
absence. Il aimerait croire que c'est dans cet écrin inviolable
que son manuscrit maudit a terminé sa course.
La Faute des femmes
Roman paru aux éditions Les Eperonniers, 1989
Contexte : délire d'une religieuse mystique du XIIIe s.
La montée était
dure et nos pas enfonçaient dans la neige. Je ne sais si Vous
étiez encore parmi nous, Seigneur, ou déjà
planté au sommet comme un rameau enté sur le tronc
mort du monde. Je vois seulement cette foule massée sur les
pentes raides de la montagne. Longue procession gé-missante,
partie heureuse pour assister au spectacle de Votre agonie et
agonisante elle-même sur la croix des chemins enneigés.
J'étais là parmi eux, plus lourde encore de ce linge
où
Vous aviez imprimé Votre Face. La sueur avait gelé sur la
fine étoffe de lin, et Vos traits saillaient, minces couteaux de
glace, éclats de verre transparents sur le voile blanc. Lourd,
si lourd à porter quand les mains me trahissaient, quand les
doigts engourdis ne pouvaient plus soutenir le moindre poids - ou
était-ce Vous qui, comme sur le dos de Christophe, pesiez de
toute Votre divinité pour me mettre à l'épreuve ?
Mais je tenais, Seigneur, bras tendus, je Vous tenais, je
n'étais plus que Vous parmi cette foule sans visage qui
était Votre pas sur ce mont sans relief, lisse et blanc comme
un crâne, qui était Votre mort.
Et moi j'étais Véronique, robe
vide parmi les robes vides, néant perdu au sein des femmes de
néant, mais tout entière justifiée par ce voile
où
restait empreint Votre amour. Et je pensais : qu'ai-je fait pour
mériter de porter Votre Face ? Et je pensais : si Votre visage
est si lourd entre mes mains, que sera-ce de Votre corps, de ce corps
que je voulais sur moi, en moi, qui déjà était moi
et avait consumé par sa seule présence les chairs mortes
que j'entassais chaque matin dans ma robe de bure.
Mais il fallait Vous suivre et nos pas
enfonçaient dans la neige et la neige mangeait nos pieds
gelés et nous butions à chaque pas. Pitié Seigneur
pour les robes pleurantes encordées au Golgotha.
Sous la neige parfois nous sentions la couche de
glace. Et le coeur nous serrait de la savoir si proche, si mince,
prête à se briser sous nos pas accumulés. Car sous
la glace était le feu, le feu de la géhenne qui de toute
éternité léchait la croûte interne de la
terre. Que deviendrons-nous, mon Dieu, quand la flamme aura fait fondre
la glace, quand la neige sous nos pas s'abîmera dans le brasier
souterrain en grandes gerbes de vapeur ? Ah ! faites que
nous soyons arrivés au sommet, à l'abri de Votre croix,
quand ar-rivera le séisme !
Parfois, quand trop de pas se sont mis dans les
précédents, la neige a disparu et une bulle d'air prise
dans la glace devient une mince fenêtre, une vitre fragile
ouverte sur l'enfer. Et l'on voit les ombres rouges danser à
travers ce hublot
et le sang se glace dans nos veines. Que font, que font ces moines de
part
et d'autres de la route ? Arrêtez ! Arrêtez ! Vous ne voyez
pas que vous aller briser la glace ? Mais ils continuent,
imperturbables, acharnés, avec la force de la dernière
heure, à marteler le sol à grands coups de hache. Quand
la glace enfin est rompue sous leurs pieds, ils s'effondrent dans un
jet de va-peur jailli comme un souffle furieux des na-seaux de l'enfer.
Et l'on ne sait si le rire dément qui accompagne leur chute est
le leur ou celui de diables qui s'emparent de leur âme. À
chaque moine tombé dans la montagne, le sol chancelle et tremble
sous nos pas et déjà nous voyons l'instant où le
monde entier s'anéantira dans le feu. Mais faites-leur
comprendre qu'ils ne se pu-rifient pas en détruisant le monde !
J'ai peur, Seigneur, nous avons tous peur parce que nous sentons notre
der-nière
heure trop proche et qu'il n'y aura pas place pour tout le monde sous
les
bras de Votre croix.
Déjà j'aperçois le sommet
à travers les nuages - loin, si loin, Seigneur, arriverai-je
jamais là-haut, laisserez-Vous assez de force dans ces jambes
que je
ne sens plus, dans ce corps que Vous avez déjà
vidé
de sa subs- tance ? Je tends les bras, je tends Votre visage à
bout
de bras comme un drapeau de paix pour que Vous me reconnaissiez dans la
foule qui Vous suit. Mais elle grossit à chaque instant et
chacun
tend un clou, un glaive, une palme, un signe de reconnaissance que je
ne
comprends pas mais qui doit Vous parler comme ce linge blanc où
brûle
un visage transparent. Ayez pitié de Véronique, Seigneur,
rappelez-Vous qu'en passant Vous lui avez fait un signe, un signe
d'amour, je Vous le
jure, Seigneur, rien qu'une se-conde, oh, un si court instant sans Vous
arrêter dans Votre marche, mais ne savez-Vous pas glisser
l'éternité
en un instant ? La preuve, c'est qu'il m'a suffi pour que je me mette
en
marche, avec Vous, après Vous, que je re-joigne ce flot humain
qui
devient une autre montagne sur le volcan de glace, une montagne de
chair
prête à porter Votre croix quand aura fondu le fragile
socle
de Votre Gloire. Une montagne de chair damnée pour que Vous
puissiez
vivre dans les siècles de siècles, chair qui
déjà
n'est plus chair mais cendre, amour, néant, que sommes-nous
depuis
que nous Vous avons croisé ? Ayez pitié, Seigneur, que je
ne
sois pas confondue parmi ces femmes à qui Vous avez donné
un
instant de Votre amour. Déjà je vois à Vos
côtés
ces robes vides dont Vous avez sucé le corps de Votre
mère,
le corps des saintes femmes qui Vous avaient suivi. Est-ce là
Votre
amour ? Dites-moi non avant que je ne me damne, dites-moi que je ne
plonge
pas pour rien dans la géhenne qui fait craqueler la glace. Si
mince
l'enveloppe de la terre, si mince, la frontière entre le feu et
le
salut, encore un peu de force, quelques minutes de répit et je
suis
sauvée, Seigneur. Mais mes pas... si lourds... la neige... long
baiser
tentateur à mes pieds engourdis... Tendez-moi la main, mon Dieu.
Que faites-Vous ? Quelle folie Vous prend comme ces
moines ? Jetez cette croix, n'essayez pas de la planter dans le mince
support de la glace ! Vous savez qu'elle ne résistera pas.
Voulez-Vous faire exploser le mont, faire exploser le monde ?
Pitié pour nous, pour toutes ces ombres aggluti-nées
à leur espoir. Non, Seigneur, NON !
Le monde a éclaté comme une bulle.
Noire est la nuit, étroite ma cel-lule. Et je ne sais plus si
je suis le rêve de soeur L*** ou la mort de Véronique.
Extrait 1
Le lendemain a tout effacé.
Pourquoi les rêves n'ont-ils pas la même couleur à
toutes les heures du jour ? La lumière naissante est un coup de
chiffon sur l'âme. Une caresse douce, anodine en apparence — elle
va emporter les poussières de la nuit — et nous voilà
nus, soudain, avec nos rêves morts que nous secouons
négligemment par la fenêtre. Poussières de
rêves. Pas même de quoi surprendre un rayon de soleil.
Nous traversons la vie, le couteau
dans le flanc, en quête du bourreau qui saisira le manche pour
nous tordre les entrailles. Qu’importe qui l’a enfoncé ?
L’insensé
crie à l’assassin; le sage sonde la blessure. Aloïs, tu as
raison. Je connais la tienne. Et je la fouille, mon ami, compte sur moi
pour
te maintenir en douleur.
Je ne bougerai plus. Pas
de lumière dans la pièce qui rejoint la pénombre.
Les formes s'estompent dans un brouillard gris. Suis-je à
Liège, dans le salon de mes parents, à Paris, dans un
bureau chargé
de livres ? Ou pourquoi pas, dans une cellule aux barreaux de fer, dans
une chambre capitonnée — dans un tombeau ? Ce lieu n'existe
plus. La culpabilité, la folie, la mort n'ont plus lieu
d'être.
J'ai été tout cela — suis-je encore ?
Extrait 2
Aloïs, c'est mon enfance, et
bien plus que cela. Nous nous sommes rencontrés à
l'école primaire — c'est même le premier souvenir que je
revois réellement, Desforges avait raison : avant six ans, tout
m'a été raconté. Nous entrons pour la
première fois dans une vraie école, nos mères ne
nous tiennent plus que par le bout des doigts, discutent
déjà ensemble sans plus nous voir, et moi, pas plus
surpris d'être là qu'ailleurs, curieux, c'est tout,
curieux de ce garçon de ma taille, de mon âge, qui pleure
toutes les larmes de son corps, un tout petit corps, mais beaucoup de
larmes, quand même. Je n'en ai jamais vu tant. C'est cela que je
me rappelle. Ma surprise devant tant de larmes. Je m'attends presque
à le voir fondre comme un glaçon, je me demande comment
on peut en verser autant et rester intact. Je le regarde sans un mot.
Déjà, je n'étais pas bavard. Peut-être, ce
jour-là, ai-je appris à parler. À adresser la
parole le premier, à m'ouvrir — rupture initiale, seconde mise
au monde, je n'étais plus le monde.
Les mots se sont effacés de
ma mémoire; l'impression est demeurée. Une question
idiote, sans doute, sur la cause de ces pleurs.
Mine interloquée. Lui aussi
cessa ce jour-là d'être le monde. Il ne savait pas s'il
devait, s'il voulait me répondre; il le fit. Je me rappelle les
mots :
"C'est mon anniversaire.
- Moi aussi", ai-je répondu.
Et certes, ce n'étais pas un
mince cadeau d'être né le jour de la rentrée
scolaire. Tous les ans, depuis, nous sautons ensemble le pas qui lui
avait
coûté des larmes, le jour de ses six ans, et moi, une
stupeur
résignée sur le monde. Très vite, je compris que
ce n'était pas d'être séparé de sa
mère qui le faisait pleurer, mais de sa sœur jumelle, grave
statue de larmes sèches qui le fixait, tutélaire,
maternelle, déjà, en partance bientôt pour le
bâtiment des filles, accolé au nôtre sans une porte
de communication. Le premier mur qui le séparerait de
lui-même. Ce jour-là, j'appris aussi la
gémellité, et qu'elle m'avait été
refusée.
La dame au bout de la main et qui
n'avait pas interrompu sa conversation d'adulte pour écouter la
nôtre eut un brusque sourire de fin des temps — "Embrasse ton
frère, ma chérie, je te dépose à ton
école" — et les larmes reprirent, sans cri, cette fois, celles
d'Aloïs, presque les miennes. La gamine n'embrassa pas son
frère; elle lui tendit
un cartable; alors seulement je m'aperçus qu'elle en portait
deux,
un au dos, le sien, un à bout de bras, celui de son
frère.
Elle ne dit pas un mot; sur le moment, je la crus muette,
peut-être
machine.
À quinze heures, elle
attendait devant la porte des garçons. Les mères
travaillaient, elle se sentait responsable du chemin, bien connu,
pourtant, et si court. D'autorité, et toujours sans mot ni
sourire, sous l'œil effaré de son frère, elle se saisit
de mon cartable. Elle le ramena à bout de bras, laissant
Aloïs furieux traîner le sien, qui rebondissait de
dépit sur le trottoir. Je suivais, plus intéressé
par le bruit du sac que par cette étrangère qui portait
le mien. Cela me semblait naturel. Ma mère avait eu le
même geste, à l'aller, pour me le prendre des mains.
L’inconnue appartenait à
un autre monde, celui des mères, et moi, à peine sorti du
mien, j'entrais sans le savoir dans un autre monde, celui des goujats.
Son trajet passe devant chez moi.
Nous y arrivons en même temps que ma mère. Je me souviens
d'un visage furieux, de reproches non entendus, et de la
première phrase de la petite fille dont j'ai oublié le
prénom, mais non le visage grave.
"Ne le grondez pas madame. C'est moi
qui ai pris son sac : il est si lourd."
Ma mère a remercié la
petite fille, qui a pris le sac de son frère et continué
son chemin maternel. La suite était affaire de famille.
L'ange des
larmes, Calmann Lévy, 2010
" N’aie pas peur : tu ne me verras pas, tu ne m’entendras pas. Je
resterai assis, près de la fenêtre. S’il ne fait pas trop
froid, laisse-la entrouverte. Je ne peux me risquer entre quatre murs.
J’ai besoin d’un pan de ciel à portée de mémoire,
comme un malade garde ses gouttes sous la main. Et depuis ma chute, je
suis muet. Tu ne m’entendras pas, tu ne me verras pas, mais tu me
sauras là, près de toi. C’est ta douleur qui m’a
suscité, ce creux de l’âme où naissent les
archanges. Je la connais bien. Je connais toutes les douleurs, je sais
le goût de chaque larme, celles du deuil, celles de la rage
impuissante, du gros chagrin qu’on mouche, du calme désespoir.
Les tiennes ne couleront pas : tu es trop fier. Mais elles ont eu la
force de me convoquer dans ta chambre.
Je sais : tu
n’as pas besoin d’aide. Cela tombe bien. Que pourrais-je faire pour toi
? Je n’ai pas de pouvoir, pas de relation, pas même de charme, ni
l’argent qui te manque. Je n’ai que ma présence, et tu ne la
sauras pas. Tu pourras grâce à moi te croire seul et
parler à quelqu’un, ou te croire un ami en restant solitaire. Je
me plierai à tes humeurs. Aie confiance. N’aie pas peur.
Mon nom est
Cassiel, l’archange blessé, l’archange des larmes. Un jour,
peut-être, tu comprendras pourquoi j’ai perdu le pouvoir de
m’adresser aux hommes. J’ai reçu en échange le redoutable
don d’entendre ce qui ne passe plus par les mots. Qui pourrait imaginer
le tumulte de tous ces silences ? Les mots usent avec la patience d’un
fleuve les arêtes de la douleur : plus il grossit, plus on
navigue en paix sur cette confortable certitude. Quand il tarit, on
s’écorche les pieds sur le lit mis à sec. Je suis l’ange
des torrents asséchés, des gaves de haut
été, des ouadi rongés par les déserts de
pierre. Je ne calmerai pas ta douleur : je la porterai jusqu’à
l’insoutenable, là où elle devient belle, je l’aviverai
jusqu’à l’incandescence. Aie confiance.
N’aie pas peur.
Il te sera toujours loisible, si tu le souhaites, de te réfugier
dans l’ombre de ta chambre, dans la moiteur d’un lit, dans l’encoignure
d’un cafard bougon. Je ne te suivrai pas dans les marigots de la
douleur. Un jour, peut-être, tu apprendras pourquoi je ne
m’éloigne jamais de la fenêtre. Le plus tard possible,
j’espère. J’ai pris les hommes en affection, et je n’ai plus
goût à la fin du monde. Je suis l’ange des
désespoirs arides, des consternations majeures, qui burinent des
profils d’aigle et des statues de sel. Je fuis l’enlisement des
prostrations, la poussière des résignations vaincues.
Ouvre la fenêtre, pour le seul désir de la franchir : je
serai là, à tes côtés. Je m’appelle Cassiel,
et nous nous aimerons."
Il n’y aura pas,
il ne peut y avoir de conclusion. Mais si j’ai ouvert ce livre sur une
pierre, la pierre d’achoppement qui met en course, je l’achèverai sur
une autre, l’autel, la pierre brute sur laquelle a reposé la tête de
Jacob, pour une autre mise en course. Mon autel décidément n’a pas de
Dieu. S’il peut, comme les anciens, laisser la place à un dieu inconnu
, c’est un dieu encore à naître. Peut-être est-ce l’ultime défi de
l’athée : de créer Dieu par la littérature. « Comment brûler sa vie
sans renoncer à soi et sans inventer Dieu ? », demande Jean-Louis
Poitevin. Ce Dieu qu’il me reste à créer, non comme une idole, mais
comme une nécessité, je suis prêt à y croire, ou du moins à lui laisser
sa chance. Oui, il ne peut naître que de sa nécessité, comme le vide
appelle l’infini, comme l’âme détachée, chez maître Eckhart, « oblige »
Dieu à entrer en elle, car si l’infini résiste à l’appel du néant,
c’est qu’il n’est pas l'infini, et si la pluie ne pénètre pas dans le
vase, c’est qu’il ne pleut pas. Peut-être est-ce le paradoxe le plus
singulier, et le rôle de l’athée, d’obliger Dieu à naître. « Le Dieu
absent est un appel plus fort que la croyance », dit un personnage de
Frédérick Tristan. C’est celui-là qui m’a appelé, parce qu’il serait
nécessaire qu’il soit.
Cet ange qui se
crée, pour rabbi Pinhas, lorsque deux hommes se rencontrent
véritablement, nous l’avons tous connu dans le véritable amour, celui
qui ne se résume pas à l’addition de deux entités, mais qui en fonde
une troisième. Dans les rencontres qui ont suivi certaines des
conférences que je donnais sur ce sujet, il m’a parfois semblé
percevoir un clin d’œil de cet ange. La vie d’un ange est de douze
mois, dans le comte hassidique, la vie des miens n’a pas dépassé
quelques secondes. Mais si ces rencontres se multipliaient, si sept
milliards d’individus reproduisaient en permanence cette étincelle
éphémère, je serais prêt à donner à cette communion générale le nom de
Dieu. À une époque où les tensions religieuses s’exacerbent en
fondamentalismes plus attachés aux concepts qu’à l’expérience, le
mysticisme peut offrir un espoir d’apaisement en fondant le partage sur
l’expérience de chacun. Ainsi, pour paraphraser René Char,
pourrons-nous naître avec les hommes et mourir parmi les dieux.
(
Une mystique sans Dieu, © Albin Michel, 2015)
Histoire du couple, © Perrin, 2016 :
L’Histoire ne propose ni conclusion pour le passé, ni thèse pour le
présent, ni prospective pour l’avenir. Elle se contente d’observer. Si
un sens semble parfois s’en dégager, ce n’est jamais qu’après coup : il
ne vient jamais d’une direction imprimée aux événements, mais du choix
que l’historien effectue parmi eux. C’est particulièrement vrai pour
l’histoire du couple. En 1999, on pouvait croire que le pacs allait «
dans le sens de l’Histoire », comme le mariage pour tous en 2013.
Pourtant, il s’agit, nous l’avons vu, de deux conceptions opposées, ce
qui nous rappelle que l’Histoire n’a pas de sens, mais que l’évolution
des mentalités suit une logique identique dans les différents domaines
qu’elle touche. Le même constat explique en effet ces deux décisions
législatives : le passage progressif d’une logique de mariage à une
logique de couple dans la mentalité occidentale.
L’institution a
vu peu à peu ses buts perdre de leur pertinence. La génération, la
transmission des valeurs, de l’héritage, l’acquisition d’un statut
social, la licéité des relations sexuelles... qui restent importants,
ont d’autres moyens à leur disposition : pacs, concubinage, adoption
par un célibataire, rencontres d’un soir, contacts professionnels,
sorties collectives permettent aujourd’hui d’atteindre la plupart des
buts jadis réservés au mariage. Seule la sacralisation du lien, pour le
croyant, a gardé sa force primitive, avec une corollaire qui, selon les
cas, est ressentie comme rassurante, ou effrayante : l’indissolubilité.
Dans un cadre laïc, la lourdeur et souvent le coût d’un divorce et
d’une pension alimentaire obligent tout autant à réfléchir sur la durée
de l’engagement. Entre le désir d’un soutien permanent pour les vieux
jours et la hantise d’un emprisonnement perpétuel, chacun en apprécie
différemment la perspective.
Pour surmonter la dernière crise qu’il a traversée, le mariage a
emprunté au couple le but qu’on avait toujours assignés à celui-ci : la
réalisation d’un amour préalable dans la vie commune. Sans opposer les
deux concepts (les mariés forment bien évidemment un couple !), on peut
souligner ce glissement qui explique les péripéties de leur histoire.
L’introduction de l’amour au sein du mariage, sous forme d’amitié
conjugale au XIIe siècle, de tendresse au XVIIe, de fusion des âmes au
XIXe ou d’harmonie sexuelle au XXe... L’acceptation de la fragilité de
l’union, qui ne préjuge en rien, bien au contraire, de l’intensité des
rapports qui se nouent successivement. Le partage de l’intimité, puis
des activités collectives et des tâches du ménage, et l’égalité entre
les partenaires que suppose ce partage. Le paradoxe, qui s’exprime
différemment à chaque époque, d’un repli sécurisant sur le foyer et
d’une ouverture féconde sur le monde.
Tout cela,
traditionnellement, était plutôt du ressort du couple. Le mariage a en
effet emprunté ses valeurs fondamentales à d’autres formes d’unions :
l’amour passionné et préalable aux couples de célibataires ou d’amants
adultères ; la volonté de partage harmonieux aux couples d’amis ;
l’épanouissement sexuel aux couples éphémères avec des courtisanes ; la
fragilité du lien, qui invite à une séduction permanente, au
concubinage ou à l’amour libre... En les introduisant peu à peu dans le
mariage, l’Occident a donné de celui-ci une définition exigeante,
parfois dissuasive tant l’attente de chacun est devenue grande.
Parallèlement, les avantages sociaux liés au mariage ont peu à peu été
étendus à d’autres couples, ce qui a achevé d’estomper les frontières.
Le concept même
de mariage serait-il dès lors devenu superflu ? Ne se marie-t-on plus
que par habitude ? Suffirait-il d’achever le transfert de valeurs sur
d’autres formes de couple (le pacs), aux critères élargis et aux
formalités plus souples, tant dans la conclusion que dans la
résiliation ? Cela pouvait sembler dans la logique de l’Histoire. Mais
cela n’a fait que renforcer le poids historique et symbolique du
mariage, et ajouter un paradoxe qu’il est encore difficile d’apprécier
par manque de recul : la désaffection statistique se confirme
parallèlement à une affirmation accrue de son importance religieuse ou
symbolique. Le brassage des cultures interdit par ailleurs de raisonner
dans le cadre strict de l’histoire européenne, et encore moins
française.