Clins d’œil d’expos |
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date de fin : 2019 2018 2017 2016 2015 |
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Le cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat a été marqué par diverses
expositions qui pourraient avoir du mal à trouver leur originalité,
dans une œuvre importante, mais dont la partie représentative est
constituée d’une petite poignée de tapisseries et du cycle du Chant du monde,
qui a mobilisé les dix dernières années de sa vie (1956-1966).
Disons-le tout de suite : le défi est relevé pour les musées d’Angers.
La ville où Lurçat a puisé son inspiration majeure dans la « révélation
», au sens fort du terme, du Tapis de l’Apocalypse du XIVe siècle, et où sont exposées, dans un musée spécialement conçue pour elles, les dix tapisseries du Chant du monde,
ne pouvait manquer l’année de la commémoration. Le choix qui a été fait
est de centrer l’exposition du Musée des Beaux-Arts sur le thème de
l’Apocalypse dans l’inspiration de Lurçat et, au musée Jean Lurçat, de
demander à un artiste contemporain une œuvre en résonance avec le Chant du monde. Pour son exposition, le Musée des Beaux-Arts a pu compter sur deux œuvres maîtresses : trois des cartons du Chant du monde, grandeur nature, et la tapisserie de l’Apocalypse tissée pour la chapelle du plateau d’Assy (1947), exceptionnellement dépendue pour l’occasion. Deux points d’orgue dans l’exposition, qui méritent à eux seuls le déplacement, avec la tapisserie du Vent, la toute première réalisée par Lurçat en 1931. Mais les pièces réunies pour la brève histoire de l’Apocalypse dans l’art occidental ne manquent pas non plus d’intérêt. Certes, la Bibliothèque nationale aurait pu prêter le Beatus de Saint-Sever, œuvre incontournable qui n’est présente que par un fac-simile ancien. Mais la bibliothèque de Cambrai a sorti une des plus célèbres apocalypses anglo-normandes, un manuscrit du XIIIe siècle qui constitue un jalon essentiel dans l’évolution du thème. La galerie Gulbenkian de Lisbonne a envoyé un des plus beaux manuscrits du maître de Bedford. La bibliothèque de Lyon, une apocalypse rarement exposée figurant les souffrances de l’enfantement de la femme vêtue de soleil. Et la Bibliothèque nationale a prêté une Expositio in septem visiones Apocalypsis de Berengaud, dans laquelle saint Jean contemple ses visions par une fenêtre percée dans l’encadrement de la miniature. Une interprétation originale (mais pas exceptionnelle, que l'on trouve aussi, par exemple, dans l'Apoclypse du Getty Museum), qui permet de comprendre la guérite de saint Jean dans le Tapis de l’Apocalypse ou l’importance de la porte dans les tapisseries de Lurçat, mais aussi l’intégration du spectateur dans l’œuvre théorisée à la fin du Moyen Âge. « L’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier », disait Barbey d’Aurévilly. Par le regard de saint Jean, le spectateur se retrouve soudain plongé au cœur de l’apocalypse. Cet espace consacré aux apocalypses médiévales nous permet également de comprendre l’originalité du point de vue de Lurçat. Si le Moyen Âge a été fasciné par les signes avant-coureurs (en particulier les quinze signes annonciateurs de la fin des temps détaillés par Jacques de Voragine) et n’a mis son espoir que dans la descente d’une Jérusalem céleste sous protection divine, Lurçat a choisi délibérément une optique humaniste, comptant sur une réconciliation de l’homme avec la Nature pour conjurer « la grande menace » que l’apocalypse nucléaire a fait peser sur le monde après Hiroshima. Tout aussi illusoire ? L’avenir nous le dira. Mais en prolongeant une tradition artistique dont il reprend les principaux motifs, Lurçat parvient à suggérer un optimisme à taille humaine. La deuxième partie de l’exposition nous propose quelques œuvres du peintre Lurçat. L’exposition des Gobelins et le musée Lurçat nous en avaient donné un aperçu, mais quelques pièces issues de collections particulières ne manquent pas d’intérêt, notamment une gouache de 1965 (Santa Cruz) où le soleil, motif central dans tout l’œuvre de l’artiste, n’apparaît que dans une grande réserve blanche qui semble absorber toutes les couleurs du paysage. Vient ensuite le premier point d’orgue de l’exposition : la tapisserie d’Assy. Pour qui l’a vue dans la chapelle de Haute-Savoie, envahissant le chœur entourée des œuvres des plus grands artistes de l’après-guerre, la perception est toute différente. Nous pénétrons ici au cœur de l’œuvre, isolée, mais que nous pouvons voir de près, après un parcours dans le thème apocalyptique. Au verso du mur élevé pour l’accueillir sont exposées des photos de la seconde guerre mondiale, qui en orientent nécessairement la perception. On en oublie que la scène centrale, la femme enceinte menacée par un dragon balayant les étoiles, est encadrée par des scènes bibliques qui en proposent une vision plus théologique : l’arbre de la connaissance et l’arbre de Jessé. Enfin, les trois grands cartons du Chant du monde nous confrontent brutalement à la vision personnelle de l’apocalypse de l’artiste, détachée de ses références traditionnelles. Le carton du « Grand charnier », en particulier, dont une partie des couleurs (les dégradés de gris) n’est indiquée que par des numéros, est d’une effroyable froideur, comparé à la tapisserie que l’on est aussitôt tenté d’aller revoir au musée Lurçat. Le relief introduit par les dégradés de gris, mais aussi la chaleur de la laine transforment radicalement la sinistre danse macabre. L’occasion aussi de découvrir, au musée Lurçat, l’installation de Claire Morgan réalisée à l’occasion de ce cinquantenaire. Œuvre curieuse, où des animaux empaillés se noient dans un déluge de déchets de plastique, symbolisant l’apocalypse écologique de notre époque. L’effet est saisissant, car l’œuvre, transparente, modelée par la lumière, prend son relief par l’arrière-plan que constituent les tapisseries sombres de Lurçat. Un seul bémol pour cette exposition riche et originale : l’absence de catalogue, remplacée par une plaquette succincte et incomplète. ¶ Insolite : Saint Jean contemplant les scènes de l’Apocalypse, dans une fenêtre percée dans l’encadrement d’une miniature. |
Théophanie, dans Berengaud, Expositio in septem visiones Apocalypsis, Savoie, vers 1370, Paris, B.n.F., ms. lat. 688. | Angers, Musée des Beaux-Arts, 10 juin au 6 novembre 2016. |
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L'œuvre de Luçat, c'est un millier de cartons de tapisserie,
des canevas, des papiers peints, une œuvre de peintre trop méconnue :
impossible d'en tenter une rétrospective exhaustive, surtout sans y
intégrer Le chant du monde,
son œuvre la plus connue, qui mérite à elle seule un musée à Angers...
C'est plus modestement que la galerie des Gobelins, pour marquer le
cinquantenaire de la mort de Lurçat, organise une vaste exposition en
partenariat avec la Fondation Jean et Simone Lurçat et l'Académie des
Beaux-Arts. Lurçat a en effet travaillé avec les Gobelins, mais aussi
avec les ateliers d'Aubusson, de Beauvais et de la Savonnerie.
L'accrochage chronologique permet de découvrir en priorité la partie la
plus méconnue de son œuvre, la peinture de chevalet, à laquelle il
renonce en 1933 en publiant un recueil de dessins tout simplement
intitulé PPC (Pour Prendre Congé) ! On peut regretter ce désengagement
au vu des œuvres présentées, certes d'inspirations diverses, mais de
qualité. Dans les années 1930, Lurçat se cherche un style ailleurs. Et
avec succès. Les gouaches représentant des pêcheurs ou des paysans dans
des attitudes hiératiques et des paysages lunaires sont troublantes. Ses
recherches dans l'art décoratif (cannevas, papier peint,
ameublement...) l'orientent peu à peu vers la tapisserie, qu'il
renouvelle en profondeur. "La tapisserie, c'est un rêve qu'on accroche
au mur", écrit-il. Cette dimension onirique, bien plus que décorative,
va révolutionner l'art des lissiers. Pas question, en effet, de
chercher l'effet de réel, la fidélité graphique, les savants dégradés
de couleur qui tentent de rivaliser avec le pinceau du peintre, la
structuration classique de l'espace par des jeux de perspective. Ici,
des couleurs franches, en très petit nombre, des hardiesses de
composition qui font s'entremêler les formes, de minuscules personnages
ou animaux qu'il faut débusquer dans un semis de fleurs, de feuilles ou
d'étoiles. Un jeu subtil avec la matière, la chaleur de la laine, les
points plus ou moins larges qui floutent les contours et font
scintiller les étoiles. Lurçat, c'est un univers en expansion infinie dans un espace clos, doublement clos, souvent, car aux limites de la tapisserie s'ajoutent un enfermement de bordures, de tentures, de portes ou de fenêtres encadrant les compositions. Les quatre tentures des saisons, parmi ses premières œuvres, sont en cela symptomatiques. L'été n'y apparaît que dans l'encadrement d'une porte et de deux petites fenêtres taillées dans un rideau végétal sombre : mais le soleil y explose sous le regard médusé d'un coq perdu dans une végétation luxuriante inondée de rayons. Le printemps explose de lumière en ouvrant les portes de l'hiver piquées de points de neige. Les bordures prolongent l'histoire. Celle des Illusions d'Icare nous ouvrent un autre monde : si Icare, classiquement, s'envole vers le haut dans le soleil et s'abîme vers le bas dans la mer, deux petits Icare envolés dans les coins de la bordure nous suggèrent qu'il n'a peut-être fait que changer de dimension. S'il y a de la morale et un engagement politique dans l'œuvre de Lurçat, ils ne sont jamais assénés brutalement et laissent place à la contradiction ou à la réflexion. Les deux guerres qu'il a traversées (dont l'une dans les tranchées) l'ont marqué et se traduisent par un refus général de la violence, une hantise de l'anéantissement universel, compensés par une quête d'harmonie avec la nature et une luxuriance joyeuse qui traduit l'urgence de la vie. L'accrochage chronologique n'empêche pas un regroupement thématique et permet d'en comprendre l'évolution. On découvrira successivement l'influence de la poésie, dont il intègre des vers ou des strophes entières dans ses tapisseries ; l'éclosion d'un bestiaire fantastique marqué par l'obsession d'animaux symboliques (la tortue, le bouc, et bien sûr le coq) ; l'ouverture au monde, qui nourrit son imagination... Travaillant sur des dimensions que ne se permettent pas toujours les peintres, la tapisserie de Lurçat s'intègre dans les grands espaces des aéroports, des pièces de réception, des ambassades. ¶ Insolite : Dans un coin de La petite peur, devant une pièce envahie d'animaux et de feuillages sous le regard inquiétant d'une figure humaine, une petite chouette se tient sur une flaque deau, l'air tracassé, une aile recouvrant pudiquement son bas-ventre... La "petite peur" a-t-elle eu des effets somatiques ? |
La petite peur, tapisserie de haute lisse (laine), 1952-1953, 270x445, Paris, Mobilier national |
Galerie des Gobelins (Paris), du 4 mai au 18 septembre 2016 |
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Comme beaucoup, j'ai découvert le travail de Serrano après l'acte de
vandalisme dont il a été victime en Avignon en 2011. Piss Christ,
photographie d'un crucifix immergé dans un mélange de sang et d'urine,
semblait un simple acte de provocation : cette rétrospective nous
permet d'en comprendre l'enjeu et le sens. Car l'œuvre de Serrano ne se
limite pas à des photographies. Les textes qui les accompagnent en font
partie intégrante. Qu'aurait-on vu, sans ces textes ? Un crucifix un
peu flou sur un fond rouge orange. C'est le texte qui nous apprend
qu'il s'agit d'une immersion dans un mélange d'urine et de sang. C'est
sa parole seule qui nous l'assure – après tout, peut-être s'agit-il du
jus d'une orange sanguine ? Le scandale est purement conceptuel, c'est
dans notre tête, désormais, qu'il a lieu, et en détruire la
représentation ne peut pas l'annuler, ni même prouver que l'acte
sacrilège a bien eu
lieu. Alors, pourquoi ne pas lire jusqu'au bout ce texte par qui le
scandale arrive ? Celui qui figure à côté de l'œuvre, dans l'exposition
de Bruxelles, assure qu'il ne s'agit ni d'un sacrilège ni d'un
blasphème, mais de la mise en scène « de la réalité humaine de la
Passion, la réalité d'un supplice supporté en notre nom ». Depuis
quinze siècles, le crucifix est un objet familier, qui ne traduit plus
le véritable scandale, celui d'un Dieu crucifié. « Y voyons-nous encore
l'atrocité qu'il met en scène ? » s'interroge Serrano. Comment faire
comprendre, faire ressentir aujourd'hui l'horreur et l'abjection d'un
supplice disparu depuis Constantin ? En représentant le Christ sur une
chaise électrique, proposait de son côté Fryer. En le noyant dans le sang et
l'urine, surenchérit Serrano. En provoquant en nous une réaction
comparable à celle d'un Juif ou d'un Romain du Ier siècle devant les
souffrance d'un homme agonisant cloué sur une croix, pour l'un et l'autre. Cet art qui combine la réflexion intellectuelle et la mise en scène visuelle a sa place à part, qu'il convient de lui rendre dans une vaste rétrospective. Certes, cet « inventaire métaphorique de la réalité » joue largement sur le scandale. Il interroge les derniers tabous d'une époque qui se veut, où se croit décomplexée : le sexe, la violence, la torture, le cadavre, la merde, les fluides corporels, les sans abris, la vieillesse... Et il les confronte à ce que nos sociétés respectent : l'art, la religion, l'humanité... Tout ce qui appartient à la création est sacré, nous dit-il, et tout ce qui est visible est montrable. Il n'y a donc rien de gratuit dans ces thématiques. Le scandale naît d'abord de la rencontre entre deux univers opposés. Les agrandissements monstrueux de nos fluides corporels (un éjaculat ou une goutte de sang d'un mètre de haut) n'ont rien de provocateur. On leur trouverait même une mise en scène esthétisante. Ajoutez-y un crucifix, ou une statuette de pape, et le scandale éclate – alors qu'une statue d'Eros et Psyché, ou de l'enlèvement des Sabines, qui subissent le même traitement dans la même série, n'a provoqué aucun scandale. Pourtant, dénoncer la sacralisation de l'art (la statue d'Eros et Pscyché) ou l'emprise du religieux (le crucifix) participe de la même démarche. D'où vient alors le scandale ? Peut-être du surinvestissement du religieux à une époque où la foi s'affaiblit. De même, les portraits d'homme encagoulés n'ont rien en soi de provocateur. Mais rapprocher un moine italien d'un sectateur d'un sectateur du Ku-Klux-Klan en suggérant que tous deux, à travers l'habit, se sentent habités par une mission, soulève soudain d'autres questions. Ici encore, c'est le texte qui les formule. L'art de Serrano n'est ni scandale gratuit, ni dénonciation, ni propagande. Il est question, et c'est en cela qu'il est un art. Il revivifie des thèmes qu'une trop longue pratique a banalisés. Que nous dit The other Christ, où une Vierge blanche porte un crucifié noir ? Que le Dieu des chrétiens, né d'une femme, est de nature différente que celle de sa mère, et qu'il nous invite à chercher la différence, à la préserver, à la diviniser. Mais aussi que la persécution des Noirs est celle d'une humanité tout entière incarnée dans le Christ. Que nous dit cette Pietà dans laquelle le Christ est remplacé par un énorme poisson ? Que l'animal aussi est supplicié par l'homme. Et (sans le savoir ?) Serrano revivifie ici un vieux symbole chrétien, celui de l'ichthus, le poisson qui servait de signe des reconnaissance aux premiers chrétiens. Comme le serpent enroulé autour d'une croix revivifie le vieux thème du serpent d'airain, et celui de la chaise vide devant une croix de planches (Two Christs) rappelle l'hétimasie, le trône vide symbolisant l'attente du retour du Christ. Sans en avoir l'air, sinon contre tout apparence, Serrano est un rénovateur paradoxal de l'art chrétien. Et en parvenant à y intéresser l'athée, qui y trouve matière à réflexion, il renoue avec la prédication originelle. Une respective de cette ampleur permet également de dégager de grandes tendances, des thèmes, des techniques récurrentes, des obsessions. Le visage en est une, incontestablement, chez ce virtuose du portrait qui ne daigne photographier ses modèles que lorsqu'ils ont dépouillé leurs masques entre les mains de ses assistants. Mais l'absence de visage est plus frappante encore : cagoules, contre-jours, ombres, bandeaux serrant les cadavres à la morgue, mains couvrant les yeux... La fuite est parfois plus révélatrice que l'exposition, le refus que la mise à nu. La mise en scène esthétisante, à la limite parfois de la préciosité, est aussi une constante. Une recherche d'équilibres entre les masses, d'harmonie entre les couleurs franches, crues, lumineuses. Un œil au regard froid au milieu d'une cagoule, un pied mort dont les coupures ne saignent pas. C'est l'exact opposé d'un instantané pris sur le vif. Ces tendances, on les retrouve dans la série la plus récente, commandée par la ville de Bruxelles pour cette rétrospective : des portraits de sans-abris de la capitale, sur le modèle du travail naguère réalisé par Serrano à New-York. La série, baptisée Denizents (résidents) souligne que ces habitants de nos rues, que nous ne voyons pas, en sont eux aussi résidents, qu'ils soient accidentés de la vie, mendiants ou réfugiés. Recherches formelles (Omar, droit et digne à côté d'une poubelle dégorgeant d'ordures), expositions impudiques (deux jeunes gens choisissant de poser enlacés) ou retrait ironique (Ahmed endormi sous un panneau annonçant des soldes et barré « derniers jours »), dénonciations muettes (utilisation des enfants pour apitoyer le passant), immersion dans la réalité sociale (exposition de cartons achetés à des mendiants de Manhattan) : tout l'art de Serrano se condense dans cette strette finale. L'artiste qui nous met sous les yeux, agrandi, sacralisé, tout ce que notre époque refuse de voir pourrait provoquer en nous, sinon la répulsion, du moins un malaise ou un accablement. Mais la dernière photo nous ouvre sur un lumineux espoir : celui d'un ventre rond, enceint d'un monde à naître, intitulé Magdalena en référence à l'amie du Christ, bien sûr, mais aussi de la femme de ménage de l'artiste. Oui, tout est encore à naître, dans nos yeux, dans notre cœur, dans ceux que nous avons appris à ne plus voir, mais où l'artiste peut déceler la promesse de demain. ¶ Insolite : Un Grand Klaliff (grand officier du Ku-Klux-Klan), dont seul brille un œil par l'orifice de la cagoule. La mise en scène crée un grand effondrement noir qui répond à l'ascension blanche de la cagoule, comme si le monde noir apparaissait en réserve, mais sans œil, à côté de cette apologie sanglante de l'ethnie "blanche". |
Andres Serrano, Klans woman (Grand Klaliff II), 1990. 144x119 cm © Serrano |
Musées royaux des Beaux-Arts (Bruxelles), du 18 mars au 21 août 2016
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Durant les travaux de rénovation qui amputent d'un bon tiers la visite
du musée, il s'agit de justifier le tarif élevé des billets. Les
expositions sont faites pour cela, et l'on ne s'en plaint pas quand
elles sont intéressantes. Mais lorsqu'il s'agit, comme ici, de
meubler la plus petite salle de trois ou quatre pièces nouvelles, le
visiteur fait un peu la grimace. D'autant que le thème, alléchant, ne
tient qu'à moitié ses promesses. Les émaux limousins, qui ont inondé
l'Europe à partir du XIIIe siècle, sont surtout connus pour leurs
productions religieuses. Existe-t-il vraiment une production profane ?
Eh bien non, conclut-on rapidement. La frontière entre le sacré et le
profane est ténue à l'époque médiévale. Des représentations animalières
peuvent-elles être considérées comme profanes, quand les bestiaires
leur donnent systématiquement une ou plusieurs interprétations
religieuses ? Peut-on définir un usage profane quand un objet est si
souvent détourné de sa fonction première — le coffre présenté ici a
contenu les ossements de son propriétaire, un cardinal italien — ? Les
rares scènes de chasse ou d'entretiens courtois, du reste assez
banales, sont, comble de malchance, minuscules et présentées dans des
endroits inaccessibles. On sort un peu frustré de la petite salle... et
l'on court deux salles plus loin revoir la fableuse collection d'émaux
religieux conservés au musée. Pas de chance, les plus beaux ne sont pas
limousins, mais mosans. Raison de plus pour ne pas bouder les rares plaisirs de cette exposition. À commencer par leur pièce maîtresse (à vrai dire, la seule), deux coffres du cardinal Guala Bicchieri (v. 1160-1227), l'un conservé à Vercelli, l'autre acquis en 2004 par le musée communal de Turin et présenté pour la première fois hors d'Italie. À vrai dire, ce sont les appliques de cuivre plus que les plaques émaillées qui contiennent des animaux réels ou fantastiques. Mais dans les rinceaux qui les emprisonnent, ils présentent une finesse d'exécution qui mériterait un examen à la loupe, une invention et un dynamisme remarquables. Des médaillons issus de ces coffres et dispersés dans divers musées, ou de technique et d'inspiration proches, étoffent à peine l'exposition, ainsi que quelques objets à usage profane ou sacré (chandelier, gémellions...). En fin de compte, je me suis plus intéressé à la partie la plus curieuse de cette salle. Les expositions sont souvent l'occasion d'expertises et d'analyses scientifiques, et plusieurs objets s'en retrouvent souvent déclassés. On a choisi ici de les exposer. Une vitrine regroupe des imitations ou des copies du XIXe siècle, dont plusieurs achetées par des musées pour des œuvres authentiques. Pour quelques pièces, l'analyse des matériaux permet seule de repérer la fraude. Mais pour d'autres, la grossièreté de l'imitation ou l'iconographie composite (une bataille contre un dragon sur un pont romain !) auraient pu éveiller les soupçons. Comment ces objets seront-ils accueilis au retour de l'exposition par les musées prêteurs ? La réponse est peut-être quelques salles plus loin. L'un de ces faux vient en effet du musée du Moyen-Âge. À sa place habituelle, à côté du bon de déplacement, on n'a pas pris la peine d'ôter l'étiquette l'attribuant à un artiste du XIIIe siècle... ¶ Insolite : deux hommes-oiseaux se battent avec de petits boucliers ronds à ombilic très saillant autour de la serrure d'un des deux coffres. S'agit-il d'en protéger l'accès ou de le conquérir ? |
Coffre
de Guala Bicchieri, Limoges, vers 1220-1225. Cuivre ajouré, repoussé,
gravé, ciselé, émaillé et doré, pâte de verre, noyer peint, toile de
chanvre gris. Turin, Palazzo Madama, Museo Civico d'Arte Antica, 402. Détail : la serrure. |
du 13 avril au 29 août 2016, Musée national du Moyen-Âge (Paris) |
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Durant
les travaux qui doivent réunir en un seul bâtiment, à Budapest, le
musée des Beaux-Arts et la Galerie nationale hongroise, les
chefs-d'œuvre des deux musées font leur tour d'Europe et font étape ce
printemps à Paris. Constitué en grande partie à partir des collections
des princes Esterhazy, cet ensemble volontairment réduit ne présente
que des chefs-d'œuvre de premier ordre, peintures et scultpures, de
Pisano (XIVe siècle) à Kokoschka (XXe siècle) en passant par Dürer,
Altdorfer, Cranach, Léonard de Vinci, Tintoret, Veronese, Greco,Ribera,
Tiepolo, Hals, Rembrandt, Goya, Manet, Monet, Cézanne, Gauguin, Millet,
Van Gogh, Rodin, Schiele... Bref, un condensé d'histoire de l'art
européen couvrant six siècles en huit salles. On en sortirait étourdi si la présentation, sobre mais pédagogique, ne parvenait à focaliser l'intérêt dans chaque salle sur un point particulier. La première salle, par exemple, permet de saisir les mouvements qui traversent la fin du Moyen Âge de la prérenaissance italienne à l'extension du gothique international, en particulier en exposant face à face une sublime vierge en albâtre de Pisano et une remarquable Dorothée hongroise en tilleul. La sensibilité italienne se concentre sur les expressions des personnages, leur complicité dans la reprise d'un geste, et traite le vêtement par des plis amples et peu prononcés. Le gothique maniériste aime les plis serrés et très marqués des vêtements et les déhanchés gracieux sans s'attacher à rendre les sentiments. Les influences se conjuguant dans certaines œuvres, avec des variantes locales bien repérables (les fronts hauts d'influence germanique), on commence à éduquer note regard. La Renaissance germanique, bien représentée, illustre ce difficile équilibre entre des traditions anciennes (les fonds dorés, les plis maniérés des vêtements...) et nouvelles (les paysages, les mimiques des personnages...). Une crucifixion d'Altdorfer sert ainsi de prétexte à de petites scènes intimistes : une sœur de la Vierge essuie ses larmes avec un coin de son voile, un soldat agrippe le bras d'un joueur de dés comme pour l'accuser de tricher, un autre oblige une femme qui se détourne à regarder le supplicié... Mais le fond doré et les vêtements agités par des vents contraires semblent bien archaïques. Certaines salles prennent un parti thématique qui bouscule la chronologie, comme celle intitulée "Caractères" qui se cristallise sur quelques visages ou quelques attitudes qui se répondent à travers les siècles. D'autres étudient les manières d'exprimer le sentiment religieux par une composition savante (Veronese) ou la recherche d'empathie entre le sepctateur et le sujet (Greco). À remarquer une troublante Madeleine du Greco, rare témoin de sa période italienne, et un saint Jacques de Tiepolo dont le monumental cheval semble nous faire de l'œil. Replacées sobrement dans leur contexte, certaines œuvres nous parlent un autre langage. Deux superbes Goya nous rappellent l'importance des petits métiers (le rémouleur et la porteuse d'eau) dans la résistance de Saragosse à l'invasion française de 1808 — le peuple s'était battu au couteau (d'où l'importance du rémouleur) et les femmes venaient désaltérer les défenseurs. L'impressionnante sainte Véronique de Kokoschka, qui semble avoir essuyé tout le sang du Christ sur son voile, est replacée dans le contexte de la liaison du peintre avec Alma Mahler, la veuve du compositeur... et avec une Véronique qui lavait ses carreaux ! Plus qu'une suite de chefs-d'œuvre (ce qu'elle est également !), cette exposition intelligente entame un dialogue constant et varié avec les artistes et leur temps. ¶ Insolite : La Famille de chats de Jan Steen nous plonge dans l'intimité de la famille du peintre (qui s'est représenté riant aux éclats à la lecture d'une feuille imprimée). Un singulier contrepoint s'établit entre les animaux et les personnages humains. Un cercle de jeunes gens s'est regroupé autour des chatons surveillés par leur mère ; un enfant malicieux joue du violon en nous regardant comme pour nous faire entrer dans la danse, surveillé par un petit chien qui semble lui donner la réplique ; un buveur tâchant de dérober du vin à un cruchon a son double dans un corbeau buvant à même la bonde du toneeau ; un convive à la mine sceptique est flanqué d'un hibou. À l'arrière-plan, mais en plein centre, un musicien nous fixe dans les yeux et nous invite à trinquer avec lui. Mais la boule de son verre et celle de sa cornemuse semblent faire écho à l aatête de mort placée sur l'appui de fenêtre, comme posée sur son épaule ! Un jeu de correspondances s'établit entre les animaux et les hommes, qui donne un sens singulier, ironique ou inquiétant, au tableau. ![]() |
Jan Steen, Famille de chats (vers 1673-1675), Huile sur toile, 150x148 © Szépmuvészeti Múzeum, Budapest |
Musée du Luxembourg (Paris) du 9 mars au 10 juillet 2016 |
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Lorsque l'on songe à des critiques d'art d'autrefois, les noms de
Diderot, de Baudelaire et d'Apollinaire viennent facilement à l'esprit.
Pourquoi les écrivains — en particulier les poètes — seraient-ils de
bons critiques d'art ? Peut-être, précisément, parce qu'ils ne sont pas
critiques. "Tenez, Apollinaire, écrivait Picasso, il ne connaissait
rien à la peinture, pourtant il aimait la vraie. Les poètes, souvent,
ils devinent." Jugement sévère ? On pourrait le penser. Il est vrai qu'au vu des quelques extraits cités dans les notices de
l'exposition (très réduits, et qui sans doute ne rendent pas justice au
poète !), l'analyse d'Apollinaire se résumait souvent à affirmer
l'importance capitale d'un tableau... Les adjectifs sont pompeux, les jugements définitifs.
Là n'est pas l'essentiel. L'essentiel est dans la sûreté du goût : la plupart des peintres qu'il a aimés, dont il a parlé, qu'il a conseillés à ses amis galleristes, sont les peintres majeurs des années 1900-1915. Il a suivi tous les mouvements — fauvisme, cubisme, futurisme — et a inventé le mot "surréaliste" avant la constitution du groupe. Si l'exposition trouve tout naturellement sa place au musée de l'Orangerie, c'est parce que ses collections permanentes exposent les tableaux rassemblés par Paul Guillaume, ami d'Apollinaire et marchand d'art. Unité d'époque, sans doute, mais un hommage appuyé au goût déterminant du poète : la dernière salle nous montre comment, dans les dernières années de sa vie, il a conseillé le tout jeune galleriste, lui recommandant les artistes à ne pas manquer. Il fut un acteur et un témoin privilégié de son temps, collaborant avec les artistes pour ses propres oeuvres, ou pour les leurs. On connaît les merveilleux bois de Raoul Dufy pour Le Bestiaire : ils sont bien entendu exposés, mais on découvre surtout les deux illustrations et les esquisses de Picasso pour le même texte. Un simple trait, et on entend meugler une vache, on voit bondir un écureuil et le poussin renfrogné chercher un coin pour bouder... Aussi le poète est-il devenu un sujet artistique ! Il a été portraituré par Matisse, Picasso, Delaunay, Chagall, Picabia... Picasso a peint la couverture de son carnet. On le reconnaît en Janus dans le coin d'un tableau de Chagall, qui lui adresse par ailleurs un hommage direct dans un autre tableau. Juan Gris l'unit plus discrètement encore à Picasso dans une scène de café où une affiche vantant sans doute un Apéritif Picon, tronquée, laisse apparaître les seules lettres Ap et Pic, évoquant les deux noms... Le plus curieux de ces portraits cachés est celui de Chirico, un portrait bien involontaire, puisque c'est Apollinaire qui s'est reconnu en 1914 dans une silhouette à l'arrière-plan. Et cette silhouette est marquée, Dieu sait pourquoi, d'un cercle sur la tempe qui semble en faire une cible... à l'endroit exact ou, trois ans plus tard, le poète sera blessé à la guerre. Depuis, les surréalistes ont adopté ce portrait prophétique de leur précurseur... Surtout, on voit ici comment le regard du poète s'est formé à l'école des peintres, jusqu'à inventer les calligrammes, cette visualisation de la poésie qui lui faisait dire : "Et moi aussi, je suis peintre". On voit comment il s'est ouvert à toutes les formes d'art, le cinéma (il s'enthousiasme pour Fantômas), l'affiche (il repère Cappiello), l'art africain (qu'il fait découvrir à Picasso), les figurines populaires du jeu de massacre... Le scandale des statues ibériques volées au Louvre, et pour lesquelles il fut emprisonné quelques jours comme receleur, symbolise bien ce rôle de passeur paradoxal. Elles sont ici présentées, y compris celle achetée par Picasso et qui inspira Les demoiselles d'Avignon. Bref, c'est l'atmosphère d'une époque qui est ici résumée en cinq salles foisonnant de chefs-d'œuvre et de souvenirs intimes. Bien sûr, on vient admirer les Picasso, les Derain, les Matisse, les Chirico, les Chagall, et quelques dizaines d'œuvres de tout premier plan issues de collections publiques ou privées. On vient découvrir les futuristes italiens, Severini ou Carrà. Mais la vitrine exposant les objets du poète, la salle consacrée à son amitié avec Picasso, les courriers, les képis, les petits clins d'œil entre artistes sont autrement touchants. Les années folles et le grand bouillon de culture parisien prennent ici chair et sang sous nos yeux. ¶ Insolite : Une feuille de laurier envoyée de Pompéi à Apolliniare par Picasso, avec cette simple notation : "À mon ami Guillaume Apollinaire. POMPÉI. Picasso, 1917". C'est Apollinaire qui l'a encadrée. Elle fait allusion au laurier des poètes. |
Pablo Picasso, message à Apollinaire sur une feuille de laurier, mars 1917, Paris : musée Picasso. |
Du 6 avril au 18 juillet 2016 au Musée de l'Orangerie (Paris) |
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La
caricature s’est développée dans les journaux au XIXe siècle. Si elle
existe de tout temps, la parution quotidienne ou hebdomadaire, la
diffusion massive et le dessin souvent en noir et blanc l’obligent à se
réinventer. Lorsqu’elle s’affiche, c’est souvent pour faire la
publicité d’un organe de presse, d’un livre ou d’un salon de l’humour.
La publicité « sérieuse », celle des produits de beauté, des
spectacles, des produits alimentaires ou ménagers... a plutôt recours à
de grandes figures aux traits réguliers et flatteurs, en général des
femmes aux formes généreuses : Mucha est resté l’exemple type de ces
publicités de la Belle Époque, qui jouent sur la séduction plutôt que
sur l’humour. Ce type est totalement, et à juste titre, absent de
l’exposition. L’affiche caricaturale entre donc par la porte dessin de presse dans la cour de la publicité murale. Elle a alors des codes similaires : grossissement des membres, déformation et accentuation des traits, animalisation des hommes... Elle aime encore représenter une multitude de petits personnages croquant des contemporains célèbres et les opposer au produit qu’il s’agit de vanter. Plusieurs œuvres exposées illustrent cette tendance, la plus caractéristique étant sans doute une affiche de Gus-Bofa pour les pneus Automatic Ducasble : elle croque les académiciens sous forme de vieillards décrépits derrière un vigoureux homme-pneu qui proclame « Il y a quarante Immortels, mais il n’y a qu’un increvable, c’est moi ». La caricature issue de la presse conserve longtemps son goût du détail, la précision du trait, les hachures qui ombrent les visages... Sans doute est-ce indispensable lorsqu’elle est en noir et blanc, mais cela privilégie le décryptage minutieux et la vision de près. Le type pourrait en être le « Musée des horreurs », un « journal-affiche » dû à Victor Lenepveu à l’époque de l’affaire Dreyfus. Zola y prête sa tête à un cochon grassouillet, « le roi des porcs », barbouillant une carte de France de « caca international », assis sur une tinette contenant ses livres. Les inscriptions, la minutie des détails ont ici tout leur sens, puisqu’il est assis sur La Terre et se torche le derrière avec Nana. L’affiche colorée aux traits rapides et aux grands aplats, telle que la pratique Mucha, est bien plus efficace, car elle parle directement et frappe au premier coup d’œil. La caricature lui empruntera vite ses codes. C’est en l’occurrence Leonetto Cappiello qui opère ce passage de la caricature de presse à l’affiche murale. La salle qui lui est consacrée est (grâce aux prêts de la famille) la plus remarquable de l’exposition et justifie à elle seule le déplacement. La déformation des traits et l’exagération des attitudes appartiennent pleinement à la caricature ; les larges aplats délimités par un trait épais viennent du monde de la publicité. Si, dans certaines affiches, il sacrifie encore aux petits personnages identifiables (pour les nouilles Ferrari, par exemple), il utilise plus souvent les grandes figures sinueuses qui occupent toute l’affiche et monopolisent le regard (pour le corset Le Furet, par exemple). Il a l’art des compositions dynamiques, qui font tourbillonner autour d’une dactylo les feuilles qu’elle a accumulées grâce à sa Remington — les slogans sont du coup inutiles, le seul nom de la machine à écrire s’impose visuellement comme synonyme de rapidité et d’efficacité. La caricature dans l’affiche devient alors un art à part entière. Il suffit de regarder les œuvres de Jossot ou d’Ogé, où le jeu des couleurs, la sinuosité des traits mettent en valeur une trouvaille visuelle (par exemple les trois crânes chauves penchés sur trois boules de billard) pour s’en convaincre. Quelques grands noms de l’illustration s’emparent de ce nouveau médium : Sem, Steinlen ou Poulbot ont trouvé dans l’affiche un terrain à leur mesure. Les rapports entre l’affiche et l’actualité politique ne sont pas systématiquement exploités dans l’exposition, mais se comprennent au fil des salles. Pourtant, c’est sans doute un des grands apports de la caricature de journal au monde de la publicité. Qui d’autre qu’un dessinateur de presse satirique (Ogé, en l’occurrence) pourrait se permettre de faire vendre un alcool de menthe en croquant les participants de la conférence de la Haye, en 1904 ? De montrer le président Loubet, père de trois garçons, conseiller au tsar Nicolas II (qui n’a que des filles) d’en boire pour engendrer des fils, tandis que l’oncle Sam en saoule un petit noir pour garantir que ses états restent unis ? La fusion entre caricature politique et publicité commerciale est ici accomplie. On constate alors que la violence corrosive que l’on reproche aujourd’hui à Charlie Hebdo faisait depuis longtemps le quotidien de nos murs. Les affiches antisémites de Willette, anticléricales d’Ogé, n’ont rien à envier à nos crayons modernes et se permettent des audaces que nous n’oserions plus. La loi de 1881, en abrogeant la censure préalable, a donné des ailes aux dessinateurs ! Si la caricature moderne est brièvement évoquée en fin d’exposition, celle-ci s’arrête à la Grande Guerre. Le ton en effet a changé. On n’ose plus déformer les traits des Français, et la caricature se résume surtout à de sympathiques trognes de poilus et d’effrayantes figures allemandes. De candides jeunes filles et des gamins de Poulbot envahissent alors les affiches patriotiques pour faire vendre l’emprunt national. Une petite Anastasie, personnification de la censure, nous avertit que décidément, il va falloir surveiller sa mine de plomb... ¶ Insolite : O’Galop est l’inventeur en 1898 du bibendum de Michelin. Sa première affiche est ici exposée : on y voit le petit personnage composé de pneus lever sa coupe remplie de... cailloux en proclamant : « Nunc est bibendum » (à présent, il faut boire), avec la légende : « Le pneu Michelin boit l’obstacle ». |
O'Galop, Nunc est bibendum (1898) |
du 18 février au 4 septembre 2016 au musée des Arts décoratifs (Paris) |
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Pour ceux qui croient encore que nos
arrière-arrière-[...]grands-mères faisaient les enfants par les
oreilles sous prétexte que les poètes romantiques se contentaient de
leur serrer les mains en les assaillant de leurs seuls vers pénétrants,
cette exposition leur ôtera leurs dernières illusions. À ceux qui se
rappellent que Victor Hugo non seulement cocufiait sa femme, mais
trompait ses maîtresses, elle n’apprendra sans doute pas grand-chose,
mais illustrera de manière explicite ce que l’on se chuchotait sous
cape. Non, pas de scandale retentissant, du moins dans les œuvres du
maître. Alors que ses contemporains (à commencer par l’éthéré Musset ou
le précieux Gautier) n’hésitent pas à trousser haut leur muse, Hugo ne
transgressera jamais les règles de la pudeur, même dans ses productions
secrètes. Ce paradoxe a donné l’idée de l’exposition : pourquoi une
telle retenue dans l’écriture et une telle débauche dans la vie ? D’abord, le désir passe différemment chez Hugo. Un rapprochement ingénieux commence cette exposition : les illustrations du Moine de Lewis par Vivant-Denon et de Notre-Dame de Paris par Louis Boulanger. Certes, l’atmosphère est similaire, qui mêle la religion, la violence et l’érotisme. Avec une différence fondamentale : les yeux exorbités des hommes, chez les personnages d’Hugo. C’est un érotisme de voyeur halluciné, rongé de désir inassouvi. La scène d’amour entre Phébus et Esméralda tire sa force de la fente par laquelle Frollo l’épie. Et il faut avouer que la petite caricature montrant la chèvre léchant le sexe de la jeune Égyptienne, platement explicite, paraît bien fade en comparaison. Ensuite, parce qu’il y a un déplacement érotique chez le poète, qui fait du désir, au-delà même de la sexualité, le principe vivifiant de la nature et de la création. L’éros d’Hugo n’est pas à chercher dans sa vie ni dans ses vers, mais dans l’acte créateur même, dans la démesure de l’imagination, de la production, du lyrisme. On connaît sa formule : « La raison, c’est l’intelligence en exercice ; l’imagination c’est l’intelligence en érection. » Il faut ici la prendre au pied de la lettre. Il faut relire, dans les Misérables, la description de l’« énorme buisson » qui « entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle » pour comprendre que l’éros d’Hugo déborde largement la sexualité pour exploser dans les énergies universelles dont le poète se sent investi. Thème difficile à mettre en évidence, surtout à partir des chastes vers du maître... Les contemporains et les pasticheurs nous y aident. À côté d’un bien banal dessin de poulpe de Victor Hugo, des fantasmes de Félicien Rops et de Hokusai nous rappellent les potentialités érotiques du monstre marin ! La Légende des sexes publiées par Edmond Haraucourt sous le nom du sire de Chambley, en voulant donner le quatrième volet du triptyque de la Légende des siècles, en constitue une parodie osée qui donne bien le ton de ce désir universel et que ne démentirait peut-être pas Hugo. Elle est ici évoquée par des gravures de Martin van Maele. Le coït des atomes montre le Créateur astiquant un monstrueux sexe pour en faire jaillir le monde — « L’atome vit l’atome : il bougea. L’amour fut ; / Et du premier Coït naquit la molécule ». Les pièces les plus originales de cette exposition ne sont pas de Victor Hugo. Dans la catégorie mutine, on s’amusera des « scènes d’atelier » de Francesco Hayez, ou d’une caricature du satyre de Pradier, qui se contente d’ajouter un sexe en érection à la sculpture exposée un peu plus loin. Une œuvre qui prend tout son piquant si l’on sait que c’est Juliette Drouet, fidèle maîtresse d’Hugo, qui a posé pour la nymphe. On n’oubliera pas le satyre à trois sexes (pratique pour trois fellations simultanées), ni quelques dessins d’odalisques de Victor Hugo, dont le monstrueux fessier trahit ses fantasmes. Et j’avouerai un faible pour le Soir de Printemps d’Arnold Böcklin, où un vieux faune épuisé joue de la flûte de Pan sous l’œil de deux nymphes qui, par un effet d’optique, semblent avoir des jambes communes. Leurs bustes, l’un vêtu, l’autre nu, forment les deux branches d’un Y qui semble parodier le choix difficile d’Hercule entre le vice et la vertu... ¶ Insolite : Un carnet de Victor Hugo illustré d'un honorable popotin, à côté d'un fragment saugrenu où l'on croit déchiffrer : "Elle allait dévotement à la messe, et quand il s'agissait des vêpres, elle disait : je ne dors pas dans un bénitier". Mais ce sont peut-être mes fantasmes qui devinent, c'est vraiment mal écrit ! |
Victor Hugo, Carnet, Paris, Bibliothèque nationale de France |
Du 19 novembre 2015 au 21 février 2016 à la maison de Victor Hugo (Paris) |
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Créé par des collectionneurs et enrichi par des
collectionneurs, le musée Marmottan a eu l'idée d'ouvrir ses espaces
d'exposition à des collectionneurs. Il accueille ainsi les œuvres
réunies à la villa Flora, à Winterthur, par Hedy Bühler et son mari,
l’ophtalmologiste Arthur Hahnloser. Au delà du concept, qui vaut ce
qu'il vaut, l'intérêt est de centrer l'exposition sur le lien entre un
couple et des artistes, en tâchant de comprendre les raisons des choix
ou des commandes, la manière de collectionner ou d'exposer. Cela donne
un angle d'attaque original et instructif. Les commandes, par exemple. Tout collectionneur aime se retrouver dans sa collection. Il y a une dimension narcissique évidente à toute démarche de ce genre. Mais les réactions des peintres sont diverses. Felix Valotton ne se fait pas prier. Il peint Madame en 1908, Monsieur en 1909, les enfants en 1912, intégrant dans ce dernier tableau une de ses propres toiles présente dans la collection Hahnloser ! À nombril nombril et demi. Pierre Bonnard ne refuse pas, mais attend le déclic. Il lui est donné un matin par une veste aux tons passés que le médecin a revêtue pour une promenade en bateau... Et le voilà portraituré dans des tons vaguement gris bleu vert qui semblent s'accorder à sa moustache, mais pas à la mer d'un bleu soutenu ou la voile d'un blanc rosé. À caprice caprice et demi. Quant à Édouard Vuillard, il laisse les collectionneurs venir à Paris pour un portrait qu'il n'exécutera pas : ils repartiront avec d'autres tableaux. À rusé rusé et demi. Lorsque les collectionneurs seront bien connus du milieu artistique, Manguin leur offrira sa vision de la villa Flora. Les rapports se sont retournés. Car le couple, fort heureusement, achète aussi des œuvres pour lesquelles ils ont un coup de cœur, et, il faut dire, avec beaucoup de goût. Si la cote d'un peintre est au dessus de leurs moyens, ils préfèrent acheter un petit chef-d'œuvre qu'une grande croûte. On le vérifiera volontiers en parcourant les Cézanne, Giacometti père, Hodler, Maillol, Manet, Manguin, Marquet, Matisse, Redon, Renoir, van Gogh rassemblés en vingt ans. Ils savent aussi offrir au peintre l'environnement qui leur convient, et s'intéressent à leurs maîtres pour mieux comprendre leur art. C'est par Giacometti qu'ils rencontrent Hodler, et par Valotton qu'ils découvrent Vuillard. Ils achètent du Redon pour son influence sur Bonnard et Cézanne sur les conseils de Giacometti. Ces réseaux d'amitié et de recommandations, à une époque où il n'était pas si facile de s'y retrouver parmi des artistes audacieux et encore peu connus, constituent le principal intérêt de cette présentation. Car les époux Hahnloser ne manquent pas d'audace. Les tableaux de Hodler choquent beaucoup de contemporains, et ils avouent qu'ils ont appris à regarder le monde à travers les yeux du peintre, reconnaissant de petits arbres « à la Hodler » tout le long du lac Léman. Accrochée au milieu de leur salon, la baigneuse de Valotton n'est pas du goût des visiteurs, confrontés à une nudité crue fort peu académique. S'il y a peu de choses vraiment saillantes dans cette collection (une mention tout de même pour le Semeur de Van Gogh ou les bouquets de Redon), il n'y a pas de faute de goût, et une grande unité dans le choix des collectionneurs. ¶ Insolite : un « effet de glace » dont Pierre Bonnard s'est fait une spécialité : aucun des objets placés à proximité du miroir ne se reflète, pas même le flacon de parfum qui dépasse pourtant de son cadre. La légère inclinaison du miroir crée un angle de vue en plongée qui accorde une place surprenante à un plateau de petit-déjeuner posé à même le sol, où l'on repère deux tasses, trace discrète du peintre absent du reflet ? |
Pierre Bonnard, Effet de glace ou Le Tub, 1909 Hahnloser/Jaeggli
Stiftung, Winterthur, © Hahnloser/Jaeggli Stiftung, Winterthur. Photo
Reto Pedrini, Zürich |
Musée Marmottan, Paris (10 septembre 2015 - 7 février 2026) |
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Les Celtes ? Encore ? Oui, mais on conviendra qu'à Londres, dans une
Grande-Bretagne où les influences celtiques, anglo-saxonnes, normandes...
se sont parfois violemment côtoyées, le thème est particulièrement délicat,
et la façon de l'aborder a son importance ! Jugez-en : on est accueilli par trois
objets symboliques des trois grandes régions celtiques du Royaume-Uni :
une harpe de forme irlandaise mais venue d'Écosse, une bannière galloise du
XIXe siècle, une croix écossaise à motifs celtiques. Trois problèmes
identitaires : la harpe irlandaise ne vient pas d'Irlande, la bannière
galloise est issue d'une résurrection artificielle du celtisme, la
croix est un symbole chrétien. Tout cela constitue-t-il une identité celtique ?
Au moment de changer de salle, une carte géographique pose différemment le problème. Elle recense le patrimoine génétique de la Grande-Bretagne et prouve en points et en couleurs qu'il n'y a pas de "race" celte homogène ni de patrimoine commun entre l'Écosse, le pays de Galles, la Cornouaille et l'Irlande... du nord, of course. Mais qu'est-ce qui constitue l'identité celte ? Une langue ? C'est le catalogue de l'exposition (ou plus exactement le "livre d'accompagnement", car il n'est pas question dans les catalogues modernes de recenser les objets exposés) qui nous répond. L'hypothèse classique faisait des Celtes un peuple, ou au moins une culture, venu d'Europe centrale et qui avait envahi l'Europe au cinquième siècle avant notre ère. Depuis une dizaine d'années, une hypothèse inverse a été émise par des chercheurs anglo-saxons, à laquelle souscrivent les auteurs du catalogue : le "celte" serait une sorte de lingua franca, un langage de communication des peuples atlantiques qui serait parti de l'Europe occidentale (Écosse, Irlande, pays de Galles, Cornouailles, Bretagne continentale, Galice espagnole, Portugal), et se serait répandu à travers l'Europe jusqu'à la Turquie. Cette lingua franca n'aurait donc pas correspondu à un peuple ni à une culture, mais aurait servi aux échanges commerciaux avec de fortes variations locales. Où est dès lors l'identité celte ? Il va d'abord falloir s'imprégner de ce qu'elle n'est pas. Quelques objets bien choisi semblent diviser l'Europe antique en deux zones d'influence : celtique et méditerranéenne. Mais suffit-il d'opposer deux casques pour définir une culture ? C'est dans l'art, en fin de compte, que l'on va chercher l'identité. Le bassin méditerranéen s'est mis à la mode grecque de l'hyperréalisme humaniste, quand le reste de l'Europe demeurait dans un art symbolique porteur d'une autre vérité. Le célèbre Gaulois blessé du musée capitolin, à la nudité athlétique, mais qui ne s'identifie qu'à son torque, contraste avec le guerrier de Glausberg, d'allure fruste, mais ciselé dans les moindres détails de son armure, de son bouclier et de son étrange casque couronné de deux larges feuilles. Où est le réalisme ? Et puis, il y a des thèmes spécifiquement celtes (comme l'intérêt porté aux oiseaux, qui se retrouvent dans des contes d'origine celte), l'habitude de cacher de minuscules visages au sein d'un décor d'apparence abstraite, des volutes et des spirales symboliques ou décoratives... Tout cela constitue-t-il une identité ? Pas encore. Car l'identité celte est une création de toutes pièces de la fin du XVIIIe siècle, et l'exposition y consacre plusieurs salles, peut-être pas les plus belles, mais sans doute les plus curieuses. En particulier ce guerrier picte, dont on savait qu'il se peignait le corps, mais sans qu'on en connaisse les motifs. Le premier à imaginer ces premiers Écossais, John White, leur a donné l'apparence de diables médiévaux, avec des têtes grimaçantes sur le ventre et les genoux, armés d'un cimeterre turc avec un type amérindien... Si les partis pris de l'exposition peuvent laisser perplexe, quelques pièces curieuses ou célèbres méritent le détour. Le chaudron de Gundestrup, notamment, que l'on peut enfin voir dans tous ses détails intérieurs et extérieurs grâce aux quatre escaliers qui l'encerclent ; deux merveilleux flacons trouvés à Basse-Yutz, en Lorraine, qu'aucun musée français n'avait achetés lors de leur découverte, et qui se sont retrouvés au British Museum ; deux curieuses cuillères rituelles, dont une percée d'un trou qui devait servir à transvaser un liquide dans la seconde ; plusieurs objets mélangeant les cultures celtes et romaines... Et, pour les amateurs de manuscrits, l'évangéliaire de St Chad, une superbe pièce du VIIIe siècle conservée à la cathédrale de Lichfield.
¶ Insolite : Un
souvenir du mur d'Hadrien ? Les inscriptions sur ce petit plat émaillé
rappellent quelques forts du célèbre mur construit par les Romains pour
se garantir des Pictes. Les motifs (enroulements et triskels) sont
celtiques, la technique (émail) romaine.
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petit plat, Ilam, Staffordshire, 130-200 après J.C., Cuivre émaillé, diamètre 9,4 cm. Londres, British Luseum |
du 24 septembre 2015 au 31 janvier 2016 au British Museum (Londres) |
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Certains thèmes, qui semblent évidents lorsqu'on les formule, n'ont
curieusement suscité aucune exposition d'envergure. Les croyances
religieuses dans ce grand bouillon des spiritualités que fut Alexandrie
au début de notre ère en font partie. L'Égypte, dans l'imaginaire des
musées, semble s'arrêter avec Cléopâtre, la suite appartenant à l'art
paléochrétien, juif ou musulman. On n'avait apparemment jamais tenté de
réunir les objets des trois grands monothéismes, des derniers cultes
païens – sans parler des croyances manichéennes ou des déviances
hérétiques – en une même exposition, en étudiant les rapports que les
religions ont établis entre elles : assimilation, tolérance passive,
réutilisation, conflits... Bien sûr les problèmes actuels de
cohabitation entre les trois monothéismes et le rêve d'un œcuménisme
pacifique ont suggéré ce thème. Mais pourquoi n'y avoir pas pensé plus
tôt ? Les résultats de cette confrontation sont surprenants, et parfois
inattendus. L'assimilation semble avoir été un réflexe naturel des religions polythéistes dans les villes cosmopolites. L'étranger, l'immigré, le soldat, le visiteur, allaient honorer leurs dieux nationaux dans le temple du dieu égyptien qui avait les mêmes attributions ou une mythologie comparable. C'est ainsi qu'Osiris, dieu mort et ressuscité, s'est volontiers prêté à incarner Dionysos, le dieu grec ressuscité, et que les empereurs ont été représentés en armure romaine, mais avec une tête de faucon empruntée à Horus, image divine du pharaon ! Des formules magiques invoquent pêle-mêle des dieux romains, égyptiens, mésopotamiens, ainsi que le Christ, pour plus d'efficacité... Les religions monothéistes se sont ensuite montrées moins tolérantes, ce qui a entraîné la suspicion, puis les persécutions. De curieux documents évoquent la confrontation entre religions : des certificats attestant qu'on a participé à un sacrifice païen (ce que refusaient juifs et chrétiens), des stèles funéraires chrétiennes gravées au verso de stèles à un dieu égyptien, un buste de Germanicus mutilé et marqué d'une croix sur le front, comme pour en faire l'esclave du dieu chrétien... Mais certaines assimilations sont possibles, par exemple entre la croix ansée égyptienne (ankh, hiéroglyphe de la vie) et la croix chrétienne. Dans la présentation de l'exposition, l'arrivée de la religion musulmane s'est faite avec plus de tolérance, juifs et chrétiens devant cependant verser une taxe pour être protégés. Les Arabes ont été les premiers à s'intéresser aux hiéroglyphes, dans lesquels ils voyaient la langue de secrets alchimiques qu'ils tentèrent de déchiffrer – de curieux manuscrits médiévaux commentant en arabe des relevés d'inscriptions hiéroglyphiques en témoignent. L'exposition, qui suit un parcours didactique précis, semble souvent utiliser les objets présentés comme illustrations d'un discours construit, documenté et intelligent : fragments de papyrus, monnaies, bouts de tissus constituent le fonds principal, peu spectaculaire, mais précieux et parfois émouvant, comme support visuel aux textes explicatifs. On trouve ainsi quelques pièces remarquables et rarement montrées. Le codex sinaiticus, les plus anciens évangiles complets conservés (IVe siècle). Un fragment illustré de la Bible de Cotton, manuscrit du VIe siècle malheureusement brûlé au XVIIIe. Une bible hébraïque en grec dans laquelle la place a été réservée pour qu'un second scribe ajoute le nom de Dieu en hébreu. Quelques manuscrits médiévaux de la guenizah du Caire : un autographe de la main de Maïmonide, des documents commerciaux entre juifs et musulmans, la traduction illustrée d'une fable indienne... Sous couvert d'explorer la vie religieuse et les rapports entre les grandes traditions spirituelles, c'est tout un pan de la vie de grandes métropoles internationales qui est ici évoqué : l'Alexandrie romaine, le Caire musulman... Moins convaincante, sinon plus surprenante, est la leçon morale que l'exposition semble vouloir tirer d'un parcours historique. Certes, on ne peut qu'applaudir à l'invitation à la tolérance, même si l'interprétation économique du succès des religions séduit moins – la prospérité à l'époque fatimide aurait contribué à imposer la langue arabe et la religion musulmane quand les violences ou l'intransigeance des premiers chrétiens auraient été moins efficaces... Mais le commentaire final, qui voit dans la religion le fondement de l'identité des individus, peut sembler une extrapolation hasardeuse d'une histoire millénaire. Certes, les trois tuniques d'enfant qui closent l'exposition font vibrer la corde de l'émotion : qui pourrait dire s'ils ont été juifs, chrétiens ou musulmans ? Mais faut-il pour cela conclure qu'ils ont nécessairement été l'un des trois ? Cela n'est pas, en tout cas, du ressort d'un commissaire d'exposition. Regrettons enfin qu'une exposition regroupant des pièces aussi précieuses et rares n'ait pas cru nécessaire de les regrouper en un catalogue, se contentant d'en publier une partie seulement dans un « livre d'accompagnement » (this publication accompanies the exhibition) qui porte le même titre. Est-ce vraiment honnête ? Bon, les textes sont intéressants, ne nous plaignons pas... ¶ Insolite : une statue d'Horus assis, trônant comme un empereur romain, avec une cuirasse et des sandales romaines. Empereur divinisé à l'égyptienne, ou dieu égyptien romanisé ? Si les représentations de ce genre sont connues en position debout, elles sont rarissimes en position assise. |
Statue d'Horus assis, Ier-IIIe siècle, British Museum. |
31 octobre 2015 - 7 février 2016, British Museum (Londres) |
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On a souvent tendance à enfermer Goya dans ses peintures les plus
sombres, les scènes de sorcellerie, les horreurs de la guerre ou de
l'Inquisition, la dénonciation de l'hypocrisie sociale... C'est oublier
qu'il fut un peintre officiel de la cour et la coqueluche de
l'aristocratie espagnole de la fin du XVIIIe siècle. Le parti pris
d'une exposition uniquement consacrée au portraitiste peut sembler une
gageure. Mais le pari est réussi. C'est un autre Goya que nous
découvrons ici, tout en retrouvant le même souci d'expressivité, les
mêmes regards énigmatiques, la même cruauté, parfois, à pointer le
détail trivial ou douloureux — un nez rougi par la prise de tabac, la
paralysie faciale d'un ami, la fatigue de Wellington au retour d'un
combat... Le portrait de Goya n'est pas un art de cour. La première surprise, au début d'un parcours chronologique, est la maladresse des tableaux de jeunesse. Comment un peintre en partie autodidacte, incapable de poser un décor — voir la table de l'Infant don Luis de Bourbon, ne reposant apparemment que sur un pied ! —, accordant le même air ahuri aux hommes, aux femmes, aux enfants, a-t-il pu séduire la haute aristocratie espagnole ? Par cet anticonformisme, précisément, en ce siècle des lumières où les milieux libéraux cherchaient dans l'art la même honnêteté qu'ils voulaient imposer à la politique. Corriger un défaut physique relève de la même hypocrisie que l'on reproche à la société : celui qui s'y refuse manifeste un engagement moral plus encore qu'une honnêteté artistique. La simplicité de l'habit, la familiarité de la pose permettent au roi de se donner une image rassurante, près de son peuple – une image précieuse quand les Bourbons de France, leurs cousins, viennent d'étrenner la guillotine... L'art du portrait hésite alors entre des audaces alors inconnues de la peinture espagnole — la pose alanguie de la marquise de Villafranca —, une intimité bonhomme avec son modèle qui donne au regard une expressivité confondante et une rigidité glaciale de portrait officiel — les personnages sont souvent accompagnés d'objets symboliques, d'attributs significatifs dont ils semblent se désintéresser. Les enfants ne s'amusent pas avec leurs jouets, les femmes ne lisent pas les livres qu'elles tiennent en main, les hommes s'encombrent d'armes ou de papiers qui ne leur servent pas. En observant mieux un tableau, des incongruités créent un malaise. Une chaise et une table ne semblent pas à la même échelle ; le peintre se représente peignant une assemblée, mais le principal sujet — Luis de Bourbon — lui tourne le dos, et les regards des assistants se détournent de lui pour fixer... le public défilant dans l'exposition. Un des personnages semble effrayé de nous voir, son voisin nous sourit d'un air crâne. Pas de doute : on est chez Goya. Plus que la technique, c'est l'art de la composition que l'on appréciera, le détail insolite, ironique ou effrayant, ainsi que les mille nuances de caractère qui font de chaque tableau une étude psychologique. Un enfant joue-t-il avec une pie, celle-ci est guettée par trois chats aux yeux gourmands, dont un chat noir, dans l'ombre, qui semble tout droit sorti des Caprices. Mais faut-il pour autant envier les oiseaux à l'abri dans leur cage ? Et celui qui est mangé, en fin de compte, c'est Goya lui-même, dont la carte de visite est dans le bec de la pie ! Entre la liberté et la cage dorée, n'est-ce pas le paradoxe du peintre de cour qui nous est soumis ? La présence du peintre dans plusieurs tableaux, en abîme ou dans un détail symbolique, attire notre attention. Que penser de la duchesse d'Albe, au maintien altier, qui pointe d'un doigt impérieux l'inscription "Sempre Goya" (toujours Goya) sur le sol ? Et le plus surprenant, le plus émouvant de ces tableaux est sans conteste le double portrait de Goya et de son médecin, au sortir d'une maladie où il a frôlé la mort. Dans la pénombre, derrière eux, des ombres inquiétantes les surveillent. Sans penser nécessairement, comme le commissaire de l'exposition, à une expérience de mort imminente, on ne peut réprimer un frisson devant ce malade souffrant, ce médecin compatissant, et ces fantômes aux aguets qui semblent renvoyer aux portraits de sa carrière. A quatre-vingts ans, son œil est sans doute moins aiguisé, mais son art a mûri, et s'est détaché des contraintes officielles. La dernière salle, où l'on songe à Rembrandt plus qu'à Velazquez, est sans conteste la plus émouvante de l'exposition. ¶ Insolite : un autoportrait où Goya s'est coiffé d'un chapeau chandelier qu'il s'est confectionné pour achever ses toiles la nuit. Mais nous sommes en journée, et il n'y a pas mis de bougies. Il s'est représenté à contre-jour, inondé d'une lumière généreuse. Allusion à son intérêt pour les idées des Lumières ? |
Autoportrait, huile sur toile, ca 1782-1785, Madrid, Musée de la Réal Academia de Bellas Artes de San Fernando. |
7 octobre 2015 - 10 janvier 2016, National Gallery (Londres) |
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Fantastique ? Oui, il y avait à faire... Le XIXe siècle connut un
déferlement sans précédent d’imaginaire, de fantasmagorique, de
merveilleux. Dans les traces de Goya, qui intitule le premier de ses Caprices
« Le sommeil de la raison engendre des monstres », les romantiques ont
fouillé l’âme humaine dégagée des chaînes de la raison classique. Il y
avait de quoi faire, même dans une exposition de taille restreinte (170
gravures prêtées par la Bibliothèque nationale de France). Qui trop
embrasse mal étreint, hélas. Faute d’avoir tenté de définir un cadre
strict au sujet (synonymes, vraiment ?, irrationnel, fantastique,
merveilleux, chimérique, imaginaire, fabuleux, fantasmatique...), faute
d’avoir contextualisé les œuvres (l’humour, la caricature, la folie, la
quête spirituelle, le frisson de la terreur, l’illustration de livres
n’engendrent pas les mêmes images), et surtout, faute d’explications
dans une production dense et des gravures minutieuses (s’agissait-il de
vendre le catalogue ?), l’impression générale est plutôt celle d’un
vaste fourre-tout vaguement structuré en quatre ou cinq salles qui ont
relevé le défi d’être à la fois chronologiques et thématiques.
L’exploration onirique n’est pas la fascination morbide, l’attrait du
satanisme n’est pas le spiritualisme éthéré. Dommage, vraiment, car on
sent un souci pédagogique dans la présentation, et on découvre des
artistes trop méconnus à côté des grands noms de la gravure.
Pédagogique, la salle sur les techniques de la gravure — encore eût-il fallu montrer en quoi les artistes profitent de techniques différentes pour obtenir des effets spécifiques. Pédagogique, la présentation dans une première salle des quelques œuvres fondatrices, la Mélancolie de Dürer, la Tentation de saint Antoine de Callot, le Docteur Faustus de Rembrandt, les Prisons de Piranese, les Caprices de Goya. Peu ou prou, tout l’art du XIXe siècle leur doit quelque chose : encore eût-il fallu préciser quoi. Entre le foisonnement imaginatif de Goya, les architectures strictes du Piranese, la recherche symbolique d’un Dürer, les sources d’inspiration divergent et parfois se croisent, comme dans l’incroyable série des Pont au Change de Charles Meryon. Voilà sans doute un artiste à (re)découvrir, qui demandait un peu plus que les sobres légendes sans explication. Ancien officier de marine, sombrant par moment dans la folie, mais soucieux de vendre ses estampes, Meryon a donné une douzaine d’états de la Conciergerie et du Pont au Change, dont quatre se retrouvent ici. La fidélité absolue de la représentation, la finesse des détails architecturaux, contrastent avec les détails surprenants qui envahissent le ciel — ici, une nuée d’oiseaux démesurés, là, un astronef — pour dérouter le spectateur. Le fantastique est plus violent lorsqu’il surgit dans un décor hyperréaliste et représenté avec une minutie scrupuleuse. Du coup, le regard se perd et ne capte pas le détail essentiel : un homme est en train de se noyer dans la scène. L’effet est saisissant lorsqu’on s’y attarde. Si l’on est heureux de croiser quelques noms bien connus — Rops, Gauguin, Ensor, Redon, Delacroix, Max Klinger, Albert Besnard... — on s’arrête plus volontiers à quelques découvertes — François-Nicolas Chifflart, Louis-Marie Laurence, Rodolphe Bresdin, Bernard Valère, Marcel Roux, Charles Ramelet... Ici, c’est la caricature politique qui fait sourire : le Cauchemar du préfet de police de Granville le met en présence d’une conspiration des cannes et des parapluies dont les pommeaux s’animent : un pommeau sans-culotte fraternise avec un pandore quand un pommeau poignard menace un couple de parapluies danseurs... Là, c’est l’équilibre des ombres et de la lumière qui donne sa densité à l’œuvre : l’Éternel faucheur de Pierre Roche divise de sa faux l’espace nocturne et la lumineuse aurore de la mort. L’art de Gustave Doré consiste, dans de vastes compositions en noir et blanc dominées par les ténèbres et les recoins ombreux, à isoler un minuscule détail lumineux, un coin de ciel, un pinacle éclairé, un personnage... On s’amusera des mille et un usages des nez (l’un d’entre eux se convertit en fusil pour un diable agressif !) ou de la discrète scatologie héritée de l’art flamand à une époque que l’on croit plus prude. L’effrayante Ivrognerie de Charles Rambert menace un jeune éphèbe dont l’abandon langoureux prête à l’équivoque. De réelles découvertes, sans doute, mais pour lesquelles le visiteur doit laisser vagabonder sans repères son imagination. ¶ Insolite : Les Rêveries diaboliques de Ramelet. Dans un coin, un diable joue avec un bilboquet dont la bille a été remplacée par une jeune fille dont la jupe se gonfle. Mais comment va-t-elle retomber sur la pointe qui la menace ? |
Charles Ramelet, Rêveries diaboliques (1832), lithographie. Paris, B.n.F. (détail) |
Du 1er octobre 2015 au 17 janvier 2016 au Petit Palais (Paris) |
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"Spendeurs et misères"... On pense aux courtisanes, bien sûr, et à
Balzac, au roman Splendeurs et misères des courtisanes, convoqué dès l'entrée
par une citation qui nous invite à voir dans la prostitution, pour les
femmes, et le vol, pour les hommes, deux formes de protestation de
l'état naturel contre l'état social. Bigre ! Nous voilà émoustillés ! Entrons-nous dans une plaidoirie
pour ce que l'on nomme le premier métier du monde, et qui serait dès
lors antérieur à tout métier, comme à toute forme de société ? Au
contraire : telle qu'elle est mise en scène par les artistes du XIXe
siècle, la prostitution est au cœur même de la vie sociale, dont elle
exploite et pervertit les codes, dont elle épouse les classes dans un
monstrueux miroir où la pierreuse, la lorette, la cocotte, la
demi-mondaine constituent l'ombre fidèle d'une échelle sociale aux
subtils barreaux.
Si révolte il y a, elle est de l'ordre du clin d'œil, dans les deux premières salles, qui tentent de brouiller les pistes et d'effacer les frontières entre les deux mondes. Ambiguïté de l'espace public : sont-elles aussi "publiques", les filles que l'on y croise ? Il faut un sacré machisme — bien dans l'esprit de nos ancêtres — pour penser, dire et écrire que toute fille que l'on croise peut être monnayée, et que l'on pourrait afficher un tarif sur toutes les maisons de Paris ! Les commissaires de l'exposition ont pris un malin plaisir à estomper les frontières entre femmes honnêtes et prostituées. Avec des références convaincantes, parfois. Après l'Exposition universelle de 1867, Maxime du Camp raillait les toilettes à la mode des prostituées venues du monde entier, que les mères de famille surnommaient les "mangeardes" : "On ne sait plus aujourd'hui si ce sont des honnêtes femmes qui s'habillent comme les filles ou les filles qui sont habillées comme des courtisanes". De fait, la première salle les expose côte à côte, et l'on reste parfois perplexe. Un geste (la jupe retroussée), un regard trop hardi, un sourire en coin peuvent donner une indication. Mais une femme honnête ne peut-elle relever sa jupe pour enjamber une flaque ? Parfois, l'assimilation paraît un peu hâtive. Van Gogh, en peignant sa compagne, se serait-il attendu à ce que sa toile apparaisse dans une exposition sur la prostitution ? Pourtant, le regard s'habitue à regarder différemment les œuvres. Devant La blanchisseuse de Pascal Dagnan-Bouveret (1880), sagement assise sur un banc public, on apprend à suivre le regard des deux messieurs qui se retournent. On découvre, dans les registres de police, que les petits métiers ne nourrissaient pas leur femme et que des ouvrières, des pianistes, des rentières, même, arrondissaient leurs fins de mois avec leurs formes (seize prostituées fichées figurent sur un registre de 92 femmes se livrant à la prostitution !). On apprend même que Sarah Bernardt figurait dans sa jeunesse sur le registre des courtisanes — un grand in-folio cartonné à serrure ! Et à côté de l'élégant portrait de madame Valtesse de la Bigne, par Henri Gervex, que l'on prend habituellement pour une grande bourgeoise quand il est exposé dans les collections permanentes, on trouve... le "chat à six queues", une canne de flagellation qu'elle utilisait avec ses clients, et conservé par la galerie du bonheur du jour ! Nous regardons d'un autre œil Irma Brunner, la Viennoise de Manet. Et d'un autre œil les danseuses de Degas, surveillées derrière un rideau par un "abonné" qui devait les entretenir. L'Opéra, comprend-on, fut le plus élégant des bordels parisiens. Si cela nous éclaire (ou nous déniaise), c'est un peu au détriment de l'unité de l'exposition, qui nous fait passer de la vie mondaine aux ambiances de brasserie, des maisons closes à la sexualité solitaire des premières photograhies (et films) pornographiques. C'est dans la seconde partie de l'exposition que le thème se resserre. On y découvre les peintres des maisons closes (Émile Bernard, Degas, Rops, Constantin Guys, Toulouse Lautrec...) et la formidable Mère Grégoire de Courbet, qui pose la main sur son livre de comptes, quelques pièces de monnaie évoquant crûment son commerce, qui nous présente de la main gauche une fleur... choisie dans le bouquet épanoui à sa droite. Des objets quotidiens de la prostitution amènent un sourire au milieu des œuvres d'art. Des jetons de bordel qui servaient de publicité dans les hôtels ou les gares ; des publicités pour des brasseries particulières ("établissement tenu par des dames", "divertissements variés"...); des albums photographiques pour choisir sa partenaire ; des cartes de visite professionnelles aux mentions suggestives : "massage hygiénique", "curiosités", "danses antiques", "lingerie fine", "english spoken", "deux entrées", "frictions"... Sans oublier les préservatifs d'époque et un authentique "pique-couilles", petite dague de défense pour les belles de nuit. Anecdotique ? Il est vrai que les commissaires ont privilégié le pittoresque, mais les peintres aussi, bien souvent. La Salle des filles au dépôt de Jean Beraud (1886) n'est pas seulement le lieu où les filles ramassées finissaient la nuit avec quelques jeunes filles honnêtes (les bavures policières sont de toutes les époques...) : elle est dominée par une bonne sœur tourrière qui contemple ce petit monde en tricotant ! Les gravures de Forain, de Steilen, de Rops sont d'un humour souvent grinçant. Mais les salles consacrées à la syphilis (avec un redoutable buste du musée Spitzner !) font aussi froid dans le dos, ainsi que les registres de police pour l'inscription des prostitué(e)s des deux sexes. Les images de la prostitution sont variées et complexes. Occasion de tableaux aux couleurs vives pour les peintres de la vie nocturne, ou à l'inverse de visions empathiques et glaçantes, comme celles de Picasso (une prisonnière de Saint-Lazare) ou de Munch, dans cette incroyable lithographie montrant une femme nue tâchant de s'extirper d'une pyramide d'hommes en frac et chapeau buse (L’Allée, 1895, lithographie, Munch Museum Oslo). Témoins de la vie nocturne, les prostituées et les demi-mondaines ont aussi inspiré aux artistes des études délicates sur la lumière, les jeux d'ombre, la coloration nouvelle de l'éclairage électrique, les poses sous les réverbères... Même si cette dispersion donne un peu le tournis, on ne boudera pas son plaisir devant cette collection d'œuvres de premier rang (oublions quelques authentiques croûtes), en particulier les Toulouse-Lautrec venus de Chicago, Copenhague, Budapest, São Paulo ou de collections particulières. Les années 1905-1907 qui clôturent l'exposition sont comme un bouquet où se côtoient Vlaminck, Chabaud, Derain, Kupka, Rouault, Picasso : un autre monde va s'ouvrir à l'image de la prostitution avec les Demoiselles d'Avignon — qui ne sont hélas évoquées que par des esquisses. Désormais, les prostituées sont entrées dans le plus grand art du XXe siècle.
¶ Insolite :
une lithographie d'Hermann-Paul semble représenter la silhouette en
grisaille d'un homme, un peu voûté, s'appuyant sur un mur. La belle
ombre de la main, dont les doigts laissent filtrer des rais de lumière,
caresse l'ombre d'un fessier qui le précède, dans un escalier. Tout est
hors cadre : la fille à laquelle appartient la croupe, l'escalier dont
on n'entrevoit que la rembarde, et le lieu où il se rendent, bien
entendu. Mais dans cette composition stricte, la canne semble un
barreau dévoyé de la rembarde, les ombres trahissent les intentions, le
regard pointe vers le postérieur placé à vue de nez, et la marche des
deux silhouettes s'enfonce dans l'obscurité. Quel vertige oblige
l'homme à s'appuyer sur le mur ? Un jeu subtil qui se poursuit dans
l'imagination du spectateur.
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Hermann-Paul, "Il aime pour la première fois", lithographie, dans : Les grands spectacles de la nature. La vie de Monsieur Quelconque, série de dix tableaux, éd. Lith. Belfond & Cie (Paris), 1895 © Paris, B.n.F. |
Du 22 septembre 2015 au 17 janvier 2016 au Musée d’Orsay (Paris) |
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On résume trop souvent Tristan Tzara à la fondation du
mouvement dada, en 1916. Mais de sa naissance en Roumanie en 1896 à sa
mort à Paris en 1963, Samuel Rosenstock est un témoin et un acteur
exceptionnel de l'histoire de l'art au XXe siècle. À l'occasion du
centenaire de la naissance de dada, le Musée d'art moderne et
contemporain de Strasbourg évoque ce parcours parfois surprenant et
toujours révélateur. C'est dans ce musée qu'est conservée la plus
importante collection de Jean Arp, né dans cette ville, ami de Tzara et
cofondateur du mouvement : le musée était tout désigné pour cet
hommage, qui se prolonge tout naturellement dans ses collections
permanentes. L'amitié des deux hommes est en effet ancrée dans le
siècle, et dans la personnalité de la ville alsacienne et européenne :
en 1916, pour répondre à l'antigermanisme belligérant, ils célèbrent
l'amitié entre les peuples en écrivant des poèmes en allemand (Arp) et
en français (Tzara). Cent ans plus tard, leur message est toujours
vivace et nous fait comprendre combien dada, trop facilement résumé à
une tentative de destruction systématique des valeurs européennes, a
surtout voulu détruire un système de pensée qui avait conduit à la
haine et à la boucherie. Le contraste entre les nombreux portraits de
Tzara, dandy au monocle imperturbable et à l'expression sérieuse, sinon
grave, et l'exubérance des manifestations dadaïstes, les décors et
costumes farfelus, les actes provocateurs, traduit le même paradoxe
d'un renouvellement profond de l'inspiration à partir d'une tradition
dont il était le fruit. Au fonds très riche du musée s'ajoutent des prêts d'autres musées ou lieu d'archives, essentiellement du fonds Doucet et des réserves (trop rarement exposées) du musée Pompidou, et, surtout, des collections particulières que l'on soupçonne proches de la famille de l'artiste. La juxtaposition d'œuvres majeures des plus grands artistes du XXe siècle (Picasso, Delaunay, Picabia, Man Ray, Brancusi, Miró, Ernst, Masson...) et de documents personnels ou rares (lettres, photographies, manuscrits, dessins, cartons d'invitation, maquettes, papiers d'identité, revues artistiques...) permet une reconstitution précise de l'atmosphère artistique du Paris des années folles aux années 1960, mais aussi du symbolisme roumain des années de jeunesse (auquel est consacrée la première salle) ou des années de guerre zurichoises. Les rapports complexes avec le surréalisme font l'objet des salles les plus riches et instructives : refus initial d'un mouvement trop structuré et dogmatique, ralliement tardif en 1929 suivi d'une nouvelle rupture, engagement politique avec le communisme au moment de la guerre d'Espagne puis rupture après la découverte des excès du stalinisme... Si l'on avait en tête, en entrant, l'image d'un touche-à-tout incapable de canaliser son action, on ressort avec celle d'un homme aux convictions fortes, qui préfère le retrait au compromis, mais fidèle à ses amitiés par d'autres biais que l'engagement collectif. Tzara fut notamment un collectionneur avisé, de ses amis surréalistes, de la diaspora roumaine qu'il n'a jamais perdue de vue, de l'art africain et extra-occidental... L'homme en fin de compte est à l'image de son monocle : écran saugrenu qui le maintient à une distance ironique de ses contemporains, cet accessoire de dandy suranné permet, par sa transparence, un regard lucide et perçant sur le monde. ¶ Insolite : la fausse carte d'identité de Tristan Tzara, juif et communiste, durant la seconde guerre mondiale. Son pseudonyme devient un patronyme officiel et son petit village roumain est délocalisé dans le Tarn. Formidable pied-de-nez à l'inculture de ses persécuteurs, mais aussi à la vie, qui se nourrit de fiction tout autant que de réalité. Symbolique, le monocle échangé contre des lunettes ? |
Fausse carte d'identité au nom de Tristan Tzara, coll. part. | Musée d'art moderne et contemporain (Strasbourg), du 24 septembre 2015 au 17 janvier 2016. |
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Entre le royaume français,
où naît le style gothique autour de 1135, et l'empire allemand, qui
reste fidèle au roman jusqu'en plein XIIIe siècle, Strasbourg a servi
de relais naturel — témoin l'influence que les œuvres qui y ont alors
été créées eurent dans les régions germaniques. La richesse de la
ville, située sur un axe commercial important, s'ajoute alors pour
favoriser l'épanouissement culturel à une réorganisation du pouvoir :
la mise
en place d'un conseil de bourgeois, favorable à l'empereur, et
l'évolution politique complexe des évêques, en particulier lors des
guerres
contre les Hohenstaufen qui ont ravagé l'Alsace autour de l'an 1200.
L'arrivée du gothique à Strasbourg est assez précisément datée par le chantier de la cathédrale. La branche nord du transept (fin du XIIe siècle), qui emprunte, assez maladroitement, certains éléments, comme la croisée d'ogive, au style français, reste profondément tributaire du style roman. Son architecte a lancé les bases du transept sud (début du XIIIe siècle), pour lequel les commanditaires font ensuite appel à un architecte venu de Chartres avec une équipe de compagnons. Une animation particulièrement claire permet de comprendre comment ce maître d'œuvre, renonçant aux solutions techniques mises en place au rez-de-chaussée, utilise dès le premier étage une structure allégée qui permet de faire reposer le poids de la voûte sur des piliers plus étroits, ainsi que sur le spectaculaire « pilier des anges» au centre du transept. De Chartres vient aussi l'intégration étroite de l'architecture et de l'iconographie, par des statues-colonnes et des piliers sculptés, qui permettent d'élaborer un programme iconographique en lien avec la destination des lieux : le portail où se tient la justice de l'évêque est décoré par un jugement de Salomon qui fait écho au jugement dernier représenté sur le pilier des anges. De l'orfèvrerie rhéno-mosane (en particulier Nicolas de Verdun dans les années 1179-1180) et des sculpteurs du nord-est de la France semblent venus les personnages de style antiquisant, avec des vêtements moulants aux plis serrés (muldenfaltenstil), que l'on trouve aussi bien dans les grandes statues de la cathédrale que sur des pièces d'orfèvrerie ou sur les sceaux des évêques. Une statue romaine de la Fortune rapprochée d'une statuette de la Vierge de Fribourg-en-Brisgau est de ce point de vue convaincante. Ce style s'est répandu rapidement dans le royaume (de Laon et Sens à Chartres) comme dans l'empire, et il est probable que l'équipe venue de Chartres l'ait apporté à Strasbourg, où l'on en trouve cependant les œuvres les plus accomplies. En témoignent, d'une part, un merveilleux reliquaire méconnu de l'église de Mettlach, et, de l'autre, des éléments du jubé de Chartres, détruit en 1763, et dont les sculptures, entreposées dans les réserves, ne sont hélas plus visibles qu'au hasard des expositions. L'exposition, limitée mais très pédagogique, permet de saisir sur le vif ces quelques décennies qui ont révolutionné l'art occidental. Manuscrits, objets d'orfèvrerie, chartes et sceaux, petites sculptures en font tout l'intérêt. Mais pour les éléments architecturaux et les sculptures monumentales, qui en constituent l'essentiel, il a fallu avoir recours à des moulages, voire à des photographies, qui en réduisent l'intérêt, et qui, dans la dernière salle, cachent même les originaux des collections permanentes. Il serait judicieux, après la visite, de reprendre celle de la cathédrale, dont on vient de nous fournir les clés... ¶ Insolite : un codex de l'abbaye de Marbach contient les portraits du scribe (la chanoinesse Guta von Schwartzenthann) et de l'enlumineur (le chanoine Sintram de Marbach), exceptionnels témoignages pour l'époque romane (1154) de l'importance accordée à la fabrication des manuscrits. Ils sont tous deux en prière devant la Vierge, mais... pourquoi Sintram a-t-il les joues si rouges en regardant Guta ? |
Codex de Guta-Sintram, 1154, Strasbourg, Bibliothèque du Grand Séminaire, ms 37. | Musée de l'Œuvre (Strasbourg), 16 octobre 2015 - 14 février 2016. |
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Il est d'autant plus difficile d'organiser une exposition sur
l'aventure cistercienne que l'ordre créé par Robert de Molesme et
illustré par saint Bernard de Clairvaux s'est déclaré hostile à toute
décoration coloriée ou illustrée. Les documents de base, assez peu
visuels, sont du coup des écrits austères, sinon rébarbatifs, et qui
donnent de l'ordre voué à une contemplation ardente, à l'origine du
grand mouvement de mystique nuptiale du XIIe siècle, l'apparence d'un
gestionnaire scrupuleux : à chaque salle, on tombe sur des chartes, des
livres de comptes, des terriers, des baux, des cartulaires, des
privilèges, des exemptions de taxe, des relevés de bornage... Mais
l'ordre n'est-il pas lui-même un vivant paradoxe ? Parti de l'idée
admirable qu'un moine doit être un travailleur, et de l'idée non moins
merveilleuse qu'il a en charge de nombreux offices liturgiques, qu'il
est soumis à la clôture, et donc qu'il a besoin de bras pour assumer
son engagement laborieux, il réinvente une forme de servage en
instituant (ou en généralisant) des "frères convers" chargés des
travaux manuels sans avoir accès aux ordres, alors que les riches
clunisiens avaient pour ce faire des serviteurs rétribués. Hostile à la
couleur qui, loin de donner selon lui l'éclat à la lumière, l'obscurcit
en lui faisant traverser une épaisseur matérielle, saint Bernard a cru
simplifier l'art en la bannissant des manuscrits, des vitraux, de
l'orfèvrerie ou des vêtements : il n'a fait que privilégier un art
graphique, aux riche formalisme, aux lignes complexes, qui cherche la
beauté dans des camaïeux de gris et des combinaisons plastiques
élaborées. L'exposition organisée pour le neuvième centenaire de Clairvaux prend en compte ces paradoxes. À côté de tous ces témoins des activités administratives de l'ordre, elle s'applique à en préciser la spiritualité particulière, qui en fit le succès dès sa fondation. Il ne s'agit pas seulement d'un retour à la pureté de la règle, symbolisée par la blancheur du vêtement — au contraire, la blancheur absolue, au XIIe siiècle, est difficile à obtenir et plus luxueuse que la laine écrue. C'est d'abord une spiritualité familiale, qui s'explique par la place qu'occupe la mère dans la vie de Bernard et de ses premiers disciples, frères et cousins. Cerains thèmes iconographiques propres aux ciseterciens, comme la lactation de saint Bernard (il est nourri du lait de la Vierge) ou la Vierge de miséricorde (qui protège l'ordre de son manteau) s'expliquent ainsi, mais aussi l'organisation de l'ordre en abbayes mères et filles, ou la dévotion particulière à la Vierge qui se manifeste à l'époque où naît, dans le milieu laïc, l'amour dit "courtois". Toute la spiritualité cistercienne tourne autour du thème de la maternité et de la triple naissance du Christ (au monde, dans le cœur de l'homme, dans l'éternité à la fin des temps). La médiathèque de Troyes, qui a hérité les mille quatre cents manuscrits de Clairvaux, était la mieux placée pour évoquer l'abbaye. Autour de la Grande Bible de Clairvaux, qui a servi de modèle pour la "textualis prescissa", la calligraphie la plus élégante du XIIe siècle, quelques manuscrits enluminés qui concernent l'histoire des cisterciens, mais qui viennent d'autres milieux, ou antérieurs à la mission de Bernard (Bible d'Étienne Harding, psautier de Robert de Molesme...) donnent ça et là des notes moins austères. Des objets venus de partout, du Portugal au Danemark, crosserons, pots à cuire, croix..., témoignent de l'implantation européenne de l'ordre. Le culte de saint Bernard, passant par les reliques les plus saugrenues (jusqu'aux bouts de la paillasse sur laquelle il est mort) humanisent quelque peu le personnage du fondateur de Clairvaux. Au-delà de la vie de l'ordre et du développement de l'abbaye, l'exposition évoque aussi la période où elle est devenue pénitencier, entre 1808 et 1970, et le patient travail de l'Association Renaissance de Clairvaux. ¶ Insolite : un anneau de prière dont chaque lettre évoque le début d'une vertu divine. Ici : ABISSAB: Alpha et omega admirabilis — Bonitas bonus messias mediator prophetam — Iesus iustus procedens iudex vivorum et mortuorum — Salvator sanctus splendor gloriam — Altissimus agnus dei qui tollis peccata mundi — Benignus spiritus animarum sanctarum |
Anneau à prière en argent, XIIIe siècle, monastère São João de Tarouca |
Hôtel Dieu le Comte (Troyes), du 5 juin au 15 novembre 2015 |
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En cette année où se commémorent le sacre de François Ier et la
bataille de Marignan, une des rares dates connue de tous les Français,
trois expositions sont consacrées à ce roi dans des lieux emblématiques
: la Bibliothèque nationale de France, enrichie par le dépôt légal mis
en place sous son règne ; le château de Blois, où fut alors construite
une aile pour abriter la bibliothèque royale ; le château de Chantilly,
où le duc d'Aumale, au XIXe siècle, réunit une importante collection de
manuscrits, de livres et de portraits de cette époque. Les recoupements
étaient inévitables entre ces expositions, qui se sont étalées sur
toute l'année et qui ont parfois exposé les mêmes pièces
"incontournables". Mais chacune avait choisi son optique. La B.n.F. avait choisi le thème François Ier, pouvoir et image (du 24 mars au 21 juin), et insisté sur la fabrication de l'image royale, en particulier après la catastrophique défaite de Pavie (1525) suivie de la "Paix des Dames" (1529) : curieusement, l'image du "vainqueur de Marignan" a été fabriquée de toutes pièces quinze ans après la bataille pour faire oublier la récente défaite. Le château de Blois, sous le titre Trésors royaux : la bibliothèque de François 1er (du 4 juillet au 18 octobre), s'est concentré sur les manuscrits, les livres et la constitution de la bibliothèque. C'était sans doute la plus réussie des trois expositions, réunissant des oeuvres d'un luxe inouï (comme les heures d'Anne de Bretagne ou de Louis de Laval) rarement exposées, et permettant par une muséographie pédagogique de comprendre la constitution et l'usage de cette bibliothèque. L'exposition de Chantilly est certes plus réduite, mais elle permet de voir des œuvres qui, par le testament du duc d'Aumale, ne peuvent sortir du domaine. Elle souffre d'un manque cruel d'explications (pour inciter à acheter le catalogue ?), ce qui laisse parfois perplexe sur le rôle de certaines pièces exposées. Son titre ambitieux (le "siècle" de François Ier n'a duré que 32 ans, celui de Louis XIV, 72) part d'une idée simple : le jeune roi, qui s'était forgé une image de guerrier, a dû changer d'image lorsque celle-ci a volé en éclat à la défaite de Pavie et à la suite d'alliances jugées compromettantes (avec Soliman le Magnifique, en particulier). Il s'est alors forgé une image de mécène et de protecteur des écrivains. Une image tout aussi fragile (l'exil de Marot et l'exécution de Dolet relativisent cette protection royale !), mais qui a été revivifiée au XIXe siècle et qui est restée la nôtre. C'est cet aspect qui a été mis en valeur par la collection de portraits (dont la plupart dus à Jean Clouet), de manuscrits et de livres. L'intérêt est inégal d'une salle à l'autre (en particulier pour la piètre reconstitution d'un cabinet de curiosités disparu), mais certaines retiennent particulièrement l'attention. Ainsi l'évocation des enfants du roi, dont deux ont été substitués au roi emprisonné à Madrid après la défaite de Pavie. Pour les tout jeunes princes qui ont alors été retenus en otage pour permettre la libération de leur père, furent réalisés des manuscrits d'instruction princière soignés et émouvants. La galerie des femmes rassemble aussi des portraits d'une grande finesse des mère, sœur, épouse, maîtresses. Une vitrine de manuscrits témoigne de la recherche d'une écriture plus lisible, qui abandonne d'un livre à l'autre la raideur gothique pour inventer une écriture humaniste que nous avons héritée. Et puis il y a quelques trésors et curiosités qui valent le déplacement : un commentaire de la guerre des Gaules rédigé en dialogues entre François Ier et Jules César ; un des carnets de dessins d'architecture d'Androuet du Cerceau ; les heures d'Anne de Montmorency ; une épître envoyée du Paradis par Charlemagne et Pépin le Bref à François Ier... Une traduction des Hiéroglyphes d'Horapollon (Ve s.) montre habilement le roi sous la forme d'un lion couronné terrassant un ours symbolisant les Suisses, allusion à la bataille de Marignan. On remarque aussi un livre d'énigmes où un grand cœur enferme les trois cœurs de la famille royale, Louise de Savoie, son fils François Ier et sa fille Marguerite de Navarre. Intéressant aussi, le frontispice d'un Diodore de Sicile dans la tradition des présentations d'un livre au roi : mais ici, la scène est beaucoup plus familière, François Ier écoutant la lecture de l'ouvrage à côté d'un petit singe, tandis que ses enfants jouent avec un lévrier à l'avant-plan ! ¶ Insolite : L'intérêt du roi pour les études humanistes (alors qu'il ne lit ni le grec ni le latin) a permis de créer des caractères d'imprimerie grecs inspirés de l'écriture d'Ange Vergèce, calligraphe issu d'une grande famille crêtoise. Les poinçons de ces "Grecs du Roi", scupltés par Claude Garamond en 1542, sont les plus anciennes pièces de l'Imprimerie Nationale. On a pu craindre pour leur conservation lors de la vente du siège social de la rue de la Convention en 2003. Une occasion de les sortir de leur caisse... |
Poinçons des "Grecs du Roi" de Claude Garamond (1542). Imprimerie nationale |
Du 7 septembre au 7 décembre 2015 à l'Orangerie du château de Chantilly |
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On sait combien le siècle de Louis XIV a multiplié, dans tous les
domaines, les outils de propagande royale qui ont permis à la France de
rester, pour un siècle et demi, la référence sociale et culturelle du
monde occidental. L'estampe a joué de ce point de vue un rôle
déterminant, comparable à celui du livre imprimé à la Renaissance ou de
la presse au XIXe siècle. On le constate à la fois à la croissance
quantitative des gravures produites, mais aussi aux améliorations
techniques, aux qualités artistiques et à la diffusion des produits
français. Si l'Italie et les Pays-Bas servaient de modèles un siècle
plus tôt, c'est de la France, désormais, que ces pays s'inspirent. On
sait moins qu'il s'agit d'une volonté royale délibérée, qui se traduit
par l'édit de 1660 donnant aux graveurs un statut de métier libre, ou
par la création du Cabinet du Roi, qui édite des estampes de propagande
représentant les victoires françaises, les possessions royales,
châteaux, œuvres d'art...
Avouons-le, à de rares exceptions près (comme le remarquable travail en taille unique de Claude Mellan), cet art officiel ou populaire n'est pas d'un intérêt artistique évident. La perfection technique invite à la surcharge, la volonté de propagande n'est pas exempte de froideur. Les artistes ont vite compris l'intérêt que représentait le procédé pour faire connaître leurs œuvres plus largement, à commencer par le premier peintre du roi, Charles Le Brun. Mais toute leur habileté ne parvient pas à restituer l'émotion d'une peinture et la fluidité d'un dessin. L'interprétation des grands peintres, comme on disait alors, est un art subtil, qui tente de restituer par des traits d'épaisseur différente ou par des dégradés de gris les effets de couleur. Mais il faut occuper l'espace différemment, adapter les plans à la relative sécheresse du trait, qui aplatit la perspective. Le passage du dessin à la gravure est éloquemment illustré par une œuvre anonyme dont on a conservé les trois états : le dessin original, le dessin préparatoire de l'interprète, la gravure. Une sorte de jeu des sept erreurs où l'on comprend la nécessité de rapprocher des éléments en premier plan, le regard du spectateur circulant autrement dans la gravure que dans le dessin. La partie la plus spectaculaire de l'exposition est la salle consacrée aux techniques, qui permet non seulement de suivre les différentes étapes du travail, mais de comprendre la démarche des artistes, certains commençant par le visage, que d'autres laissaient pour la fin (ou pour le maître ?), car plus difficile à réaliser. Les planches inachevées qui sont exposées sont instructives ! Les approches varient d'une salle à l'autre, ce qui donne à l'exposition un aspect plutôt disparate, mais en fin de compte, chacun y trouvera son bonheur : au parti pris sociologique des premières salles succèdent des approches techniques, thématiques (les scènes religieuses faisant bon ménage avec les scènes de genre parfois scatologiques !) ou chronologiques. Des diaporamas bien conçus nous invitent de temps en temps à entrer en profondeur dans une œuvre et à la resituer dans son contexte historique et social. Et puis, au rythme des salles, le visiteurs attentif se délectera de quelques pièces curieuses : un jeu de l'oie sur les grands événements du règne de Louis XIV, un burin assez grossier représentant la réception du roi en 1661 et témoignant du succès populaire de ces gravures, un soleil dont les rayons détaillent les vertus du roi, un cœur voué au diable et contenant les sept péchés capitaux, de rares planches de joailliers (ils craignaient le plus souvent la contrefaçon !), un almanach en rébus de l'année 1715, une Annonciation de François Langot grande comme un tableau d'autel, une histoire du balai qui ne semble utile que pour asséner de vigoureuses fessées, un volumineux derrière déféquant devant le magasin d'un lunetier, comme pour inviter à le chausser comme un lorgnon en insérant le nez entre les fesses...
¶ Insolite :
Une caricature du mariage à la mode, où les époux sont installés sur
une grande balance évaluant leurs fortunes respectives. La mère du
futur chasse l'amour à coups de bâton tandis que le père ajuste ses
lorgnons : "N'arque à l'amour et vive la marmite, On pèze l'or et non
pas le merite". Les infortunés parents de la jeune fille, qui ont dû
avancer la dot, doivent y ajouter un gros sac baptisé "supplément aux
deffauts personnels", tandis que sa mère, un doigt pensif sur la
bouche, songe aux deux ou trois filles qu'elle a dû mettre au couvent
pour arriver à en marier une. Pour la femme, la dot porte en légende :
"glu qui arrête les amants - hameçon qui prend les maris"
|
Nicolas Guérard, Argent fait tout, eau-forte, v. 1701 |
Bibliothèque nationale de France (Paris), du 3 novembre 2015 au 31 janvier 2016 |
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Fragonard, peintre de l'amour ? Cela semble
une évidence — et pourtant, nombre d'anecdotes sur ses amours
personnelles datent du XIXe siècle, fécond en légendes pittoresques. Et
quelle place occupe-t-il, entre la galanterie héritée du XVIIe siècle,
le libertinage qui a suivi la Régence et la vague moralisatrice
provoquée par Rousseau ? La réponse est moins évidente et mérite bien
une exposition. Élève de Boucher, il en hérite dans ses débuts un riche
vocabulaire pictural, fait de références littéraires (à l' Astrée d'Honoré d'Urfé, notamment, mais à toute la littérature pastorale qui inonde l'Europe depuis le Pastor fido)
et de métaphores iconographiques parfois difficiles à soupçonner. Car
les grands peintres, qui travaillent pour la cour, n'évoquent jamais
directement les sujets les plus crus, mais ont mis au point un
vocabulaire patiemment décrypté jadis par Alain Guillerm. La génération
de Boucher, de Chardin, de Lancret, va transmettre à celle de Greuze et
de Fragonard un art fait d'allusions plus ou moins subtiles où l'animal
domestique devient un substitut de l'amant et où les cuillers plongeant
dans les bols évoquent des immersions plus jouissives. Certes, les fables mythologiques permettent de représenter quelques scènes de viol et de privautés sous couvert de référence à l'antiquité. Les chairs s'étalent au grand jour, certains thèmes, comme les amours de Callisto et de Jupiter déguisé en Diane, permettant même d'audacieux détours vers le saphisme. Mais la touche de Fragonard sera d'évoquer avec un amusement délicat les amours rustiques, que les maîtres du nord avaient jadis dépeints avec un humour grivois et quelque peu méprisant. À Pierre-Antoine Baudouin, maître en libertinage, il emprunte une palette plus crue, plus savoureuse, mais avec une légèreté et une grâce qui manquent à celui-ci : leurs œuvres accolées sont de ce point de vue confondantes. S'il renonce souvent aux subtiles métaphores galantes, il ne tombe pas dans le libertinage licencieux et "poissard" des gravures que l'on vend sous le manteau, aux sexes démesurés et à la gymnastique sexuelle torturée. C'est entre ces deux extrêmes qu'il se situe. S'il joue avec Le verrou sur le symbolisme phallique et le trouble amoureux, il le livre en pendant à une Adoration des bergers bien innocente ! Le verrou composera ensuite un subtil triptyque avec L'armoire (un jeune paysan surpris dans ses ébats... et dont le chapeau tient sur le bas-ventre sans le secours de ses mains) et Le contrat (de mariage...), indiquant une volonté moralisatrice, la "faute" étant découverte et réparée. L'exposition, surtout thématique, permet de suivre ce parcours. On peut regretter que quelques grandes toiles (notamment l'Escarpolette et Corésus et Callirhoé) n'y aient pas trouvé place, ce qui résume plus encore l'impression d'un peintre de cabinet. Mais un beau travail a été réalisé pour regrouper une (petite !) partie des 180 dessins illustrant le Roland furieux, et pour numériser totalement les Contes de la Fontaine. Dans ces sujets piquants ou héroïques, qui lui permettent de confronter son génie à l'Arioste ou La Fontaine, dans un art alors jugé mineur, il fait preuve d'une prodigieuse inventivité, d'un art du mouvement et de la mise en scène que l'on ne trouve pas aussi achevé dans les grandes toiles. ¶ Insolite : une petite toile attribuée à Pater, montrant un couple d'amants en action, semble inspirée par une gravure plus leste illustrant les positions de l'Arétin. Pour une toile destinée à prendre place sur un mur, l'artiste a supprimé les sexes trop apparents, mais... les a évoqués dans la tradition galante par une cuiller trempant dans un bol, sur la table de nuit... |
Jean-Baptiste Pater (1695-1736) (?), L’étreinte, huile sur toile, ca 1730, Marseille : musée Grobet-Labadié |
Du 16 septembre 2015 au 24 janvier 2016, Musée du Luxembourg (Paris) |
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L'art du vitrail est souvent associé au moyen âge gothique et à sa
recherche d'un Dieu de lumière. On oublie le formidable essor du
vitrail moderne après la seconde guerre mondiale, quand il a fallu
remplacer les vitraux détruits lors des bombardements. Durant quinze
ans, une abondante production (deux mille lieux de culte ont dû être
rééquipés) a engendré de nouvelles recherches, tant d'un point de vue
des représentations que des techniques. L'église du plateau d'Assy,
consacrée en 1941, voit sa décoration confiée dès 1945 aux plus grands
artistes contemporains, en faisant un précieux musée de toutes les
tendances — dont les vitraux de Bazaine, Chagall, Rouault... Mais
bientôt, ce sont des églises anciennes qui s'ouvrent (non sans
scandale, parfois) aux maîtres verriers contemporains : Saint-Michel
des Bréseux, dans le Doubs, n'est qu'une église rurale du XVIIIe siècle
quand elle reçoit en 1948 des vitraux de Manessier, mais la cathédrale
de Metz est un monument historique classé, et les œuvres qu'elle
accueille en 1955 (en particulier celles de Chagall) ont un
retentissement immédiat. Le summum est atteint à la cathédrale de
Nevers, où 1052 mètres carrés de vitraux sont posés entre 1976 et 2011. L'exposition du musée de l'architecture en donne une image très sélective, par la force des choses, mais assez complète. Pas question de déplacer des vitraux : les projets, les esquisses et les panneaux d'essais sont plus nombreux que les verrières, mais l'ensemble est représentatif des questions qui se sont posées. En 130 œuvres réalisées pour 44 édifices, c'est un spectaculaire raccourci des problématiques qui nous est proposé. D'abord, dans les représentations. L'époque n'est pas au figuratif : on préfère utiliser la lumière colorée pour créer une atmosphère méditative, et l'abstraction, les symboles simples, les motifs purement décoratifs sont d'abord privilégiés. Ensuite, dans les techniques. La mode des "dalles de verre", composées de pièces de verre découpées et maintenues dans le béton armé, se prête à l'abstraction. Des techniques inspirées de Lalique, intégrant dans les verrières des modèles en ronde-bosse, donnent un saisissant effet de relief aux vitraux de Pascal Convert, Claus Velt, Jean-Dominique Fleury et Olivier Juteau pour l'abbatiale de Saint-Gildas-des-Bois. Soulages utilise à Conques un verre qui vibre en diffusant la lumière, en mêlant deux états du verre. À Maguelone, un verre moulé thermoformé imprime des vagues à la matière. Dans le raccourci de l'exposition, on voit combien la nécessité de remplacer les éléments détruits a suscité une créativité féconde. D'autres domaines peuvent encore s'ouvrir au vitrail, si l'on considère que l'architecture civile (fidèle à l'horreur de l'ornement décrétée par Adolf Loos et répandue par Le Corbusier dans les années 1920) ne s'en est emparée qu'avec parcimonie (... et en premier par le Corbusier lui-même pour son appartement vers 1950 !). Sans doute n'y a-t-il pas la même urgence que dans les églises bombardées, ni le même budget pour des commandes privées, mais le chantier est vaste. ¶ Insolite : un guépard d'Alberola, panneau d'essai pour la verrière de la Création, se découpe en réserve sur le verre blanc, tandis que son image, très précise, apparaît en arrière-plan, en partie cachée par la silhouette en réserve, qui fait ainsi du support un premier plan. L'effet est surprenant, les attitudes des deux figures ne correspondant pas. Elles évoquent la double création (dans la tête de Dieu et dans la réalisation de l'idée première), l'une (mais laquelle ?) n'étant que l'esquisse de l'autre... |
Jean-Michel Alberola, La création (détail), ateliers Albert Duchemin, vers 1998-1999, Nevers : cathédrale Saint-Cyr et Sainte-Julitte, déambulatoire. Verre, grisaille, plomb. Panneau d'essai, coll. part. |
Du 20 mai au 21 septembre 2015, musée de l'architecture et du patrimoine (Paris) |
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À l'époque de sa grandeur — de sa victoire contre Florence en 1260 à sa
défaite et son absorption dans le duché de Toscane en 1555 —, Sienne
fut un foyer artistique important, où œuvrèrent des peintres de tout
premier plan comme Duccio, Guido da Siena, Simone Martini, les frères
Lorenzetti, Sassetta, Giovanni di Paolo... Leurs œuvres ont par la
suite été éclipsées par les peintres de la Renaissance florentine, et
commencent à être redécouvertes. Cete exposition, dans un parcours
chronologique (curieusement repris en parcours thématique dans le
catalogue...) permet d'en découvrir les caractéristiques. Des
spécificités thématiques (la place prépondérante, environ 50 %, des
représentations de la Vierge, patronne de la ville depuis la victoire
de 1260), stylistiques (l'importance de la narration dans la
composition), formelles (les larges drapés aux plis peu prononcés)...
Très pédagogique, axée sur l'iconographie, la présentation met en
évidence l'évolution générale : l'influence byzantine, la révolution
giottesque, l'éclosion d'une école gothique locale, la séduction de la
Renaissance florentine... Elle nous rend en même temps sensibles aux
spécificités de chaque peintre : standardisation d'une production
massive, goût pour les couleurs vives, archaïsme des paysages et cités
idéales gothiques combiné aux découvertes de la renaissance florentine,
perspective, dégradés, ombres portées... Sans oublier l'importance de
la politique (les commandes civiles dans une républiques prenant
souvent le relais des commandes religieuses), des techniques (le
passage de la tempera à la
fresque ou à la peinture à l'huile), de l'histoire (rivalité avec
Florence, peste noire de 1348...), du support (remarquable synthèse de
l'évolution des retables qui permet de comprendre l'évolution des
sujets)...
On porte alors un regard plus intelligent sur ces œuvres trop souvent envisagées dans une perspective florentine qui les fait paraître maladroites. Les archaïsmes de Sano di Pietro ou de Giovanni di Paolo, au XVe siècle, traduisent aussi une volonté d'affirmer l'identité siennoise face aux influences florentines. De petits détails sont révélateurs de cette rivalité qui perdure jusqu'aujourd'hui entre les deux villes : l'Annonciation de Martino di Bartolommeo remplace les fleurs de lis de Gabriel (qui figurent aussi sur le blason de Florence !) par un rameau d'olivier ; l'allégorie du "Mauvais gouvernement", d'Ambrogio Lorenzetti, est en revanche surmontée du blason fleurdelisé... On devient attentif à des détails pittoresques. Un saint Michel terrassant le dragon lui a coupé les neuf têtes, qui reposent sagement à ses pieds. Un Christ hiératique de Pietro Lorenzetti, représenté de face et immobile, a les pieds curieusement de profil, en marche vers un point que désigne la pupille décentrée de ses yeux. Un enfant Jésus sculpté avec un remarquable réalisme ne présente que les mains et le visage peints, signe qu'il était vêtu d'une robe. Une sainte en vêtements à la mode a le corsage débraillé, peut-être parce qu'il s'agit de sainte Agathe, dont les seins furent coupés. Dans un jugement dernier de Giovanni di Paolo, une femme mystérieuse a pris place sous le Christ, la tête appuyée sur sa main... Et surtout, venues principalement de la pinacothèque de Sienne et de quelques musées français, d'époustouflants chefs-d'œuvre de délicatesse, de précision et de poésie, comme le Christ du Jugement dernier de Giovanni di Paolo, qui semble danser dans une gloire tourbillonnante de séraphins et de chérubins (pinacothèque de Sienne) ou quatre têtes de prophètes de Simone Martini, aux expressions personnalisées, empreintes de gravité et de douceur (petit palais d'Avignon). ¶ Insolite : Une Marie-Madeleine de Memmi a été découpée d'un retable et repeinte au XIXe siècle pour la transformer en Vierge à l'enfant, plus facile à vendre comme tableau de dévotion. On a retrouvé le manteau rouge sous le maphorion bleu de la Vierge et on a effacé l'enfant. Mais on n'a pas pu enlever le nimbe du Jésus, et l'attribut de Marie-Madeleine (sans doute un albarel) avait été effacé au XIXe siècle. La prostituée repentie regarde avec tendresse son enfant fantôme... |
Famille Memmi, Sainte Madeleine, 1335-1340. Tempera sur bois, 41x25. Avignon, musée du Petit Palais. |
Du 21 mars au 7 septembre 2015, musée des Beaux-Arts (Rouen) |
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Fascinante et délicate exposition que celle-ci ! Les pratiques magiques sont de toutes les époques et de toutes les cultures, mais dans toutes les cultures, elles ont été méprisées, considérées comme des pratiques populaires qui ne méritaient guère l'intérêt des scientifiques, sinon des folkloristes, et dans toutes les religions, elles ont été interdites, car elles étaient censées permettre à l'homme de contrôler des puissances surnaturelles, prérogative divine. Pour les juifs, le tabou est d'autant plus fort que dans l'imaginaire occidental, les pratiques magiques leur ont été réservées de manière privilégiée, comme pour purger de toute supersitition le christianisme dominant. L'image du rabbin magicien, évoquée en particulier par des extraits de films muets, est là pour nous le rappeler. Résultat : les persécutions contre les juifs ont souvent pris pour prétexte des pratiques de sorcellerie : accusés de jeter le mauvais sort, d'empoisonner les puits, d'utiliser à des fins magiques des objets sacrés chrétiens, en particulier des osties, les juifs ont été torturés ou massacrés aux époques de détresse, comme la grande peste de 1348. Une petite section de l'exposition nous rappelle ce regard chrétien sur la magie juive, immédiatement suivie, comme un clin d'œil ironique, par le rappel de pratiques magiques similaires dans la culture chrétienne ou païenne... Quant aux intellectuels juifs et aux rabbins les plus scrupuleux, ils ont également condamné ces pratiques, mais ont toléré que des "Maîtres du Nom" s'y adonnent comme intercesseurs entre Dieu et les hommes. En tentant de mieux distinguer magie et religion, ils ont peut-être permis le développement d'une culture magique parallèle. Car la magie se nourrit de la religion, des croyances dans les anges et les démons, et, en particulier, dans le monde juif, de la kabbale, réflexions mystiques et philosophiques de haut niveau qui ont alimenté, par leur complexité même, la pensée magique. Il y a donc du courage à rassembler ici tous ces aspects, parfois douloureux ou polémiques, de la magie juive, jusque dans les pratiques contemporaines. Et du courage, pour les particuliers, à prêter des pièces familiales. On prête le flanc à la moquerie ou à la critique, comme si les superstitions ne survivaient pas dans toutes les cultures... N'en prenons pour preuve que les pratiques apotropaïques (les alumettes pour éloigner le mauvais œil) communes à une époque et une région, indépendamment des différences religieuses : à la fin du XIXe siècle, par exemple, une pièce d'or est offerte dans l'empire ottoman aux nouveau-nés juifs ou musulmans : il s'agit de la même pièce, qui n'est donc porteuse d'aucune valeur religieuse...
L'exposition est organisée thématiquement autour des grands buts donnés
à la magie : contrôler les démons, protéger les vivants, en particulier
la mère et l'enfant lors de la naissance, protéger son foyer, apaiser
et guérir, en particulier les pratiques érotiques et la fécondité, et
nuire à son prochain. On y trouve des pièces curieuses, précieuses ou
originales, qui ne sont pas sans nous rappeler des pratiques
universelles, comme le bol à incantations, les colliers d'amulettes, ou
le popuvoir apotropaïque du sexe féminin. La représentation de Lilit,
compagne du prince des démons et mère de tous les démons, nue, avec des
organes sexuels outrageusement soulignés, évoque irrésistiblement des
pratiques bien attestées dans le monde chrétien ou celtique — le
rapprochement avec les Sheela-na-gig fréquentes sur les églises dans
les pays de tradition celtique saute aux yeux quand on revient
d'Irlande ! Les petits anges à tête d'oiseau qui la maintiennent à
distance, aux doux noms de Sanoï, Sansanoï et Semangelof rythment
l'exposition, appelés à la rescousse dans toutes les situations, pour
protéger le nouveau-né ou sanctifier la maison. Émouvant, le collier
d'amulettes mis au jour en 2007 à Tàrrega, en Catalogne, dans la fosse
commune creusée à la hâte après un massacre dans la juiverie, en 1248.
Les juifs, en effet, sont inhumés sans la moindre parure, mais dans ce
cas, les victimes enterrées à la hâte ont conservé les leurs. Le
collier retrouvé au cou d'un enfant était constitué de dix amulettes,
qui n'ont hélas pas réussi à le protéger contre la fureur des
assaillants — certains corps portaient jusqu'à vingt traces de coups.
¶ Insolite :
une cuillère dont la cupule est une pièce d'or turque de 1875. La
pratique d'offrir aux nouveaux-né une pièce d'or est commune aux juifs
comme aux musulmans de l'empire ottoman. Il s'agit d'une pratique
magique, la pièce éant un talisman apotropaïque (qui éloigne le mauvais
œil). La pièce ici est musulmane (datée de l'an 1293 de l'Hégire), mais
utilisée dans l'ensemble de l'empire ottoman ; les tables de la loi sur
le manche de la cuillère sont religieuses et spécifiquement juives.
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Cuiller-amulette, shmirah, empire ottoman, après 1875. Tel-Aviv, coll. part. |
du 4 mars au 28 juin 2015 - Musée d'art juif (Paris) |
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La passion pour l'art contemporain de Bernard Arnault,
président-directeur-général de Louis Vuitton, est connue depuis
longtemps à travers ses collections, son action de mécénat, les bourses
et concours pour les jeunes créateurs, et la création d'une fondation
qu'abrite depuis peu un bâtiment de Franck Gehry — sans doute une de
ses oeuvres les plus abouties dans l'harmonie des volumes extérieurs et
la mise en valeur des espaces intérieurs. La première exposition qui y
est installée entend expliquer les origines de cette passion. Démarche qui peut sembler étrange, sinon fatalement décevante, puisqu'il s'agit de présenter "une sélection d'œuvres majeures de la première moitié du XXe siècle qui ont posé les bases de la modernité". Il ne faut pas s'attendre à des découvertes fracassantes, bien au contraire : les œuvres présentées sont devenues des "icônes", pour reprendre un terme à la mode. Et c'est précisément leur statut de jalons dans l'histoire de l'art qui intéresse le collectionneur, comme le Cri de Munch ou L'homme qui marche de Giacometti. Parcourir cette exposition avec l'œil du touriste soucieux de vérifier de visu qu'existe bien, "dans la vraie vie", ce qu'il a vu vingt fois dans les livres ne pourra aboutir qu'à une déception. Oui, Monet a peint des nymphéas et Matisse est bien l'auteur de La danse. Mais pour celui qui n'a pas fait le voyage de Saint-Petersbourg, de Prague, de New York, d'Otterlo ou de Turku, c'est l'occasion de voir ces œuvres autrement qu'en vignettes sur papier glacé. Et c'est là le véritable choc. C'est là que l'icône redevient œuvre d'art : le lieu d'une rencontre entre deux hommes dont il importe peu que l'un soit créateur et l'autre spectateur, s'ils parviennent à partager la même expérience, la même souffrance ou la même euphorie. Détruire par l'accumulation des icônes la notion même d'icône est alors un coup de génie. On se rend compte que ce condensé de chefs-d'œuvre ne se fait pas ombrage, que chacun apporte, plutôt qu'une petite touche de connaissance dans la grande fresque de l'histoire de l'art, un choc artistique total, intense et complet, qui se renouvelle à tous les pas. Bien sûr, on préférera Picabia à Picasso, ou l'inverse, qu'importe ? Ils sont là. Et puis, quelques inconnus, ou méconnus, quand même, comme les autoportraits d'Hélène Schjerfbeck, éparpillés entre Turku, Stockholm, Helsinki, et une collection particulière. L'aspect didactique que le commissaire a voulu à cette présentation n'est peut-être pas, en revanche, la meilleure initiative. Intellectuellement incontestables, passionnantes pour nous faire comprendre les tendances expressionnistes, contemplatives, popistes et musicales de l'art au XXe siècle, les notices nous replongent dans la compréhension des œuvres plus que dans leur perception directe. Ce sont les "clés d'une passion", qui permettent d'ouvrir une autre porte, et qui ont été confiées à des spécialistes reconnus de chaque artiste. Une vive incitation à se procurer le catalogue, et un outil précieux pour l'étudiant en histoire de l'art. Mais l'art, heureusement, ne se laisse pas si facilement mettre sous clé. ¶ Insolite : les autoportraits de la Finlandaise Hélène Schjerfbeck, échelonnés sur toute une vie (cinq sont présents ici, de 1915 à 1944), et dont le vieillissement épouse l'évolution des techniques et des tendances de l'art moderne. |
Hélène Schjerfbeck : Autoportrait, 1915, crayon, aquarelle, fusain et feuille d'argent sur papier (© Turku, Art Museum) |
Du 1er avril au 6 juillet 2015, Fondation Louis Vuitton (Paris) |
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Voilà bien une exposition évidente en
apparence, au sujet clair, attendu et circonscrit. Et pourtant, c’est
un constant paradoxe. Par sa limitation même, tout d’abord : l’Europe
occidentale, presque exclusivement française, depuis le XVIe siècle.
Sans doute la période la plus sale de toute l’histoire de l’humanité.
Si l’on songe à la passion des Romains pour les thermes, à celle du
moyen âge pour les étuves, aux obligations rituelles des juifs et des
musulmans, la toilette sèche (sans eau) de l’époque classique, où l’on
dissimulait ses odeurs intimes derrière de capiteux parfums, fait
figure d’exception répugnante. Étrange, de réunir autant d’œuvres sur
une époque qui a perdu le goût des ablutions à grande eau ! L’explication du paradoxe tient dans un autre parti pris, imposé, celui-ci, par les œuvres produites : quasiment toutes mettent en scène des femmes, et des femmes nues. La toilette dans l’art n’est pas, loin de là, un témoignage sur la propreté d’une époque, mais un fantasme masculin. On pourrait titiller les commissaires sur leurs propres obsessions, en tout cas pour les siècles récents, où la nudité masculine n’est plus un tabou artistique. Mais d’un point de vue de sociologie historique, leur choix est le bon. Et l’on se prend à chercher l’homme dans les œuvres présentées. Car il y est, presque invisible, parfois, dans le reflet d’une vitre ; furtif, le plus souvent, dans l’embrasure d’une porte entrouverte, derrière un paravent. Le nombre de voyeurs est impressionnant. Dissimulant hypocritement leur visage derrière une main qui laisse entrevoir un œil entre deux doigts (1) ; cachant une érection que l’on devine derrière un chapeau poliment tenu à la main (2) ; symbolisés parfois par un animal familier, un petit chien qui regarde (ou renifle !) au mauvais endroit... Et parfois franchement... manipulés (au bon endroit) par une jeune fille moins pudique, comme ce coiffeur plus occupé de ce qui se passe sous sa ceinture que dans la chevelure de sa cliente. Alors, on apprend à lire une autre scène dans le cadrage d’une estampe, dans le regard des protagonistes. Un jeu parfois subtil. Dans une gravure de Nicolas Bazin, par exemple, le voyeur qui se voile la face a un double symbolique dans le visage rayonnant d’un soleil sculpté dans le bois du lit, et qui se repaît sans honte du spectacle. Une manière de souligner que le soleil voit tout ou (étant donné la couronne qui le surmonte) une allusion au Roi Soleil alors au pouvoir, et qui s’amuse de ces privautés ? À l’extrême, cette double lecture se concrétise dans des tableaux dédoublés, tel ce curieux ensemble conçu par François Boucher pour Randon de Boisset (3) : deux tableaux montrant des jeunes femmes pudiquement occupées... et reproduites, dans les tableaux secrets qu’ils recouvrent, dans les mêmes attitudes, mais dans d’autres activités, et nues. Alors ne boudons pas notre plaisir, et cherchons dans cette exposition ce qu’elle peut nous donner : une centaine d’œuvres, tableaux, sculptures, estampes, photographies, livres (une belle collection de Georges Vigarello, spécialiste du sujet) avec quelques pièces prestigieuses de Dürer, du Primatice, de Clouet, de Georges de La Tour... Une réflexion intéressante sur l’évolution des gestes et des outils de propreté, jusqu’à la redécouverte de l’eau, au XIXe siècle, et l’apparition de lieux dédiés à la propreté, comme la salle de bain ou le cabinet de toilette, et d’objets d’intimité, le bidet ou le tub. Les œuvres, de grande qualité, signées Manet, Degas, Toulouse-Lautrec ou Berthe Morisot, se font plus anecdotiques dans cette seconde partie, et répétitives. Si l’esthétique y gagne, le discours n’est plus le même et l’intérêt intellectuel retombe. La troisième partie, consacrée au XXe siècle, ne présente que peu d’œuvres intéressantes, comme si, en se montrant plus à l’aise avec son corps, l’homme moderne ne parvenait plus à susciter les fantasmes de l’artiste. Et c’est là qu’on se dit qu’on a peut-être manqué quelque chose, dans cette exposition prometteuse et plus ambitieuse dans son projet qu’il ne le semble : la naissance de l’intime, précisément, qui lui a donné son titre. C’est plus à une histoire de la toilette que se sont intéressés les commissaires, et plus spécifiquement encore, des représentations de la toilette féminine et des fantasmes qu’elle éveille chez des artistes masculins. Pourtant, le panneau d’introduction posait la problématique dans toute sa complexité : l’évolution des représentations de la toilette doit être mise en parallèle avec la domestication de l’intimité, la mise en place d’une pudeur individuelle et la réglementation de la décence collective, l’exploration de l’intériorité qui se manifeste dans la vie spirituelle aussi bien que dans la maîtrise de ses émotions et de son corps. Vaste sujet ? Certes, et qui peut-être aurait mérité une grande rétrospective thématique pluridisciplinaire. Car sous ses apparences aguicheuses, la découverte de l’intimité est une évolution capitale du monde occidental. ¶ Insolite : comment passer son temps durant les longues séances de coiffure ? Gravure anonyme, XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque nationale de France. (1) Nicolas Bazin, Femme de qualité déshabillée pour le bain, 1686, Paris, musée Carnavalet (2) La Toilette intime, vers 1765, Paris, musée Carnavalet (3) François Boucher, La Gimblette, La Femme qui pisse, L’Enfant gâté, La Jupe relevée, 1742 ? ou années 1760 ?, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle et coll. part. |
Gravure anonyme, XVIIIe siècle, Paris, B.n.F. |
du 12 février au 5 juillet 2015 au musée Marmottan Monet. |
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Pour la chrétienté de la Renaissance, croit-on d'emblée, les Turcs
musulmans représentent les païens dont la menace commence à peser sur
l'Europe depuis la conquête de Constantinople en 1453. Il est vrai que
le XVIe siècle, qui voit leur progression en Europe centrale jusqu'à la
Hongrie et qui appelle à la Croisade, redoute ces envahisseurs
puissants et souvent victorieux. Mais ce n'est qu'une partie de la
réalité géopolitique. La crainte, parallèle, de l'empire Habsbourg qui
réunit la couronne germanique et celle d'Espagne, suscite des alliances
entre la France, la Pologne et l'empire ottoman. Une diplomatie
complexe s'ensuit (qui a peut-être influé sur l'élection du français
Henri III au trône de Pologne, la pression de leur allié ottoman commun
n'étant pas négligeable !).
Guerre, diplomatie : des occasions opposées, mais efficaces, de se connaître. Durant les périodes de paix, les marchands reprennent la route, puis les artistes, et rapportent en Occident des images plus exactes que les traditionnels récits de pèlerins. C'est cette image de la Turquie dans l'Europe du XVIe siècle qui constitue le coeur de l'exposition. Une partie géopolitique, qui regroupe des cartes d'époque, des représentations de batailles, des livrets de propagande... intéressera particulièrement le spécialiste. Mais l'image de l'Ottoman pénètre aussi dans le grand art occidental. D'abord, dans les représentations chrétiennes, où il incarne volontiers le païen : rois mages, bourreaux de saints, soldats de la résurrection du Christ... Mais aussi dans des images satiriques, où le païen enturbané finit par représenter l'hérétique. Côte à côte, une caricature protestante où le pape est accolé à un Ottoman et une caricature catholique où un Luther à sept têtes arbore, sur l'une d'elles, le turban turc ! Quant aux Gueux flamands, qui résistent à la persécution catholique des Espagnols, ils portent une médaille en forme de croissant musulman avec cette devise provocatrice : "Plutôt turc que pape" ! Dans ces échanges d'invectives et de souvenirs de voyages, cependant, une connaissance plus précise de l'autre se profile. Les sultans, découvrant l'art occidental, invitent des peintres et des graveurs à leur cour. Gentile Bellini est le plus important des invités de Mehmet II, et les oeuvres qu'il rapporte à Venise inspireront d'autres artistes — en particulier Dürer. À sa suite, les grands peintres, comme Veronèse, sont appelés à portraitiser les sultans. Ainsi les costumes, les armes, les moeurs, les objets quotidiens, les fleurs (comme la tulipe)... pénètrent-ils en Occident. Les nobles polonais adoptent des vêtements turcs, et les tapis ottomans envahissent l'Europe. A l'inverse, les Ottomans accueillent des oeuvres d'art et des objets scientifiques occidentaux (en particulier des cadrans solaires). Une production spécifique se tourne vers ces acheteurs étrangers, témoin cette étonnante mappemonde sans doute vénitienne, rédigée en turc, mais avec des fautes de grammaire qui trahissent son origne occidentale. De part et d'autre, on s'étonne. Pieter Coecke pointe la manière turque d'uriner assis ; un miniaturiste ottoman ajoute à un dessin un chapeau hollandais... La curiosité est le début de la compréhension. On ne reste pas longtemps ennemi de celui qu'on regarde vraiment. Cette double pénétration des cultures (surtout représentée par des oeuvres occidentales) est d'un intérêt certain à l'heure où l'Europe s'interroge sur ses frontières et ses racines. Cette exposition est d'ailleurs organisée dans le cadre du projet international Ottomans et Européens, qui met à l’honneur les relations culturelles entre l’Europe et la Turquie, et emprunte avec discernement des oeuvres peu connues de tous les pays d'Europe. ¶¶ Insolite : L'apocalypse (protestante) de Gerung, dans laquelle le pape (avec sa tiare) et le sultan (avec un turban surmonté d'une couronne) entraînent leurs partisans (les païens et les catholiques) en enfer en les enchaînant par leurs paroles (leur langue est remplacée par une chaîne). |
Matthias Gerung, Le pape et le sultan entraînant leurs partisans en enfer, vers 1546. Gravure sur bois, 20,4 x 16,9 cm. Londres, British Museum, Department of Prints and Drawings, inv. 1895,0122.45 |
Du 27 février au 31 mai 2015 au Palais des Beaux-Arts (Bruxelles) |
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On a tous en tête quelques clichés sur les frères Lumière : l’invention
du cinéma, la sortie de leurs usines filmée en 1895, l’effroi des
spectateurs en voyant un train foncer sur eux... Tout cela est vrai,
bien sûr, et constitue le fond de sauce de la grande exposition qui
leur est consacrée par l’Institut Lumière au Grand Palais. Mais
derrière les clichés, il y a d’abord un incroyable génie inventif de la
part des deux frères, Louis et Auguste, qui ont déposé près de deux
cents brevets dans les domaines les plus divers, mais surtout dans le
domaine de la photographie. Louis Lumière a seize ans quand il améliore
la plaque photographique sèche, qui met cet art nouveau à la portée de
tous en épargnant à l’opérateur l’obligation d’étaler son émulsion sur
le verre au moment de prendre son cliché. L’instantané devient
possible, et les frères Lumière arrivent à réduire le temps de pose.
Leur fortune industrielle s’est bâtie sur ce procédé. Mais ils ont
aussi inventé la photographie en couleurs, le cinéma en relief ou le
photorama, qui permet de photographier et de projeter un panorama à
360°. Ces inventions rappelées et illustrées constituent une des
curiosités de cette exposition. Sur les origines du cinéma, en effet,
le visiteur qui est passé par le musée du cinéma de Turin sera un peu
déçu. La dimension familiale de l’aventure constitue aussi un axe essentiel l’exposition. L’engagement de travailler ensemble est en effet une promesse que s’étaient faite les deux enfants, un jour où ils s’étaient retrouvés coincés dans une grotte par la marée montante. Si leur industrie est une histoire familiale, les petits films qu’ils produisent la prolongent au quotidien. Ils racontent leurs vacances, filment le goûter de leurs enfants, et le fameux arroseur arrosé n’est autre que le jardinier de leur villa. Ils regardent la vie autour d’eux et nous restituent des instantanés irremplaçables de la Belle Époque en 1422 films — tous projetés simultanément sur une immense mosaïque lumineuse, mais dont beaucoup peuvent être visionnés en cours de visite. La multiplication de ces petits films, extrêmement variés, nous rappelle qu’il ne faut pas caricaturer l’opposition traditionnelle entre les documentaires des Lumière, les fictions fantastiques de Méliès, les sketches comiques des frères Pathé, les fantaisies poétiques de Léon Gaumont. Mais les projections juxtaposées des grands concurrents des Lumière sont instructives sur la manière dont ils se répartissent les grands domaines d’inspiration. Et force est de constater que leurs petits reportages sur la vie ordinaire n’ont pas pris une ride, quand les fictions sont quelque peu démodées. L’accent est également mis sur les opérateurs envoyés autour du monde (Marius Chapuis en Russie, Gabriel Veyre au Mexique...), dont les films sont indispensables aux ethnologues. On a l’impression qu’en 1900, toutes les directions du cinéma actuel ont été explorées, ou du moins débroussaillées. C’est un des éléments les plus intéressants de l’exposition de montrer comment la syntaxe du cinéma s’est d’emblée constituée sur des bases pratiques. La progression diagonale, par exemple, qui permet de faire défiler plus longtemps un objet sur l’écran d’un angle à son opposé, puisque la médiane horizontale, qui semble plus logique, est géométriquement plus courte. Et le traveling, né par hasard lorsqu’un opérateur, en Indochine, continue à tourner quand sa chaise à porteurs se met en route, alors que les consignes étaient de conserver un plan fixe, plus lisible. Pour le novice, c’est une initiation précise et bien organisée aux débuts du cinéma. Pour le spécialiste, une manière de se replonger dans l’ambiance d’une époque, en particulier cette impressionnante recomposition de la première séance parisienne, dans le salon indien du Grand Café, le 28 décembre 1895.
¶¶ Insolite :
le projecteur photorama (1901) : 12 miroirs réfléchissant le faisceau
lumineux vertical, correspondant à 12 objectifs pour l'agrandissement,
permettant une projection de panoramas à 360°.
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Le projecteur photorama |
du 27 Mars au 14 Juin 2015 au Salon d'honneur du Grand Palais (Paris) |
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L'Occident chrétien a connu périodiquement des interrogations, et
parfois des querelles, autour de la représentation de Dieu. Au XVIe
siècle, les protestants réveillèrent les tendances iconoclastes,
déclenchant en réaction un nouveau culte des images dans l'Église
romaine après le Concile de Trente. Comment s'est constituée cette
nouvelle doctrine et comment les artistes l'ont-ils appliquées ? En
mettant surtout en valeur ses collections de dessins, le Louvre suit
cette "fabrique des images" sur une période de quatre-vingts ans et
dans deux lieux de production qui ont adopté des solutions distinctes,
Paris et Rome. Si aucun lien n'est établi avec une époque plus récente,
on ne peut s'empêcher de trouver à cette idée même des échos à des
questions d'actualité, en particulier dans les discussions qui ont
amené le christianisme à accepter les représentations de la divinité,
quand l'islam comme le judaïsme les ont toujours farouchement refusées.
La religion romaine se fondait sur le personnage du Christ, Dieu
incarné qui avait pris forme humaine, et sur les visages censées ne pas
avoir été dessinés par des mains d'hommes (achéiropoïètes) comme le saint suaire de Turin ou le voile de Véronique, pour justifier la possibilité de représenter Dieu.
Le principal intérêt de cette exposition est la contextualisation systématique des œuvres. Car si l'on peut parler de "fabrique" des saintes images, c'est parce qu'il y a réflexion, contrôle et censure, en vue d'une propagande efficace et uniforme. Telle œuvre, commandée, sera jugée trop audacieuse pour être montrée en public et réservée à la collection privée du commanditaire. Derrière des thèmes que l'on croit destinés à une piété traditionnelle et anodine se cache une volonté militante. Les figures des saints ne sont pas seulement l'expression d'une dévotion populaire, mais l'affirmation de leur culte contre l'interdit protestant, et leur choix n'est pas innocent : la multiplication des saints Pierre fait allusion à la primauté du pouvoir pontifical, qu'il incarne. Les représentations des mystiques, en particulier Thérèse d'Avila, qui lutta contre les tendances iconoclastes ou iconophobes, invitent à partager l'extase qu'ils ont connue devant les représentations, le plus souvent les crucifix. Derrière David étouffant le lion, il faut voir un appel à écraser l'hérésie... Le culte de la Sainte Face est un appel manifeste à la méditation personnelle devant le visage du Christ, La manière même de représenter les scènes porte sens. L'appel de l'Église à la clarté des représentations, qui doivent être immédiatement intelligibles, promeut un art classique épuré, séparant nettement les scènes célestes et terrestres, se concentrant sur les personnages importants, mettant en valeur les épisodes clés. L'imitation de l'antique, mais parfois, aussi, le recours à des techniques que l'on attend plutôt dans la statuaire médiévale que dans le dessin classique où elles s'expliquent moins (des sains aux têtes surdimensionnées pour corriger la perspective lorsqu'on les regarde d'en bas) rendent au sujet choisi une épaisseur historique. L'usage du clair-obscur et des perspectives dramatiques du Caravage prend ici tout son sens. En revanche, l'exposition de parle pas de la chasse aux sujets pittoresques ou apocryphes entreprise par le concile de Trente, ou tout simplement aux éléments anecdotiques (lieux profanes, animaux...) que l'art baroque a interdits ou noyés sous de grandes masses nuageuses pour concentrer la méditation sur les éléments les plus sacrés. Durant un siècle, l'art a été un des fers de lance de la Contre-Réforme. Il n'en a pas été de même en France où, mis à part les jésuites restés proches des consignes romaines, l'Église gallicane, tâchant d'affirmer son indépendance, a suivi d'autres voies. En particulier, une tendance mystique à l'anéantissement extatique a négligé les grands effets et fuit la théâtralité des gestes et des perspectives pour se concentrer sur des scènes sobres, des attitudes retenues, une immobilité rigide. On regarde différemment, après les salles romaines, la Cène de Philippe de Champaigne, où les personnages semblent figés dans une stupéfaction peu éloquente, et où l'immense table à la nappe blanche immaculée, aux plis rigoureux, n'est occupée que par le seul calice et le pain rompu. La disparition du grand fatras médiéval de verres, écuelles, couteaux, mets divers... est soudain criante, comme les murs nus qui n'égarent plus le spectateur dans des scènes secondaires en abîme. Cette facette de l'art français du XVIIe siècle est développée dans une exposition complémentaire consacrée à "Poussin et Dieu". Mais le contrepoint le plus spectaculaire est sans doute l'exposition sur les Bas fonds du baroque, qui montre une autre face de la même ville (Rome) à la même époque (les années 1620), avec parfois les mêmes artistes (Simon Vouet), mais dans une inspiration moins sacrée.
¶¶ Insolite :
la Sainte Face de Claude Mellan est constituée d'un seul trait gravé en
spirale à partir du nez du Christ, au centre exact de la gravure. Le
trait est plus ou moins épais pour rendre les traits du visage.
Prouesse technique dont le message symbolique est souligné par la
légende : Formatur unicus una, "l'Unique est formé d'une seule", allusion à la technique (une seule ligne) aussi bien qu'au culte de la Vierge (Une seule).
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Claude Mellan, Sainte Face, burin, Paris, B.n.F. |
du 2 Avril 2015 au 29 Juin 2015 au musée de Louvre (Paris) |
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On peut dédaigner l’art baroque italien. J’avoue qu’il a
longtemps été pour moi synonyme d’Immaculées Conceptions en extase
cherchant vainement un détecteur de fumée dans le plafond d’une
chapelle. Raison de plus pour découvrir cet autre regard sur le
baroque, celui de peintres impertinents venus de toute l’Europe au XVIIe
siècle pour découvrir la lumière italienne et les ruines antiques.
Entre quelques œuvres officielles et quelques beuveries moins
studieuses, ils nous ont laissé des toiles étonnantes,
irrévérencieuses, relatant leur quotidien, les dangers et les plaisirs
de la ville, les dessous pas toujours reluisants des palais et des
cérémonies pompeuses. Rompant avec l’idéalisme de la Renaissance et
avec les rigidités de la Contre-réforme, ils nous font découvrir des
personnages inattendus, mendiants, diseuses de bonne aventure, gitons,
bandits, putains, joueurs, noceurs, sorciers… Une attention
particulière est portée aux Bentvueghels, « oiseaux de la bande » en
flamand, des peintres du nord de l’Europe qui se retrouvaient, dans les
années 1620, au sein d’une confrérie parodique dans le quartier du
Pincio. Ils y pratiquaient des initiations grotesques dans des tenues
inspirées de l’antique, ou sans tenue, sous les auspices de Bacchus. Mais il s’agit bien plus que d’une visite guidée des bas-fonds de la ville éternelle. Ce sont les grands noms de l’Europe artistique au XVIIe siècle qui se retrouvent alors dans des quartiers sordides : Salvator Rosa, Simon Vouet, Claude Gellée, Ribera, Van Laer… Alors que les églises commandent à des inconnus besogneux ou à des génies en contre-emploi des tableaux d’autel sirupeux, ils inventent un art innovant et pétillant de vie. Ils s’approprient le clair-obscur du Caravage, ils mêlent hardiment personnages mythologiques et contemporains, ils imaginent des mises en scène hardies, ils mettent au centre du tableau des sujets jadis marginaux (mendiants, bohémiens…). S’ils savent peindre dans toutes les règles de l’art une ville splendide baignée de lumière, ils oublient dans l’ombre un bourgeois marchandant les services d’une prostituée à une maquerelle. Ce qui nous touche, surtout, dans ces œuvres, c’est qu’elles s’attachent aux réactions des acteurs plus qu’au sujet représenté. Les scènes de sorcellerie sont banales à l’époque. Mais Van Laer se peint lui-même en sorcier effrayé, non sans humour, par le démon qu’il a convoqué. Sur le grimoire, le cœur percé semble dire que le pauvre « Bamboccio » disgracié croyait se préparer un philtre d’amour, tandis qu’un cahier de chansons nous avertit, au premier plan, que le diable ne plaisante pas… Il faut savoir lire à plusieurs niveaux ces tableaux parfois complexes. Un concert, si on le regarde bien, est donné par des hommes et des femmes abrutis par l’ivresse ; si l’on est plus attentif, on reconnaît un bas-relief antique servant de table ; une érudition poussée nous permettra d’y reconnaître les noces de Pelée, au cours desquelles Pâris enleva Hélène. Et voilà le sujet central du tableau. Non un concert, mais une mise en garde contre les dangers de l’ivresse. Plus qu’une réaction des acteurs, c’est une prise à partie du spectateur qui nous arrête. Le XVe siècle, avec Alberti, avait inventé l’ammonitore, le personnage qui, de l’œil ou du doigt, interpelle le spectateur et l’oblige à entrer dans le tableau. Les peintres l’ont ici porté à son sommet. Un personnage nous adresse soudain une figue, un geste obscène et insultant, le pouce glissé entre le majeur et l’index. Une femme nous invite au silence pour faire une farce à un dormeur, lui glissant un papier enflammé sous les narines. Un buveur s’interrompt pour nous fixer dans les yeux, un jeune homme nu se retourne pour nous inviter à remplacer le chat qui se prélasse sur ses cuisses. C’est une autre conception de la peinture qui émerge dans ce bouillon de culture, un autre rapport entre le peintre, son sujet et le spectateur, qui s'invente un langage innovant. ¶¶ Insolite : Paysage de ruine avec une scène pastorale, de Cornelis van Poelenburgh. Et surtout, avec Manneken-piss venu tout droit des Flandres ! Dans l'ombre, il faut de bons yeux pour voir qu'un homme urine sur les ruines vénérables, juste sous une statue d'une pudeur farouche. |
Paysage de ruine avec une scène pastorale, de Cornelis van Poelenburgh, ca 1620-1623 |
du 24 février au 24 mai 2015 au Petit Palais (Paris) |
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Un régal pour les amateurs d'impressionnisme, en particulier de Manet,
Monet, Renoir, Pissaro ou Sisley : quatre-vingts tableaux collectionnés
par Paul Durand-Ruel (1831-1922), marchand d'art qui fit connaître le
mouvement au monde entier. Un régal, car il n'y a que d'excellentes
pièces, dont les trois quarts venues de l'étranger et certaines jamais
exposées en France. Un régal attendu, certes, car Renoir ressemble à
Renoir et Monet à Monet, mais pourquoi bouder son plaisir ?
Et surtout, ici, on comprend pourquoi. L'originalité de cette exposition est de regarder ces tableaux avec l'œil d'un marchand d'art, qui a inventé le métier de galeriste au sens moderne du terme et la mise en valeur d'une œuvre, sinon d'un peintre. Durand-Ruel achète par centaines les œuvres d'un même artiste, pour en maîtriser le cours. Il organise des expositions collectives et, pour la première fois, des rétrospectives d'un seul artiste (initiative si surtprenante qu'elle met les artistes mal à l'aise) ; il favorise les "séries" sur un même sujet (comme les Peupliers de Monet en 1891, dont trois exemplaires sont exposés) qui conçoivent la galerie comme un lieu d'exposition homogène ; il ouvre des galeries à Londres, à Bruxelles, à New York ; il constitue un réseau d'amateurs qu'il entretient et renouvelle en permanence ; il vend à des musées étrangers des œuvres trop audacieuses pour l'académisme français ; il rachète ce qu'il a vendu quelques mois auparavant pour le revendre plus cher ; il organise à perte des expositions à New York pour allécher le marché américain... Il faut dire que c'est alors la seule façon d'imposer un courant novateur peu prisé. Une exposition collective doit être gardée par la police ; le conservateur du musée de Berlin, Hugo von Tschudi, sera limogé pour avoir acheté des toiles impressionnistes ; le musée de Lyon, le premier en France à suivre cet exemple, se contente d'une Femme à la guitare de Renoir, l'estimant suffisamment sage pour ne pas choquer les visiteurs... C'est en vendant les peintres des années 1830, qui avaient connu un même décalage entre la période de création et le goût du public, que le marchand d'art a compris qu'il fallait désormais organiser le succès, acheter des toiles à bas prix (un Monet se négocie pour quelques centaines de francs, quand des artistes désormais inconnus en valent plusieurs milliers) et se constituer un stock qui peut fructifier (il a vendu parfois jusqu'à deux cents fois le prix d'achat). Au risque, bien sûr, de quelques échecs cuisants. Un fac-similé de son registre est de ce point de vue éloquent ! Excellent marchand d'art, qui a survécu à deux périodes financièrement difficiles, homme de goût et habile négociateur, c'est aussi une véritable aubaine pour les artistes qui ont pu créer des œuvres exigeantes qui ne leur auraient pas permis de vivre. Qu'il suffise de rappeler que c'est grâce à Durand-Ruel que Monet put acheter sa propriété de Giverny. C'est un autre regard sur ce que l'on croit connaître que nous fait découvrir cette exposition. ¶¶ Insolite : "Vous n'avez pas idée du mal que je me donne pour mettre les deux bouts ensemble et encore je n'arrive pas. Je travaille avec une ardeur que vous ne soupçonnez pas pour recruter de nouveaux amateurs et chauffer les autres..."Une lettre d'un éditeur à son auteur pour justifier la médiocrité d'un à-valoir ? Non, Durand-Ruel à Monet (15 janvier 1886) pour expliquer qu'il ne lui envoie que trois cents francs... |
Courrier de Durand-Ruel à Claude Monet (15 janvier 1886) | du 9 octobre 2014 au 8 février 2015 au musée du Luxermbourg (Paris) |
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On s'attendait à une exposition commémorative ou à un pieux hommage,
pour cet octocentenaire
du seul roi de France sanctifié un quart de siècle à peine après sa
mort. Bon, il y avait de cela, avec une salle assez insipide sur le
mythe de Saint Louis au XIXe siècle (mis à part de curieux décors pour
un théâtre d'ombre dont l'absence totale de personnages est reposante
!) et une vitrine regroupant chemise, cilice et discipline du dévôt,
pieusement conservés avec le psautier dans lequel il a appris à lire.
Une fois franchis ces préliminaires, il faut admettre que
l'exposition a su réunir des objets méconnus ou à l'inverse, trop
connus pour être montrés fréquemment. Comme le fameux cahier de Villard de Honnecourt,
dont les innombrables fac-similés font presque oublier qu'il est bel et
bien conservé à la Bibliothèque Nationale, ou un manuscrit
autographe de Thomas d'Aquin, venu de la bibliothèque vaticane et qui
donnera des lettres de noblesse à ceux qui ne parviennent pas à écrire
lisiblement... Une riche collection de manuscrits, et en particulier
les missels de la Sainte-Chapelle qui, avec les vitraux, le mobilier et
les statues exposés, constituent un superbe raccourci de l'évolution
artistique entre 1230 et 1280. Malheureusement sans explications
détaillées, comme si le présupposé de l'exposition est de s'adresser
prioritairement à ceux qui ne s'y intéressent pas. Ne pas manquer la
merveilleuse descente de croix en ivoire
que le Louvre vient de compléter en acquérant le saint Jean et de la
Synagogue qui lui manquaient. Des vestiges de polychromie montrent
que l'intérieur du vêtement était peint en bleu (lapis lazuli), de
façon à ce que les revers des plis se détachent sur les vêtements
blancs. Sans oublier la reconstitution du Palais de la Cité en trois dimensions
grâce au système Dassault.
¶¶ Insolite : Rares et inconnus, les Comptes du chambellan royal Jean Sarrazin, rédigés sur une tablette de cire miraculeusement conservée : le propre de ces supports temporaires est en effet d'être effacés pour accueillir de nouveaux brouillons. |
Comptes du chambellan royal Jean Sarrazin, sur une tabeltte de cire, mars-avril 1256. Paris, Archives Nationales. |
du 8 octobre 2014 au 11 janvier 2015 à la Conciergerie (Paris) |
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Le Maroc s'expose à Paris : un Maroc au sens large, puisque l'empire
qu'il constituait au Moyen Âge s'étendait des Pyrénées au Mali, sous la
domination de quatre dynasites successives, les idrissides, les
almoravides, les almohades et les mérinides. Quatre minbar,
chaires d'où est prononcé le sermon, correspondant à ces quatre
périodes, rythment l'exposition. Quelques pièces riches ou curieuses —
comme ce puzzle de tissu où tous les visiteurs se cassent les méninges
: la chasuble de saint Exupère de Toulouse, dont les morceaux ont
été découpés, vendus, restaurés et réunis pour cette exposition.
Ne cherchez pas, rien ne correspond, et pour cause : la partie la plus
grande a été recousue pour faire disparaître le plus possible les
traces du dépeçage... L'exposition est sous le signe de la diversité et de l'œcuménisme. Dans un empire aussi vaste, les religions se sont mêlées, de l'islam aux religions hébraïque ou chrétienne, sans oublier l'animisme du Mali. On trouvera ainsi un autographe de Maïmonide, qui fit entrer l'aristotélisme dans la pensée juive, des statuettes animistes ou une cloche d'église transformée en lustre. Des époques de tolérance ont succédé à des époques d'intégrisme, et les relations commerciales aux guerres. Cohabitation féconde : une bonne partie des pièces témoignant de l'art islamique ont été perdues et n'ont été sauvées que par un remploi chrétien. Ainsi les multiples tissus utilisés pour envelopper des reliques. Bien sûr, l'art est essentiellement islamique, y compris dans ce qui pourrait passer pour un art profane : les astrolabes sont moins destinés à étudier le cours des astres qu'à déterminer chaque jour l'heure de la prière en fonction du lieu ; les margelles de puits richement décorées sont surtout utilisées pour les ablutions rituelles, et les pièces de monnaies carrées font référence à la Kaaba. Sacré, profane et politique s'entremêlent — le développement d'un centre religieux à Fès tente de faire oublier l'importance historique de La Mecque. La calligraphie est certes un art profane (les correspondances avec les rois espagnols ou les marchands de Pise en témoignent), mais surtout utilisé pour les corans. La langue berbère, favorisée par la dynastie almohade, s'est maintenue parce que les mystiques prêchaient en cette langue, comme cela s'est produit pour les mystiques chrétiens contemporains. Peu familier de cette culture,j'ai été attentif à ces ponts entre les traditions. ¶¶ Insolite : Le lustre de la mosquée al-Qarawiyyin de Fès, incorporant la cloche d'une église chrétienne prise en 1333 à la bataille de Gibraltar par le sultan Abu al-Hasan. |
Lustre de la mosquée Al-Qarawiyyin de Fès (Fondation nationale des musées marocains). |
du 17 octobre 2014 au 19 janvier 2015 au musée du Louvre (Paris) |
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Aucune exposition, nous précise-t-on d'emblée, n'avait été jusqu'ici
consacrée à l'antiquité de Rhodes. Oui, cela manquait. Il est un peu
dommage que, dans une histoire peu connue, le parti-pris ait été
l'approche par fouilles historiques : les campagnes
franco-britanniques, danoises, italiennes, grecques... ont certes un
intérêt particulier, mais la présentation rend difficile la logique
chronologique au néophyte. Cette présentation met cependant en évidence
la relativité des constructions historiques :
l'interprétation des monuments et des découvertes dépend en effet des
intérêts de chaque époque. Très curieuse, la
lettre de Flaubert demandant à revoir une plaque d'or dont il s'est
inspiré pour décrire le costume de Salambô : la lecture du roman a ravi une grande dame — la
princesse Mathilde — qui souhaite se constituer un costume de bal
masqué... Étranges, les tentatives de l'Italie fasciste de modeler
l'antiquité rhodienne
à l'image de l'art mussolinien... Cet distanciation de l'antiquité par
le regard d'autres époques est une tendance muséologique à la mode : on
la retrouve dans l'exposition sur le Maroc médiéval, qui expose des
photos anciennes sur des monuments auxquels sont empruntées les œuvres,
ou à l'exposition sur Saint Louis, qui consacre sa première salle à
l'iconographie post révolutionnaire du roi. À la mode aussi, l'intérêt pour le métissage des cultures. Pour
Rhodes, le thème est évident : au cœur des échanges entre l'Afrique,
l'Europe et l'Asie, on y a retrouvé des objets de tous les continents,
et des influences grecques ou égyptiennes dans les productions locales.
¶¶ Insolite :
une divinité féminine double à deux têtes... et trois
seins. Le commissaire a prudemment légendé la statuette avec un point
d'interrogation. Et s'il s'agissait de l'androgyne de Platon ?
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Divinité féminine double (?), argile, Paris, musée du Louvre. |
du 14 Novembre 2014 au 9 Février 2015 au musée du Louvre (Paris) |
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Le thème est évident : rien qu'à le suggérer, des centaines d'idées
viennent à l'esprit. Le Moyen Âge est en effet une période où tout le
monde voyage... mais jusqu'où ? C'est à la fois la richesse et la
faiblesse de l'exposition, d'avoir voulu aborder tous les thèmes liés
au voyage, avec une bonne volonté de dictionnaire analogique. Cela
donne parfois des passages obligés par des sujets trop vastes, qui
mériteraient (ou ont déjà connu) des expositions entières : les cartes
médiévales, l'imaginaire chrétien du voyage (de l'entrée du Christ à
Jérusalem à sa descente aux limbes !), le voyage dans la littérature,
l'image de l'étranger... Ces sujets se retrouvent traités de manière
trop superficielle et ne permettent pas de donner toute leur ampleur à
ceux qui s'imposent (le pélerinage, les croisades, le commerce, les
déplacement des artistes, des moines, des soldats, du pouvoir alors itinérant...) ou
plus originaux (le voyage de l'âme, les objets du voyage...). Et,
curieusement, il manque un thème à cette revue systématique : celle des
compagnons des différents métiers qui ont voyagé sur les chantiers des
cathédrales, et dont le "tour de France" est attesté depuis 1420.
Cette volonté encyclopédique (d'esprit bien médiéval !) est cependant compensée par une initiative heureuse : l'union de quatre musées médiévaux (ceux de Vic, de Florence, de Cologne et de Paris) pour se prêter leurs pièces les plus remarquables. On sent derrière cette collection parfois hétéroclite la fierté des conservateurs à faire connaître des objets ou des oeuvres rares ou peu connus. Ne boudons pas dès lors notre plaisir devant le nombre de pièces curieuses ou passionnantes rassemblées en une seule salle ! L'impressionnante épave d'Urbieta, par exemple : une barque d'11,30 mètres venue de Bilbao, dont il ne reste que la quille en hêtre et quelques éléments, mais parfaitement reconstituée. Ou les comptes des dépenses engagées par l'abbaye d'Ambert pour l'achat d'une rente, en 1379, et qui va jusqu'à réclamer le vin bu par les moines à Paris ! Deux lettres de change du XIVe siècle nous rappellent ce que pouvaient être les archives d'un marchand, en l'occurrence Francesco di Marco Datini, dont nous avons conservé 5000 lettres de change, 150.000 lettres et 600 registres ! Curieuses, aussi, les boîtes de messagers, en forme d'écu, que l'on mettait à sa ceinture et dont la plus petite fait 5,3 cm. De quoi rouler le très court mandement que Mahaut d'Artois envoie en 1308. Un petit chef-d'œuvre, que cette vierge à l'enfant protégée par une tourelle de 14 cm pour les dévotions portatives (musée de Vic). Quelques éléments connus, mais rarement montrés, et particulièrement impressionnants. Un rouleau funéraire de 9,50 mètres datant de 1122-1123 et intégralement déroulé, dans lequel les abbayes de l'Europe entière inscrivaient leurs intentions de prière. Un guide des pèlerins en Terre sainte de 1471 conservé au couvent du mont Sion. La plus ancienne Vulgate conservée, le monumental Codex Amiatinus, qui nécessitait deux hommes pour être transportée. Et le minuscule album personnel de Charles d'Orléans (18 cm), dans lequel tous les poètes de passage à Blois (dont François Villon) écrivaient un poème.
¶¶ Insolite : Le
Codex Amiatinus (54 x 38 x 27,5 cm !), seul survivant des trois bibles
réalisées à la fin du VIIe siècle pour les monastères jumeaux de
Monkwearmouth et de Jarrow, la troisième étant offerte au pape. Deux
mille moutons ont été nécessaires à leur réalisation. L'abbé Ceolfrith,
qui avait commandé l'ouvrage en 692, est mort à Langres en 716 durant
son transport vers Rome.
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Codex Amiatinus (Florence, biblioteca laurentiana) |
du 22 octobre 2014 au 23 février 2015 au musée National du Moyen Âge, hôtel de Cluny (Paris) |