Iconographie, iconologie...

Quelle différence ?Quels enjeux ?

Introduction générale

Qu'est-ce que l'iconologie ?


Exemple


Critique de l'iconologie


De nouvelles pistes


Bibliographie



1) Qu’est-ce que l’iconologie ?


          Le terme apparaît en 1593 dans l’Iconologia de Cesare Ripa). Il désigne alors la connaissance des attributs des personnages ou des allégories dans les représentations artistiques. Par exemple, la Prudence présente deux visages (1), elle tient un miroir (2) et un serpent (3) ; saint Pierre est caractérisé par des clés et un coq... Aujourd’hui, c’est plutôt l’iconographie qui se préoccupe de ces questions.

Prudence

          À partir d’Aby Warburg (« Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à Ferrare », 1912) et surtout d’Erwin Panofsky (Essais d’iconologie, 1939), l’approche se veut plus systématique, sinon scientifique. L'iconographie décrit et étudie les divers éléments d'une scène figurée. L'iconologie étudie le sens général de la représentation au delà de sa signification littérale. Elle désigne la discipline qui étudie les structures sociales, culturelles… permettant d'interpréter les images selon les critères de l'époque qui les a produites.

La distinction établie par Panofsky entre les trois niveaux d’interprétation de l’œuvre d’art est toujours pertinente, avec les restrictions qui seront apportées ci-dessous en point 3 :

- la description pré-iconographique décrit les motifs indépendamment de leur signification ; elle fait appel aux données sensorielles (essentiellement visuelles) pour décrire les éléments de la représentation avec un vocabulaire précis. Elle demande donc une connaissance générale issue d’une culture commune. Elle peut s’appuyer sur une comparaison interne avec d’autres éléments de la représentation.

- l’analyse iconographique déchiffre les motifs selon leur signification traditionnelle. Elle fait appel à une expérience personnelle, qui identifie les éléments décrits grâce aux connaissances de l’analyste. Elle peut faire appel à la comparaison externe avec d’autres représentations issues du même milieu, de la même époque. Elle rapproche donc le motif étudié de motifs iconographiques comparables ou de sources scripturaires. Elle identifie des éléments perturbateurs (écarts formels) qui s’écartent du traitement habituel.

- l’interprétation iconologique voit dans l'œuvre le témoin des valeurs symboliques d'une civilisation. Elle analyse l'art dans sa relation dynamique avec la société qui l'a produit. Elle tente de reconstituer un contexte, qui dépasse les connaissances personnelles et nécessitent une recherche. Elle fait appel à des informations extérieures, figuratives ou écrites, contemporaines ou issues des travaux de chercheurs…



2) Exemple


Synagogue             Foi
            
           La description préiconographique verra dans ces deux représentations deux femmes voilées. La première porte comme attribut deux tablettes ; une main lui retire son voile. La deuxième n’a pas d’autres attributs. Ici, le degré de certitude est absolu.

          L’analyse iconographique reconnaîtra dans la première la Synagogue, dont les attributs sont classiques : les tables de la Loi et le voile qui l’empêche de les lire. Le degré de certitude est d’autant plus important qu’une inscription la désigne expressément comme Synagoga  et qu’elle a pour pendant, dans le manuscrit, l’Église. En revanche, la signification de la main (de Dieu) qui retire son voile est moins certaine. Le thème semble faire référence à la conversion finale de la Synagogue à la fin des temps. Pour la figure 2, l’analyse iconographique devra être plus prudente. En effet, dans l’Iconologia  de Ripa, une quarantaine d’allégories portent le voile ! Sur le tombeau d’une bienheureuse, on peut penser à la Religion chrétienne ou à la Foi.

          L’interprétation iconologique se demandera pourquoi deux allégories opposées (la Synagogue juive et la religion chrétienne) peuvent, à six siècles de distance, avoir le même attribut. L’Iconologie  de Jean Baudouin (1644), qui traduit celle de Ripa, nous donne des éléments de réponse. La religion chrétienne est voilée, dit-il, parce que nous ne voyons que par énigmes ; de même, la Foi a toujours été secrète et s'est conservée dans les cérémonies et les figures, comme sous des voiles déliés. À la vision médiévale d’une Religion révélée, qui (dans l’interprétation théologique de l’époque !) a divulgué ouvertement ce que la religion juive maintenait caché sous la prophétie, succède, après le Concile de Trente, le Dieu caché  qui ne révèle pas directement ses mystères. L’accès direct aux textes bibliques et la volonté exprimée par les religions réformées de les interpréter en dehors de l’autorité ecclésiastique traditionnelle ont changé la perception de la religion, ce que traduisent les représentations. Nous sommes bien entendu ici dans une interprétation possible, plausible, vraisemblable, étayée par des textes contemporains, mais qui ne présente pas le même degré de certitude que l’analyse iconographique.

• Dévoilement de la Synagogue : détail d’une miniature du sacramentaire de Tours (Saint-Martin, XIIe s.). Tours, B.M. 193, fol. 71.
• Tombe de la bienheureuse Hemma, crypte de la cathédrale de Gurk. Statue d’Antonio Corradini (1720-1721)

3) Critiques de la méthode iconologique


La critique a souligné la limite du projet iconologique.

Selon Jean-Claude Schmitt, on ne peut rabattre le sens de la culture lettrée sur les images. Le but de l'image n'est pas de rendre compte du monde extérieur, ni d'un livre, mais de créer son propre univers, sa propre vision, sur un mode qui lui est propre. Il critique en particulier la tendance réductrice de Panofsky, suivi par la critique postérieure, qui réduit l'iconologie à l'étude des traditions intellectuelles permettant de déchiffrer les sens multiples d'une œuvre.

Otto Pächt et l’école de Vienne ont reproché à Panofsky un recours trop systématique aux textes en négligeant la « conversion du regard ». Pächt insiste sur le dessein structurel qui commande l'agencement formel d'une œuvre dans sa totalité.

Jean Wirth souligne pour sa part le manque de rigueur dans le raisonnement iconologique : les connaissances qui servent à formuler l'hypothèse (les livres contemporains…) et celles qui servent à la vérifier sont les mêmes, elles engagent la totalité du savoir du savant. Le postulat de base est la "convenance" (convenientia  baroque) que doit observer l'artiste entre son œuvre et la sensibilité de son époque. Cette convenance suppose que l'auteur n'ait pas voulu la transgresser. Or, la notion de convenance n'existe que par la possibilité de sa transgression. Cela suppose en outre que l'élément à analyser soit réellement inconvenant. Or, il peut s'agir de l'hybridation de deux thèmes convenants. Enfin, cela suppose que l'on ne trouve aucun autre élément semblable : tout hapax est a priori inconvenant, mais il cesse de l'être s'il se répète.

Pour Didi-Huberman, l'iconologie apporte des réponses qui ôtent à l'œuvre d'art son questionnement : elle place le figurable "sous la tyrannie du lisible". Nous voyons l'œuvre d'art à travers des catégories. Il veut rouvrir l'œil à l'œuvre d'art par une critique plus freudienne.

Jérôme Baschet critique  la dissociation entre la signification et la forme introduite par l'iconolgie. Il craint également que la démarche par étapes conforte une dissociation entre deux aspects successifs des images.

D'une manière générale, la critique récente s'entend pour constater que la démarche iconologique ne peut épuiser l'analyse de l'œuvre. Si l'œuvre d’art se résume à un message caché à décrypter, une fois celui-ci transmis, l’œuvre n’a plus d’intérêt. On finit par passer à côté de l'essentiel, les références (textes, citations, références extérieures) formant "écran" entre l'œuvre et le spectateur. Daniel Arasse a ainsi intitulé un stimulant recueil d'études On n’y voit rien  (2000) !

4) De nouvelles pistes

Aussi l'iconographie, dont la place est devenue d'autant plus importante que l'on se méfiait du terme
« iconologie », a-t-elle exploré d'autres pistes.

Dans une perspective structuraliste, l'attention a d'abord été attirée sur le langage des formes spécifiques à l'art et qui ne se réduit pas au discours que l'on peut tenir sur l'image. À vrai dire, Panowsky y avait déjà été largement sensible, notamment en parlant de
« forme symbolique » à propos de la perspective. Otto Pächt prête attention aux critères nés de la cohérence interne de l’œuvre et non pas seulement aux textes extérieurs. Pierre Francastel propose une « pensée figurative » irréductibble au langage verbal : l’œuvre d’art est « un lieu de rencontre entre des esprits, elle est un signe, un signe relais au même titre que tous les autres langages ». De même qu’un langage n’existe pas sans usager, une œuvre d’art n’existe que par le double effort de l’artiste et du spectateur. Certes il n’y a pas d’intuition immédiate qui dévoile le sens d’un seul coup au spectateur, mais c’est par la pertinence et la qualité des liaisons internes de l’objet qu’il crée qu’il faut aborder l’œuvre d’art, de façon structuraliste. L’artiste représente une des formes d’activité fondamentales de l’esprit, qui n’est décelable que par une analyse approfondie des œuvres.

Si l'œuvre d'art a son langage, celui-ci peut s'étudier avec les apports de la sémiologie (Genette, Riffaterre...). Considérer l’œuvre d’art comme un langage permet de dépasser les dichotomies traditionnelles entre "anciens" et "modernes", "figuratif" et "abstrait" : tout devient signe aux yeux de l’analyse sémiotique. L'intuition de Panofsky a été développée par Umberto Eco en 1968, Max Schapiro en 1973 et surtout dans les années 1980-1990 : Floch, Thürlemann, Carani, groupe Mu... Le problème de la mimesis, de la figuration ne se posent plus, puisque toutes les composantes de l’image-plan deviennent des faits de langage.

L'analyse contextuelle s'est pour sa part intéressée non seulement au contexte de création, mais aussi au contexte de réception de l'œuvre. D'autres questions sur son interprétation apparaissent alors dans un cadre marxiste (la lutte des classes se retrouve à toutes les époques), féministe (la place de la femme dans les œuvres anciennes), LGBTI (permanence de l’interdit), postcolonialiste (attention portée aux clichés racistes), psychanalytique (inconscient d'un artiste ou de son époque)...

L'œuvre d'art n'étant pas désincarnée, elle s'interprète différemment selon son support et sa localisation. Une peinture de la Passion ne s'interprète pas comme un groupe sculpté.
Une représentation des arts libéraux n'a pas le même sens sous une scène du Bon gouvernement ou sur une chaire à prêcher. Une scène violente ne peut avoir le même sens lorsqu'elle est réalisée à partir d'un matériau lié à la douceur maternelle comme le tricot. Patricia Waller a volontairement joué de ce contraste.

Waller
Patricia 
Waller, Guillaume Tell, 2011, crochet, fil, polystyrène, matériau synthétique.


Le développement récent de la muséologie a attiré l'attention sur les interactions entre l'œuvre et le lieu où elle est exposée. Une sculpture de Prune Nourry créée en 2012 n'a plus le même sens en 2017 quand elle s'expose au musée Guimet.
« Rivière sacrée » joue sur les similitudes formelles entre le cours sinueux d’un fleuve et les lignes de la main. Mais l’œuvre prend une tout autre lorsqu'elle fait face à un Shiva méditant à l’orée d’une forêt. Les troncs d’arbres qui l’auréolent forment un fascinant contrepoint aux doigts de la main ouverte.

Prune Nourry Prune Nourry
Prune Nourry, Ganges’ Life Line, Projet Holy River, 2012, Bronze
Exposition Carte blanche à Prune Nourry, Musée Guimet, 2017.
Shiva, grès, Thaïlande, VIIIe s.


De nouveaux concepts ont permis d'affiner l'analyse : image-objet (Jean-Claude Bonne), présentification de l’image (Jean-Pierre Vernant), image-lieu (Jérôme Baschet),  image-miroir (Paolo Piva)...


De nouvelles questions...

Considérons cette miniature du XVe siècle. Elle nous raconte une histoire censée se situer quatre siècles avant notre ère, racontée au IIe siècle, contenue dans un livre du  IVe siècle traduit en français au XIVe ! On voit le roi Alexandre dialoguer avec les brahmanes et, devant leur idéal de paix, renoncer à les conquérir.

Bragmanes
Maître François, illustration pour saint Augustin, Cité de Dieu,
trad. Raoul de Presle, peinture sur parchemin (1473-1480),
Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms 246, fol. 48 v



• Dans l'analyse traditionnelle
Cinq strates historiques sont repérables qui donnent un sens différent à l'image :
- époque d'Alexandre (~ IIIe s.) : conquête territoriale d’un empire pour la gloire et la richesse de la Macédoine.
- époque du roman d’Alexandre (IIe s.) : la prouesse guerrière sans la foi, mais reconnaissant la vertu
- époque de La Cité de Dieu  de saint Augustin (IVe s.) : seuls ceux qui vénèrent le vrai Dieu sont protégés contre les envahisseurs
- époque de la traduction de Raoul de Presle (XIVe s.) : la protection de Dieu est accordée à la monarchie française souveraine, structurée sur un modèle trinitaire
- époque de l’illustration par maître François (XVe s.) : la polémique renaît entre la France de Louis XI et le Saint Empire de Frédéric III
Cinq analyses historiques sont par conséquent possibles, par exemple en fonction des vêtements (courts, longs, talaires...), de l'étendard d'Alexandre (aigle germanique), de la division entre fonctions sociales (prêtres, nobles, laboureurs, division tripartite inconnue à l'époque d'Augustin)...

• L'analyse contextuelle
Mais de nouvelles questions méritent d'être posées
- Analyse marxiste : ceux qui travaillent et ceux qui commandent. Pourquoi ceux qui travaillent ne négocient-ils pas avec les envahisseurs ? Pourquoi leur habit est-il différent ?
- Analyse féministe : pourquoi l’absence totale de femmes dans la représentation ?
- Analyse postcolonialiste : pourquoi le peuple pacifique a-t-il des traits ethniques différents (barbes à deux pointes, cheveux roux) ?


5) Bibliographie

ARASSE (Daniel), On n’y voit rien, Paris, Denoël, 2001.
BASCHET (Jérôme), L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008.
BAUDOUIN (Jean), Iconologie ou explication nouvelle de plusieurs images, emblêmes et autres figures hyérogliphiques (sic) des vertus, des vices, des arts, des sciences... Paris, 1636.
CARANI (Marie) dir., De l'Histoire de l'art à la sémiotique visuelle, Québec, Septentrion, 1992 (Nouveaux cahiers du CELAT).
DAMISH (Hubert), L'origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987.
DIDI-HUBERMAN (Georges), Devant l'image, Paris, Minuit, 1990.
FRANCASTEL (Pierre), Études de sociologie de l’art, Paris, Gallimard, 1970.
GENETTE (Gérard), Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982 (collection Essais).
JOLY (Martine), L'image et les signes : approche sémiologique de l'image fixe (1994), Paris : A. Colin, 2011.
MU (Groupe) Traité du signe visuel, Pour une rhétorique de l'image, Paris : Seuil, 1992.
PÄCHT (Otto), Questions de méthode en histoire de l’art, 1977, Paris, Macula, 1994.
PANOWSKY (Erwin), Essais d'iconologie (1939),  trad. Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967.
RIFFATERRE (Michael), « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique n° 1-2, 1979 ; « La trace de l’intertexte », La pensée n° 215, oct. 1980.
RIPA (Cesare), Iconologia, overo Descrittione dell'imagini universali cavate dall' antichita et da altri luoghi, Rome, G. Gigliotti, 1593.
SCHMITT (Jean-Claude), Le corps des images, essais sur la culture visuelle au moyen âge, Paris, Gallimard, 2002 (coll. Le Temps des images ).
WIRTH (Jean), L’image médiévale, Naissance et développement, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.