Belgiques est une
collection de recueils de nouvelles. Chaque recueil, écrit par un seul
auteur, est un portrait en mosaïque de la Belgique. Des paysages, des
ambiances, du folklore, des traditions, de la gastronomie, de la
politique, des langues… Tantôt humoristiques, tantôt doux-amers, chacun
de ces tableaux impressionnistes est le reflet d’une Belgique : celle
de l’auteur. Trois recueils sortiront chaque année. Trois recueils et
donc trois auteurs.
Extrait
Aller simple pour Nulle Part
« Quant à l’action, elle se passe en […], c’est-à-dire nulle part. »
Alfred Jarry, discours pour la première d’Ubu roi
Avant
de décider Gabriel Mensajero à venir en Belgique, j’ai dû tirer un
atlas du placard et lui désigner le pays dont il ignorait le nom.
Bruxelles pour lui était la capitale de l’Europe, Anvers le quartier
des diamantaires, et Liège la plaque tournante d’un vaste trafic
d’armes. « En Colombie, on n’a pas besoin d’en savoir plus », avait-il
précisé avec un clin d’œil, comme pour me signifier qu’aucun pays
n’avait le monopole des clichés douteux. Je négligeai de me vexer.
J’étais déjà heureux qu’il ait accepté de prendre un verre dans mon
deux-pièces à l’occasion d’un passage éclair à Paris. Je venais de
traduire un de ses recueils en français et avais obtenu une publication
chez un éditeur bruxellois, que je tenais à lui présenter. Il me
semblait tout naturel qu’il eût prévu ce petit détour à son programme.
Il n’y avait même pas songé. Pour le convaincre, je lui proposai de
finir la soirée dans une brasserie liégeoise de la capitale. Il fit
mine d’hésiter avant de décréter qu’il fallait se prêter à toutes les
expériences, jusqu’aux plus exotiques. Ce grand païen devant l’Éternel
se réfugia même derrière une citation de saint Paul — « Essayez tout et
gardez le bon » — pour justifier sa décision.
Exotique
? Un nouveau clin d’œil me confirma qu’il se moquait encore des
stéréotypes qui circulaient sur son pays. Mais pourquoi pas ? La
gastronomie belge m’a toujours semblé une branche de la poésie, comme
la gastronomie française s’est élevée au rang des beaux-arts. L’une et
l’autre se sont imposées internationalement, pour des raisons
différentes. Gabriel convint de bonne grâce avoir entendu parler des Belgian frites, des Belgian pralines et du Belgian coffee.
Il remarqua ma moue sceptique et me suivit avec curiosité dans une
salle sombre aux bancs de bois, qui affichait une liste de bières aussi
riche que les mille et tre de don Juan. Grand seigneur, il dédaigna la
carte et se livra imprudemment à l’imagination de la serveuse.
« Pour commencer, je vous conseille un cannibale, l’américain est tout frais. »
Sans
doute entrait-il un soupçon de provocation dans la formulation, que
raviva le rire franc de mon invité, ravi à l’idée de manger de
l’américain tout frais. Son humeur guerrière lui fit aussitôt
commander, pour le plat, des boulets, en demandant si c’était le mari
de la boulette.
« Bien sûr, lui confirma la serveuse : ils sont deux fois plus gros. Sauce lapin ou sauce chasseur ? »
Après
s’être fait confirmer qu’il n’y avait pas plus de chasseur dans la
sauce du même nom que de lapin dans la recette éponyme, il opta pour la
seconde dont il se fit énumérer les ingrédients, curieux de voir ce que
donnerait l’alchimie des raisins de Corinthe, des oignons grelots et du
sirop de Liège, sans oublier le filet de vinaigre sans lequel la
cuisine liégeoise serait banalement bourguignonne.
«
Pour la suite, on avisera », conclut-il, en pointant d’un index
autoritaire la Mort subite qui aiderait à faire descendre cannibale et
boulets.
La
suite ? Il se crut obligé de choisir un fromage, selon une tradition
française qui n’avait pourtant pas passé Quiévrain. On lui confia à
l’oreille qu’on gardait une réserve de vieux Présent. Manger du
Présent, a fortiori du vieux
Présent, est une expérience inénarrable. Pas seulement à cause des
cristaux de sel que l’industrie n’a jamais réussi à reproduire. Mais
pour l’impression de croquer la vie à belles dents, de laisser fondre
la pâte du temps qui crisse sous les cristaux salés du passé. Le vieux
Présent est plus qu’un fromage, c’est une expérience mystique, un
concept métaphysique qui nous fait quitter, en fin de repas, les
contingences matérielles des boulets et des chasseurs pour nous
introduire dans le ciel éthéré des concepts improbables. Gabriel
entrait dans le nirvâna, dans le pays de Loin-Près, dans le royaume de
Nulle Part ! « En Belgique, c’est-à-dire nulle part », murmura-t-il
rêveusement.
Le
repas ne pouvait se couronner que par une tarte au corin saupoudrée de
sucre impalpable. Du sucre impalpable ? Il fallut lui traduire en
français, puis lui expliquer en espagnol. L’adjectif l’allécha. Cette
confusion – fusion ? – entre le matériel le plus trivial et le
spirituel le plus évanescent titillait sa fibre poétique. La serveuse,
complice, lui apporta le bocal dont s’échappa un nuage neigeux qui le
fit éternuer de plaisir. Il accepta même, avec son café, de croquer une
spéculation, terme que les vieux Liégeois préfèrent encore au flamand spéculoos.
La question me brûlait les lèvres ; il la devança. Bien sûr, il
m’accompagnerait en Belgique ! En avais-je jamais douté ? À ma grande
confusion, car j’étais entré tête baissée dans son jeu, il tira de sa
poche deux billets de train, embrassa d’un geste théâtral un aller pour
Bruxelles et déchira le retour en confettis. « Aller simple pour Nulle
Part », annonça-t-il, « ça fera un joli titre pour mes souvenirs de
voyage ! »
«
Tu comprends, ajouta-t-il, en Colombie, on commence à me prendre pour
un vieux con. En Belgique, je serai un vieux Présent, discrètement
blanchi comme la fleur de sel, mais toujours fondant sous la langue,
résolument présent avec mes cristaux de vieillesse. Si l’on me reproche
d’être dans les nuages, je les prétendrai de sucre impalpable et à tous
ceux qui me reprocheront mon intellectualisme, je pourrai rétorquer que
j’ai été nourri aux spéculations. »
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