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Liège

(Ville de Belgique, province de Liège, coeur d'une principauté épiscopale millénaire)

Ville natale, restée chère à ma mémoire, cadre de plusieurs de mes romans ( extraits : Le dit des béguines, Le troisième testament, L'homme-fougère...), et qui apparaît discrètement dans bien d'autres.

Rouargue Rouargue frères, Panorama de Liège, vers 1850.Université de Liège, Service des Collections artistiques, Gallerie Wittert.

(copyright : Université de Liège. Image empruntée au site de l'Université) Cliquez sur l'image pour le lien direct.












1) Liège au XIIe siècle
Les gens du guet les ont remis sur le droit chemin : un fois franchi le pont aux Arches de pierre construit, dit-on, par Charlemagne, ils auraient dû continuer en droite ligne par le Neuvice, la nouvelle percée, qui les aurait menés au palais. Mais ce benêt de Gautier a voulu traverser les rues commerçantes, grouillantes de monde par ce chaud après-midi, malgré l'ours qui effrayait les dames et la boue du ruisseau qui allait gâter leurs costumes. Gautier, toujours en quête d'histoires à raconter, espérait dénicher une anecdote croustillante, une chan-son locale qui lui garantirait le succès à la table de l'évêque. C'est gagné ! Décidément, cette ville n'est guère accueillante pour deux jongleurs qui ne font que leur métier...

Demi-tour ! Retraverser la Cour de l'Evêque, dont le nom les a trom-pés, se risquer dans la rue où les bouchers ont groupé leurs étals - ils l'avaient évitée à cause des odeurs qui énervaient l'animal. Ils arrivent sans trop de mal à la place du marché, où un pilori surmonté d'une pomme de pin semble déguisé pour le carnaval - à glisser devant la table de l'évêque. Peu de monde sur la place. Des paysannes se soulagent dans le ruisseau, sans même poser leur hotte; quelques hommes sont attablés au Lar-dier; des marchands s'égosillent en vain. À l'autre bout, une galerie d'arcades : le palais. Ils soupirent : malgré le soleil haut dans le ciel, la rue qui le longe n'est qu'un champ de boue entretenu par un ruis-seau mal canalisé.

Une fois franchi le bourbier du marché, c'est l'éblouissement. Les alentours du palais ne sont qu'églises et maisons de pierre. Un ensemble impressionnant, groupé autour de l'immense parvis de la cathédrale. Quelques degrés servent de frontière entre la ville populaire et l'enceinte sacrée. En les gravissant, on a l'impression de monter au paradis : deux chapelles, dédiées à sainte Ursule et à saint Michel, un hôpital tout neuf, le palais à deux étages, récemment agrandi - et la cathédrale. Guillaume en avait entendu parler. Il ne peut retenir un sifflement de surprise. Trois nefs, deux transepts, deux absides surélevées... Saint-Lambert est monstrueuse. Symbole, avec ce palais trapu, d'une des villes les plus puissantes de l'empire. La journée sera bonne.

© Jean Claude BOLOGNE, Extrait du Dit des béguines, Denoël, 1993.


2) L'île, berceau de Liège... et le mien
L'île. Entre Meuse et Dérivation, arrimée par les minces doigts des ponts. Dans un temps immobile, ce serait le berceau emporté par les flots, à l'instant où, d'une rive, la main de la mère juive l'abandonne au courant; à celui où, de l'autre, la fille du pharaon tend la sienne vers le moïse. Ne semble-t-il pas, le couffin oblong, déchiré entre ses deux mères, étirant son gros ventre pour prêter tous ses flancs aux deux caresses ? Insatiable déjà de tendresse. Las du flanc de son père qui l'a porté neuf mois.

Entre les pavés, un enfant y est né. Tchantchès, fils d'Outremeuse plus que de Liège. Je le voudrais mon frère. Mais je suis né sur la rive, quand le berceau déjà avait accosté sur la terre noire. Je pense à une autre île. Entre deux bras de Seine, avec, elle aussi, ses agrès de ponts qui la maintiennent au rivage. Ma seconde naissance. Mais sur la rive gauche, encore une fois, enfant d'après le berceau, qui a senti la main le prendre et non celle qui le lâchait. Tout homme est déchiré entre ses deux mères. Celui qui est né de l'Egyptienne fuira la main qui se referme; le fils de la Juive cherchera celle qui s'est ouverte trop tôt. Du haut de la tour Eiffel je recompose le monde dans le désert où les maisons sont grains de sable. Apprendre à retrouver la trace. Les siècles qui ont mouliné la ville jusqu'à n'en laisser que cette mince poussière ont déposé dans mon esprit les strates de leur culture. Chacun de mes gestes est recouvert de leur limon, cocon protecteur et gangue paralysante, qui se durcit sur mes membres, se craquelle et retombe poussière à chaque pas. J'ai besoin de leur vêtement sur ma nudité de sauvage. Mais si je laisse la glaise humide me composer un autre corps; si je m'endors dans le sarcophage de l'érudition, je ne serai plus bientôt que cette statue de boue sèche que l'on bronze en hâte pour l'entreposer sous la coupole. La culture se vêt et se dévêt comme un manteau. Malheur à celui qui l'accepte comme une seconde peau.
© Jean Claude BOLOGNE, Extrait du Troisième Testament (Les Eperonniers, 1990)
3) Itinéraires
Je suis rentré chez mes parents par les escaliers qui coupent le boulevard de la Sauvenière. Un itinéraire mis au point quand j'avais vingt ans. Un médecin m'avait trouvé le cœur trop grand, ou trop petit, je ne sais plus bien, et m'avait prescrit trois quarts d'heure de marche quotidienne. Pendant plusieurs années, le chemin n'a pratiquement pas varié. Tous les escaliers de la ville y sont passés, la rue des Remparts, les degrés Saint-Martin, le Thier-sur-la-Fontaine... Libéré du choix de l'itinéraire et de la surveillance de la circulation — sauf à la traversée des rues entre deux escaliers — je pouvais laisser vagabonder mon esprit au rythme de mes pas. C'est là que j'ai appris à façonner des histoires comme on égrène un chapelet — l'autoroute bien droite, avec ses étapes bien ordonnées, la chaîne logique des événements semblable à la théorie des pas, aux degrés gravis puis redescendus. C'est là, aussi, que j'ai appris à régler la phrase sur le souffle, plus ample dans l'endurance, resserrée dans l'effort, nerveuse, crispée dans le dernier cent mètres avant l’horizon. C'est là que j'ai appris à superposer mon paysage intérieur au morne défilé des façades. Appris à être myope, anticipant peut-être une vieillesse aveugle. À tracer ma vie comme je trace le monde autour de moi, pas à pas, mot à mot, à la règle et aux ciseaux.

En vingt ans, les rues transversales, les grandes artères convergeant vers le centre de Liège, se sont métamorphosées. Le monde moderne y a fait irruption à coups d’immeubles las, de sirènes hurlantes, de néons agressifs comme un rouge à lèvres sur un visage déserté. Entre ces saignées agressives, les vieilles rues et les escaliers n'ont pas changé. Les maisons anciennes se sont laissé vivre. La décrépitude les habille comme des rides de caractère. Mon pied retrouve le même pavé, mes narines les mêmes fumets, mes oreilles le même silence. Seuls mes yeux ne retrouvent rien, sinon l'apaisement de ne voir qu'en moi-même. Le diable lui-même ne peut m'arracher cela.

Voilà, sans m'en rendre compte, je suis chez moi, avec une question supplémentaire. Mon imagination, mon écriture, ma façon de travailler, et mon silence, resteront-ils les mêmes quand j'aurai oublié le Thier-sur-la-Fontaine ?

© Jean Claude BOLOGNE
, Extrait de L'homme-fougère, Fayard, 2004


Henrotte


Olivier Henrotte, Panorama de la Sauvenière avant le comblement du canal en 1844, lavis d'encre de Chine, vers 1835-1845. Université de Liège, Service des Collections artistiques, galerie Wittert.
(Copyright Université de Liège. Image empruntée au site de l'Université) Cliquez sur l'image pour le lien direct.



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