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Jean Claude ou Jean-Claude ?

Histoire d'un trait d'union...
Aigle
          J'aurais dû m'appeler Jean-Claude. Je ne sais si c'est une loi stupide ou un employé borné qui en ont décidé autrement. Toujours est-il que mes parents, quand ils ont voulu me déclarer à l'État civil, se sont entendu répondre que les prénoms composés n'existaient pas en Belgique. Je me suis donc appelé Jean. Mais comme, dans ma famille, on continuait à utiliser le prénom qui m'avait été choisi, on me répétait de bien veiller, dorénavant, à ce qu'aucun trait d'union n'apparaisse dans les documents officiels, qui seraient alors sans valeur. Et je me suis appelé Jean Claude.

          Lorsqu'on dut établir ma première carte d'identité, la loi, ou l'employé, avaient changé, et l'on me proposa d'y inscrire le trait d'union litigieux. Buté, et par pur esprit de contradiction, je refusai, officialisant de mon propre chef l'erreur, ou la stupidité originelle. Je resterais le seul Jean Claude sans trait d'union, et mon prénom contesté devenait une précieuse originalité. Dès que je découvris les règles complexes de l'orthographe fançaise, je rêvai d'avoir une rue à mon nom - moins par désir de vaine gloire que pour obliger l'administration pointilleuse à inscrire sur la plaque : "rue Jean Claude-Bologne". Hélas, depuis lors, les règles d'orthographe aussi semblent avoir changé, ou en tout cas intéresser nettement moins les services de la voirie.

          Me voilà donc affublé d'un prénom hapax, que j'utilise depuis comme secrète, comme seing confidentiel, quoique public, que mes amis ont appris à reconnaître : un article, un livre publiés avec le trait d'union se dénoncent d'emblée comme non relus par leur auteur, et je n'endosse pas la pleine responsabilité de leur contenu. Mes éditeurs aussi ont peu à peu appris la règle, et j'ai ainsi découvert que cette coquetterie d'auteur n'était pas sans précédent. D'autres écrivains tenaient à un accent oublié, à une lettre non doublée, à de petites omissions orthographiques qui particularisaient leur nom.

          Le prénom était adopté. Encore fallait-il l'assumer. Je porte les quatre prénoms de mon père, de ma mère, de mon parrain et de ma marraine. Symboliquement, c'est un peu lourd. D'autant que mon père m'a légué un prénom familial qui se transmet comme la chevalière de génération en génération. J'ai refusé le trait d'union qui aurait pu en fondre deux dans une entité nouvelle et personnelle. Il me reste un Jean et un Claude qui se regardent en chiens de faïence de part et d'autre d'un grand vide, où je risquais de m'engloutir.
Bruegel
          Le monastère des deux saints Jean d'Alexis Curvers avait attiré mon attention sur la responsabilité qu'il fallait endosser lorsqu'on porte des prénoms trop lourds. Jean, le Baptiste, me disait-on. Mais aussi, dans mon imaginaire, l'aigle de Patmos, celui qui s'envolait d'emblée vers des hauteurs spirituelles inconnues. Claude, le boiteux, Héphaïstos enchaîné aux forges de l'enfer. Cette dualité m'enchantait et m'effrayait quelque peu. Très peu, n'exagérons rien. Si je suis fasciné, depuis toujours, par les thèmes du jumeau et du frère Crapaud, l'identique et le complémentaire, je ne les ai jamais considérés comme deux composantes distinctes d'une personnalité déchirée entre exigences contradictoires, mais comme les pôles extrêmes de mon être, qui focalisaient - par convention, et plus pour remettre un peu d'ordre en moi-même que par nécessité ontologique - des aspirations fort diverses et bien plus variées. Comme le diable de l'Évangile, je suis légion, mais j'ai désigné deux officiers pour commander l'avant et l'arrière-garde. Mon cher Jean et mon cher Claude.

          Jean, à l'avant, mène mes troupes à l'assaut d'un ciel auquel Claude ne croit pas. Jean s'envole quand Claude boitille à l'arrière. Jean relève Claude qui trébuche; Claude rattrape Jean qui disparaît dans un nuage. Jean s'enthousiasme et Claude sourit; Jean entreprend et Claude le console d'avoir visé trop haut. Souvent Jean rêve et Claude bâtit, puis aménage et entretient quand Jean a déjà entrevu vingt autres projets qu'il n'aura pas le temps de mener à bien. Jean pleure d'émotion devant la beauté quelquefois entrevue; Claude pleure de rire devant la laideur trop souvent côtoyée. L'un parfois sanglote et l'autre grogne, mais c'est qu'il leur arrive, à tous deux, d'être un peu fatigués. Mais aussitôt l'un et l'autre repartent, d'une aile folle et d'un pied claudicant, à l'assaut du soleil, à l'abri d'un buisson. Jean et Claude s'entendent comme deux larrons en foire, parce qu'ils savent qu'entre leurs deux présences remuantes, le seul à vivre, le seul à décider, est ce grand néant qui n'existe que par l'énergie qu'ils échangent, comme un arc électrique, comme un trait d'union impalpable et invisible, qu'ils sont convenus, avec un peu de condescendance, d'appeler Je.