Primitifs flamands, Trésors de Marguerite d’Autriche

Vierge à l'enfant endormi
         Que connaissons-nous de Marguerite d’Autriche ? Un souvenir émerveillé du monastère de Brou, qu’elle fit édifier, et de son tombeau (trois étoiles au Michelin, s’il-vous-plaît). Pour les férus d’histoire belge, qu’elle fut régente des Pays-Bas, tante de Charles Quint (et, par alliance, tante de François Ier), liée directement à toutes les familles régnantes d’Europe, femme (répudiée) du roi de France, veuve de l’infant d’Espagne, veuve du duc de Savoie, fille de l’empereur germanique… Ne parlons pas d’une femme « européenne », ce serait un anachronisme, mais d’une familiarité avec toutes les cultures du vieux continent, qui explique l’éclectisme de sa collection.
          Sa collection, c’est bien le sujet de l’exposition. Des « trésors » ? Qu’il suffise de préciser qu’elle contenait les époux Arnolfini de Van Eyck et les Très riches œuvres du duc de Berry. Nous la connaissons essentiellement par trois inventaires, qui contiennent deux cents entrées et les signatures (entre autres !) de Van Eyck, Memling, Van des Weyden, Bosch, et bien sûr Van Orley, qui fut son peintre officiel. Tout cela arrivé par héritage, par dot, par cadeau et tout autant par mécénat. La plupart de ces œuvres ont été dispersées dans les plus grands musées du monde entier. Voilà incontestablement une excellente idée d’exposition, et le monastère de Brou, à qui furent léguées dix-sept de ces œuvres et où Marguerite est enterrée, est le lieu idéal pour l’organiser. Mais on ne déplace pas aussi facilement les époux Arnolfini ou les Très riches Heures… Les inventaires, d’ailleurs, malgré leur précision, permettent d’identifier des thèmes mais non des œuvres. Qu’à cela ne tienne : s’il y a relativement peu de grands noms dans l’exposition (mais quand même du Memling, du Petrus Christus, du Joos van Cleve, du Van Orley…), on se fournira parmi les copies d’atelier (de très bonne facture) ou les thèmes similaires. Cela entraîne une louable focalisation sur l’iconographie dans les cartels et le catalogue.
          Les copies, d’ailleurs, étaient une pratique courante à une époque qui ne connaissait pas la photographie ni la lithographie. Réalisées par de grands peintres, par l’atelier de l’artiste ou par l’artiste lui-même, elles permettent de faire circuler les œuvres. Il reste ainsi sept portraits de Marguerite par Van Orley, sur les (au moins) onze pour lesquels on a trace d’un paiement ! Cela permettait de distribuer son portrait comme on envoie aujourd’hui un selfie à ses amis. Bien sûr, il fallait les moyens. Chaque portrait, d’ailleurs, différait par un détail (par exemple la position des mains) qui témoignait qu’il ne s’agissait pas d’une simple copie. Et comme on constitue aujourd’hui des albums de famille, Marguerite a collectionné les portraits : 117 pièces dans son inventaire, soit plus de la moitié ! L’occasion de voir en quoi le portrait flamand, peint de trois-quarts quand le portrait à l’italienne privilégie le profil à l’antique, a influencé jusqu’aujourd’hui le regard occidental.
          L’éclectisme de cette collection (avec quand même une très nette prédominance des « primitifs flamands » qui donnent son titre à l’exposition) permet aussi de comparer les « modèles » (plutôt que les écoles) de l’époque. Les commissaires de l’exposition les analysent avec précision et clarté. Le « premier modèle bourguignon », qui connut la plus large diffusion, autour de Van Eyck, se distingue au premier coup d’œil du modèle italien, et pourtant, les soucis n’étaient pas si éloignés. Notamment le retour à l’antiquité — mais là où l’Italie, par exemple, empruntait des sujets ou le profil de médaille, l’école du nord empruntait l’hyper-naturalisme poussé jusqu’au trompe-l’œil qu’admirait Pline l’Ancien. Des deux côtés, il y a une rupture nette avec le gothique international. Le souci de précision dans le détail comme dans le rendu pousse les maîtres du nord à généraliser la peinture à l’huile, dont les couches superposées sur glacis permettent une plus grande luminosité et une parfaite méticulosité. Ils favorisent aussi les dégradés de couleurs, qui privilégient la perspective atmosphérique (atténuation progressive des couleurs dans le lointain) à la perspective géométrique italienne. Ici encore, un souci identique passe par des procédés différents.
          La conscience d’une rupture, perceptible dans le « modèle habsbourgeois » qui se répand vers 1500, se traduit dans l’inventaire par la fréquence des adjectifs « vieux », « antique »… pour qualifier les œuvres… de la génération précédente. Une rupture qui se concrétise par la quête d’originalité dans les sujets ou leur traitement. Aux thèmes classiques mille fois répétés, les peintres préfèrent des compositions inédites, intrigantes — Bosch en fut le maître incontesté ! — et revendiquent pas leur signature leur spécificité. Les inventaires aussi le reconnaissent : s’ils classent les tableaux en fonction de leur qualité (« de bien bonne main »…), les maîtres identifiés échappent à cette hiérarchisation, leur nom étant un gage suffisant de qualité.
          Si les chefs-d’œuvre ne s’écrasent pas dans l’exposition (et c’est tant mieux, on peut en profiter longuement), on en sort incontestablement enrichi.

Une Vierge à l’enfant endormi, thème rare, mais bien attesté par huit versions existantes. S’il n’est pas sûr que celle-ci soit celle des inventaires, on sait que Marguerite était très attachée à l’un de ces tableaux, peut-être parce qu’il lui rappelait la perte d’un nouveau-né. Le thème semble préfigurer la mort du Christ (illusoire, puisqu’il dort, donc la résurrection), les mains croisées de la Vierge formant la croix sur laquelle il repose. Une façon d’illustrer la « nouvelle naissance » de la Résurrection, comme si la croix était la « mère » du Christ endormi ?
Maître de la Madone de Dijon, Vierge à l’enfant endormi, fin du XVe siècle, détrempe sur toile de lin, 334 x 264, Dijon, Musée des Beaux-Arts.
Du 8 mai au 26 août 2018 au Monastère Royal de Brou (Bourg-en-Bresse)

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Kupka, pionnier de l’abstraction
Kupka
          Depuis quelques années, de musées en expositions, nous découvrons Kupka. Sans jamais bien le connaître, sans bien comprendre ce qui semble des contradictions dans son parcours apparemment erratique. De la caricature à l’abstraction, de la théosophie à la recherche formelle… Il manquait une rétrospective qui nous permette de pénétrer dans l’œuvre. Celle du Grand Palais, disons-le d’emblée, est remarquable. Avec un minimum d’explications, en quelque trois cents œuvres judicieusement choisies, on suit un fil rouge complexe, mais parfaitement identifiable dans le parcours du peintre tchèque.
          Né en Bohème en 1871, il arrive à Paris à la Belle Époque et passe sa vie dans son atelier de Puteaux, où il meurt en 1957. D’abord tenté par l’ésotérisme, lecteur (comme Mondrian, autre pionnier de l’art abstrait) d’Helena Blavatsky, fondatrice de la théosophie, il s’intègre dans le courant symboliste avec quelques œuvres fortes : une Méditation devant le reflet d’une montagne dans un lac, illustrant le principe de la Table d’émeraude, « ce qui est en bas est en haut » ; une allée de sphinges évoquant la Voie du silence
          Parallèlement, pour gagner sa vie, mais aussi par sympathie pour les auteurs anarchistes, il publie des caricatures féroces sur le monde de l’argent et de la religion dans les journaux de l’époque. L’argent, avec le coffre-fort qui lui tient lieu de ventre, la serrure à la place du nombril ; la religion, avec ses curés quêteurs et son Dieu créant l’homme sous le regard amusé du singe de Darwin ; les puissants de ce monde, le canon en érection entre leurs jambes : le trait est grinçant, n’épargnant ni chrétiens, ni juifs, ni musulmans. Et désabusé : dans un album illustrant la Paix, un Polichinelle tire un rideau sur « La Seule » qui reste à l’homme : le repos éternel d’un charnier. Chemins incompatibles ? Pas si sûr. L’expérience mystique comme la caricature est une quête de l’essentiel, un épurement de la forme, du trait, de la pensée, qui cherche à voir au-delà de la réalité. Un chemin, peut-être, vers l’abstraction.
          Les recherches de Kupka vont se poursuivre dans deux voies complémentaires : la couleur et le mouvement. Comment rendre en deux dimensions un mouvement qui s’effectue sur quatre ? La question a traversé le cubisme à la même époque et s’est résolue d’une autre manière. Kupka travaille sur la décomposition du mouvement en plans, par des architectures ascensionnelles ou des jaillissements subits qui évoquent des souvenirs de l’élévation mystique. Le travail sur les couleurs complémentaires prolonge également cette période ésotérique où il cherchait l’unité du monde à travers la variété des formes. On le suit à travers quelques tableaux fondateurs, comme cette jeune fille qui tend un ballon rouge, bleu et vert, par allusion aux couleurs complémentaires : le rouge fait écho à son corps nu, le vert au gazon qu’elle foule, le bleu au ciel, et les trois couleurs se recomposent sur son visage, lieu de fusion spirituelle entre macrocosme et microcosme. Couleur et mouvement vont petit à petit prendre le pas sur le sujet, inventant un langage abstrait dont les rudiments sont perceptibles dans l’évolution des œuvres.
          Deux salles sont essentielles pour comprendre cette évolution. Celle sur le « constructivisme », d’abord : des architectures où l’on reconnaît encore vaguement des éléments de cathédrale gothique, de temple hindou ou de gratte-ciel, mais qui donnent la priorité au mouvement vertical, organisant le tableau de façon structurée et de plus en plus abstraite. La salle sur les formes de couleurs est tout aussi capitale : elle montre Kupka en quête d’un usage psychophysiologique des couleurs qui se traduirait par des formes spécifiques : le bleu « rentre en lui-même » et se traduit en formes rectilignes allongées, quand le vermillon extraverti éclate en courbes exubérantes… Une série en noir et blanc (Quatre histoires de blanc et noir) nous donne alors l’illusion de voir un univers nouveau se construire sous nos yeux en couleurs et en mouvement. Nous entrons dans l’abstraction au sens étymologique, une extraction de la pensée du monde accidentel. La logique non figurative apparaît rarement avec autant d’évidence.
          La suite de sa carrière découle tout naturellement de ces recherches. La diversité des styles y trouve sa logique. La tentation du machinisme, caractéristique des années 1920, n’est pas seulement une « parenthèse » sur laquelle Kupka lui-même s’interrogera : elle s’inscrit dans les recherches de mouvements, dans l’équivalence symbolique du haut et du bas, dans la fusion de l’humain et du minéral (voir cette surprenante main qui fait fulgurer une roue dans une caresse osée !). Le minimalisme fait éclore des formes de leur absence, entre quelques traits épars sur la toile, qui se met en mouvement sous nos yeux, par la « complémentarité des localisations ». On ne se demande pas où est passé le jeune peintre symboliste adepte de théories ésotériques : il est là, en réserve, sous le tableau, qu’il anime d’une main invisible.

Insolite : Quelques traits dégradés, verts, jaune orangé, bleus. Des couleurs qui ont une histoire dans les tableaux de Kupka. La végétation (des arbres ?), la couleur chair (des hommes ?), le mince bandeau du ciel. Non, il ne s’agit pas d’une figuration, mais d’une rêverie par plans superposés, qui délimitent un espace, une plongée vers le fond blanc. Des plans qui, par les dégradés, se mettent en mouvement et qui se fondent, dans la mince bande supérieure, en une sorte de spectre des couleurs. Ce qui est en bas est en haut… Et chacun, bien sûr, y trouvera une méditation différente…

En dégradés (Verticales), 1935, coll. part.
du 21 mars au 30 juillet 2018 au Grand Palais (Paris)

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Rituels grecs, une expérience sensible
Pyxide
          Un rituel n'est pas un dogme : le second s'explique et se comprend, le premier se vit. Il s'agit d'une expérience sensorielle qui engage la totalité du corps. C'est donc un sujet idéal pour les sensory studies, les études sur les sens dont la mode nous vient des pays anglo-saxons depuis quelques décennies. Les musées n'en finissent pas de s'adresser à nos cinq sens avec une imagination toujours débordante et parfois déplacée. Ici, elle est totalement justifiée. Quatre salles, quatre thèmes, quatre rituels nous invitent à un parcours multi-sensoriel : le mariage, le sacrifice, le banquet, les funérailles.
          Il est vrai que l'ivresse collective — au sens propre dans le symposion, le banquet du vin qui suit le repas solide, au sens figuré dans l'étourdissement du rite religieux — ne se comprend que par la conjonction des stimuli sensoriels : l'éblouissement de la vue, l'harmonie de la musique, la violence sucrée des parfums, le partage du vin ou des viandes sacrifiées, les attouchements sensuels... Les mariés doivent resplendir de fards odoriférants, et les baumes chasseront les odeurs de putréfaction comme les huiles parfumées masqueront les fumées de cochon grillé du sacrifice ! On envisage différemment, on vit plus concrètement des cérémonies qu'on résume trop facilement à des gestes rituels. Jusqu'à un certain point. Car les nécessités de la muséographie ne permettent pas une reconstitution globale des rites étudiés. On tâte du bout du doigt un onguent gras, on renifle d'une narine du galbanum ou de la myrrhe, on goûte un raisin de Corinthe ou un pois chiche, on tâche de différencier dans un écouteur le son de la lyre de celui de barbiton... Tout cela nous séduit, nous intéresse, nous amuse, mais rien ne nous enivre... Et l'on s'arrête plus volontiers, en fin de compte, devant les objets exposés, le sens de la vue retrouvant tout naturellement sa primauté.
          Ceci n'est pas une critique : il était certes difficile de nous faire goûter à l'ivresse collective avec des courtisanes et des échansons nus. Et l'exposition est remarquablement organisée autour de quelques œuvres de toute première qualité, en grande partie des céramiques, expliquées et analysées avec minutie dans les cartels comme dans le catalogue. Hydries, pélikês, aryballes et autres œnochoés détaillent les diverses cérémonies matrimoniales. À noter un superbe lébès gamikos (chaudron de mariage) présenté avec son pied conique, lui aussi en céramique, offert pour les noces et qui, en miroir, représente la remise des cadeaux, dont un lébès gamikos en tout point semblable ! Et deux corbeilles à laine, pour bien faire comprendre le rôle dévolu à la femme dans sa nouvelle demeure. Dans la salle consacrée aux sacrifices, une figurine d'une finesse toute tanagréenne représente une jeune fille accroupie versant de l'huile parfumée sur un brasero, tandis qu'une somptueuse hydrie venue du musée étrusque de Rome déroule le partage des viandes après le sacrifice. Tout le mobilier nécessaire au symposion est regroupé dans la troisième salle, des grands cratères à mélanger le vin et l'eau aux louches qui permettent de le tirer, aux œnochoés qui permettent de la distribuer puis aux canthares dans lesquels on le boit, sans oublier de lancer la dernière goutte sur une cible en dédiant son tir à un éphèbe, au son aigre des auloi doubles, ancêtres des hautbois...
          On aurait peut-être apprécié un peu plus d'explications sur les rares « partitions » qui ont permis de reconstituer quelques musiques diffusées dans des écouteurs. Une d’elle figure sur une stèle funéraire conservée au Danemark et dont un moulage est présenté en fin d'exposition. L'hymne funéraire qui y est notée a servi dans le Quo vadis de Mervyn LeRoy pour le chant de Néron durant l'incendie de Rome !

Insolite : le marié emmène sa nouvelle épouse avec détermination, en la saisissant par le poignet, et avec l'autorité d'un citoyen, symbolisée par son bâton. Elle n'a pas l'air rassurée...

Pyxide à fond blanc, prov. Érétrie, Londres, British Museum.
Du 24 novembre 2017 au 25 mars 2018 au musée Saint-Raymond (Toulouse)

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Être moderne : le MoMA à Paris
Picasso           Il est des sigles qu’il n’est plus besoin de traduire. Qui dit MoMA dit New-York, Museum of Modern Art. Le musée qui, depuis 1929, ne se contente pas de collectionner l’art moderne, mais a l’ambition de le faire. Alors, lorsque deux cents de ses œuvres sont exposées à Paris, on sait qu’on y trouvera non seulement un concentré de chefs-d’œuvre, mais une histoire complète de l’art moderne, d’autant que les expositions de la fondation Louis Vuitton ont une nette tendance à la pédagogie élémentaire, que l’on peut railler, mais dont on ne se plaint pas. Le plus sceptique ressortira de la visite avec le sentiment d’avoir compris l’art moderne.
          C’est la justice qui eut d’abord à se prononcer sur cette notion délicate. Le point de rupture avec un art « classique » est d’emblée établi par une des versions des Oiseaux dans l’espace de Brancusi, datée de 1928. La date est symboliquement importante, d’une part parce qu’elle correspond à un an près à la création du musée (qui l’acquiert en 1934), d’autre part parce qu’une autre version de cette œuvre, arrivée aux États-Unis en 1926, a fait l’objet d’un procès célèbre. Furieux que l’œuvre soit soumise à des droits d’importation au titre des « ustensiles de cuisine et autres objets utilitaires », Brancusi se pourvoit en justice et fait reconnaître le statut d’œuvre d’art à un objet « constitué de lignes harmonieuses et symétriques », « très décoratif », qui appartient selon le juge à « la production originale d’un sculpteur professionnel », et qui témoigne d’un « école d’art dite nouvelle » qui préfère « représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels ». Tout est dit : l’originalité fait l’œuvre, ainsi que le professionnalisme du sculpteur et l’appartenance à une école. Même s’il tente de se raccrocher à des critères traditionnels (l’harmonie des formes, l’aspect décoratif…), le juge entérine l’importance de la reconnaissance par les pairs (une école) et du statut de l’auteur (son professionnalisme) comme critères artistiques. C’est reconnaître qu’un objet défini comme artistique par un créateur, un critique ou un musée a un statut différent d’un objet similaire produit par un amateur ou un industriel. Les ready-made de Duchamp ou les boîtes de conserve de Warhol, présentés ici, sont dans cette logique.
          Voilà une première amarre larguée par l’art moderne : celle du rapport au réel. Mais ce ne sera pas la seule. Sitôt posée, la définition de l’art par la professionnalisation de l’artiste est remise en question par l’exposition « Machine Art » de 1934 : des roulements à bille, des hélices de hors-bord, des ressorts de suspension acquièrent le statut d’objets d’art par leur seule exposition, quoiqu’il s’agisse incontestablement d’objets utilitaires prévus par le règlement des douanes… Ce n’est donc pas l’intentionnalité artistique qui définit l’œuvre, mais la volonté d’un directeur de musée, le génial et révolutionnaire Alfred H. Barr Jr. Le rôle de l’institution dans le statut de l’œuvre d’art est ainsi énergiquement affirmé. Si, durant quelque temps, les musées, y compris le MoMA, se préoccuperont surtout d’acheter des artistes déjà reconnus, leur rôle de découvreur s’accentuera après la seconde guerre mondiale, contribuant à définir un art américain indépendant de l’art européen. Une volonté exprimée dès le départ par un donateur, Stephen C. Clark, qui donne un Hoper en 1930 au musée, soucieux que celui-ci « commence une collection qui, au début à tout le moins, soit à prédominance américaine ». Poursuivant une politique d’achats d’art contemporain « en temps réel », le MoMA est le premier musée à exposer Pollock et d’audacieux (voire scandaleux) jeunes artistes de l’après-guerre.
          L’exposition s’attache à montrer, œuvre par œuvre, en quoi l’originalité, la rupture avec une tradition antérieure, définit désormais un art moderne susceptible d’intéresser le MoMA. Le merveilleux Baigneur de Cézanne (1885) est acquis en 1934 parce qu’il se libère de la convention selon laquelle le modèle prime sur l’arrière-plan. La non moins superbe Nature morte aux pommes de Cézanne (1895-1898) rejoint les collections la même année parce que l’attention portée aux matériaux et à la technique picturale prime sur l’exactitude de la représentation : la toile brute laissée en réserve donne l’impression d’inachèvement. Alexander Calder, lui aussi entré en 1934, introduit pour la première fois le mouvement dans la sculpture (hélas trop fragile pour que les mécanismes fonctionnent encore aujourd’hui). De chef-d’œuvre en chef-d’œuvre (Picasso, Man Ray, Frida Kahlo, Dali, Magritte…), le musée montre qu’il ne s’est pas souvent trompé dans ses choix, dès sa fondation. L’idée d’un catalogue où les œuvres sont classées par année d’acquisition (l’ordre chronologique de création étant mieux respecté dans l’exposition) donne de ce point de vue une lecture éclairante de l’histoire du musée.
          Mais l’originalité du MoMA tient aussi à sa volonté d’élargir la notion d’art à des domaines qui n’étaient guère alors habitués des musées. La photographie et le cinéma font pleinement partie, aujourd’hui, de l’expérience muséale. Ce n’était pas alors le cas. La création en 1944 d’un Department of Dance and Theater Design fait entrer (provisoirement) la scénographie et la performance dans les collections ; la même année, le War Veterans’ Art Center donne ses lettres de noblesse à la thérapie par l’art puisqu’il contribue à la réinsertion des membres des forces armées de retour du front. Les affiches deviennent également des œuvres d’art à part entière et Mickey côtoie sans problème Eisenstein. Les créations informatiques (comme l’arobase ou le bouton off-on) sont sur le même pied qu’un fauteuil constitué de phallus en érection, création Yayoi Kusama. Dès 1920, les collages de Kurt Schwitters avaient pour « ambition ultime » « l’union entre l’art et le non-art dans la vision globale du monde de Merz » (deuxième syllabe de Kommerz).
          Le MoMA a également compris très tôt les enjeux politiques de l’art. Pour les années 1930, qui ont connu la montée du nazisme, du fascisme et du franquisme, cela nous semble aujourd’hui une évidence. Bien des œuvres sont acquises après l’exposition nazie sur l’art dégénéré, pour les faire échapper à la destruction, comme la Scène de rue à Berlin de Kirchner représentant des prostituées. Certaines entrent aux États-Unis dans des conditions rocambolesques. La Composition suprématiste blanc sur blanc de Malévitch et d’autres œuvres sont ainsi acheminées clandestinement, roulées autour d’un parapluie ! Acte politique aussi que la récupération, en 1939, des bobines de Lime Kiln Club Field Day, tourné en 1914 par des acteurs afro-américains protestant contre la ségrégation raciale. Le film ne refait surface qu’en 2012 et a été restauré en 2014. Même s’il est difficile de reconstituer une histoire cohérente à partir de courtes scènes dont certaines se répètent, il constitue un stupéfiant témoignage sur l’image du Noir tel qu’il se voit lui-même par les yeux des Blancs (on trouve même un court pastiche de la démarche de Charlot !). Cet attachement à la dimension politique de l’art se manifeste au XXIe siècle par un intérêt particulier aux œuvres produites par des femmes ou par des minorités culturelles.
          Plus surprenant, dans ce parcours qui montre comment l’originalité a pris désormais le relais des critères de beauté ou de fidélité à la Nature, la volonté de s’inscrire dans une tradition. Un diagramme conçu en 1936 par Barr lui-même, résumant à grand renfort de flèches les influences des différents mouvements les uns sur les autres, fait de l’inscription dans un mouvement et dans une tradition historique un des critères de reconnaissance, laissant assez peu de place au génie isolé (Redon, Rousseau, Brancusi). Et les salles contemporaines par lesquelles se clôt la visite confirment cette tendance. Le Motet à quarante voix de Janet Cardiff propose un parcours le long de quarante haut-parleurs diffusant les quarante voix d’un motet… du XVIe siècle. Ian Cheng utilise des logiciels de simulation par algorithmes prédictifs pour nous raconter l’histoire d’une société tribale. Roman Ondak, invitant chaque visiteur à laisser sa trace par l’inscription de sa taille sur le mur renvoie à la tradition familiale consistant à noter la taille des enfants sue l’encadrement des portes… Au fond, depuis le passage de Brancusi devant les tribunaux en 1926-1927, le grand problème de l’art moderne reste celui de sa reconnaissance.


Insolite : Enveloppe décorée par Picasso pour envoyer à Alfred H. Barr Jr la cravate qu’il doit porter à l’inauguration de son exposition. Le courrier est arrivé.

Enveloppe rédigée par Picasso, 1957. MoMA, AHB, XI.B.6* Du 11 octobre 2017 au 5 mars 2018 à la fondation Louis Vuitton (Paris)

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Le Pérou avant les Incas
Bouteille mochica
          Ils ont nom Cupisnique, Mochica (ou Moche), Chimú, Lambayeque… Ils ont en commun d’avoir été occultés par le mythe des Incas, qu’ils ont précédé dans l’histoire péruvienne. Mais surtout, d’avoir vécu dans le nord du Pérou, moins touristique, ce qui explique aussi que nombre de pièces présentées soient peu connues. Certes, les poteries se taillent la part du lion, et le profane leur trouvera entre elles le même air de ressemblance qu’une collection de vases grecs. Raison de plus pour prendre le temps de détailler la présentation iconographique, de s’amuser des formes animales ou végétales parfois saugrenues qu’elles adoptent, de distinguer les grands et petits dieux qu’elles célèbrent, et, surtout, la société qu’elles décrivent. La section la plus intéressante illustre à grand renfort de cruches et de bouteilles à anses-goulot en étrier les différentes strates sociales et les rapports complexes qu’elles entretiennent au cours des âges. Portraits réalistes des dignitaires mochicas, parfois représentés à différents âges de leur vie, preuve que la ressemblance immédiate était recherchée. Peut-être permettaient-ils d’identifier les gouverneurs et jouaient-ils un rôle équivalent à celui des portraits officiels des présidents… Portraits plus conventionnels des prêtres, qui s’identifient à leurs attributs ou à des gestes cérémoniels. Représentations convenues des prisonniers, privés de leurs attributs militaires, donc nus, et prêts au sacrifice, la corde au cou et les mains liées derrières le dos.
          Car le sacrifice humain est au cœur de la religion mochica. Les spécialistes se disputent encore pour savoir s’il prenait place dans la cérémonie de la feuille de coca ou dans le combat rituel — à moins qu’il ne s’agisse de deux phases d’un même rituel. Mais il était pratiqué à grande échelle, non pas pour tuer les ennemis, mais pour fertiliser les champs de leur sang. Quant au squelette, décharné mais bien assemblé par ses tendons, il était présenté au peuple comme un mort divinisé. Une maquette et une présentation audiovisuelle du temple de la huaca de la Luna, datant de la période mochica (100-600), permettent de se faire une idée de ces cérémonies macabres et spectaculaires. Le culte aux divinités des montagnes et de la mer y est figuré en frises peintes à l’iconographie riche et complexe.
          Signe des temps, l’exposition est très discrète (sinon pudique) sur les représentations érotiques aux pratiques fortement machistes (juste une scène de fellation, au détour d’une vitrine, évite les soupçons de censure), mais une section importante est réservée au pouvoir de la femme. Depuis Pizzaro, le rôle des femmes est signalé et surprend les Occidentaux dans la société péruvienne. Lizzárraga parle même de capullanas, de « petites cheffes », qui gèrent une communauté quand leurs maris s’occupaient de travaux agricoles. Mais s’agissait-il d’une exception tardive ? Les récits officiels et mythiques semblaient au contraire reléguer la femme dans un rôle de soumission. La découverte, en 1991, d’une riche tombe de prêtresse, suivie de sept autres découvertes similaires dans les vingt-cinq dernières années, a permis de donner des preuves archéologiques et de démontrer l’existence d’une organisation primitive et non d’un phénomène tardif. Les atours somptueux et les offrandes précieuses attestent d’un rôle social important, à la fois sacerdotal, civil et guerrier. La dame de Cao, retrouvée en 2004 (période mochica ancienne), était entourée de 200 kilos d’objets précieux, sceptres, couronnes ornements de nez, diadèmes, habits de plaques en cuivre doré, propulseurs et lances : il s’agissait manifestement d’une guerrière et d’une dirigeante, mais aussi d’une prêtresse portant un diadème associé au dieu hibou. Des travaux récents ont également montré que le rôle des femmes mythiques pouvait être important. Mais ces témoignages, réguliers entre le VIIIe et le XVIIe siècle, concernent uniquement la côte nord du Pérou.

Insolite : Une bouteille représentant un canard guerrier, avec une masse de combat et un bouclier incrusté de nacre. Pas l’air commode, le volatile…

Bouteille à anse goulot en étrier, Mochica IV (500-600 ap. J.C.), céramique modelée avec incrustation de nacre, museo Huacas del Valle de Moche, Universidad Nacional de Trujillo.

Musée du Quai Branly (Paris), du 14 novembre 2017 au 1er avril 2018

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Le théâtre du pouvoir

Ingres
          Le pouvoir a toujours eu besoin de se mettre en scène. Décrypter les images du souverain, roi, empereur ou président de la république, ainsi que les symboles qu’elles mettent en avant, est une œuvre salutaire. La petite galerie du Louvre, dédiée à l’éducation artistique, n’entend bien entendu pas faire le tour d’un sujet aussi vaste et bien documenté. Mais en quatre salles et quelques thématiques, elle parvient à en esquisser la problématique. L’apparition d’un pouvoir centralisé, voici six mille ans, en Mésopotamie et en Égypte, a aussitôt suscité une iconographie stéréotypée, sur des modèles simples : le roi bâtisseur, le roi divinisé, le roi guerrier. Mais l’époque chrétienne n’assume pas de la même manière cette prééminence de la figure royale, qui doit être soumise à la figure divine. C’est au contraire la représentation du Dieu souverain qui emprunte à l’iconographie impériale ses attributs. Quant au roi, il devient plutôt le modèle du roi pieux (le roi de France est « très chrétien », celui d’Espagne est le roi catholique et celui d’Angleterre, le Défenseur de la Foi). Si les temps modernes renouent avec le roi guerrier, c’est plus pour incarner en lui le garant de la paix que le conquérant. Quant à l’époque romantique, elle privilégiera un roi plus humain, proche de ses sujets.
          Un cas particulier de cette évolution est celui d’Henri IV, roi protestant contesté par la Ligue catholique, arrivé au pouvoir au terme de sanglantes guerres de religions, et qui n’a pu entrer à Paris qu’après sa conversion. Son règne a utilisé tous les ressorts de l’iconographie royale pour légitimer son pouvoir : roi guerrier (la statue équestre revient à l’honneur), roi divinisé (assimilé aux dieux antiques), roi débonnaire, familier, mais aussi imposant, il met en place un vaste vocabulaire symbolique dont ses successeurs s’empareront à leur tour. Mais son image connaît deux sursauts inattendus. Le premier à l’avènement de Louis XVI. Une main anonyme avait inscrit sur la statue d’Henri IV, en 1774 : Resurrexit, « il est ressuscité », marquant qu’avec la mort de Louis XV, on espérait le retour d’un roi digne de son ancêtre. Louis XVI utilisa l’image du « bon roi Henri » pour redorer sa propre image, ce que firent à nouveau ses frères à la Restauration. Le début du XIXe siècle fut ainsi la seconde acmé dans la production d’une imagerie d’Henri IV. Le portrait du roi enfant par François-Joseph Bosio est une œuvre de propagande commandée par Louis XVIII pour exprimer le retour de la lignée des Bourbon.
          Petit passage obligé, bien sûr, par les insignes du pouvoir, et par le portrait officiel, en pied depuis le XVIe siècle, de ceux qui l’incarnent, rois et présidents de la République, de Louis XIV à Emmanuel Macron. Intéressant de voir comment le sceptre a été remplacé par le livre dans (ou sous) leur main droite, et comment ce livre est passé de la Chartre (qu’avait promis de respecter le roi Louis-Philippe) à un Code (Thiers, ou de Gaulle), comment François Mitterrand préfère feuilleter le livre que ses prédécesseurs se contentent de garantir de leur poing fermé, et comment Emmanuel Macron remplace le livre… par une pendule.

Insolite : Le roi peut-il jouer avec ses enfants en pleine visite officielle ? À l’époque romantique, cela fait partie de son image : le tableau d’Ingres montrant Henri IV jouant « à dada » avec ses enfants sous l’œil ébahi de l’ambassadeur d’Espagne connaîtra un vif succès. Significativement, l’anecdote remonte à 1786, sous Louis XVI, donc, alors père d’enfants du même âge. « Dans un de ces momens d’abandon paternel, le bon Henri, pour amuser son fils, le place à dada sur son dos, et marchant à quatrepieds, se met à parcourir tout l’appartement où il se trouvoit. Au beau milieu de ce charmant voyage, un Ambassadeur se présente et surprend dans cette grotesque posture le vainqueur de la Ligue et le Monarque des François. Le bon Henri, sans se relever, s’arrête, et dit : “Monsieur l’Ambassadeur, avez-vous des enfans ? » / “Oui, Sire. ” / “En ce cas, je puis achever le tour de la chambre.” » (Bellavoine, L., Mémorial pittoresque de la France, ou Recueil de toutes les belles actions, traits de courage... depuis le règne de Henri IV jusqu’à nos jours, Paris, s.n., 1786, p. 22). Elle ne provient pas de témoins de son temps, mais est adaptée d’une anecdote sur Agésilas rapportée par Plutarque : « Il est vrai qu’Agésilas aimait particulièrement ses enfants, et voici l’anecdote que l’on raconte à ce sujet. Quand ils étaient petits, il montait, dans son intérieur, à cheval sur un bâton pour les amuser ; et, comme un de ses amis l’avait surpris dans cette posture, il lui dit : “N'en parle à personne avant d’être toi-même père de famille !” » (Plutarque, Vie d’Agésilas, 25, 11). Elle est parfois rapportée à l’ambassadeur d’Angleterre (Émile Vander-Buch, Henri IV en famille, 1828), mais le plus souvent à l’ambassadeur d’Espagne (ici, portant le collier de la Toison d’or).

Jean-Dominique Ingres, Henri IV, roi de France, recevant l'ambassadeur d'Espagne, 1817, huile sur toile, Paris, Petit Palais, inv. 1164.
du 27 Septembre 2017 au 2 Juillet 2018 au musée du Louvre (Paris)

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Le jardin secret des Hansen : La collection Ordrupgaard

Gauguin
          Nos vacances au Danemark sont un souvenir de vingt ans. Découvrir à Paris les chefs-d’œuvre de la collection Hansen est une utile et agréable piqûre de rappel : même temps (le mois de juillet à Copenhague avait des allures de décembre à Paris), même enthousiasme. Curieuse histoire, tout de même, que celle de cet industriel collectionnant l’art danois avant de se lancer dans l’impressionnisme français. Ne soyons pas mauvaise langue : certes, le potentiel économique est nettement meilleur, mais le goût de Wilhelm et Henny Hansen est incontestablement sûr. Curieuse histoire, oui, de cet assureur généreux, qui fait bâtir un manoir lumineux pour abriter ses collections : il les ouvre au public un jour par semaine, il promet de les léguer à l’État (du vivant même de son fils adoptif !), mais lorsqu’il fait faillite dans la banqueroute de la Landmandsbanken, il propose à l’État de lui racheter sa collection ! Devant son refus, il laisse disperser celle-ci, mais en reconstitue une autre dès qu’il rentre en fonds. Avec passion, certes ; avec méthode, aussi, et une volonté didactique affirmée : il entend réunir douze œuvres de chaque peintre important ! Il a ensuite voulu expliquer l’impressionnisme en achetant ses prédécesseurs et ses épigones. Si la volonté didactique l’emporte sur la spontanéité, il fut excellemment conseillé. Ne boudons pas notre plaisir devant la généreuse avalanche de Cézanne, Corot, Degas, Courbet, Gauguin, Manet, Matisse, Monet, Morisot, Pissarro, Renoir, Sisley…
          Quelques moments bouleversants, devant le Change de Courbet, ou les Effets de neige à Érigny de Pissaro. Une Jeune femme dans l’herbe, de Renoir, n’existe que par la finesse de son visage, débordant d’abord dans la rondeur de ses joues, puis dans la profusion de sa coiffure, où les fleurs le disputent aux cheveux, elle-même fondue dans le tourbillon blanc de sa robe, où de larges touches châtain clair semblent des mèches tombées de sa chevelure. Les notes marron, châtaines, brunes, sont reproduites dans la prairie, le sous-bois, le ciel, tout un paysage à peine esquissé, qui semble jailli de son regard. Bien étrange Péché originel de Gauguin, aussi, à la mode tahitienne, mais surveillé par un ange aux ailes noires. Adam, avant même d’avoir croqué la pomme, prend conscience de sa nudité et se détourne en la cachant, comme s’il était exclu sans même avoir fauté d’un paradis sur le point de tomber dans le crime. Une oie blanche l’accompagne en se détournant d’un air navré, sous l’œil narquois d’un renard au regard vicieux. Entre l’ange et le renard, Ève lève la main d’un air songeur. Qui va-t-elle écouter ? Gauguin parvient à réintroduire le suspense dans un thème vieux… comme le monde : l’exclusion du paradis n’étant pas liée à la faute, à quoi bon y résister ?
Gauguin
Insolite : Adam s'enfuyant du Paradis avant même que le péché soit consommé est-il un autoportrait de Gauguin, qui se serait senti "exclu" du paradis tahitien ?


Paul Gauguin, Adam et Ève, 1902, huile sur futaine. du 15 septembre 2017 au 22 janvier 2018 au musée Jacquemart-André (Paris)

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François Ier et l’art des Pays-Bas
Le seigneur qui a vendu sa femme au diable
Détail
          Si la Renaissance française est largement italienne, elle a conservé un pied dans le Nord, dans ces régions que leur faible relief a fait surnommer Pays-Bas. Une identité aussi mouvante que ses frontières, puisqu’une bonne partie de son territoire a appartenu au duché de Bourgogne et se retrouve aujourd’hui aux Pays-Bas, en Belgique, en France, au Luxembourg… À l’époque qui nous intéresse, les Pays-Bas sont tout simplement espagnols et appartiennent au vaste empire de Charles Quint. Les organisateurs de l’exposition, en tâchant de clarifier le concept, n’ont hélas réussi qu’à l’embrouiller en une carte dont les couleurs ne sont pas légendées et où apparaît un incongru « Duché de Liège » qui fera grincer des dents à tous les ressortissants de l’ex-principauté épiscopale… Sans doute dut-il y avoir de sombres discussions lorsqu’il s’est agi de nommer le vieil « art flamand » sans froisser trop de susceptibilités…
          Pourquoi l’influence des peintres du Nord à l’époque de François Ier est-elle si méconnue ? D’abord parce que cet art, plus proche du gothique que des révolutions esthétiques italiennes, semblait défier l’esprit de renouveau dont s’enorgueillissait la France sous son roi chevalier. Sans doute aussi parce que l’esprit d’intégration (proche de l’appropriation) bien français avait masqué sous une orthographe que l’on pourrait qualifier d’inclusive les artistes étrangers. Qui reconnaîtrait Wouter van Campen sous son nom de Gauthier de Campes, ou rattacherait à la famille Clauwet le célèbre Jean Clouet ? Quant à Corneille de Lyon, son nom n’apparaît de son vivant qu’au verso d’un tableau où il s’appelle Jean de La Haye ! Juste retour des choses, donc, de souligner qu’une partie de l’art le plus français de l’époque est le fait d’artistes nés dans les Pays-Bas bourguignons devenus espagnols. Une meilleure connaissance du corpus pictural, qui élimine chaque année les anonymes, les « écoles… » et les « maîtres de… », une étude approfondie des trajets des artistes, qui répondent souvent à l’appel des mécènes, donne cohérence à l’exposition.
          Rassembler des œuvres sous l’optique des influences et des déplacements des artistes présente le double avantage de mieux mettre en évidence les apports de leur milieu d’origine et ceux de leur pays d’adoption. Car s’installer dans le royaume de François Ier (en l’occurrence, à Amiens, à Paris, en Champagne, en Bourgogne…) entraîne de nouvelles contraintes. À Paris, par exemple, il est interdit aux peintres de travailler directement sur le verre, pour protéger la corporation des vitraillistes : cela explique la multiplication des cartons qui seront recopiés par les verriers. Les artistes peuvent d’ailleurs voyager et s’installer avec leur propre fonds ou récupérer celui d’un atelier local, ce qui détermine la reprise des motifs, qui circulent alors par de multiples copies et peuvent s’adapter à des thèmes différents : à partir d’un dessin de Moïse à l’épreuve des charbons ardents, le pharaon devient roi d’Israël dans un jugement de Salomon ! Il faut aussi s’adapter aux goûts locaux : on doit alors privilégier des fonds architecturaux ou des paysages familiers aux clients, tempérer la rudesse caricaturale chère aux pays germaniques pour ne pas choquer des clients français habitués à la douceur italienne et au sfumato léonardesque !
          Pour autant, les artistes d’Anvers ou de Leyden introduisent dans la Renaissance française un maniérisme propre à leur formation : un dessin vif, des draperies aux plis compliqués mais artificiels (le vent qui les soulève semble souffler de toutes les directions !), l’élégance des postures parfois outrées dans des déhanchements inexplicables… La première partie de l’exposition est encore fort dépendante du gothique dit flamand, prolongé jusque dans les années 1520-1530. Les œuvres de Jan de Beer et du maître d’Amiens y sont à découvrir, en particulier les deux panneaux de ce dernier pour la confrérie du Puy Notre-Dame. Stupéfiants également les manuscrits miniatures de Godefroy le Batave, trop fragiles hélas pour être grands ouverts, mais dont on entr’aperçoit de merveilleuses enluminures ; à noter aussi les dessins microscopiques qu’il réalise sans doute pour des enseignes de chapeau ! Les artistes du nord se sont parfois spécialisés dans des techniques (comme la tapisserie) ou des genres, comme le portrait. Ceux de Jean Clouet et de Corneille de Lyon sont bien connus, mais la réunion de leur œuvre quasi intégrale est impressionnante. Peu connus aussi les artistes flamands installés en Champagne et en Bourgogne, dont les œuvres sont encore in situ. Celle de Grégoire Guérard est à signaler, car des identifications récentes ont permis de la compléter, et surtout parce qu’elle s’étale sur une assez large période (1512-1538) durant laquelle son style évolue notablement, sans doute sous une influence italianisante. Les formes assez rudes des premiers tableaux s’adoucissent et aboutissent à un expressionnisme à la fois vigoureux et sensible. Un Christ portant sa croix, un regard échangé entre le jeune saint Jean et l’agneau de Dieu dégagent une force émotionnelle peu commune.

Insolite : Le chevalier qui a vendu sa femme au diable… Miracle peu connu de la Vierge, relaté dans la Légende dorée de Voragine : l’épouse s’est arrêtée pour prier dans une chapelle qui lui est consacrée, et la Vierge a pris sa place pour le marché. Le diable effrayé s’enfuit en courant.
Anonyme flamand (Picardie, vers 1525-1530 ?), La légende du seigneur qui a vendu sa femme au diable. Beauvais, église Saint-Étienne.
Musée du Louvre (Paris), du 18 octobre 2017 au 15 janvier 2018

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Le verre, un moyen âge inventif
Lunettes
          Il faut toujours se méfier des évidences. Le verre ? Un objet quotidien, connu depuis l’antiquité. Alors, pourquoi l’étudier spécifiquement au moyen âge ? L’exposition y répond de façon magistrale. D’abord, une spécificité technique. Le verre antique était une spécialité orientale : les blocs de matière brute, du sable fondu grâce à un fondant marin, la salicorne, étaient façonnés en Occident, par moulage ou soufflage. Mais la rupture de l’approvisionnement oriental, aux VIe-VIIe siècles, oblige les occidentaux à lui trouver un substitut. Les cendres de fougère remplacent la salicorne, avec un verre moins résistant et moins transparent. Il faut dès lors adapter les usages. D’autres techniques de verre soufflé apparaissent, qui permettent la production de verres plats : en France, par écrasement d’une « bulle » sphérique ; dans les pays germaniques, par déroulement d’un cylindre creux. Ainsi naît le vitrail, sans doute la production la plus caractéristique des verriers occidentaux de l’époque. L’interdépendance de la technique et de l’art est expliquée avec une grande économie de moyens.
          La première partie, consacrée au verre dans l’architecture, est de ce point de vue la plus intéressante. Les premiers vitraux apparus au VIIe siècle ne sont encore que des remplois romains. Les fragments subsistants (et exposés) montrent que l’on s’intéresse alors aux formes plus qu’aux couleurs — s’il est permis de généraliser à partir de témoins rarissimes ! Des motifs simples (jambes, poissons…) découpés dans des fragments de verre coloré. Dans un deuxième temps, le plomb encadrant ces fragments permet de dessiner des formes parfois délicates (stupéfiante tête de Christ du IXe siècle, dans laquelle les découpes du plomb figurent la chevelure). Peu à peu, on va apprendre à peindre sur le verre, dont les fragments sont alors assemblés par couleurs et non par formes. La reprise du commerce avec l’Orient permet de retrouver ces verres de grande qualité qui allient couleur et transparence, en particulier pour le « bleu de Chartres ». Mais en voulant les reproduire, les ateliers occidentaux mettent au point un bleu profond, certes décoratif, mais qui assombrit les églises. D’où la mode, au XIVe siècle, des grisailles plus claires. La couleur revient au XVe siècle avec des techniques audacieuses — surfaces importantes, verres plaqués et gravés pour révéler la couche inférieure, ce qui permet de réduire la quantité de plomb… Les demeures privées peuvent alors accueillir plus largement les panneaux vitrés, dans des impostes fixes, d’abord, l’armature en plomb étant trop lourde pour les panneaux ouvrants. Peut-être est-ce pour cela qu’est apparue la croisée, avec une partie supérieure fixe et vitrée, et des volets ouvrants dans la partie inférieure. L’exposition juxtapose des représentations de fenêtres dans des miniatures et quelques claies de bois destinées à recevoir les verres, sous forme de losanges en France, de cercles (cives) en Allemagne.
          La deuxième partie, consacrée au « verre creux », est moins didactique mais aussi intéressante, et sans doute plus pittoresque. Elle répertorie les usages du verre sans tenter un parallèle entre l’évolution des techniques et des formes. L’usage médical (la matula, le vase utilisé par les médecins pour mirer les urines des malades) jouxte l’usage alchimique (les vases à distillation) ou, bien entendu, convivial (l’évolution du verre à boire). Une attention particulière est portée à la sociologie et à la symbolique du verre. Gage de richesse (surtout lorsqu’on peut se payer un verre individuel), il accompagne volontiers un portrait. Symbole de virginité (le soleil le traverse sans le briser), il est indispensable aux représentations de la Vierge. Sa valeur prophylactique le recommande aux usages funéraires.
          La troisième partie est à la fois la plus riche et la plus restreinte. Les verres « précieux ou de précision » regroupent tous les usages luxueux du verre : l’émail pour des objets fastueux, surtout liturgiques, le verre églomisé (recouvert d’une feuille d’or sur laquelle on grave les motifs) pour des œuvres artistiques de grand prix, les miroirs bombés (invention médiévale) puis plats (à la Renaissance), les bésicles et lunettes (également mis au point à cette époque, l’antiquité ne connaissant que des pierre précieuses grossissantes)… Sujets trop vastes pour être résumés en quelques vitrines (une par thème), mais indispensables pour montrer la fécondité imaginative du moyen âge en la matière, et les circuits de production qui feront passer, au XVIe siècle, la spécialité vitrière de l’Allemagne à Venise.


Insolite : Non, il ne s’agit pas d’une ombre ! Mais de la trace laissée sur un livre par des lunettes oubliées entre ses pages… Les lunettes exposées à côté n’ont rien à voir avec le livre.
Sermons de saint Augustin, 1494-1579, Orléans, médiathèque. Lunettes, France, XVIe ou XVIIe siècle. Écouen, musée de la Renaissance.
Du 20 septembre 2017 au 8 janvier 2018 au musée national du moyen âge (Paris)

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René Goscinny, au-delà du rire
Famille Müller
Famille Müller
          Juif, Goscinny ? Bien peu, sans doute, le savaient, et lui-même n’a jamais fait la moindre allusion à sa judéité dans les albums d’Astérix — pourtant grand voyageur devant l’Éternel ! Il faut attendre sa mort pour qu’Uderzo emmène le petit Gaulois en Terre sainte et, ultime clin d’œil, caricature Goscinny en Saül Péhyé, le commis juif de Jérusalem qui aide les héros à échapper aux Romains. Le petit village gaulois qu’on lui doit en aurait plutôt fait un modèle d’intégration !
          L’exposition du musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme lève un coin surprenant de l’histoire du créateur. Dans un premier temps, par des photos, des publications, des dessins de jeunesse, elle le replonge dans l’histoire d’une famille juive qui a traversé le XXe siècle. rien de sensationnel dans les documents exposés, mais un indéniable intérêt historique. Sa famille, originaire d’Europe orientale, avait fondé une imprimerie qui éditait des brochures en hébreu, en français, en russe, en yiddish, en polonais… Est-ce dans cette atmosphère que le scénariste a puisé son sens de la mise en page ? Le père, Stanislas, a pour sa part été employé par la Jewish Colonisation Association et envoyé à Buenos Aires pour aider à s’installer les juifs d’Europe orientale fuyant les persécutions de l’empire russe, puis de l’Allemagne nazie. Les premières caricatures du jeune René, à quatorze ans, sont tout imprégnées de cette atmosphère. Elles représentent les grands personnages du temps, dont Hitler, et une famille de nazis !
          Dans un deuxième temps, l’exposition retrace la carrière de Goscinny grâce à des planches originales. La période des tâtonnements, à New York, après la guerre, est surtout anecdotique (émouvant hommage de ses confrères lorsqu’il rentre en France : chacun se fend d’un dessin faisant allusion à la prise de la Bastille !). En Belgique, aux éditions Dupuis, il devient scénariste pour une kyrielle de dessinateurs dont les strips fleurent bon notre jeunesse. Certains sont restés célèbres — Franquin, Jigé, Bob de Mor, Morris, Sempé, Tabary, Tibet, Uderzo, mais Goscinny a aussi travaillé avec Angenot, Atanasio, Jo-El Azara, Berck, Bissot, Coutant, Craenhais, Hubinon, Macherot, Maréchal, Paape, Rol, Weinberg ! Outre Astérix, Lucky Luke, le petit Nicolas, Tanguy Laverdure, Barbe-Rouge ou le grand-vizir Iznogoud lui doivent beaucoup ! Étonnant de voir combien le « poor lonesome cow-boy » a tiré profit de cette collaboration : l’homme qui tire plus vite que son ombre, le chien le plus bête de l’ouest, les cousins Dalton sont des trouvailles du scénariste ! Les nostalgiques en suivront les aventures dans de longues séries de planches originales, partie la plus artistique d’une exposition surtout historique.
          J’ai pour ma part suivi avec plus d’intérêt les aventures et mésaventures de Pilote, premier journal fondé et dirigé par un auteur, qui a accueilli les jeunes rescapés de Hara-Kiri après son interdiction. Aventure qui prit un tournant pénible pour Goscinny : lui qui avait été licencié de chez Dupuis pour y avoir fondé un syndicat se voit attaqué par une partie de son équipe dans la foulée de 1968, où la cogestion devient à la mode. Un « mur » de couvertures et une vidéo (hélas insuffisamment dotée de casques pour l’audition) montrent intelligemment l’évolution du journal dans ces années difficiles.
          La troisième et brève partie de l’exposition revient sur le thème de la judéité : dans quelle mesure la jeunesse de Goscinny lui a-t-elle donné une expérience de Setzer (typographe en yiddish) qui expliquerait son humour, son rapport à l’histoire de France, le caractère de ses personnages ? Explication assez artificielle, mais qui réintègre Goscinny dans le thème général de l’exposition.

Insolite : Dans la famille Müller (dessinée à 17 ans) demandez... le Führer et le chien !
René Goscinny, La famille Müller, Buenos Aires, vers 1943. Encre Chine et mine de plomb sur carton. Paris, Institut René Goscinny.
musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Paris) du 27 septembre 2017 au 4 mars 2018

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Poussin, Le Massacre des Innocents
Testa
Testa
Testa
          Une exposition autour d’un seul tableau est toujours un défi : l’intérêt sera-t-il suffisant, la matière abondante sans être trop pointue ? En l’occurrence, la principale raison, c’est l’impossibilité de déplacer les tableaux du musée Condé eu égard au testament du duc d’Aumale, qui lui a légué sa collection. Défi parfaitement relevé, disons-le d’emblée. Dans un espace restreint, toutes les facettes du sujet parviennent à être abordées sans insistance ni oubli dommageable : histoire matérielle du tableau, survol du thème traité, réintégration dans le contexte de l’époque, influence sur les artistes postérieurs, et même une commande spécifique à des artistes contemporains pour montrer que l’art classique reste une source d’inspiration.
          L’histoire du tableau réserve en effet des surprises. Commandé par un banquier d’origine génoise, Vincenzo Giustiniani, pour son palais de Rome, le tableau commémore le massacre d’une vingtaine d’adolescents de sa famille, soixante ans auparavant, pour avoir refusé de se convertir à l’islam. Le thème biblique rejoint alors l’actualité. Le plus curieux, c’est qu’une disposition testamentaire semblable à celle du duc d’Aumale frappait déjà cette œuvre, avec impossibilité de la vendre ! Mais cette astuce juridique, le fidéicomis, est opportunément abolie par le consulat… français, ce qui permet à Lucien Bonaparte d’en faire l’acquisition en 1804 ! Ainsi le Poussin romain revient-il en France, avant d’être, après quelques péripéties, revendu à Londres au duc d’Aumale, qui le ramène à nouveau en France avec interdiction de le faire jamais sortir de Chantilly ! Ces rebondissements rocambolesques donneront peut-être au musée Condé des idées juridiques pour assouplir le testament contraignant du duc d’Aumale…
               L’histoire du thème est suffisamment connue pour qu’on s’en débarrasse en un panneau illustré de quelques photos. C’est peut-être dommage, l’exposition d’originaux aurait sans conteste éclairé les explications. Car pour comprendre Poussin, il faut savoir d’où viennent ses audaces. L’application symbolique à des événements contemporains avait déjà été suggérée par Breughel, dont le célèbre tableau décrit les persécutions des Flamands par les Espagnols sous le prétexte d’un massacre des innocents. La focalisation psychologique autour d’un seul groupe, une mère protégeant son enfant contre un soldat, avait été expérimentée par une miniature médiévale, et la reprise de gestes antiques (bras levés des ménades, soldat tirant son glaive…) vient de Raphaël.
          La partie la plus surprenante est peut-être la comparaison du tableau avec des artistes italiens de la même époque. À travers des détails, il y eut alors une surenchère macabre : Massimo Stanzione pose en avant-plan, dans un grand espace vide, une petite main coupée ; Pietro Testa place une tête d’enfant coupée sous le sein d’une mère, dont s’échappe encore un filet de lait… C’est dans cette dramatisation de la scène que l’on comprend les deux tableaux que Poussin a consacrés au thème. La comparaison entre eux est instructive, car elle montre bien comment s’est opérée la focalisation sur un seul groupe, les autres étant relégués en arrière-plan.
          Plus instructive encore, la comparaison avec l’esquisse du tableau de Chantilly, qui présente d’intéressantes variations avec l’œuvre définitive. Le soldat y a par exemple troqué son poignard contre un glaive. Détail ? Il frappe désormais de taille et non plus d’estoc, ce qui oblige à inverser la position de l’enfant (sans quoi, impossible de lui couper la tête !) : la pose est d’autant plus dramatique. À l’arrière-plan, une femme qui tâchait de sauver son enfant emporte désormais son cadavre — autre dramatisation, mais cela entraîne un changement de posture : en se détournant de la scène, la mère éplorée lève la tête vers un ciel bleu dont ont disparu les nuages de l’esquisse. Signe d’espoir, ou tragédie d’un ciel vide ? Le tableau prend une dimension énigmatique — qui excuse, soit dit en passant, quelques maladresses dans les attitudes.
           Quelques tableaux du XIXe siècle tentent de renouveler le thème de façon assez artificielle : un soldat d’Hérode arrache un enfant à sa mère par un soupirail ; une mère se suicide sur le cadavre de son enfant… Un seul y réussit vraiment, Léon Cogniet, qui ne montre pas le massacre, mais la fuite éperdue des mères, tandis qu’à l’avant-plan l’un d’elles se cache dans une maison en ruine. Sur elle, l’arche d’un proche dessine une grande faux de ciel bleu. Les variations du XXe et du XXIe siècles sont plutôt des prétextes à commémorer des massacres contemporains : Bacon se frotte au thème après le bombardement de Londres, Picasso après Guernica et les camps de concentration, Alberola après le génocide du Rwanda… Tout cela semble un peu hétéroclite, mais dans l’ensemble, fonctionne parfaitement.

Insolite : La tête d’un enfant semble avoir été tranchée quand il tétait encore sa mère : un filet de lait s’échappe encore du sein. Sur la droite, une fuite en Égypte : le Christ échappe au massacre (noter le parallélisme enrte le geste du soldat brandissant son glaive et celui du passeur repoussant la barque avec sa rame, ainsi que la croix embarquée !) Dans un nuage : allégorie de l'Innocence (tenant un agneau)
Pietro Testa, Allégorie du Massacre des Innocents, huile sur toile, Rome, musée national du palais Spada.
Château de Chantilly, Jeu de Paume (du 11 septembre 2017 au 7 janvier 2018)

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L’art du pastel de Degas à Redon
Gauguin
Gauguin
          Degas (1834-1917) et Redon (1840-1916) sont de stricts contemporains. Il ne faut donc pas prendre au sens chronologique le titre quelque peu aguicheur de cette affiche, qui insiste surtout sur le fait qu’en dehors de quelques grands noms de l’histoire de l’art (quand même, Renoir, Gauguin, Berthe Morisot, Guillaumin…), la plupart des œuvres exposées ici seront pour le grand public des inconnus (ou des découvertes, question de point de vue). L’unité de l’exposition (qui parcourt l’art du pastel du XVIIIe siècle à nos jours) est surtout celle de la localisation des œuvres : le Petit Palais, qui ne peut exposer en permanence les 200 pastels de ses collections, trop fragiles pour supporter longtemps la lumière, a choisi de sortir de ses réserves quelque 150 pièces pour une exposition temporaire. La plupart, c’est vrai, correspondent à cette redécouverte de la technique dans la seconde moitié du XIXe siècle par les naturalistes, les impressionnistes, les symbolistes et les artistes officiels chéris de la bonne bourgeoisie parisienne. Cela donne des résultats parfois disparates.
          Des découvertes ? Oui, d’abord chez les paysagistes, qui trouvent grâce au pastel des nuances de ton, des effets de flouté, des atmosphères sans doute plus difficiles à rendre par la prestigieuse peinture à l’huile. Alexandre Nozal fixe l’embâcle de la Seine, entre Asnières et Courbevoie, dans un soleil couchant embrumé de nuages et de fumées d’usine qui dérobent un mince croissant de lune, tandis que les rougeoiements du ciel se reflètent différemment sur les eaux et sur la neige. François Cachoud donne à ses clair-obscur une sensualité crépusculaire qui le fait surnommer « le Corot de la nuit ». Léon Clavel (qui signe Irwill) saisit la luminosité particulière qui suit une tempête sur les quais de la scène, au bas de son atelier. Oui, il y a des noms à retenir parmi ceux dont seul le dix-neuvièmiste attentif aura entendu parler.
          Sans doute faudra-t-il un jour réhabiliter le XIXe siècle néoclassique, néogothique, néopréraphaélite, pseudo éclectique et tout simplement pompier. Pour notre regard habitué à plus d’audace, ce moment n’est peut-être pas venu. Intellectuellement, on peut s’intéresser aux analyses des cartels qui nous invitent avec beaucoup d’application à apprécier des intentions, des effets, des habiletés techniques, des raretés historiques. Esthétiquement, on a le plus souvent bien du mal à se passionner. Même pour Degas, avouerai-je sans fausse honte. Le pastel a été utilisé, depuis le XVIIIe siècle, pour ses facilités d’exécution, qui permettent à la fois un tracé rapide (il n’a besoin ni de longue préparation, ni de temps de séchage), une souplesse de transport (pas besoin d’installer tout un atelier dans la nature, on sort avec sa boîte et son papier), une grande nuance de coloris et de technique (on travaille aussi bien du bout que du côté du crayon). Entre le dessin et la peinture, il est surtout utilisé pour des esquisses : sa fragilité décourage d’en faire un art majeur pour les siècles de siècles. Soyons francs : les esquisses des décors monumentaux présentés dans la première salle n’étaient pas nécessairement destinées à passer ainsi à la postérité. La seconde moitié du XIXe siècle l’utilisera en revanche pour lui-même : les œuvres, mises en vente, ne sont plus des esquisses, elles sont achevées, signées, en grand format… Parfois avec difficulté, car les préjugés ont la vie dure. Renoir tente par exemple de vendre son étude pour le portrait de Berthe Morisot par l’intermédiaire d’Ambroise Vollard, mais les Amis du musée du Luxembourg hésitent trop longtemps : vexé, le peintre en fait don au Petit Palais…
          En revanche, chaque école trouve dans cette technique aux nuances riches et aux effets spécifiques un médium idéal pour exprimer son refus des traditions. Les impressionnistes y cherchent l’expression immédiate d’une sensation fugitive et la possibilité de travailler en plein air pour capter des effets de lumière ou le miroitement fugace de l’eau. Les naturalistes s’en servent pour capter sans la distanciation de l’apprêt pictural des scène quotidiennes, intimes, qui demandent plus de spontanéité. Les symbolistes aiment la luminosité mystique de ses ors, le rayonnement chaud de ses ocres, la fulgurance de ses rouges, et la possibilité d’estomper les contours ou, à l’inverse, d’accentuer le trait. Quant aux portraitistes, qui ne manquent pas de travail dans une bourgeoisie riche et narcissique, ils y trouvent un moyen pratique de répondre aux commandes par des œuvres raffinées, mais moins contraignantes et… moins coûteuses. Les nuances du pastel permettent de rendre les carnations et offrent de nouvelles voies aux nus… féminins. Mais les quelques merveilleux Redon, quoique cent fois vus et revus, méritent à eux seuls la visite et font espérer que l’on retrouvera un jour des conditions d’exposition permanente.

Insolite : Un double portrait de Gauguin a été encadré par l’artiste lui-même pour former un diptyque paradoxal : le bas de la composition constitue un seul tableau (le coin de la table, le cruchon sculpté par Aubé semblent appartenir à la même pièce que le bureau où lit son fils), mais le haut évoque deux espaces distincts et incompatibles (le papier peint diffère, la fenêtre et l’épaule du sculpteur sont coupées par la baguette centrale). Il ne s’agit ni de deux portraits juxtaposés, ni d’une scène unique, mais d’un embranchement, d’une bifurcation familiale à laquelle on ne peut s’empêcher de donner une explication symbolique. Chacun est dans son univers.
Paul Gauguin, Le sculpteur Aubé et son fils Émile, 1882, pastel sur papier gris-beige collé sur carton, Paris, Petit Palais Du 15 septembre 2017 au 8 avril 2018 au Petit Palais (Paris)

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Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’Histoire
Baptême
          Double défi, d’organiser une grande exposition sur cette mosaïque de la chrétienté orientale (treize églises différentes !), tragiquement mise à la mode par les persécutions qu’elle vient de subir dans l’indifférence occidentale, et de l’organiser à l’Institut du monde arabe. Un défi qui n’était possible qu’en amenant des pièces de tout premier plan, capables de séduire un grand nombre de visiteurs, et en structurant l’exposition selon un concept fécond.
          Le premier défi est parfaitement réussi. Ne boudons pas notre plaisir : Jack Lang, président de l’IMA, a réussi à faire venir des pièces uniques et prestigieuses, rarement exposées, et, pour certaines, jamais en Europe. Il faut courir voir les peintures murales de Doura Europos, vestiges d’une maison chrétienne du IIIe siècle et premier témoignage de l’art pariétal chrétien. Il faut courir voir l’évangéliaire de Rabbula et le codex Sinopensis, derniers vestiges des manuscrits syriens illustrés du VIe siècle. Sans oublier les ivoires syriens ou égyptiens antérieurs à la crise iconoclastes et sculptés avec une finesse, un mouvement, un souci du détail qui défient leurs ancêtres romains. Ni le trésor d’Attarouthi, deux calices et un encensoir du VIe-VIIe siècle, en or et en argent, conservés à New York. Sans parler des objets de cultes curieux ou émouvants, un moule à hosties en forme de chaussure, un reliquaire du VIe siècle conservé au Vatican et contenant encore de la terre et des cailloux des lieux saints…
          La chrétienté d’Orient a été à la source de la chrétienté occidentale, mais s’est développée de façon autonome par des ruptures dogmatiques successives, dans les conciles des premiers siècles, puis par des spécificités locales ou des influences arabes, au cours des siècles médiévaux. La salle sur les monastères égyptiens est caractéristique de cette double approche : on y retrouve bien sûr les bases du mouvement monacal européen, mais aussi des figures totalement inconnues en dehors d’Égypte, comme l’abbé Chénouté, auteur prolifique de lettres et sermons en copte et figure locale majeure. Inconnue aussi, l’école d’Alep, au XVIIe siècle, qui introduit dans l’art figé des icônes des procédés ou des thèmes innovants, parfois issus de l’art catholique ! La vitrine sur les interférences entre art chrétien et art islamique au moyen âge (hélas fortement embrouillée par l’insouciance malicieuse à mélanger les cartels, qui ne correspondent jamais aux pièces exposées à leur côté !) est peut-être la plus intéressante de l’exposition, montrant que des artistes musulmans pouvaient travailler pour des commanditaires chrétiens, qui de leur côté acceptaient des décors, et parfois des motifs musulmans dans leur mobilier liturgique. Les rapports entre les deux religions ne sont pas passés sous silence. Ils ont leurs épisodes glorieux (le calife Al-Mansûr guéri par un médecin chrétien) et leurs périodes d’intolérance (un tavernier chrétien autorisé contre une forte taxe à exercer son métier voit ses outres saccagées par un groupe religieux radical). Bien sûr, on ne peut passer sous silence l’épisode des Croisades, mais il est réduit à un petit panneau explicatif et réducteur (les causes se résument au prêche d’Urbain II et les conséquences à la méfiance dont font désormais l’objet les chrétiens d’Orient).
          Deux regrets, cependant, dans la réponse apportée à ce premier défi. Le concept flou de « chrétienté d’Orient » et la diplomatie nécessaire pour réunir des pièces issues de pays en conflits sanglants et séculaires n’ont guère permis de puiser à deux sources essentielles pour l’histoire de l’art paléochrétien : la Turquie et Israël.  Certes, il aurait été ambitieux d’élargir la chrétienté orientale à l’art byzantin, mais les foyers de Cappadoce constituent un chaînon essentiel dans la constitution et la transmission des thématiques chrétiennes, de même que les objets de pèlerinage conçus dans la « Terre sainte ». On en est réduit à une admiration muette des objets sans réelle compréhension de leur place dans l’histoire de l’art. Les six pays qui
définissent le champ artistique exploré  (Liban, Jordanie, Syrie, Palestine, Irak, Égypte) sont au cœur d’une identité arabe qui tente de se reconstituer à côté de territoires plus homogènes issus comme eux de la décomposition de l’empire ottoman, la Turquie et l’Iran. Ce parti pris, aux résultats parfois saugrenus (comme la présence de la ville de Troie, détruite au XIIIe siècle avant notre ère, sur la carte de la chrétienté antique), perturbe la compréhension globale des origines de l’art chrétien.
          L’autre regret est conjoncturel et aurait été facile à éviter. En réunissant des pièces aussi prestigieuses, les organisateurs auraient pu penser à un véritable catalogue qui les répertorie, les photographie, les commentent, et non à une monographie d’accompagnement (comme c’est hélas devenu la mode) dans laquelle le visiteur curieux de garder un souvenir de la visite ne retrouve pas tout ce qu’il avait vu.
          Quant au second défi, il est diversement relevé. Les salles consacrées aux deux derniers siècles sont beaucoup plus conceptuelles et répondent à une volonté démonstratrice patente. On y souligne d’abord le rôle des chrétiens dans la renaissance arabe au XIXe siècle (nahda). Les origines géographiques sont alors plus importantes que la religion. L’espoir, pour les musulmans, d’entrer dans la modernité sans pour autant dépendre des modèles occidentaux ; l’espoir, pour les minorités chrétiennes, de construire une identité commune sur la langue arabe et la culture locale indépendamment des croyances religieuses, constituent alors des ressorts efficaces à une action commune. Les chrétiens sont riches d’une expérience séculaire dans le domaine intellectuel et en particulier de l’imprimerie — due à la nécessité d’ouvrages religieux en arabe. L’encyclopédie arabe, et une bonne partie de la presse, sont issues de ces milieux, parfois croyants, parfois laïcs, parfois carrément anticléricaux. L’unification politique par la langue arabe se heurte cependant à la montée des nationalismes et de l’identité musulmane. Les lettrés chrétiens, par ailleurs, ont souvent été proches du pouvoir et ont occupé de hauts postes qui les ont assimilés au pouvoir contesté lors des poussées révolutionnaires.
          Derrière cette analyse historique apparaît une réflexion sur les modèles d’organisation sociale. Le « modèle ottoman », fondé sur la pluralité linguistique et culturelle, disparaît avec l’empire dans une volonté « unioniste » de rassembler les peuples dans des États nations à la mode du XIXe siècle. Le génocide arménien, les massacres des chrétiens syriens, les camps de concentration, les déportations, en sont les soubresauts tragiques et insoutenables. Jusqu’à ce paradoxe qui survit jusqu’à nos jours : les populations autochtones, chrétiennes depuis deux millénaires, mais devenues minoritaires, sont considérées comme étrangères par les plus radicaux.
          Face à l’échec des anciens modèles, une réflexion nouvelle se fait jour, généreuse et ouverte, que l’on doit sans doute considérer comme un des buts majeurs de cette exposition. Si l’identité du monde arabe résidait, précisément, dans le multiculturalisme et non dans une religion, une langue ou un État ? Si ces régions de fort brassage culturel se caractérisaient précisément par la juxtaposition des cultures ? « Le commun de l’arabité réside dans sa diversité », le « seul combat qui vaille » est celui du pluralisme et de la démocratie, et c’est en cela que les minorités chrétiennes sont non pas un obstacle à l’identité arabe, mais une composante essentielle de cette identité. Vœu pieux ? On peut le craindre, car trop abstrait et trop souvent démenti dans les faits. Pour le regard européen, deux mots semblent absents des cartels : la laïcité (sans doute trop marquée par le modèle turc) et (plus curieusement) la tolérance. Faut-il, comme le suggère une salle, chercher l’unité religieuse dans la pratique et au-delà des dogmes ? Au fond, la dévotion, les pèlerinages, les fêtes pourraient être des points de convergence entre chrétiens et musulmans, et pourquoi pas la vierge Marie, que les deux honorent, et qui est apparue fort opportunément à Zeitoum à des croyants des deux religions ?  Nous n’en sommes pas là, et les commentateurs ne tombent pas dans un excès d’irénisme. On peut ne pas partager toutes les options de l’exposition, mais elle nous aura émerveillés par les pièces rassemblées et amenés à réfléchir sur des sujets qui restent épineux. N’est-ce pas l’essentiel ?

Insolite : Dans un évangile syriaque du XVe siècle, Jean Baptiste porte le turban bleu imposé au moyen âge aux chrétiens... Pas mal, pour un prophète de l'ancienne loi (même s'il est mentionné dans le Nouveau Testament et qu'il est devenu un saint chrétien !) qui a vécu quelques siècles avant cette discrimination.

Évangile syriaque, Irak, XVe siècle, Londres, British Library, Add. 7174, fol. 22 r°
du 26 septembre 2017 au 14 janvier 2018 à  l'Institut du monde arabe (Paris)

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