Une Renaissance en Normandie. Le cardinal Georges d’Amboise, bibliophile et mécène
Horae ad usum RomanumHorae ad usum Romanum

          Georges d’Amboise (1460-1510) était issu d’une famille de petite noblesse qui savait placer ses cadets dans le haut clergé : sur les huit frères, six furent prélats. Georges fut sans conteste le mieux pourvu, et devint un des hommes les plus influents du royaume. Aumônier du roi, légat apostolique, il échoue de peu à l’élection pontificale de 1503. Chef de guerre dans la campagne d’Italie lancée par Louis XII, il obtient la reddition du royaume des Deux Siciles et participe largement à l’introduction de la Renaissance italienne en France. C’est dans ce contexte qu’il exerce une importante action de mécénat. Ses prétentions pontificales le poussent à se doter d’une résidence à la mode — il restaure le château de Gaillon en faisant appel à des peintres et des sculpteurs italiens — et d’une bibliothèque digne d’un monarque. Lieutenant et gouverneur de Normandie, archevêque de Rouen, il est secondé dans ses fonctions par Raoul du Fou, évêque d’Évreux, qui partage ses passions et ses ambitions : il fait pour sa part rebâtir le palais épiscopal d’Évreux et collectionne lui aussi les manuscrits. Il était tout à fait normal de leur consacrer une exposition au musée installé dans l’ancien palais épiscopal.
          Celle-ci commence par évoquer les deux personnages et leur époque : portrait, sceau, médailles du cardinal d’Amboise, évocation du château de Gaillon, de son mécénat, des commandes aux artistes italiens (merveilleuse tête de Jean Baptiste par Andrea Solario)… Mais la majeure partie de l’exposition est consacrée à la bibliothèque du cardinal, en (petite) partie reconstituée à partir des manuscrits conservés (surtout) à la Bibliothèque nationale, mais aussi à Londres, Rome, Berlin, La Haye, Leyde, Cambridge, Grenoble, Louviers… Ces livres qui n’avaient plus été réunis depuis un demi millénaire rayonnent soudain d’une splendeur oubliée. Dès la mort du cardinal, en effet, ils sont répartis entre son petit-neveu, l’évêché d’Albi et le château de Gaillon ; ils ne tardent pas à être rachetés par des collectionneurs et dispersés dans toute l’Europe. Fort heureusement, parfois : ceux qui étaient restés à Gaillon, par exemple, ont été reliés à neuf en 1593-1594, et la prodigieuse collection de reliures à l’italienne du cardinal a été préservée par des collectionneurs privés qui en avaient déjà acheté certains !
          Le fonds de sa collection est constitué par l’achat, en 1502-1504, de manuscrits appartenant au roi d’Aragon, destitué du royaume de Naples. Une petite partie : 138 manuscrits entrent dans la collection d’Amboise sur les 2000 livres qui faisaient de la collection napolitaine la bibliothèque la plus importante d’Europe. Les rois d’Aragon l’avaient constituée à partir de 1435 pour attirer à leur cour les érudits et humanistes capables d’en vanter la splendeur. Lorsque Frédéric d’Aragon, vaincu par les Français, s’exile en France, la « nécessiteuse et très malheureuse reine », sa femme, négocie la vente des plus précieux manuscrits. Fort heureusement, ici encore : les trésors de la cour aragonaise, livres, tapisseries et tableaux, sont partis en fumée en 1504 dans l’incendie du palais où le roi s’était réfugié. À ce fonds primitif s’ajoutent des cadeaux et des achats effectués à Milan, à Florence, à Rome, puis des commandes à des artistes français qui doivent compléter les achats italiens — il y manque, bien évidemment, des livres liturgiques adaptés aux offices français, ainsi que les grands chroniqueurs français, Froissart, Monstrelet, Mansel…
          À Gaillon, le cardinal fait aménager pour recevoir ses livres un studiolo ouvragé en or, « avec des joyaux bon marché, mais d’un très bel effet »… On est tout d’abord ébloui par le luxe de ces manuscrits italiens. Le plus beau, le plus fin, venu tout droit de la bibliothèque vaticane, est sans doute le bréviaire romain enluminé à Florence par Attavante degli Attavanti, le plus célèbre des enlumineurs de l’époque, sur commande de Mathias Corbin, roi de Hongrie. Le roi étant mort avant que l’ouvrage soit achevé, le cardinal peut y faire apposer ses armes, et l’acheter. Pour les manuscrits aragonais, ce ne sera pas même nécessaire : par un étrange hasard, les armes d’Aragon sont identiques à celles du cardinal (palées d’or et de gueules).
          Le plus émouvant ? Pour moi, des lettres d’Enea Silvio Piccolomini, humaniste, poète et romancier converti et devenu le pape Pie II. C’est alors qu’il a fait recopier ses lettres de jeunesse dans ce manuscrit où il est représenté les écrivant en grande tenue pontificale ! Le plus surprenant ? Des heures à l’usage romain écrites sur des pages entièrement recouvertes d’une feuille d’or, seul exemple connu de ce procédé. Mais l’ensemble des collections italiennes est remarquable, avec des décors à l’antique innovants (portraits en médaillons, pilastres, candélabres, monstres, pierres précieuses…), une finesse exceptionnelle dans les rinceaux réticulés, et une technique inédite des bianchi girari, des rinceaux réservés en blanc sur champ coloré. Le plus surprenant, c’est que les commandes françaises passées à son retour par le cardinal s’inspirent de la mode italienne dans leur écriture comme dans les enluminures. On touche alors du doigt le passage de témoin de la Renaissance. L’écriture humaniste, la littera antiqua renovata que l’on croyait romaine alors qu’elle vient tout droit de la minuscule caroline, est adoptée par les scribes français à la place de la gothique. C’est toujours cette écriture ronde que nous utilisons aujourd’hui. Il est curieux de voir que les œuvres médiévales (en particulier Thomas d’Aquin) sont encore écrites en gothiques majestueuses et confuses, et que les chroniqueurs français ont droit aux gothiques cursives, élégantes et devenues illisibles. Un véritable code graphique se met alors en place. On touche aussi du doigt le travail des enlumineurs : les manuscrits sont copiés à Rouen, envoyés à Paris dans la boutique de Jean Pichore, le plus célèbre enlumineur de son époque, et bien souvent achevés à Rouen par le plus maladroit Robert Boyvin, l’atelier de Pichore étant débordé de commandes ! Des comparaisons avec les livres de la collection italienne montrent alors comment les miniaturistes français s’inspirent des figures Renaissance. Comble d’ironie : le catalogue de ces livres novateurs est rédigé, en 1508, en cursive gothique !
          Excellente idée, enfin, d’avoir réservé une place non négligeable à la reliure. La collection du cardinal d’Amboise a en effet introduit en France une pratique jusque-là inconnue, celle du maroquin (cuir de chèvre du Maroc) doré à chaud, quand la France reliait par des planches recouvertes de tissu ou du cuir estampé à froid. Cet art, issu du monde islamique (Perse, Levant, Afrique du Nord) s’est depuis imposé dans toute l’Europe.

Insolite : Le mois de décembre (cuissons de pains ?) dans un bréviaire romain entièrement écrit et illustré sur feuilles d’or. Seul exemple connu de ce procédé spectaculaire… Le manuscrit s’est retrouvé dans la collection d’Henri IV, qui a fait apposer ses armes sur la couverture.

Horae ad usum Romanum, Paris, vers 1500-1505, enluminées par le Maître des Triomphes de Pétrarque. Paris, B.n.F., ms. lat. 1171 (détail)
Musée d’Art, Histoire et Archéologie (Évreux) du 8 juillet au 22 octobre 2017

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Medusa, bijoux et tabous
Pendentif
          L’antiquité avait fait un monstre de Méduse, la gorgone dont le regard pétrifiait. Mais n’est-ce pas, aussi, le regard magnétique du serpent, de l’hypnotiseur, qui nous fascine autant qu’il révulse ? Méduse est devenue le symbole de la femme fatale qui a séduit le XIXe siècle. Belle métaphore, aussi, du bijou, assimilé au vice et à la décadence morale depuis l’antiquité, mais qui continue à fasciner hommes et femmes. Une exposition originale en explore les tabous en quatre grandes thématiques déclinées en trois mouvements : thèse, antithèse, synthèse — l’illustration du tabou, sa déconstruction par des créateurs ou des groupes marginaux, sa force subversive révélée par la remise en cause des clichés traditionnels. Un concept intelligent et particulièrement stimulant, qui remet en question quelques idées reçues et qui nous interroge sur les limites parfois floues entre le bijou, l’accessoire de toilette, l’objet identitaire, le mémorial, la décoration… La réflexion peut en effet être menée en parallèle entre le collier et la cravate, la broche et la médaille, la gourmette et le bracelet électronique… L’exposition réunit quelque 600 bijoux, tous remarquables, certains célèbres, certains émouvants (comme la gourmette qui a permis d’identifier le corps de Saint-Exupéry).
          Le tabou le plus évident concernant le bijou est sans doute sa sexuation. Depuis la nuit des temps et depuis sa plus tendre enfance, le bijou accompagne la femme, dont il est censé souligner la sensualité et dénoncer la futilité. Les bijoux d’homme doivent être utilitaires (ils se résument souvent à la montre et à la chevalière), faute de quoi le soupçon d’inversion sexuelle pointera vite le nez. Mais n’y a-t-il pas une coquetterie équivalente à accumuler les médailles rutilantes ou à porter des colliers d’ordre ? En jouant sur ces clichés, des groupes marginaux revendiquent le bijou masculin (jadis dandys, désormais punks, bikers ou gothiques) et les créateurs conçoivent de troublants bijoux où la sensualité féminine joue volontiers avec la mort (champignons vénéneux, serpents…).
          Deuxième tabou à déconstruire : la valeur. Certes, conçu dans des matériaux précieux, il sert aussi d’investissement et, jadis, permettait par sa revente de passer une période difficile. Mais les valeurs refuges elles-mêmes sont devenues volatiles, et la valeur d’un bijou tient de moins en moins à ses matériaux. La technicité transforme parfois un matériau de récupération en objet d’art, comme le serpent en capsules de bière imaginé par Sophie Hanagarthe en 1997. L’idée, parfois, l’originalité, voire la provocation font la seule valeur d’un bijou, comme le collier de tessons de bouteille enfilés sur une corde de Schobinger (2002). Qu’est-ce que cela nous révèle sur la véritable valeur du bijou ? Qu’elle tient moins à une matière noble qu’au rapport qu’on instaure avec lui. Un bracelet monté avec les dents de lait de son enfant sera plus précieux à une mère que les parures de diamants. Les médaillons en cheveux des défunts furent une mode romantique, subvertie par les créateurs contemporains — il est possible, désormais, de porter une bague-sceau avec l’empreinte de son anatomie la plus intime. En fin de compte, le bijou ne vaut-il pas, tout simplement, le prix qu’on est prêt à payer pour lui ?
          Troisième tabou relevé par les organisateurs : le bijou est-il un ornement du corps ? Oui, bien sûr, et plus qu’on le croit — au point, parfois, de dédoubler le corps en en modelant certains organes. Mais il prend aussi son autonomie. L’exemple le plus classique est la couronne, qui garde toute sa valeur dans une vitrine et que les souverains ne portent qu’à de rares occasions. Mais il est plein de bijoux importables (par leur taille ou leur poids) ou qui ne se révèlent que lorsque l’on s’en sépare (une articulation de lignes droites se déforme quand on la porte). Entre les deux tendances, le bijou peut entamer un autre dialogue avec le corps, devenir performatif (ah ! les montres de Google !), s’implanter dans le corps…
          Le parcours s’achève sur une opposition plus convenue, entre le bijou rituel, dont la force tient exclusivement au symbole qu’il matérialise, et le bijou utilitaire, qui ne vaut que par sa fonction. D’un côté, le bijou lié aux moments forts de la vie, dont l’alliance passée au doigt le jour du mariage est le plus évident. De l’autre, l’objet fonctionnel, comme la montre, à qui l’on demande une efficacité immédiate. Mais la frontière entre les deux catégories n’est pas étanche. Un objet rituel peut être pratique (les bracelets de naissance sont à la fois un rite d’accueil dans la société et une identification du nouveau-né) et un objet utilitaire se charge parfois d’une lourde portée symbolique. Mention particulière, ici, aux objets de contrôle, qui peuvent aller des menottes à la ceinture de chasteté ou au bracelet électronique ! Nous sommes sans doute à la limite du concept de bijou, mais c’est en cela que l’exposition nourrit notre réflexion. Qui dira le rôle exact des bijoux sexuels exposés, comme il se doit, dans un cabinet obscur réservé aux adultes ? Un cock-ring a-t-il un autre statut qu’une alliance à l’annulaire ? À chacun sa réponse…

Insolite : à la limite du bijou symbolique, utilitaire et de luxe : un pendentif portant une « fede » (mains unies en signe de mariage), un cure-dent et un cure-oreille (XVIe siècle).

Pendentif allemand, argent doré et perle, XVIe siècle. Écouen, Musée national de la Renaissance.
Du 19 mai au 8 novembre 2017 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris

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Holy, carte blanche à Prune Nourry
Prune Nourry
          Dans l’histoire de l’art se sont toujours opposées deux tendances rarement conciliables, l’une, plus conceptuelle, traduisant en formes des idées formulées par le concepteur ; l’autre, plus sensuelle, partant des formes pour susciter chez le spectateur un écho esthétique ou intellectuel. L’avantage de la première approche est se prêter plus facilement à la critique : il suffit d’expliquer la démarche de l’artiste. Son inconvénient, de rendre inutile l’œuvre d’art, à laquelle se substitue le discours que l’on peut tenir à son sujet. L’inconvénient de la deuxième, c’est qu’elle laisse libre cours aux élucubrations les plus folles, aux spéculations les plus poétiques comme aux récupérations les plus ignobles. Son avantage, c’est de privilégier l’approche directe, laissant toute sa place à ce que Peirce appelait « l’interprétant ». En quelque sorte, une approche théologique et une approche mystique, avec les qualités et les défauts de chacune.
          C’est donc avec une certaine perplexité que j’ai découvert, à l’entrée du musée Guimet, deux immenses pieds hérissés de piquants comme une invitation à y passer la tondeuse. Sans les explications appropriées (qui ne font pas partie de l’œuvre d’art), je dois dire que je n’aurais pas identifié des bâtons d’encens, et que je n’aurais jamais fait le rapprochement avec les statues colossales de Bamiyan dynamitées en 2001 par les talibans. Une fois la clé définie, on n’est plus surpris de découvrir, au hasard des salles, des bouts de bouddhas démembrés jusqu’à la tête, qui culmine comme il se doit au dernier étage en guise de rotonde. Je n’ai pas eu envie d’y pénétrer par l’oreille. L’idée me suffisait. Bien sûr, je partage totalement les convictions et les engagements de l’artiste, et le titre du projet, « La destruction n’est pas une fin en soi », éveille en moi des pistes de réflexion infinies. Mais la conceptualisation extrême ne m’émeut pas.
          Pourtant, au fil des salles, des rencontres imprévues me font basculer dans un autre univers. L’art n’y est plus concept, mais dialogue, s’ouvre à des œuvres du musée, donc au visiteur pris entre les deux. Ici, une main ouverte semble le miroir d’un bosquet en éventail derrière un Shiva méditant. Là, une fillette étique à tête de vache est en conversation avec une divinité sans tête. Ailleurs, une tête d’enfant partage la niche d’une tête de bouddha… précieusement protégée, pour la seconde, par une cloche de plastique transparent. Et tout cela me parle d’autre chose que d’un « projet » (tarte à la crème du monde contemporain, qui sévit aussi bien dans l’art que dans l’économie ou la politique !). Peu m’importe que la main fasse partie d’un travail sur le Gange, la fillette à tête de veau d’une série sur les « filles sacrées » dénonçant la position des petites Hindoues dans un pays qui adore ses vaches, et que la tête vienne du projet « Terracotta daugther », opération promotionnelle (du reste parfaitement honorable !) qui a consisté, en 2013-2015, à enterrer en Chine une armée de filles en terre cuite pour répondre aux soldats du premier empereur et dénoncer la sélection des genres. L’exposition me dit autre chose, et en cela, elle a gagné son pari. Le pari, pour moi, de réaliser cette rare et mystérieuse symbiose entre une idée et une mise en forme, d’émouvoir au-delà de l’intellect. Ce qui est exposé n’est plus une œuvre, ni un concept, mais une tension entre les deux, dans laquelle les petites niches évoquant des murs détruits jouent un rôle essentiel. Comme le visiteur, qui pénètre à pas de loups dans un univers intime où il est soudain foudroyé par ce courant circulant entre les deux pôles. À ce niveau, c’est la mise en place muséologique qui constitue l’œuvre d’art.

Insolite : Peut-on lire dans le cours sinueux d’un fleuve comme dans les lignes de la main ? C’est ce que suggère le projet « Rivière sacrée », réalisé en 2012. Mais l’œuvre prend une tout autre signification dans l’exposition du musée Guimet, où la main fait face à un Shiva méditant, semble-t-il, à l’orée d’une forêt. Les troncs d’arbres qui l’auréolent forment un fascinant contrepoint aux doigts de la main ouverte.
Prune Nourry, Ganges’ Life Line, Projet Holy River, 2012, Bronze
Shiva, grès, Thaïlande, VIIIe s.
Du 19 avril au 18 septembre 2017 au musée Guimet (Paris)

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Chefs-d’œuvre de la collection Ise
Ise
Ise
          Il est des œuvres qui vous transportent au-delà de vos intérêts et de vos passions. Je dois avouer que, dans un musée, je passe assez rapidement les vitrines de céramiques, et que je ne connais pas grand-chose à l’art chinois. Alors, les céramiques chinoises… En allant découvrir la nouvelle annexe du musée Guimet, à l’hôtel d’Heidelbach, je me suis arrêté à l’exposition consacrée à la collection d’Hikonobu Ise, qui a fait fortune dans l’agro-alimentaire et l’a dépensée dans les porcelaines chinoises (peut-on parler de collection métonymique, lorsque le contenu permet d’acheter le contenant ?). Des pièces inestimables, dont plusieurs sont classées « biens culturels majeurs ». Certaines remontent à l’antiquité ou au haut moyen âge et montrent une perfection technique que nous pourrions leur envier aujourd’hui. Des bols d’une blancheur éclatante, des glaçures sans la moindre aspérité, des courbes d’une gracilité sensuelle, des coupes à l’équilibre improbable…
          La céramique est arrivée au Japon avec la cérémonie du thé, lorsque des moines zen, au XIIIe siècle, sont venus se former en Chine et en ont rapporté des bols à glaçure noire pour consommer cette boisson stimulante qui les aidait à rester éveiller durant les heures de méditation. Un siècle plus tard, la cérémonie se codifie et gagne la population lettrée et militaire. Les pièces continuent à être importées de Chine — seule innovation japonaise : un art consommé de l’emballage, qui leur permet de résister aux tremblements de terre ! C’est à cette époque que l’on voit apparaître les « bleu et blanc » qui résument souvent, en Europe, l’art de la Chine. Ironie de l’Histoire : ils sont réalisés grâce à du cobalt importé et imitent l’art des potiers de Kashan (Iran) : les Chinois parlent pour leur part de « bleu musulman » ! Moins connus, sinon par le héros de l’Astrée qui leur a donné son nom, les céladons sont plus anciens et peuvent remonter au Xe siècle. Contrairement à leur nom français (le berger de l’Astrée portait des rubans verts…), ils recouvrent une gamme de couleur qui va de la « couleur de riz » au « ciel après la pluie » (bleu-gris) en passant par toutes les teintes, avec, il est vrai, une prédominance du vert qui évoque pour les Chinois le bronze patiné ou le jade. Il s’y ajoute des glaçures aux tons pourpres, qui se fondent doucement à la couleur du fond ou qui éclatent comme des « taches volantes ». C’est là que l’on trouve les pièces les plus fascinantes, du moins pour le non spécialiste : les pièces très colorées des XIVe-XVIe siècles paraissent un peu agressives, et les « bleu et blanc » sentent un peu trop la porcelaine de Delft, qui les a imités. Le parcours esthétique et historique va de pair avec une brève initiation (en vitrine hélas !) à la cérémonie du thé, indissociable de la collection. M. Ise, apprend-on, la pratique lui-même, ce qui ajoute à la collection le charme d’objets en usage — rassurons-nous : la cérémonie se déroule dans une autre vaisselle, mais la contemplation des pièces antiques en fait partie intégrante.

Insolite : Bien culturel d’intérêt majeur, ce vase du 13e-14e siècle présente un décor de « taches volantes » (tobi seiji) peintes à l’oxyde de fer. Il accueille une fleur lors de la cérémonie du thé.

Vase, porcelaine céladon, décor peint à l’oxyde de fer, Chine, fours de Logquan, dynastie Yuan (XIIIe-XIVe siècle), avec ses deux emballages
Du 21 juin au 4 septembre 2017 au musée Guimet (Paris)

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Tokyo-Paris, chefs d'œuvre du Bridgestone Museum Art
Maurice Denis
          "Pont de pierre", telle est la signification du japonais Ishibashi. Aussi Shôjiro Ishibashi a-t-il traduit sont nom en fondant le musée Bridgestone, qui accueille depuis 1952 sa collection d'art moderne. Le nom même témoigne de l'esprit d'ouverture du Japon au XXe siècle, après l'ère Meiji qui a sorti le pays de son isolement suspicieux devant le monde moderne. Et tel est bien l'esprit de la collection, constituée à partir de 1930 et regroupant 2600 oeuvres, achetées par l'industriel japonais puis par ses fils et petits-fils. Le passage à Paris des chefs-d'œuvre de cette collection constitue une occasion exceptionnelle de voir ces toiles qui voyagent peu.
          Les premières salles sont les plus surprenantes, donc les plus nécessaires, même si, pour notre goût, elles ne provoquent guère d'émotions esthétiques spectaculaires. J'avoue que j'ignorais jusqu'à l'existence de la peinture yôga, cette école qui introduit au Japon, dès le XIXe siècle, les techniques (huile sur toile) et les thèmes de la peinture occidentale, quand la tradition nihonga privilégiait les pigments minéraux sur de papier de Japon ou la soie. Le résultat est parfois déroutant, car il est difficile de s'abstraire des modèles occidentaux face à de "faux Gauguin" ou de "faux Manet". Et pourtant, incontestablement, ce sont des peintres de talent qui se sont risqués à des adaptations parfois saugrenues. Les meilleurs moments sont sans doute ceux d'une fusion plus intense entre les deux cultures, comme dans une stupéfiante procession de pêcheurs nus de Shigeru Aoki (Un présent de la mer, 1904).
          Malaise également, je l'avoue, devant certaines toiles des grands impressionnistes français, achetées tardivement et qui sont loin d'être leurs meilleures. Je n'ai pas trouvé ici les Manet, les Degas, les Renoir que j'avais envie de voir. Mais déjà trois merveilleux Monet (un Crépuscule à Venise et deux Nymphéas) nous arrêtent. Et la "salle des chefs d'œuvre" tient ses promesses. Une des plus belles Montagne Sainte-Victoirede Cézanne, flanquée d'un lumineux "Château Noir" dans une trouée de feuillage sombre. Un autoportrait de Cézanne a faire pâlir bien des portraits exposés en même temps au musée d'Orsay. Un moulin de Van Gogh, une toilette de Moreau, un cirque de Toulouse-Lautrec figurent parmi leurs meilleures productions. Et la visite culmine sur trois Picasso époustouflants, en particulier le Saltimbanque aux bras croisés qui témoigne de son retour au figuratif dans les années 1920. Le regard mélancolique, la pose désinvolte chiffonnant un chale blanc sur le fond rouge du collant, noir du haut de chausse, et juste deux lignes verticales pour marquer le renfoncement du mur, avec une plinthe en décrochement. L'arrière-plan à peine esquissé participe à la gravité expressive du tableau.


Insolite : La bacchanale de Maurice Denis représente un thème classique de la mythologie grecque : le triomphe de Bacchus aux Indes, mêlé d'une scène tout aussi classique de bacchanale. Mais dans l'escalier d'honneur d'un magasin de fourrure genevois, le thème devient macabre. Le tigre qui se laisse séduire par une grappe de raisin sait-il qu'il finira en pelisse de luxe ? En tout cas, Bacchus, de son char, semble déjà guigner la fourrure... Et la bacchante au sein généreux qui lui tend la grappe a déjà revêtu la peau de panthère.

Maurice Denis
Maurice Denis, La bacchanale, décor pour Le Tigre royal à Genève, 1920. Huile sur toile, Tokyo, musée Bridegstone.
du 5 avril au 21 août 2017 au musée de l'Orangerie (Paris)

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Aubusson tisse Tolkien
Tolkien
Tolkien
          Le Seigneur des Anneaux, Le Hobbit, Le Silmarillion... font partie des mythes littéraires du XXe siècle, comme Don Quichotte, Renaud et Armide, L'Astrée... ont nourri l'imaginaire des XVIe et XVIIe siècles, âge d'or de la tapisserie occidentale. Et puisque les tentures (ensembles de tapisseries) se sont alors inspirées des grands mythes de leur temps, pourquoi n'en irait-il pas de même aujourd'hui ? Le déclin de la tapisserie, au XIXe siècle, est sans doute lié à un nouveau mode de vie, des pièces plus petites dans des appartements mieux chauffés qui ne nécessitaient pas ces immenses "coupe-vent" indispensables aux châteaux et aux cathédrales ! Mais n'y a-t-il pas eu, aussi, un déficit d'imaginaire dans ce qui se contentait désormais de figurer parmi les arts décoratifs ? C'est en tout cas un beau défi lancé par la Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson, de réconcilier la tapisserie et la littérature. On aurait pu imaginer un choix plus courageux dans la littérature française — ah! que donneraient les personnages de la Recherche du temps perdu à la dimension d'une tapisserie !, ou, si l'on veut donner dans l'universel, pourquoi pas Le petit prince ? Mais la toute jeune cité de la tapisserie est internationale et Tolkien a incontestablement créé des mythes consensuels. Alors, ne boudons pas notre plaisir...
          D'autant que le romancier britannique présente un atout considérable : il a lui-même illustré ses romans de dessins et aquarelles d'excellente facture, dans un style graphique aux larges aplats qui s'adapte bien aux exigences de la tapisserie. Si vous ne les connaissez que par leurs reproductions, quatorze originaux sont actuellement exposés à Aubusson, dont treize serviront à tisser des tapisseries et le quatorzième, un tapis (le Numenorean Carpet du Silmarillion). En dehors d'une exposition à la Bodleian Library d'Oxford, c'est la première fois qu'ils sont montrés au public. De style très différent, ces œuvres fleurent bon les années 1920 qui les ont vues naître. Mais certaines, notamment dans les Lettres au Père Noël, sont étonnamment modernes par la fraîcheur de leurs coloris ou le schématisme de leurs formes.
          Le projet rappellera-t-il vraiment les tentures narratives du XVIIe siècle ? Non, sans doute, et précisément parce que ces illustrations sont très peu narratives.À une ou deux exceptions près, elles peignent des atmosphères, des paysages, bien plus que des épisodes des romans. Elles ne permettront pas, comme jadis, d’en suivre l’intrigue, et c’est tant mieux : il s’agit d’une invitation plus que d’un substitut à la lecture. La plus narrative est sans doute la fuite de Bilbo et de ses comparses dans des tonneaux de vin vide rejetés dans la rivière, et leur arrivée dans le Bourg-du-Lac. L’illustration préférée de Tolkien, nous assure-t-on, et on le comprend. Le jour s’est levé, radieux, illuminant la scène et attirant les fugitifs dans un éclaboussant soleil levant.
          Bien sûr, l’intérêt principal de cette exposition est le travail technique nécessité par le tissage : détermination des formats,  traçage du carton, choix des couleurs, transposition des effets spécifiques aux aquarelles en contraintes de tissage… L’exposition correspond à la présentation du projet et du premier carton. Le premier tissage commencera cet automne et le projet continuera jusqu’en 2021. Une façon originale de découvrir la Cité.

Insolite: Bilbo parvient aux huttes des Elfes des radeaux : le ciel illuminé par le soleil levant est tout simplement le papier vierge gardé en réserve. Un vaste espace éblouissant qui contraste avec les sinuosités des flots et de la végétation autant qu’avec les tons sombres de l’aquarelle relevée de gouache.


Laines
J.R.R. Tolkien, illustration pour The Hobbit, 1937,
crayon, aquarelle, encre noire et bleue, gouache, 24,7 x 2,78 cm. Sa traduction en tapisserie (détail)

du 1er juillet  au 31 décembre 2017 à la Cité internationale de la tapisserie (Aubusson)

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Portraits de Cézanne

Cézanne
          Peut-être faut-il une exposition pour se rendre compte de deux idées banales. La première, c'est que Cézanne n'a pas réalisé que des chefs-d'œuvre. La seconde, que ce n'est pas avec des chefs-d'œuvre que l'on écrit l'histoire de l'art. Certes, le jeune Aixois a raté son concours d'admission aux Beaux-Arts ; certes, ses tableaux sont presque tous refusés au prestigieux Salon. Mais s'il était entré dans le moule de l'Académie, il n'aurait pas été Cézanne, et un virage important de l'histoire de l'art occidental aurait été manqué. Dès la première salle, ce double aspect est évident. Cézanne se cherche, avec de somptueux ratés et de bouleversantes réussites, il maîtrise encore mal une technique empruntée à Courbet (la peinture au couteau) mais dont il deviendra rapidement le parangon. Ses raccourcis sont parfois surprenants (au point de faire passer ses modèles pour des infirmes), ses mises en scènes parfois puériles (il peint son père lisant l'Evénement, peu assorti à sa dignité bourgeoise, et sous un tableau de son fils, dont il réprouvait la vocation)... Mais si l'on a en tête les portraits bourgeois du Second Empire, on comprend aussitôt l'originalité de la démarche, saluée par de rares contemporains soucieux de jeter un pavé dans la mare académique — comme son ami d'enfance, Emile Zola, sans lequel l'audace de Cézanne serait peut-être restée ignorée.
          Autre évidence immédiate : Cézanne peint pour lui, pas pour une commande, à une époque où le portrait est la manière la plus courante, pour un jeune peintre, de se procurer des revenus. Il ne peint pratiquement que des proches (parents, amis, et les étonnantes kyrielles de son épouse et des autoportraits), quelquefois des hommes ou des femmes de rencontre, qui resteront anonymes (paysans, ouvriers, domestiques), rarement des amis identifiables ou influents (critiques d'art, collectionneurs...), exceptionnellement des modèles professionnels. Il les fait longuement poser sans leur permette un mouvement (Vollard se souvient que le peintre, agacé, lui demandait de "se tenir comme une pomme"), jusqu'à ce qu'ils se figent dans cet abandon accablé qui devient sa pierre de touche, les yeux vagues, la pose avachie, les traits affaissés, les épaules tombantes... La même mélancolie traverse tous les regards, à laquelle les amateurs trouveront toutes les nuances de l'ennui, de l'agacement, de la timidité, de la lassitude... Aucun sourire sur ces visages, ni aucune émotion violente. Les séries juxtaposées sont de ce point de vue instructives, car elles se prêtent aux comparaisons et posent d'autres questions (pourquoi se peint-il toujours en trois-quarts droit et sa femme, le plus souvent, en trois-quarts gauche ? simple effet de miroir pour un autoportrait ou coquetterie du "bon profil" ?).
          Cézanne est un perpétuel insatisfait, qui multiplie les versions, qui corrige et reprend, qui lacère parfois un travail qu'il récuse, qui traque une expression perceptible à lui seul, une personnalité masquée par l'image sociale, une technique qu'il met patiemment au point tout le long de sa vie... De salle en salle, dans un parcours strictement chronologique, on voit son intérêt se déplacer, son regard s'épurer. Il s'amuse au départ avec des accessoires saugrenus (il peint son oncle avec un bonnet de nuit, un turban ou une toque d’avocat), puis étudie les interactions entre le sujet et l'espace pictural qui l'entoure (étonnant autoportrait où la frontière se dilue entre le fond rose et les chairs du visage, l'étoffe de l'écharpe), avant de se concentrer sur la traduction picturale d'une expression ténue, les mille nuances d'un sentiment complexe.
          Alors, non, il n'y a pas que des chefs-d'œuvre, mais chaque tableau apporte sa petite touche dans un portrait unique décliné en 160 toiles : celui du peintre.

Insolite : L'enfant au chapeau de paille. Les interactions entre le portrait et l'arrière-plan se traduisent ici par des rappels de couleurs (le vêtement et les lambris, le visage et le ciel, le chapeau et le mur ensoleillé) et de formes (plis droits de la blouse et baguettes du lambris, arrondis du chapeau et de la tache de soleil...). Ces jeux de couleurs donnent une incroyable présence aux yeux dans lesquels se condensent le bleu, l'or, le gris du décor.



L'enfant au chapeau de paille, huile sur toile  1876,
Los Angeles, County Museum of Art, Mr and Mrs George Gard De Sylva Collection.

Du 13 juin au 24 septembre, Musée d'Orsay (Paris)

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Golem ! Avatars d’une légende d’argile

Paré
Jacobi
          À partir d'une réflexion juive médiévale sur le rôle des lettres de l'alphabet dans la Création s'est développée une légende devenue un véritable myhte : le Golem, ce monstre de terre façonné par un rabbin bien intentionné, le plus souvent rabbi Loew, animé grâce à la lettre inscrite sur son front. Créé pour protéger les juifs contre les dangers qui les menacent, le plus souvent des persécutions antisémites, le Golem, comme souvent pour les œuvres des apprentis sorciers, se retourne contre l'humanité et devient un danger qu'il faut détruire. Nous connaissons surtout la légende par le roman de Gustav Meyrink (1915), et par les films qu'il a inspirés (le plus connu, celui de Paul Wegener, date de 1920). Ancienne, la légende ? Pas beaucoup plus : si l'on peut faire remonter l'idée d'animer un homme d'argile à Adam, la légende du Golem n'est pas attestée avant le XIXe siècle. Qui attendrait davantage de cette exposition serait déçu : un seul livre du XIXe siècle (Sippurim, un recueil de contes populaires juifs, 1854) témoigne d'une antériorité sur le roman de Meyrinck. On pourrait même penser que les grands succès de l'époque (Frankenstein, L'apprenti sorcier...) ont influencé la version juive de la créature qui se retourne contre son inventeur. J'avoue que cette lacune (à peine compensée par un superbe exemplaire du Sefer Yetsirah, "Livre de la Création" imprimé à Mantoue en 1612) m'a d'abord déconcerté. Les premières salles font figure de thèse maladroitement adaptée en exposition.
          Mais ce n'est pas cela qu'il faut chercher dans cette exposition. Le but est de montrer les avatars du mythe dans l'art et la pensée modernes. Et de ce point de vue, c'est plutôt réussi. 136 œuvres venues des quatre coins du monde montrent comment les artistes se sont emparés du personnage, de façon parfois surprenante, retournant sa signification (le protecteur devenant persécuteur), intervertissant les rôles (amusant rabbi Loew en Golem !), interrogeant le sens du mythe : après tout, quoi de plus crucial pour un artiste que de vouloir donner vie à son œuvre ? Et les pistes de réflexion ne manquent pas. Particulièrement intéressantes, les salles sur l'artiste en Golem, ou sur la bande dessinée : les superhéros sont-ils nés sous la plume d'illustrateurs ou d'auteurs juifs dont l'enfance a baigné dans la légende du Golem ? Hulk est-il un avatar de la créature de rabbi Loew ? Que lui doivent les monstres du cinéma, ceux qui incarnent "l'autre", la part obscure et inconsciente de l'homme ? Et que lui doit la réflexion philosophique sur la prétention de l'homme à égaler Dieu, à créer des robots qui travaillent à sa place, mais qui finissent par prendre leur autonomie ? Pourquoi un des premiers ordinateurs israéliens s'est-il appelé Golem I ?
          Ne cherchons pas ici une antériorité ou une influence. Il faudrait évoquer, à côté de Frankenstein, le docteur Jekyll ou le portrait de Dorian Gray. Les mythes ne sont pas une ligne droite ni un arbre généalogique rationnel, mais un réseau de significations qui s'orientent conjointement vers un sens mouvant et personnel. Certains artistes ont utilisé les potentialités de ces croisements, comme Jules Kirschenbaum (Le Golem, 1999), qui entremêle les légendes de Frankenstein, du savant fou, du Golem et de la planète des singes dans un surprenant tableau. De belles idées, des réalisations émouvantes jalonnent ainsi l'exposition. Retenons le Golem de Christian Boltanski (1988), jeu d'ombres au rictus inquiétant à partir d'une pierre apparemment informe, l'Urne de Jeanclos (1988) créée à partir d'un travail sur les cendres de son père et les lettres hébraïques, ou ce étrange Golem créé à partir de la poussière déposée par les visiteurs du musée d'art et d'histoire du judaïsme... Sans doute est-ce le véritable pouvoir du Golem, d'avoir à ce point insufflé son esprit aux artistes...

Insolites : Deux retournements du mythe, un qui fait sourire (Zavem Paré imagine rabbi Loew, le créateur du Golem, en Golem humanoïde coiffé d'un shtreimel d'aiguilles, comme si l'homme était à l'image du Golem, et non l'inverse !) et l'autre qui fait froit dans le dos (le Golem utilisé pour dénoncer la "monstruosité juive" et le "complot judéo-maçonnique" par le chef du service de renseignements de la SS de Prague, en 1938).
Zaven Paré, Rabbi Loew, 2013, sculpture, assemblage en métal et bois.
Walter Jacobi, Golem, le fléau des tchèques, Prague, 1938.

du  8 mars 2017 au  16 juillet 2017au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (Paris)

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Héritage inespéré. Une découverte archéologique en Alsace

Gravure
          En 2013, la commune de Dambach-la-Ville, en Alsace, a transformé en salle de spectacle un ancien gymnase lui-même aménagé, en 1948, dans une synagogue du XIXe siècle saccagée par les nazis. Travaux importants qui ont mis au jour, entre le plafond de la salle de prière et le plancher des combles, une genizah dont on avait perdu mémoire. La genizah est le lieu où l'on entrepose les livres et les papiers sur lesquels est inscrit le nom de Dieu (qui ne peut être détruit) ainsi que des objets liturgiques hors d'usage. Elle déménage de synagogue en synagogue, car la règle vaut bien entendu pour l'éternité. Celle de Dambach est donc bien antérieure à 1866, date de construction de l'actuel édifice, et remonte à la fondation de la communauté juive au XVe siècle. Le plus vieil objet qui y a été retrouvé est une version du XIVe siècle d'un livre de Maïmonide !
          D'une communauté assez récente, on ne peut attendre des découvertes spectaculaires (rappelons que dans la genizah du Caire, remontant au IXe siècle, on a jadis retrouvé des versions hébraïques des deutérocanoniques et des livres intertestamentaires inconnus). Mais c'est le quotidien de six siècles de judaïsme qui a ainsi été entassé pêle-mêle et qui renaît sous nos yeux par fragments émouvants. La première salle de l'exposition est organisée comme une enquête policière, pour résoudre l'énigme d'objets brisés difficiles à identifier. Surtout, des objets inattendus se retrouvent prisonniers pour l'éternité du dépôt, une photographie ou un billet de train qui servaient de signets à un livre sacré, des vignettes enfantines... chrétiennes qui nous rappellent que les petits juifs pouvaient aussi fêter Noël, des étiquettes de pain d'épice, un Nouveau Testament saugrenu, peut-être distribué pour tenter de convertir une famille juive, mais qui contenait lui aussi le nom de Dieu... Bric-à-brac ? Oui, sans doute, mais singulièrement émouvant, et instructif. Ainsi, de cette prière pour l'Alsace-Lorraine et l'empereur Guillaume II datant de l'annexion par l'empire allemand : une prière pour la France était jusque-là récitée tous les shabbat depuis 1809. Surprenante aussi, cette collection de mappot remontant au XVIIe siècle : ces bandes de tissus découpées dans les langes de circoncision étaient brodées pour protéger un exemplaire de la Torah.
          Et puis, les livres, bien sûr, qui nous rappellent que la première religion du livre a conservé un goût immodéré pour l'écrit sous toutes ses formes. Ils nous en apprennent beaucoup sur la diffusion de la culture dans un village de taille modeste. Livres d'école, livres d'étude, traités de vulgarisation de la kabbale, "Bible des femmes" (nom populaire du Tsenerene, rédigé en "langage simple" et en yiddish pour que tous ceux qui ne comprennent pas l'hébreu puissent accéder à la parole de Dieu), rituels de pessah... Certains sont gribouillés de dessins naïfs, petits personnages, ourobouros, d'autres sont fièrement revendiqués par leur propriétaire : "Ce livre appartient à moi comme le trône au Roi"...  Le goy athée, comme moi, se surprend à fureter dans ces vitrines bien alignées comme un voyeur admis dans l'intimité des siècles passés.

Insolite : Une haggadah du XIXe siècle a utilisé des gravures sur bois tirées de la Bible de Luther. Pour illustrer le Seder, le repas ouvrant le cycle pascal, on a utilisé la gravure de la Cène... en ôtant le nimbe du Christ ! Bel exemple d'œcuménisme.
Haggadah shel Pessah, Bâle : W. Haas S., 1816
du 29 juin 2017 jusqu'au 28 janvier 2018 au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (Paris)

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Arilès de Tizi, « Mater – reines de France »

Arilès de Tizi

          Nous sommes dans la crypte de la basilique Saint-Denis, un peu gavés de tombeaux de rois de France accompagnés de leurs femmes et enfants, en cœur ou en corps, et peut-être même sans. Et tout à coup, à l’orée de chapelles aux vitraux géométriques, sept photos nous sautent aux yeux. Des femmes de couleur, dans un grand mais somptueux linceul blanc, yeux ouverts ou fermés, avec ou sans voile, grandeur nature. Des gisants vivants, habitantes du quartier, qu’Arilès de Tizi, artiste franco-algérien, a mises en scène et photographiées. Une vidéo leur donne la parole, une parole candide où elles expliquent leur parcours et disent leur émotion de figurer, reines d’un jour, parmi les reines de France.
          La vraie beauté du projet, pour moi, est de les avoir présentées en attitude de gisant, mais debout, victoire d’une vie éternelle qui n’est pas liée à une survie promise par une foi, qui, sans doute, n’est pas la leur, mais à la maternité : elles sont reines parce que mères, parce que matres dolorosae, dans un département déshérité, dans un exil pénible. Mais debout. Prêtes à reprendre le chemin.
          La basilique reprend alors tout son sens : ce n’est pas un écrin pour une exposition, mais la célébration de la vie, de l’homme dans son essence (on en l’occurrence de la femme !), et non dans l’exception que constituent les reliques d’un martyr. La crypte y trouve sa profondeur, de se vouer à la vie quand la nef accumule, au sens propre et au sens figuré, les sépulcres blanchis. La crypte redevient le ventre de l’église, où fermente un monde neuf, futur, celui du Saint-Denis d’aujourd’hui fécondé par ces mères lumineuses, en osmose avec la tradition et porteuses d’une autre vision de l’homme. Il faut détailler leurs visages, apaisés ou torturés, mais toujours graves ; leurs gestes, ouverts ou fermés, mais solennels ; leurs pieds, nus ou recouverts, troublants comme ceux des apôtres qui ont secoué la poussière de leurs sandales. Chacune a son histoire, sa posture, sa présence. Toutes ont leur dignité.

©Arilès de Tizi
du 17 mars au 3 septembre 2017 à la basilique Saint-Denis

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Vermeer et les maîtres de la peinture de genre

Ter Borch
Ter Borch (détail)
          Aimez-vous Vermeer ? On en a mis partout. Depuis le petit pan de mur jaune de Proust, le monde entier a attrapé la Vermeermania, à tel point qu’il est impossible d’exposer un peintre hollandais du XVIIe siècle sans mettre Vermeer (ou Rembrandt !) dans le titre. La manie tourne à l’épidémie. À peine close l’exposition sur les « Chefs d'œuvre hollandais à l’époque de Vermeer », voici « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre ». Rassurons tout de suite les plus atteints : une douzaine de tableaux du maître de Delft sont présentés dans cette exposition, soit un tiers de sa production subsistante. Quelques chefs-d’œuvre incontestables, quelques icônes plus connues par la publicité que par la perception directe (comme La laitière), quelques bijoux rarement déplacés, comme l’Allégorie de la foi du Metropolitan…
          Et passons au vrai sujet de l’exposition : les maîtres de la peinture de genre. Dix-sept ou dix-huit noms, dont certains totalement inconnus hors des cours d’histoire de l’art (Nicolas Maes, Eglon Van der Neer…), et dont une douzaine trouvent ici une place parfois méritée, et souffrant parfois de la proximité de la coqueluche du jour. Une période strictement délimitée, entre 1650 et 1672, durant la période de prospérité des Pays-Bas, juste avant le grand désastre économique dû aux guerres et qui referme la parenthèse de l’âge d’or. Quelques caractéristiques de thèmes, de composition, de traitement : préférence pour les petits formats verticaux, ambiance intime, apaisée, nombre réduit de personnages, appartenant à un milieu social élevé, représentés dans des intérieurs cossus et saisis dans leurs activités quotidiennes. Et, surtout, des artistes qui se connaissent, se fréquentent, s’inspirent les uns des autres.
          Là est l’originalité de l’exposition et son véritable intérêt. L’accent est mis sur des réseaux qui échappent aux catégories traditionnelles : celle de l’atelier médiéval qui se transmet des secrets de fabrication ou celle de la scuola italienne qui se confine dans une même ville. Aux Pays-Bas, à la différence de l’Italie, les villes sont proches, les transports fluviaux sont rapides, une journée suffit pour visiter un confrère. Contre les pratiques d’ateliers et de confrérie, on ne se transmet pas des valeurs sûres, mais on cherche, entre confrères, des pratiques innovantes. Les aînés parfois s’inspirent des cadets, on n’hésite pas à se confier de « petits trucs » techniques qui ne sont plus des secrets d’atelier. Steen apprend ainsi de Van Mieris à poser un glacis vert sur une sous-couche outremer. Les collectionneurs servent également de transition entre les pratiques ou les thématiques. Dou et Ter Borch semblent les plus inventifs : ils innovent dans la composition, les motifs, le rendu des étoffes. L’incroyable vogue du satin blanc semble due à la qualité des rendus par Ter Borch. Vermeer peut s’inspirer de Van Mieris, qui lui-même a repris des idées de Ter Borch.
          Il en résulte sans doute une certaine standardisation de l’inspiration, certains thèmes (comme l’instrument qu’on accorde, la lecture ou l’écriture d’une lettre), certains motifs (comme le perroquet, les huîtres aphrodisiaques, ou le page apportant à boire), certaines compositions (comme les enfilades de pièces, la silhouette vue de dos, ou l’opposition entre lignes droites et formes souples) se répétant à satiété. Ce ne sont pas des scènes de la vie quotidienne qui sont représentées, mais des standards imposés. L’analyse des objets et des motifs est en cela révélateur. Le lustre de laiton hollandais est de tous les intérieurs bourgeois : pourtant, son coût le réserve presque exclusivement à des églises ! La proportion de marbre de carrare dans les carreaux, ou celle des parquets de pin sans nœuds, est bien supérieure à ce qui pouvait se trouver dans les maisons hollandaises, même cossues ! Les vêtements répétitifs (corsets jaunes, robes de satin blanc) sont surtout choisis pour éclairer une scène dans des pièces sombres éclairées à la bougie…
          Mais chaque peintre apporte son style, sa touche plus ou moins fine, la qualité de ses pigments, l’atmosphère de sa composition. La « manière fine » de Dou, qui peut passer des jours à détailler le manche d’un balai ou à peindre un tapis point par point pour faire apparaître le tissage, est alors la plus réputée, et la plus chère — ce qui lui permet, subsidiairement, d’acheter des pigments hors pris, comme le bleu outremer à base de lapis-lazuli. Vermeer, au contraire, mise sur un dégradé de couleurs qui donne une vision plus floue des objets, en travaillant sur des couches fraîches avant que les couleurs sèchent. Cela donne aux personnages un halo mystérieux qu’il accentue en éliminant les éléments inutiles (merveilleux exemple dans la Jeune fille au collier de perles, où il a effacé une carte murale pour laisser au lumineux mur blanc toute sa force évocatrice). Les quatre dentellières exposées mettent particulièrement en valeur son travail : celle de Dou, à sa fenêtre, regarde le passant dans les yeux ; les deux dues au pinceau de Nicolas Maes se concentrent sur leur travail, la tête penchée en avant, dans un intérieur cossu. Celle de Vermeer, en buste, la tête inclinée sur le côté, sur le fond blanc d’un mur chaulé, focalise l’attention du spectateur sur son ouvrage sans l’égarer dans des détails anecdotiques : son regard fait ainsi écho à la concentration de la jeune fille.
          L’exposition a choisi d’explorer ces réseaux à travers les thématiques et les motifs communs. Choix didactique et assez facile, donc efficace. Mais les études du catalogue sont indispensables pour comprendre la réelle signification de ces réseaux d’artistes. Il faut comprendre comment ces peintres, qui (à la différence de leurs devanciers), n’ont pas laissé d’écrits théoriques, ont privilégié les pratiques d’atelier pour étudier avec la même rigueur scientifique, mais collectivement, les effets de lumière, les nuances de couleurs, les jeux d’ombres à plusieurs sources de lumière, les effets de translucidité des objets ou des chairs, le rendu des étoffes… Comment ils ont travaillé le jeu des regards, souvent tournés vers le spectateur, mais sans qu’ils jouent le rôle d’embrayeur visuel devenu classique dans la peinture italienne, en distinguant subtilement la surprise d’un travail interrompu ou l’invitation à pénétrer dans la pièce par une fenêtre ouverte, une tenture soulevée, voire, par un geste ou un objet symbolique, à tenter une aventure amoureuse… L’étude des décors nous invite à regarder d’un autre œil les intérieurs cossus (le mur peint est moins riche que le cuir repoussé et doré, lui-même sorti de mode au profit des lambris ou des tissus tendus). L’étude des prix pratiqués et des publics visés n’est pas sans surprise : certains pigments que l’on savait instables sont utilisés pour un effet spécifique dont on sait qu’il se perdra avec le temps. L’étude technique montre également les influences réciproques (Pieter de Hooch enlève un personnage visible à la radiographie pour répondre à un thème similaire chez Vermeer). L’envie (rare) vient de retourner voir l’exposition catalogue à la main…

Insolite : L’épistolière est un de ces thèmes repris par tous les peintres de genre. Mais celle de Ter Borch n’écrit pas une lettre, elle la corrige ! La lettre a déjà été pliée, et quelques lignes d’écriture apparaissent sous le mot qu’elle écrit. De subtiles variations invisibles à première vue font le plaisir des collectionneurs attentifs.

Gerard Ter Borch, Femme écrivant une lettre, 1665-1666, La Haye, Mauritshuis. du 22 février au 22 Mai 2017, Musée du Louvre (Paris)

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Austrasie, le royaume mérovingien oublié

Bande herniaire ?          De l'Austrasie, on ne connaît plus guère que le bon roi Dagobert qui a mis sa culotte à l'envers. Et encore, on se contente de parler d'un roi mérovingien... Ce vaste royaume, issu du partage de celui de Clovis, est moins connu que celui de Neustrie, parce qu'il s'étendait sur de vastes territoires qui ne se laissent pas réduire à une identité nationale. De la Neustrie, royaume du nord-ouest, on a fait (bien à tort !) une sorte d'ancêtre de la France. Mais l'Austrasie, qui s'étendait par petits bouts du Danube à l'Atlantique, est plus difficile à étiqueter. Parce que son identité culturelle est multiple, parce que ses frontières ont varié au rythme des conquêtes et des annexions, parce que le noyau dur, dans les Ardennes, se retrouve en France, en Allemagne, en Belgique, au Luxembourg... Oui, cela méritait une grande exposition.
          Et si l'identité de l'Austrasie était précisément sa multiculturalité ? Le message clairement assumé par les commissaires de l'exposition est éminemment politique. Le sentiment d'appartenir à un royaume unifié ne tient pas à une origine commune, ni à une culture unique, mais à une société multiculturelle où l'échelle sociale tient lieu de baromètre identitaire et où les projets communs créent une culture dynamique. Derrière les formules creuses, on se souvient (et si on l'a oublié, cela nous est rappelé) que la région Grand Est a failli s'appeler Nouvelle Austrasie et qu'elle cofinance l'exposition. "La réforme territoriale a fait en partie renaître, en 2016, cette Terre de l'Est sur le territoire français." Bel optimisme ! Même si l'on peut partager certains espoirs sous-jacents à cette vision (la culture se fonde sur des projets communs et non plus sur des héritages communautaires), cette réappropriation hautement revendiquée ne manque pas de cynisme...
          Pour le non spécialiste, cette réunion de bout d'os et de tessons de poteries n'a rien de spectaculaire. Il y a sans doute plus de texte à lire que d'objets à regarder. Une fois qu'on a accepté le fait qu'une bonne partie des objets exposés sont des reproductions et l'autre partie soigneusement mal éclairée (mention spéciale pour le superbe couteau qui fait l'affiche et dont le pommeau ne se devine que dans la pénombre, lorsqu'on contourne la vitrine !), on se prend au jeu des commentaires. L'intérêt des livres-expositions est de faire parler un bout de paille ou une perle de verre. Et de ce point de vue, ce n'est pas trop mal réussi. L'exposition est thématique et, sans doute, aurait pu s'intituler "l'art de vivre à l'époque mérovingienne" un peu partout en Europe. Elle a surtout pour but de montrer l'état de la recherche récente à Saint-Dizier, à Mondelange, à Prény, à Bras-sur-Meuse, à Norroy-le-Veneur, aux Crassées... L'accumulation de lieux-dits aux noms fleurant bon le terroir contraste singulièrement avec le vaste projet multiculturel européen ! Tant mieux. Car thématique par thématique, l'exposition est loquace.
          Une petite salle sur la cuisine (on peut sentir l'odeur de la cannelle en feuilletant le fac-simile d'un livre de recettes) est assez décevante, mais le panneau-ossuaire est passionnant. Outre les classiques trépanations avec cicatrisation attestant que le médecin ne tuait pas toujours son patient, les hernies discales nous apprennent que l'on portait de lourdes charges, et cela dès dix ans, donc que les lois sur le travail des enfants n'avaient pas encore été votées. Les lésions osseuses de la hanche indiquent que l'on montait à cheval, ce qui est fort heureux, car cela confirme que les montures sacrifiées dans les tombes étaient bien chevauchées par leurs propriétaires. Un coup d'épée dans un crâne nous prouve que les armes n'étaient pas seulement d'apparat. Bref, les textes qui nous décrivaient un monde dur et brutal n'avaient pas tort, ce qui est rassurant, intellectuellement bien sûr.
          Ironie mise à part, on se surprend à décrypter avec intérêt les bouts de molaires dont l'émail témoigne de la variété des aliments, ou les grenats bruts qui dessinent de longs itinéraires commerciaux. L'archéologie en devient presque une science humaine. Alors, même si ce n'est pas la grande exposition attendue ni un chef-d'œuvre muséologique, l'exposition vaut la peine de sortir un dimanche de Paris...


Insolite : Quelques bouts de fer découverts en 1933 ont été classés monuments historiques. Pourquoi ? Ils constituent peut-être un unicum, une ceinture de grossesse non attestée par ailleurs. En effet, un foetus mort a été retrouvé à côté du corps d'une jeune femme, ce qui laisse penser qu'elle serait morte enceinte. La taille de l'objet, reconstitué, montre qu'il entourait tout le bassin et se terminait par un anneau de fer sur le devant. Les archéologues sont aujourd'hui plus prudents : peut-être s'agit-il d'un objet attesté par ailleurs, un bandage herniaire.

Bandage herniaire ou ceinture de grossesse (?), lieu-dit "La Tempête", Normée, Fère-Champenoise (Ve-VIe s.), Musée régional d'Archéologie et du vin de Champagne d'Épernay.
du 3 mai au 2 octobre 2017 au musée d'archéologie nationale (Saint-Gemrain-en-Laye)


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Au-delà des étoiles, le paysage mystique, de Monet à Kandinsky

Hablik
          Le paysage a joué un rôle particulier dans la peinture occidentale, surtout à la fin du XIXe siècle. A-t-il un rôle purement décoratif ? S’agit-il, comme dans l’art d’extrême Orient, d’une invitation à la contemplation ? Ou, comme dans l’art flamand du XVIe siècle, d’une réflexion métaphysique sur la place de l’homme dans la création ? L’option de cette exposition est d’y voir l’expression d’une « quête spirituelle », d’une conception mystique. Approche relativement originale, en tout cas digne d’intérêt, mais par moment fort intellectualisée et — conséquence d’une vision trop pédagogique sans que les concepts de base aient été suffisamment réfléchis — outrageusement réductrice.
          La première salle est caractéristique du projet. Des tableaux impressionnistes archi-connus (après tout, nous sommes à Orsay !), où se côtoient des nymphéas et des cathédrales de Rouen à différentes heures du jour, à diverses « impressions » du regard. Qu’y a-t-il de mystique dans ces toiles ? Rien, sauf à considérer que la mise en évidence d’une réalité fugitive, instantanée, liée à un éclairage ou à une impression éphémère, tient de l’expérience plus que de la quête d’une vérité immuable, donc possède une dimension mystique. Ou que ces œuvres peuvent « provoquer un sentiment de transcendance » chez les spectateur, formule assez vague pour qu’on l’applique à tous les tableaux (n’y a-t-il pas une forme de transcendance dans la pipe de Magritte ?). C’est, me semble-t-il, confondre, mystique et spiritualité. Voir dans les Meules de Monet une métaphore de la vie, « dont l’éclairage change selon la période », est tout au plus de la sodomie muscidée. Et voir dans la tranquillité d’un jardin au crépuscule une « sorte de mystique sans foi » réduit l’expérience mystique à ses conséquences (ni nécessaires, ni suffisantes), la sérénité, l’apaisement intérieur. À ce titre, toutes les œuvres de l’histoire de l’art pourraient être qualifiées de mystiques ! Soyons clairs : la première salle m’a semblé une imposture destinée à rassurer ceux qu’aurait effrayés la référence au mysticisme.
          Les salles suivantes sont plus convaincantes, du moins dans le concept. Les « bois sacrés » proposent des œuvres symbolisant de l’aveu même de leur créateur la recherche d’une autre dimension de l’existence et mettant en scène une rencontre subite et privilégiée. Le muret, chez Maurice Denis, la rencontre avec l’ange, la cathédrale des forêts dont les arbres sont les colonnes, sont bien documentées, et la dimension mystique des nabis ne fait guère de doute. Hélas, à part Denis, peu de tableaux exposés procurent une expérience esthétique inoubliable. Le Miroir de la vie, de Giuseppe Pellizza da Volpedo,  est caractéristique de cette salle : le troupeau de moutons qui s’étire et se reflète dans un lac, à contre-jour, la silhouette ourlée d’un rayon de soleil déclinant, attire tout de suite le regard. Le sous-titre de l’œuvre ne laisse aucun doute sur son sens, grâce à une allusion soulignée aux moutons de Panurge : « Et ce que fait l’une, les autres le font aussi ». Le tout est plaisant, sinon frappant, et bien léché. Mais où est le mystère qui impose à l’œuvre d’art une lecture polysémique ? Les effets sont tellement appuyés (parallélisme du troupeau en file indienne, du bosquet étiré à l’horizon, du filet de nuages qui traverse le tableau...), les procédés tellement évidents (format allongé, contre-jour, reflet dans l’eau stagnante, présence d’un mouton noir aussi docile que les blancs...) que la lecture pédagogique prend le pas sur le plaisir esthétique. Une bonne notice remplacerait avantageusement le tableau.
          « Chercher le divin dans la nature », dans la troisième salle, nous mène au cœur de l’expérience mystique (à l’exception de ce « chercher » trop volontariste, auquel je préférerais un simple « trouver »). Mais comment les artistes la vivaient-ils ? Gauguin était très clair sur sa Vision après le sermon : les villageoises regardant Jacob combattre avec l’ange se détournent du monde réel (la vache à une échelle ridiculement petite) pour s’imprégner d’une réalité illusoire : « Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse, écrit-il à Van Gogh — Le tout très sévère — La vache sous l’arbre est toute petite par rapport à la vérité et se cabre — Pour moi dans ce tableau le paysage et la lutte n’existent que dans l’imagination des gens en prière par suite du sermon c’est pourquoi il y a contraste entre les gens nature et la lutte dans son paysage non nature et disproportionnée. » Mysticisme, ou superstition ? Il ne laisse aucun doute à ce sujet ! Peut-on se permettre de détourner une formule de cette lettre pour faire correspondre le tableau au projet d’une exposition ?
          Mais on se console de la volonté didactique par quelques très belles œuvres, un somptueux Redon, ou un Puvis de Chavannes qui échappe à ses allégories pompières coutumières. Un petit détour par la Suisse et l’Italie est également apprécié avant les salles les plus stupéfiantes, ou provocatrices, consacrées à « l’idée du Nord ». Nous sommes trop focalisés sur l’art français à la fin du XIXe siècle. À part quelques concessions aux Allemands ou aux Viennois, cela nous interdit toute vision d’ensemble. L’art scandinave ou canadien est ici une découverte surprenante. Nous savons que l’Amérique du Nord, avec ses vastes étendues vierges, a été au XIXe siècle la source d’expériences mystiques détachées de toute référence à une divinité transcendante, rapportées alors par William James ou Maurice Bucke. Il était inévitable qu’elles se retrouvent également dans l’art. Mais que connaissions-nous de Lawren S. Harris, Franklin Carmichaël, Emily Carr, du groupe des Sept, et de tout l’art scandinave de la même époque ? Notre œil imprégné des canons classiques, impressionnistes ou abstraits a du mal à les saisir, mais la puissance évocatrice, la couleur froide, les formes sèches, nous font comprendre qu’il y a là un monde à découvrir, et peu à peu nous parlent. La collaboration avec l’Art Gallery of Ontario a été précieuse et justifie le déplacement.
          Cette confrontation internationale se poursuit dans les salles suivantes, sur le thème de la nuit (inévitable Van Gogh, mais surprenant Jansson…), des paysages dévastés (centenaire oblige, la guerre est passée par là, mais le rapport avec le mysticisme est moins évident !) ou du cosmos (parfois aux limites de l’abstraction). Si l’oubli de soi-même est à la base de l’expérience mystique, la disparition du personnage dans le paysage (si différente du paysage flamand de la Renaissance) y engage. Si le dépassement de la réalité sensible en fait partie, le recours à la schématisation, puis à l’abstraction, y concourt (stupéfiant, le pommier de Mondrian, où les formes épurées et les couleurs rayonnantes s’affranchissent de la réalité sensible de l’arbre, violemment suggérée en ombre chinoise par le tronc et les branches). Si la sensation d’unité avec le cosmos est essentielle dans l’expérience, la fusion passe par la transmutation du regard, qui perd la précision de la reconnaissance au profit d’une impression diffuse et intérieure. Retour sur terre garanti lorsque le gardien nous rappelle l’heure de fermeture. Le cosmos est bien enfermé dans un musée.

Insolite : Le château de cristal en mer, du tchèque Wenzel Hablik, représente le cosmos sous la forme d'un cristal (symbolisant son ordre sous-jacent et son harmonie fondamentale) dont la forme évoque un château médiéval (le château de l’âme symbolisant la méditation intérieure). L’homme et le cosmos s’identifient à travers la force structurante du cristal.
Wenzel Hablik, Le châtau de cristal en mer (Kristallschloß im Meer), huile sur toile, 1914, Prague, Národní galerie.
Muse d'Orsay (Paris), du 14 mars au 25 juin 2017

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Icônes de l'art moderne

Gauguin
          S'il faut juger le succès d'une exposition à la taille (et au nombre !) de queues à l'entrée du bâtiment qui les abrite, nous tenons ici l'expo du siècle. S'il faut juger la qualité d'une exposition au nombre de chefs-d'œuvre qu'elle réunit, nous tenons ici l'expo du siècle. S'il faut juger le plaisir d'une exposition aux découvertes qu'elle permet, nous risquons en revanche d'être déçus. La fondation Louis Vuitton avait été inaugurée avec une exposition des coups de foudre picturaux de son  président, Bernard Arnaud, et rassemblait, sans utiliser l'expression, les icônes de l'art moderne. Le fil rouge était le regard du collectionneur, la "clé d'une passion" qui pouvait se transmettre au visiteur. C'était, surtout, la clé du succès, et sans conteste de la qualité. Il était tentant de recommencer l'expérience avec un autre collectionneur, et un autre trousseau de clés. En l'occurrence celui de la collection Chtchoukine, créée au début du XXe siècle, nationalisée en 1918 par Lénine et répartie entre les musées Pouchkine à Moscou et de l'Ermitage à Saint-Petersbourg.
          Que dire du marchand d'étoffes, sinon qu'il avait le goût sûr et n'a réuni que des chefs-d'œuvre ? A moins que l'on inverse la proposition, et que la qualification de chef-d'œuvre provienne, précisément, de la présence des tableaux dans des collections de cette ampleur ? Car la collection, accessible au public au palais Troubetskoï, a fortement influencé l'avant-garde russe et formé le goût des générations futures. Mais ne soyons pas mauvaise langue. Alignons plutôt les Picasso, Matisse, Gauguin, Cézanne, Monet, ponctués de quelques Denis, Derain, Van Gogh... Et comme disait le khan à Michel Strogoff : "Regarde de tous tes yeux, regarde !"
          Donner une disposition cohérente et séduisante à cet ensemble hétéroclite n'était pas évident. Il fallait à la fois rendre l'atmosphère du palais russe (la salle Gauguin se présente comme une iconostase), respecter les choix du collectionneur (un salon Picasso confronté à des idoles africaines), répondre aux nécessités diplomatiques (exposer l'avant-garde russe inspirée par les tableaux français), mettre en scène certaines salles (une salle en plein cintre pour évoquer la chapelle du palais), regrouper les thématiques (les portraits, les paysages, les natures mortes)... Tout cela donne un aspect plus disparate encore, surtout si l'on ajoute l'indispensable performance pour ceux qui ne seraient pas venus pour voir les tableaux. Mais ne soyons pas mauvaises langues, regardons de tous nos yeux, regardons. Il y a des chefs-d'œuvre, plein de chefs-d'œuvres, la preuve, ils sont dans les livres, et ça fait plaisir de  voir qu'ils ressemblent à leur photo, comme on aime s'assurer que les villes ressemblent aux guides touristiques.
          Et l'on se dit que si monsieur Chtchoukine a inauguré par son goût le XXe siècle, il a hérité du XIXe les cadres chantournés et l'accumulation des tableaux, flanc à flanc, comme si leur fonction première était de cacher les murs. Aujourd'hui, nous savons que le silence après du Mozart est toujours du Mozart, et que l'espace autour d'un tableau fait partie du tableau. Alors, on est presque heureux de n'avoir ici que la moitié de la collection...
          Et puis, il y a les moments d'épiphanie. Même au milieu des chefs-d'œuvre,  même emporté par la foule, soudain, on regarde de tous ses yeux, on regarde. Pour Bergotte, ce fut un petit pan de mur jaune sur la vue de Delft de Vermeer. Pour moi, quelques taches Lilas sur la robe d'une belle alanguie de Monet. Dans un buisson de lilas éblouis de soleil, on la distingue à peine, dans l'ombre, mais elle semble regarder dans une trouée d'ombre, un point noir, obstinément fermé dans cette débauche de lumière. J'étais venu pour elle, elle était là pour moi.   

Insolite : Les tournesols de Gauguin fleurissent un étrange soleil dans lequel s'ouvre un œil rayonnant — image du divin ? Un visage humain apparaît dans une fenêtre. On pense à une construction platonicienne (les fleurs soleils sont une image du soleil, lui-même image de Dieu, et l'homme ne peut voir que le reflet matériel du spirituel), mais... le regard du spectateur se détourne de la scène.
 Paul Gauguin, "Fleurs de tournesol dans un fauteuil", 1901, Huile sur toile 73 cm x 92 cm, Saint-Petersbourg, musée de l'Ermitage
du 22 octobre 2016 au 5 mars 2017 à la fondation Louis Vuitton (Boulogne)

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Tous à la plage !

Carnet de physionomiste
          Raconter la "conquête progressive des bords de mer" : voilà un programme aussi alléchant qu'ambitieux pour une exposition. Certes, on s'attend, au musée de l'architecture et du patrimoine, à ce que l'accent soit mis sur l'urbanisme balnéaire, mais les organisateurs nous promettent de l'étudier "au regard des pratiques européennes, des origines à nos jours". Ambition atteinte dans la première partie de l'exposition, qui opte pour une approche sociologique abandonnée pour l'époque contemporaine.
          Le recours aux bains de mer est en effet, à l'origine, thérapeutique, et l'on s'accorde pour situer en Angleterre, dans les années 1730, le premier tourisme balnéaire — même si l'on pouvait aborder les cures du XVIIe siècle français, qui soignait la rage par l'immersion dans les flots ! C'est en effet le développement des industries urbaines qui invite à fuir le climat malsain des grandes cités pour respirer les embruns du large et "boire la tasse", l'eau de mer étant aussi propre à la dégustation forcée qu'au bain. Des caricatures de Daumier nous plongent dans ces cures passablement éprouvantes. Hors du cadre policé de la ville, cependant, il faut prendre des précautions draconiennes pour qu'on n'oublie pas face à la nature sauvage les bienfaits de la civilisation et des bonnes mœurs. Car les premiers bains de mer se passent volontiers de maillots : "la mer l'a vue toute nue", raille déjà madame de Sévigné en évoquant une demoiselle d'honneur craignant d'avoir contracté la rage. Les gravures du XVIIIe siècle ne laissent aucun doute sur le sujet. Le pudibond XIXe y mettra bon ordre. Un règlement de 1830 sépare déjà le bain des femmes, le bain des hommes habillés et celui des messieurs non habillés, poussant la précision jusqu'à imposer aux premiers de se couvrir le torse. D'autres moyens sont plus radicaux, telles ces cabines roulantes, tirées par des chevaux jusqu'au milieu des flots, et qui s'ouvrent par de larges capotes pour plonger en toute intimité, sur un modèle inventé dès 1735 en Angleterre. Quelques costumes de bain du XIXe siècle complètent cette évocation.
          Autour de cette mode plus ou moins thérapeutique va se développer un tourisme balnéaire, en partie dû à la nécessité d'accompagner un souverain, comme Georges IV en Angleterre, l'impératrice Eugénie en France, dans des cures qui pouvaient être longues. Les stations à la mode voient éclore des villas aux formes pittoresques, qui doivent évoquer la chaleur d'un habitat local imaginaire, de traditions saugrenues (des chalets montagnards à la plage), d'un exotisme dépaysant (indien, chinois ou mauresque !)... Puis viennent les lieux de plaisir, casinos, Vauxhall, salles de concert. Une infrastructure hôtelière s'y développe et les transports rapides rejoignent le mouvement avec des trains spéciaux : le "train jaune", ou train des maris (cocus ??) permet aux bourgeois débordés de travail d'aller rejoindre leur famille pour le week-end en les assurant d'être au bureau le lundi matin. Certaines compagnies développent un service de transport des bagages du domicile à l'hôtel ! C'est sans doute la partie la plus intéressante de l'exposition, sauf, bien sûr, pour les architectes qui se régaleront dans la deuxième section.
          Les années 1930 vont en effet changer radicalement le tourisme balnéaire. Pourquoi ? On pense tout de suite aux congés payés et à 1936, mais la réponse est sans doute plus complexe. La crise de 1929 a ruiné le tourisme de luxe sur lequel comptaient les stations. Un peu partout en Europe, des initiatives sont prises pour le remplacer par un tourisme populaire, en particulier dans les pays à régime dictatorial, l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, qui vont promouvoir des colonies de vacances pour les jeunes. Le front populaire prend le train en marche et promet aux ouvriers des vacances à l'air pur du littoral. D'autres types d'infrastructure sont alors nécessaires — les cabines, par exemple, ne sont plus adaptées au tourisme de masse. Le camping, les terrains de sport, les clubs de vacances fleurissent un peu partout, et les cures de soleil remplacent peu à peu les cures d'eau salée... L'exposition soulève alors les problèmes urbanistiques posés par ces changements. Préservation du littoral, création de centres d'accueil démesurés, émergence de villes nouvelles, en gagnant au besoin sur la mer... Les défis architecturaux, qui incluent des projets inaboutis, constituent le volet moderne de l'exposition, qui évite soigneusement les problèmes sociologiques trop polémiques — pas de réflexion sur le burqini, mais une fin en bouquet sur Palm Island de Dubaï !

Insolite : Le carnet de physionomiste d'un portier de casino : on y répertorie, croquis à l'appui, ceux qu'il faut interdire de casino pour raisons professionnelles (banquiers...) ou d'insolvabilité. À commencer par l'aga Khan !

Paul Edmund Hahn, Carnet de physionomiste,
casino de Juan les Pins, vers 1936
© National Archief / collectie Spaarnestad / Het Leven
du 19 octobre 2016 au 13 février 2017, musée de l'Architecture et du Patrimoine (Paris)

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Magritte, la trahison des images

Delvaux
          Magritte se résume volontiers à un cliché : un tableau représentant une pipe et intitulé « Ceci n’est pas une pipe ». Support de tout discours sur la distance entre la réalité et sa représentation, sur l’imposture du réalisme en art, le tableau est devenu emblématique et devait figurer en ouverture de cette exposition — avec, déjà, ce petit décalage humoristique, puisqu’on découvre en premier sa version anglaise ! À la fin du parcours, nous retrouverons la célébrissime pipe avec cette légende : « Ceci n’est toujours pas une pipe ». Ce constant décalage témoigne non seulement de l’humour de Magritte, mais aussi de celui du commissaire de l’exposition. Humour indispensable pour pénétrer dans un monde paradoxal, et hautement philosophique. Le thème est annoncé d’emblée : « La trahison des images », et se décline tout au long d’un couloir à travers des mythes antiques tirés de la Bible, de Platon, de Pline ou de Cicéron. À chacun de ces mythes répond une salle. Cette structure originale transforme l’exposition en une grande échelle où l’on s’élève petit à petit dans une pensée complexe.
          Commençons en douceur. Ceci n’est pas Magritte, et Magritte n’est pas le surréaliste belge auquel on se plaît à le réduire. Breton lui-même l’avait classé parmi les « surréalistes malgré eux », et il y avait répondu par des « stropiat », des autoportraits estropiés qui symbolisaient la truculence belge qui répond au bon goût français ! S’il a été tenté, dans ses jeunes années, par le mouvement français, il en a rapidement pris le contrepied. Le surréalisme définissait avec Lautréamont la beauté comme « la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection », par des rapports laissés au hasard entre les objets. Un rêve de Magritte va bouleverser cette façon de voir le monde. « Une nuit, je m’éveillais dans une chambre où l’on avant placé une cage et son oiseau endormi. Une magnifique erreur me fit voir dans la cage l’oiseau disparu et remplacé par un œuf. Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressentis était provoqué précisément par l’affinité de deux objets, la cage et l’œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué par la rencontre d’objets étrangers entre eux. »
          Entre l’œuf et la poule, il y a certes une relation évidente, de cause à effet (ou d’effet à cause !), et la présence du premier dans la cage du second nous interpelle. Magritte va théoriser cette approche dans une série de « problèmes » où il convoque Hegel à la place de Lautréamont. Il cherche désormais le « partenaire dialectique des objets ». À l’oiseau il accouple l’œuf ; au parapluie (qui repousse l’eau), joint le verre (qui la reçoit). Mais à partir de cet exemple, il ajoute un clin d’œil marxiste : Lénine condamnait une sexualité qui serait aussi banalisée de l’action de boire un verre d’eau... Cet art à tiroir, très intellectualisé, tire sa force d’une évidence dans la peinture, qui a recours à l’hyperréalisme pour exprimer la trahison de la peinture réaliste. Le parapluie sur le verre d’eau nous parle immédiatement sans le recours à Lénine ni à Hegel.
          De cette confrontation entre « partenaires dialectiques » va naître une confrontation plus fondamentale chez Magritte, entre l’objet et le mot qui le désigne : titres intrigants, inclusion de légendes, jeux graphiques sont désormais la base de son travail. Un article exposé dans la première salle donne les clés d’interprétation des suivantes. Magritte nous y explique, dessins à l’appui, que certains objets se passent de noms, et certains noms d’objets ; que les mots peuvent devenir la substance des images ou qu’une forme quelconque peut grâce à un nom remplacer l’image d’un objet... La trahison des images peut alors être celle des mots. De même que, dans la Bible, les Hébreux ont fabriqué un veau d’or et l’ont appelé « Dieu », Magritte peint un chapeau melon et le baptise « neige ».
          Mais, au moins, la représentation est-elle fidèle à elle-même ? C’est ce que nous raconte le vieux mythe de la Corinthienne Dibutade qui, voulant conserver l’image de son amant parti à la guerre, dessina le contour de ses traits sur l’ombre qu’il portait sur un mur. Chez Magritte, cependant, la restitution du réel n’est pas mimétique : dans Principe d’incertitude, l’ombre d’une jeune femme prend la forme d’un oiseau ! Les thèmes de la bougie, de la lumière et de l’ombre viennent de l’anecdote jadis contée par Pline. La trahison des images naît de l’inadéquation entre l’objet et son ombre.
          Interrogeons alors un troisième mythe, celui de la caverne de Platon. Si l’image n’est pas conforme à l’objet qu’elle représente, serait-elle fidèle à une réalité supérieure, qui échappe à l’homme, semblable à la réalité idéale qui passe devant la caverne du monde où sont enfermés les hommes, qu’ils ne peuvent voir, persuadés que son ombre sur les parois est la seule réalité ? Pas plus. La caverne apparaît dans l’œuvre de Magritte, mais elle ouvre sur un trompe l’œil, un tableau reproduisant la prétendue réalité qu’il cache et avec laquelle il se confond ! Des jeux de perspective subtils nous affolent. La perspective d’une avenue ressemble à s’y méprendre à un toit en poivrière ; un feu extérieur au tableau d’illumine de l’intérieur... Le jeu des fenêtres, des portes, des trous dans murs, des vitres brisées... déclinent de mille façons ce thème de l’illusion d’un monde extérieur.
          Alors, il nous reste à considérer que la réalité picturale est la seule véritable. Ici encore, des mythes antiques véhiculent cette image, notamment à travers la rivalité entre les peintres Zeuxis et Parrhasios. Le premier peignit des raisins si ressemblants que des oiseaux essayèrent de les picorer. Il allait remporter la palme quand le second peignit un rideau si parfait que Zeuxis lui demanda de l’ôter pour qu’il puisse voir son tableau. Zeuxis reconnut sa défaite en disant qu’il avait trompé des oiseaux, mais que Parrhasios avait trompé un homme. Bien des rideaux, chez Magritte, nous racontent la même histoire. On a envie de les tirer pour voir ce qu’ils cachent et qui expliqueraient, peut-être, les éléments apparents... Et que dire de cette Cène où l’on trouve à la fois le réalisme du sujet (les pommes, le vin et le pain) et le réalisme du support (les briques du mur apparaissent sous la pseudo fresque) ? Qu’il s’agit d’une double imposture, car il ne s’agit ni de pommes, ni d’une fresque, mais d’un tableau représentant une fresque représentant des pommes...
          L’exposition, intelligente, claire, et non dépourvue d’humour, nous présente le peintre sous un angle original, intellectuel, philosophique, mais tout à fait abordable. Car ceci, ne l’oublions pas, n’est toujours pas une pipe.

Insolite : L'aimable vérité : une toile représentant une fresque représentant une Cène... Mais où est la réalité ?

René Magritte, L'aimable vérité, 88,9 x 130,2 cm,
Houston, The Menil Collection

au 21 septembre 2016 au 23 jannvier 2017 au Centre Pompidou

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Retour en Hollande : Vermeer et ses contemporains dans la Collection royale Britannique

Schalken
          L'exposition a été montée à Londres et à Edinbourg sous le titre Chefs d'œuvre hollandais à l'époque de Vermeer. Pour son passage à La Haye la voilà rebaptisée, non sans une juste fierté, Hollanders in huis. Eh bien oui, c'est de là qu'ils sont partis, ces Vermeer, ces de Hooch, ces Dou, ces Steen, ces Metsu... Et il y a de quoi en être fier. L'âge d'or hollandais, au XVIIe siècle, fait partie, avec la Renaissance italienne ou l'impressionnisme français, des périodes les plus riches en chefs-d'œuvre. La couronne britannique a un lien étroit avec l'âge d'or hollandais. Le roi Charles II, exilé après l'exécution de son père par Cromwell, a longtemps résidé dans les Provinces-Unies. À son retour à Londres, en 1660, celles-ci décident de lui offrir, parmi d'autres présents, vingt-quatre tableaux, dont certains sont effectivement pour cette exposition "de retour en Hollande". Sa nièce, Marie II, avait épousé le stadhouder Guillaume III d'Orange-Nassau, et le couple prit le pouvoir en Angleterre en 1689, ce qui renforça les liens entre les deux pays. Enfin, plusieurs monarques, jusqu'à Elizabeth II, continuèrent à collectionner les tableaux des maîtres néerlandais. La royauté britannique a fini par classer les grands peintres en maîtres des grandes compositions, les Italiens, et du petit détail, les Hollandais.
          Ces maîtres du quotidien, souvent en petit format, ont inventé un style particulier, connu depuis sous le nom de "scènes de genre", et c'est autour de ce concept que l'exposition est organisée. Des scènes dynamiques, montrant des contemporains dans leurs activités quotidiennes, chez eux, à la taverne, le plus souvent joyeuses ou festives, multipliant de petits détails pittoresques ou significatifs qui nous permettent de reconstituer une histoire. Ici, les habits parlent du statut social, les objets recomposent les activités, les accessoires symbolisent les sentiments. On ne mange pas par hasard des huîtres : le spectateur comprendra qu'il s'agit d'un aphrodisiaque. On ne met pas par hasard deux verres devant une femme seule : elle attend nécessairement quelqu'un. Un serviteur ne regarde pas innocemment hors du cadre : il guette l'arrivée d'un visiteur... Un jeu subtil s'établit alors à l'intérieur du tableau pour le sepctateur attentif. Un pavage en marbre indiquera un intérieur riche, mais la proportion de carrare blanc marquera le degré de richesse ! Ce qui n'empêche pas le visiteur pressé d'admirer le tableau pour le seul plaisir d'une facture parfaite, pour le rendu précis des tissus, pour la joie innocente que dégagent les personnages.
          Il faut bien sûr se garder de généraliser : l'art hollandais n'a pas systématiquement un message crypté dont les symboles constitueraient un code infaillible. Certes, une cage vide peut signifier que "le petit oiseau est sorti", surtout lorsqu'elle s'accompagne de symboles similaires — une chandelle éteinte, un coq mort, un chaudron récuré... Mais ce sont aussi des objets quotidiens, des accessoires naturels dans les ateliers des artistes, qui n'ont pas nécessairement le même sens autour d'une jeune fille aux joues empourprées ou d'une dame âgée. L'exposition m'a parfois semblée hardie dans ses sous-entendus érotiques, mais ils ont l'avantage d'attirer notre attention sur les détails parfois bien cachés du tableau. La  Maîtresse de maison de Nicolas Maes (1655) ne se reconnaît qu'à de petits détails : un habit d'intérieur à l'étoffe trop coûteuse pour une servante, un trousseau de clés à sa ceinture... Mais pourquoi fixe-t-elle le spectateur, un doigt posé sur les lèvres ? Parce qu'elle veut surprendre la servante, occupée à l'arrière-plan avec un jeune galant, et nous invite à ne pas la dénoncer. On remarque alors le balai abandonné (le servante a négligé sa tâche) et le chat endormi sur une chaise (il ne chasse pas les souris) et l'on recompose une petite scène autour de la nécessaire vigilance. L'appel que nous adresse la maîtresse de maison nous rend complices de ce qui va suivre...
          C'est en cela que l'art hollandais nous concerne directement, nous "interpelle", au sens propre : il y a toujours un personnage pour nous prendre à témoins, sujet du tableau ou simple embrayeur visuel qui d'un regard nous propose d'y pénétrer. L'autoportrait de Gabriel Metsu (ca 1655) nous expose les outils du peintre, mais par un simple buste renversé nous prouve la supériorité de la peinture sur la sculpture ; on remarque alors la petite fiole pansue où le peintre a mis tout son art dans un reflet sphérique. Un  Concert de famille de Gotfried Schalken (1660-1670) montre les trois âges de la vie en harmonie... mais la jeune femme qui nous invite du regard à les rejoindre montre surtout que c'est elle qui bat la mesure ! Et que dire d'une jeune femme prise dans une scène de taverne, chez Jan Steen, et qui nous montre qu'elle tient dans sa main une carte redoutable, un as de cœur ?
          Une mention spéciale, dans cet ensemble limité (vingt-deux tableaux) mais d'une qualité exceptionnelle, pour les trois Gerrit Dou exposés. Le maître de Leyden, trop méconnu, doit se traquer de musée en musée et n'a que rarement droit à une exposition plénière. On trouvera ici une superbe coupeuse d'oignons (encore un aphrodisiaque !), une épicière en plein travail et la jeune mère, qui fit partie des tableaux offerts à Charles II en 1660. À sa réception, dit-on, le roi proposa au peintre une place officielle à la cour de Londres, que celui-ci refusa. Mais le tableau est reparti en Hollande avec Guillaume III et n'a jamais réintégré les collections royales !

Insolite : À quoi joue le petit groupe peint par Schalken ? On a perdu les règles du jeu "Madame, venez dans le jardin", mais on sait qu'à chaque gage, le perdant devait ôter un vêtement. Le peintre s'est représenté ici bon perdant, à côté d'un tas de vêtements ôtés... dont plusieurs ne peuvent lui appartenir. Ils semblent provenir aussi de la dame appuyée sur son épaule, mieux épargnée par les gages. Le tableau symboliserait-il la supériorité féminine, que constate le peintre d'un grand geste navré en prenant le public à témoin ? À noter que le bord gauche du cadre, par un trompe-l'œil, projette son ombre sur le tableau, pour nous indiquer d'où vient la lumière !

 Godfried Schalcken, The Game of 'Lady, come into the Garden' , ca 1660-1670, © Royal collection Trust
du 29 septembre 2016 au 5 février 2017 au Mauritshuis (La Haye)

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Ludwig van, le mythe Beethoven

Faites des V



          Non, non non, Ludwig van n’est pas mort. Même, et surtout, si la première salle de cette exposition est consacrée à son enterrement. Car ce n’est pas l’homme dont il est ici question, mais le mythe. Comment devient-on une icône de la modernité, musicale, sans doute, mais aussi spirituelle, politique, cinématographique, littéraire, artistique ? Les célébrations nationales organisées en 1827 constituent le début d’une carrière posthume à laquelle aucun musicien n’a été convié à ce point. La multiplication des hommages officiels, discours et articles de revue, des biographies (la toute première, bâclée à grands coups d’anecdotes imaginaires, était destinée à recueillir des fonds pour un monument à Haydn !), des portraits sur son lit de mort, des masques mortuaires... annonce la couleur. Les souvenirs s’arrachent comme des reliques et ne se satisfont pas des objets du quotidien : des boucles de cheveux, des bouts de tissu, des photographies de son crâne prises lors de sa première exhumation s’y ajoutent ! Et bien sûr les manuscrits, dont on découvre qu’un des grands collectionneurs fut Stefan Zweig, qui avait dans sa collection les brouillons de la sonate pour Hammerklavier — un des rares manuscrits originaux présents dans cette exposition.
          Mais c’est dans les années 1830, très tôt donc, que se constitue l’image d’Épinal. Beethoven devient le prototype du musicien romantique, prophète d’un monde nouveau et spirituel, invoqué comme un saint, recevant directement l’inspiration du ciel, sans concession avec le monde. On le constate jusque dans la forme de l’iconographie qu’il développe : une stupéfiante gravure se compose à la fois selon la structure quadripartite qu’il a donnée à la symphonie en y ajoutant un scherzo et selon la forme d’un retable d’église ! Les plus grands artistes, en moins de deux siècles, ont confectionné cette légende dorée, jusqu’à saturation. Une salle consacrée aux musiques de films qui ont utilisé ses thèmes en fait foi, ainsi que les collections de livres faisant directement allusion à lui ou à ses œuvres (La symphonie pastorale de Gide, La sonate à Kreutzer de Tolstoï et bien sûr le Jean-Christophe de Romain Rolland...), de compositions musicales reprenant ses thèmes, de monuments érigés dans toutes les villes du monde, de tableaux, sculptures qui le mettent en scène...
          Quelques hommages étonnants se dégagent de cet incroyable ensemble. Le film d’Abel Gance, Un grand amour de Beethoven (1936) est utilisé dans plusieurs salles pour évoquer les moments les plus forts de sa vie imaginaire : l’inspiration de l’Appassionata, la découverte de la surdité, et surtout la mort  rythmée par un requiem composé sur la musique de la sonate au clair de lune ! Une eau-forte de Kolb incarne le Baiser au monde entier de la IXe par un couple nu enlacé dans la chevelure emmêlée du compositeur. Le film irrespectueux mais stimulant Ludwig van de Maurice Kagel qui, au lendemain de mai 68, met en scène une visite ridicule de la maison natale par un guide harnaché d’un uniforme pompeux face à un visiteur dont on ne voit que les bas de soie et la main garnie de dentelles... Sans oublier les triturations de la musique contemporaine (par exemple du Cosa Nostra Klub en 2007) et l’inévitable Orange mécanique, qui utilise l’hymne à la joie dans une transposition... mécanique : il s’agit de la première mélodie vocale utilisant un vocoder.
          La surdité, à laquelle est consacrée toute une salle, fait partie intégrante de l’image construite après sa mort. Elle lui aurait permis d’entendre l’inouï, d’être à l’écoute de sa voix intérieure, sinon de Dieu, ou de la « musique des anges », ose Abel Gance. « Ce sourd entendait l’infini », écrit Victor Hugo, n’hésitant pas à parler d’une « transparence de la surdité ». La surinterprétation de sa maladie a parfois un côté odieux : « Que lui importe l’absence d’organe, le verbe est là, toujours présent », conclut Hugo. Face aux instruments barbares qu’il a utilisés pour tenter de percevoir un son, aux carnets de conversation, au Testament d’Heiligenstadt, cet enthousiasme artificiel a quelque chose de révoltant. L’évocation la plus pudique est peut-être une œuvre de Samuel Aden, Silence en mi majeur, qui utilise l'écoute solidienne, par transmission osseuse des vibrations, pour nous faire entendre une sonate de Beethoven « de l’intérieur », en appuyant son menton contre une simple barre métallique. On se souvient alors que le compositeur avait recours à une baguette de bois tenue entre ses dents et posée sur le piano pour tenter d’entendre ce qu’il jouait.
          Du moins dans les anecdotes de la légende dorée... Qu’en était-il en réalité ? La seule salle consacrée à sa vie, à travers les images d’Épinal qu’elle a inspirées, démonte impitoyablement les inventions glorifiantes ou significatives qui l’ont ponctuée, de l’enfance misérable au triomphe de la IXe. Le cliché le plus significatif vient de Goethe lui-même, qui a parlé, lors de leur unique rencontre, d’un personnage « indompté » — l'écrivain de cour pouvait-il s’entendre avec le musicien sourd, malgré leur admiration mutuelle ? Le terme, décliné à l’infini, a imposé l’image d’un compositeur revêche, à la chevelure emmêlée, au sourire rare, au caractère bourru, à la brusquerie légendaire...
          Plus étrange, quoique indispensable, est la salle consacrée à l’utilisation politique de cette figure mythique. Elle a traversé tous les camps, depuis Hitler utilisant l’hymne à la joie pour l’inauguration des jeux olympiques de 1936 jusqu’à l’interprétation du même air par une fanfare navajo ! Et bien entendu son adoption comme hymne de l’Union européenne. Bien sûr, la position politique de Beethoven est bien connue, sa farouche hostilité au despotisme, son désir de liberté, son désir d’universalisme dans l’hymne de la IXe ou son hommage à la révolte triomphante dans Fidélio, mais faut-il pour cela chercher en lui une conscience politique moderne, une « licence pour passer à l’action » qui serait constitutive de ses œuvres ? Ce sont leurs utilisations, plutôt, qui ont imposé cette vision stimulante, mais gauchie de son œuvre. Un clin d’œil bienvenu, à la fin de cette salle, montre Lénine se demandant si l’avenir ne réside pas dans la musique de Beethoven plutôt que dans la révolution...
          Pour évoquer le mythe d'un grand compositeur, la musique est bien entendu essentielle. Les écouteurs (gratuits) le sont tout autant, car non seulement ils ne rechignent pas devant les extraits d'œuvres, mais ils sont nécessaires pour synchroniser son et images des films, pour déchiffrer les lettres exposées ou entendre des extraits des livres. Il est cependant conseillé de ne pas s'encombrer des commentaires particulièrement débiles de l'exposition, à moins, bien sûr, qu'on n'ait pas conscience que les musiciens du XIXe siècle, ne disposant pas de MP3, étaient contraints de jouer sur de vrais instruments (version adulte, précisons-le).
         Et surtout, il est conseillé aux amateurs de Beethoven de se munir de bouchons d'oreille. Certes, la musique doit s'entendre, mais pas en boucle dans une salle où l'on peut passer une demi-heure et sans séparation avec les voisines. Je recommande en particulier la salle 3, où l'on a droit conjointement à la marche funèbre de la VIIe, à l'hymne à la joie de la IXe et aux trois coups de la Ve, auxquels ont peut ajouter, si le cœur nous en dit, la sonate pour Hammerklavier dans les écouteurs. Il y a de quoi être dégoûté pour le restant de ses jours de Beethoven. On songe au supplice raffiné d'Orange mécanique... Il aurait été si simple, et plus efficace, de limiter la musique aux écouteurs, ou d'insonoriser les salles.

Insolite : Parmi les réutilisations politiques de Beethoven, la célèbre chanson diffusée pendant la guerre pour faire espérer la victoire, avec le geste de Churchill ouvrant les doigts en V. Le V de la Victoire et de la Ve symphonie se chantait sur le premier mouvement. Les paroles complètes sont exposée avec des souvenirs de l'utilisation de ce geste simple.

La chanson diffusée durant la seconde guerre mondiale par la propagande britannique sur la Ve symphonie
du 14 octobre au 29 janvier 2017 à la Cité de la Musique (Paris)

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L'armée Terracotta

Terracotta
          La découverte à Xi'an, ancienne capitale de la Chine, du gigantesque mausolée du premier empereur est un des événements majeurs de l'archéologie à la fin du XXe siècle. Mis au jour par hasard, en 1974, le mausolée est une cité impériale en réduction : les soldats, les acrobates, les fonctionnaires, les animaux, les lieux de délassement ou d'administration sont entassés sur plus de cinquante km2, plus de 8000 personnages reproduits en grandeur nature,un à un, tous les visages étant différents. Cette armée de terre cuite a fasciné un riche joailler allemand, qui a fait reproduire 250 pièces grandeur nature authentifiées par le gouvernement chinois. Pour ceux qui ne peuvent entreprendre le voyage jusqu'à Xi'an, cette collection donne un bon échantillon du mausolée. À l'heure où un industriel chinois vient de déposer les calissons d'Aix, il est réconfortant de voir que l'Europe peut aussi fabriquerdu faux chinois.
          Immersion donc dans cette armée de terre cuite : les deux salles reconstituant les fosses (une en taille réduite, l'autre grandeur nature) sont sans conteste les plus spectaculaires de la visite. Un peu d'imagination nous permet de multiplier par soixante le trajet pour nous faire une vague idée de l'ensemble... Et le contraste est saisissant quand on débouche sur la dernière salle, contenant, tout seul et tout aussi reconstitué, le trône de l'empereur.
          C'est le côté moral indispensable à une exposition moderne. Qin Shi Huang Di (259-210 av. J.C.) a beau avoir été le grand unificateur des sept royaumes, le constructeur de la grande muraille, le visionnaire qui a stabilisé la monnaie, l'écriture, les poids et mesures, les frontières, c'était un parfait autocrate qui a tué à la tâche, pendant quarante ans, 700.000 hommes pour ériger son seul tombeau. Honte sur lui. Mais cela ne nous empêchera pas d'admirer son œuvre. Très morale, aussi, la leçon de l'Histoire : la première dynastie chinoise fut la plus courte et s'acheva avec le fils de Qin Shi Huang Di, qui ne parvint pas à mater une révolte. Le premier empereur n'aura régné que onze ans et son fils trois... Si on calcule bien, il aura fallu presque trois fois la durée de la dynastie pour ériger le tombeau.
          L'autre impératif muséographique est didactique. Avant d'accéder aux fausses fosses, on apprendra tout de l'unification de la Chine (impressionnante série de monnaies qui montrent la diversité antique, la stabilité des monnaies rondes à trou carré entre le IIIe siècle avant notre ère et le XIXe après, et l'arrivée des monnaies de type occidental dans les années 1850) ; on apprendra tout des armes qui ont permis la conquête des six autres royaumes, des techniques de cuisson des statues, des pigments colorés qui les rehaussaient... Et qui se sont tous volatilisés en quelques minutes au contact de l'air lors de leur exhumation. Enfin, on apprendra tout si l'on maîtrise l'allemand, langue de base des explications données.
          Le visiteur attentif pourra alors détailler les expressions personnalisées des guerriers, leurs attitudes, leurs statut social symbolisé par la confection de leur chignon, s'amuser des moustaches en guidon d'un cocher ou des cornes complexes d'un général... Le plus impressionnant reste quand même cette cohorte muette aux yeux si calmes et sans pupille, aux gestes paisibles, arrêtés pour l'éternité et qui se pressent, en silence, hommes de terre cuite dans leurs fosses de terre crue, à veiller sur un empereur dont on n'a pas encore osé ouvrir la tombe.
         

Insolite : un tigre de reconnaissance, semblable aux tessères d'hospitalité de l'antiquité greco-romaine : le messager et le général en possédaient chacun la moitié, et l'ordre d'engager le combat ne pouvait être donné que lorsque celles-ci correspondaient parfaitement.

Tigre de reconnaissance
du 23 décembre 2016 au 23 avril 2017, gare des Guillemins (Liège)

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Oscar Wilde, L’impertinent absolu

Salomé
          Grand succès pour l’exposition Oscar Wilde ! Écrivain de talent, martyr de la cause gaye, pèlerinage obligé du Père-Lachaise, modèle du dandy, croustillant de bons mots, de petites vacheries et de vastes scandales : mort ou vif, il a tout pour déplacer les foules. On n’est pas déçu : tout y est. Un peu déçu tout de même : tout est attendu. L’exposition est déclinée en grands thèmes de façon assez convenue. Enfance et formation, papiers et objets personnels, conférences et amitiés littéraires, procès et déchéance... Une expo très British, dans un adorable fouillis de pièces précieuses et minuscules artistiquement agencées au sein d’un décor étudié. Rien n’y manque : les manuscrits des livres les plus célèbres, les cahiers d’étudiants, les lettres à ses parents ou aux plus grands écrivains de son temps, la mèche de cheveux de sa sœur, les aquarelles du dilettante, et jusqu’à la carte de visite injurieuse déposée à son club par lord Queensberry, le père de son amant, incapable d’orthographier correctement le mot « sodomite » ! Tout cela a existé, et tout est là, sous nos yeux, comme pour attester de la réalité du mythe. Ne boudons pas notre plaisir, y compris un peu voyeur : l’expo est comme un repas de Noël où la certitude de retrouver le foie gras, la dinde et la bûche n’empêche nullement de les déguster.
          Et puis, il y a quelques beaux moments. Il est difficile de rendre l’esprit de Wilde, ces formules à l’humour corrosif qui tiennent lieu de raisonnement et qui s’évanouissent dès qu’on en a goûté le sel. Il est superbement mis en scène en deux salles où les formules lapidaires du critique côtoient, sans autre, les tableaux qui les ont inspirées. Wilde critique artistique était redoutable, ouvertement partial, d’un goût qui n’est plus le nôtre — mais il avait l’œil. En deux lignes, il exalte ou assassine. Un concentré d’humour anglais : « Il est difficile de s’intéresser humainement à cette paysanne égyptienne » — « La représentation de quelques vases de métal est un bon morceau de peinture » — « Ce qu’il y a de mieux dans ce tableau est un pommier » — « M. Tissot met un âpre dédain du scrupule à peindre d’une façon dépourvue d’intérêt des objets dépourvus d’intérêt »... Et ce n’est pas faux. L’exposition est une ouverture originale sur la peinture anglaise de la fin du XIXe siècle, des préraphaélites aux modernistes.
          La partie la plus drôle est sans doute la tournée en Amérique, où Wilde, jouant à l’esthète dans ses tenues extravagantes (culotte et bas de soie, tournesol à la boutonnière...) prend un malin plaisir à choquer et séduire un public de bourgeois ou d’ouvriers... qui le lui rend parfois avec humour. Le succès est tel que ses photographies, par Napoléon Sarony (le Nadar américain) s’arrachent comme des petits pains... et finissent, détournées, sur des affiches publicitaires. Voilà notre esthète international sollicité à son insu pour vanter les vertus d’un embellisseur de poitrine ! À tel point que Sarony finit par déposer plainte, obligeant à élargir à la photographie la législation sur le copyright. Découvrant avec ravissement l’interview (genre encore inconnu en Europe), Wilde sait se vendre et se fait connaître alors qu’il n’a pas encore écrit ses œuvres les plus célèbres.
          De celles-ci, c’est Salomé qui est le plus et le mieux illustrée, et la salle qui lui est consacrée est sans conteste un des centres d’intérêt de cette exposition, en particulier par les extravagantes estampes d’Aubrey Beardsley, alors âgé de vingt ans, dont les plus audacieuses furent censurées par son éditeur, mais qui réussit par un symbolisme obvie, des sous-entendus évidents, des détails imperceptibles, à dégager un érotisme plus sensuel que les innocents appareils génitaux qu’il dut cacher sous une feuille de vigne. Lui a-t-on fait châtrer un Priape ? On n’a pas remarqué la tunique déformée par une vigoureuse érection. Voile-t-on une poitrine découverte ? On oublie les chandeliers terminés en glands décalottés. Un geste explicite brave-t-il les ciseaux d’Anastasie ? On ignore les mains qui se perdent entre des entre des cuisses peu virginales. Les courbes sinueuses, les grands à-plats noirs ou blancs, les poses hiératiques font par ailleurs de ces planches un chef-d’œuvre précurseur de l’Art Nouveau.
          Et viennent enfin les salles consacrées à la Passion selon saint Wilde. Des documents plus que des œuvres d’art, mais précis, révoltants, émouvants. Wilde s’est enferré lui-même dans le piège qu’on lui tendait — c’est lui qui intente en premier un procès en diffamation contre lord Queensberry, qui n’a guère de mal à démontrer le bien-fondé de ses propos, exposant ainsi Wilde à une accusation pour « actes indécents ». Mesurant mal l’exemple que l’on entend faire, il répond par l’humour. A-t-il embrassé le jeune Walter ? « Oh non, jamais, jamais ! C’était un garçon singulièrement quelconque ! » Du moins l’adorait-il ? « Je n’ai jamais adoré que moi-même. » Les juges avaient moins d’humour que la gentry londonienne ou que les mineurs américains... D’autant que le fils aîné de lord Queensberry était mort peu avant dans des circonstances mystérieuses après s’être compromis avec le premier ministre en exercice. Le scandale Wilde a peut-être servi à en cacher un autre. Toujours est-il qu’il écopa de la peine maximum, deux ans de travaux forcés (sans pouvoir lire ni écrire), dont il ressortit brisé, malade, déconsidéré, ruiné. Lui qui était fier d’abandonner un à un ses noms au fur et à mesure de la célébrité (il a signé Oscar Fingal O’Flahertie Wills Wilde et espère être bientôt connu comme The Wilde) perd jusqu’à son nom, que ses éditeurs n’osent plus imprimer sur ses livres. La Ballade sur la geôle de Reading paraît sous son simple matricule, C3.3. et son théâtre mentionne simplement « Par l’auteur de l’Éventail de lady Windermere ». Prélude au silence qui s’établit longtemps sur son œuvre dans l’Angleterre post-victorienne. Alors, cette exposition n’aurait-elle que le mérite de rappeler un nom victime d’une injuste damnatio memoriae, elle a toute sa raison d’être.

Insolite : La toilette de Salomé a été censurée par son éditeur à cause de la poitrine dénudée de la jeune femme. Mais il n'avait pas remarqué que celle-ci trouvait un formidable écho dans les plis de la tunique de son coiffeur, que les Fleurs du Mal et la Terre de Zola figuraient dans sa bibliothèque, et que le jeune adorateur, à gauche, fourrageait on ne sait pourquoi entre ses cuisses.

La toilette de Salomé, estampe censurée d'Aubry Beardley pour la pièce d'Oscar Wilde, 1893, publiée en 1906
du 28 septembre 2016 au 15 janvier 2017, Paris, Petit Palais

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Albert Besnard, Modernités Belle époque

Besnard
          Après avoir boudé durant un siècle ses académistes, la France les redécouvre avec un demi malaise. Comment défendre ceux à qui l’Académie, le Prix de Rome et les Salons ont ouvert la voie à tous les honneurs face aux illustres « refusés », symbolistes, nabis, impressionnistes, pointillistes, puis fauvistes et cubistes, auxquels on continue à vouer un culte justifié ? Il faut essayer de modifier notre regard, de voir « autrement », « malgré », parler d’injustice, de modernisme incompris, d’audaces qui échappaient aux contemporains, de scandales, même ! Tout cela fonctionne-t-il ? À moitié. Bien sûr, on trouvera chez Besnard, comme chez ses confrères, cette note d’angoisse, d’humour, de génie, qui contrebalance l’abus qu’il fit de son indéniable talent. Mais cela laisse surtout l’impression d’un grand gâchis artistique lorsque tout est misé sur la carrière. Car il y a des œuvres, ou de petits bouts d’œuvre, à couper le souffle dans cette exposition, et cela seul mérite un peu plus que les quelques visiteurs arrachés à sa voisine à succès, l’exposition Oscar Wilde.
          Besnard a mis les mains dans l’académisme comme d’autres dans le cambouis. Deux fois académicien (Académie des Beaux-Arts et Académie française), directeur de la villa Médicis et de l’École des Beaux-Arts, il fut le premier peintre pour qui furent organisées des funérailles nationales. Quelle indignité ! Un film qui fait son portrait dans les années 1910 se contente de le montrer jouant avec un petit chien qui met en évidence sa colossale stature. Quelle indécence ! Comment trouver dans cet édifice de suffisance la faille où, comme les racines du lierre, s’insinue la fibre artistique ? Chacun aura sa porte d’entrée. Pour moi, c’est un regard de petite fille. En 1883, dans un séjour à Londres suivant immédiatement son passage à l’académie Médicis de Rome, il grave à 34 ans une eau-forte intitulée La fin de tout. Un vieil homme meurt, le visage émacié par l’agonie, et à quelques centimètres à peine de son visage, une femme cherche anxieusement son dernier regard tandis qu’elle cherche fébrilement son pouls. De ce regard, que pouvons-nous savoir ? Mais il a un écho, une petite fille au pied du lit, qui fixe le spectateur dans les yeux, comme un embrayeur visuel, et nous happe à l’intérieur du tableau. Deux petites billes terrifiées qui vrillent le passant comme un appel de détresse. Au-dessus de sa tête, une chandelle illumine la scène comme un fanal d’espoir, mais ni la femme ni la fillette ne peuvent la voir. Le mort, peut-être, mais il est mort, n’est-ce pas ? Cette fin de tout, impitoyable, est l’œuvre la plus forte de l’exposition. Non, rien d’académique. Mais... d’où vient-elle ?
          Trois ans plus tôt, la IIIe République dote Paris de mairies à la pelle, qu’il s’agit de décorer. Besnard, peintre en vogue, est de tous les projets. Pour le XIXe arrondissement, il conçoit une salle des mariages ornée des quatre âges de la vie figurant les quatre saisons. Et quand nous arrivons à l’hiver, surprise ! on retrouve notre dialogue d’agonie avec la fillette en témoin muet. Mais quelle douceur dans la composition, dans la lumière tamisée, quel apaisement dans cette vision de la mort ! Et surtout, la fillette ne joue plus à l’embrayeur visuel aguichant le spectateur : elle regarde le mourant, presque curieuse, nullement inquiète, en tout cas. Nous ne sommes plus concernés. Ce n’est plus notre mort qui nous saute au visage. D’autant que, dans une construction complexe reprise dans les quatre tableaux, les âges des la vie sont peints « en abisme », comme des tableaux accrochés à un mur et contemplés par les allégories des saisons, ce qui augment encore la distance par rapport au spectateur. En l’occurrence, pour l’hiver, un cistercien se chauffe les mains à une sorte de brasero en contemplant l’agonie, à laquelle il confère une incontestable dimension religieuse, ou du moins consolatrice. La fin de tout est une bonne mort dans la tradition des artes bene moriendi médiévaux. Cela ne veut pas dire que Besnard n’ait pas d’angoisse, ni de génie pour les traduire en œuvres d’art, mais il sait aussi comment les utiliser pour transmettre dans un lieu public une morale officielle. C’est cela, construire une carrière.
          C’est cela que l’on retrouve dès son grand prix de peinture. Un sujet outrageusement mythologique, la mort de Timophane, tyran de Corinthe. Une composition scrupuleuse, une construction mathématique qui assigne au moindre accessoire sa place précise. Les parallélismes, les oppositions, les diagonales porteuses, les congruences, divergences et convergences, avec des bouquets de métaphores iconiques, des contrepoints, des contrejours et des clairs-obscurs délicieusement caravagesques vous éclaboussent le spectateur au passage comme une giclée d’adolescent puceau. « Voilà ce que je sais faire ! » Cela pue l’école à vingt pas. Et pourtant, le frère de Timophane, commanditaire du meurtre, enveloppé au premier plan dans un grand manteau noir, est bouleversant de sentiments confus. « Voilà ce que je pourrais faire. »
          Voilà ce qu’on aurait aimé, aujourd’hui, qu’il fît. Mais nous n’avons pas à juger des goûts d’une époque et des priorités d’un artiste. Besnard a été le peintre adulé de la belle société parisienne. Il a peint (avec justesse, émotion, et même, par moment, scandale !) les portraits de toute la haute bourgeoisie. Il a plafonné les édifices publics, théâtres, mairies, et jusqu’au Petit Palais, ce qui justifie pleinement cette exposition ! Il a su épouser les goûts de son temps, donnant à la Société des peintres orientalistes des explosions de couleurs chaudes retour d’Inde, et à la Société des pastellistes français des portraits d’une délicatesse infinie. Le tout très beau. Ses obsessions de jeunesse ont même fait l’objet d’une commande. Un collectionneur lui demande vingt-six eaux-fortes sur le thème de la mort, dans lesquelles un squelette se mêle à la vie quotidienne. Le résultat est inégal, mais surprenant, entre ironie et répulsion, poésie et image d’Epinal. On voit passer du Goya, de l’Ensor, du Rops, mais sans le coup de folie qui transfigure un sujet imposé. Pourtant, la Mort au vaste filet recueillant les noyés ne manque pas de panache, et la jeune fille faisant la révérence à la Mort princesse sous l’œil épanoui de sa mère, dans une présentation officielle, ne manque pas d’un humour grinçant. Mais dans les vingt-six gravures manque décidément le regard hagard de la petite fille de 1883. Dans Le chef-d’œuvre inconnu, Balzac évoque un peintre qui, à force de retravailler son unique tableau, finit par le gâcher, à l’exception d’un pied, absolument parfait, qui donne une idée abyssale de ce qu’il a pu faire. L’œil de la petite fille restera pour moi le soulier de Balzac dans la production de Besnard.

Insolite : Dans La mort de Timophane, l’assassinat du tyran de Corinthe est traité de façon très académique, dans une construction rigoureuse entre les assassins et leur victime. Mais à l’écart, Timoléon, son frère, commanditaire du crime pour le bien de la démocratie, est tiraillé entre ses sentiments, remords, affection fraternelle, devoir accompli. Sa haute silhouette sombre, à l’avant-plan, absorbe toute la lumière.

La mort de Timophane, tyran de Corinthe, 1874, huile sur toile, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts. du 25 octobre 2016 au 29 janvier 2017, Paris, Petit Palais

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Soulèvements

Léon Cogniet
          J'aime les expositions de Georges Didi-Huberman : développant un concept avec rigueur, elles nous invitent à regarder différemment des œuvres que nous croyons connaître... et beaucoup que nous ne connaissons pas. Le concept, ici, est celui du soulèvement, qui ne se réduit pas à celui d'insurrection, puisqu'il doit aussi s'entendre au sens propre : les forces physiques, corporelles, mentales, sociales qui nous élèvent symboliquement ou physiquement. On voit tout de suite les poings levés, les slogans à voix haute, les barricades élevées en hâte. Mais il n'y a pas que cela. Pour l'iconologue, il y a les jeux de plume de Victor Hugo, dont les barbes trempées dans l'encre forment de curieux envols (mais la plume n'est-elle pas faite pour s'envoler ?), les tourbillons de poussière sur la table de Marcel Duchamp, photographiés par Man Ray comme un paysage aérien, un sac en plastique rouge flottant sans un ciel bleu et rebaptisé Patriot par le photographe Dennis Adams... La forme est interrogée autant que le concept.
          Ce déchaînement des éléments change la perception des œuvres. L'imagination, l'art, la poésie ne peuvent-ils, comme la foi, soulever des montagnes ? « Dada soulève tout », disait Tristan Tzara. On porte alors un autre regard sur les dessins d'Henri Michaux (que soulève-y-il en nous ?) ou ce long ruban rouge de Roman Signer qui se déroule lentement sur une soufflerie (2005). Les œuvres parlent par leur simple juxtaposition. Le marteau (brisé) avec lequel Antonin Artaud martelait sa diction côtoie le Crépuscule des idoles de Nietzsche (« Comment philosopher à coups de marteau ? ») tandis que sur une vidéo, un poing s'abat en rythme sur la table en bouleversant un verre de lait... Des poings se lèvent devant le tableau de Picasso exposé à Guernica et devant le Christ de Matosinhos : disent-ils la même chose ? Aucune interprétation ne nous est suggérée pour ces choix du commissaire : les concepts qui ont été définis en début d'exposition n'ont qu'à nourrir notre imagination.
          Celle-ci est parfois brutalement sollicitée, lorsque les machines à mots de Bernard Heidsieck côtoient les livres de chair d'Artur Barrio, dont les pages ont été taillées dans la viande crue : on pense (ou non) à la différence que Bernard Noël établissait entre la censure et la sensure, la suppression violente des mots (« ferme ta gueule ») et leur neutralisation dans la logorrhée privée de sens (« cause toujours »).
          Les éléments soulevés nous ont fait peu à peu passer aux gestes, puis aux mots du soulèvement. Nous sommes prêts à entrer dans le conflit, la répression, la déploration. L'art et le témoignage ici se répondent. Aux essais de plume de Victor Hugo fait écho la pétition qu'il a lancée contre la peine de mort. Certains de ces témoignages plus historiques qu'artistiques sont émouvants, racontant les vains soulèvements contre la force triomphante : graffitis sur des murs de prison, planches de contact de chambres à gaz photographiées par des détenus, daguerréotype d'une palissade de 1848 — sans doute la plus ancienne photo d'actualité... L'œuvre d'art, à leurs côtés, donne un autre type de frisson, mais aussi fort. Pour symboliser l'évasion d'un torturé, Mirò se contente de deux séries de traits, rouges et bleus, qui, sur le fond  blanc, forment un sanglant drapeau français.
          Mais l’exposition n’a pas voulu se clore sur une note aussi macabre. Une dernière salle, intitulée « Par désirs (indestructibles) » nous invite à méditer sur la permanence du soulèvement au-delà de la répression. Et comment incarner mieux ce désir que par celui des migrants en quête du monde occidental ? Un court film d’Enrique Ramirez, Passer un mur (Cruzar en muro, 2013), est de ce point de vue bluffant. En isolant des détails (des chaises, une porte, un mur, des personnages en buste...), il donne l’illusion d’un monde fermé et hostile qui refuse les migrants, dans un balancement de la caméra qui suggère à peine que nous sommes sur un bateau. Un traveling arrière nous montre alors un radeau sur lequel a été construit le décor de fortune : un simple pan de mur et quelques chaises. Le désir indestructible est là, il soulève le radeau sur la mer.

Insolite : Léon Cogniet, après les "Trois glorieuses" de 1830, représente le drapeau français en trois mouvements — ou soulèvements ! Le drapeau blanc des Bourbons ; déchiré, il laisse apparaître le ciel bleu ; déplié, il révèle un pan rouge de sang.
Léon Cogniet, Les drapeaux, 1830, huile sur toile,
Orléans : musée des Beaux-Arts.

Jeu de Paume (Paris), 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017

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Rembrandt intime

Ecce homo
Ecce homo, horloge
          On ne se lasse pas de voir des tableaux de Rembrandt. De les voir de près, de les détailler dans de bonnes conditions, de les comparer. Et l'on sait toujours gré à un musée d'organiser une rétrospective, même limitée. Le musée Jacquemart-André était tout désigné pour celle-ci : il conserve dans ses collections permanentes trois tableaux représentatifs de trois périodes de la vie du peintre, dont, sans doute un des plus beaux de tout son œuvre, les pèlerins d'Emmaus peints dans un clair-obscur dramatique en début de carrière. Les organisateurs ont réussi à réunir une cinquantaine d'œuvres, dont une vingtaine de tableaux, issus de collections prestigieuses, le Metropolitan de New York, l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, la National Gallery de Londres, le Rijksmuseum d’Amsterdam, le Kunsthistorisches Museum de Vienne, le Louvre ou la fondation Custodia. Beaucoup d'œuvres connues, et quelques chefs-d'œuvre incontestés, notamment dans les portraits de la maturité. Peu de réelles découvertes, mais elles sont d'autant plus appréciables. Un petit tableau de Berlin montre l’homme riche absorbé par l'examen d'une pièce d'or à la lueur d'une chandelle, dans un amas de sacs et de livres de compte : on entrevoit à peine la pièce entre ses doigts, à contre lumière, mais son regard scrutateur, sa bouche entrouverte, en font une convaincante étude psychologique. Quelques traits d’encre hâtifs font vivre, à peine esquissée, une marchande de crêpes au regard las, épaules tombantes, observant un client farfouillant dans sa poche dans la crainte de n'y rien trouver. Au fond d'un tableau de jeunesse assez maladroit, évoquant une scène historique non identifiable, on découvre un minuscule autoportrait à demi caché par le sceptre d'un roi retombé pour sa part dans l'anonymat ! De petits régals qu'on prend le temps de savourer.
          On prend aussi le temps de comparer les états successifs d'une même gravure, que Rembrandt retouchait fortement entre deux tirages. Dans un Ecce homo imposant, entre le deuxième et le septième état, la foule a été remplacée par les deux gouffres d'immenses soupiraux, entre lesquels un homme abattu semble résumer toute la misère du monde. Un autre Ecce homo montre, dans sa version peinte, des silhouettes à peine esquissées auxquels la gravure donne vie et visage, tandis que d'autres détails, comme une horloge monumentale et anachronique, curieusement chiffrée à l'envers, ont disparu... Ici aussi, on prendra le temps de savourer...
          L'exposition, chronologique, est centrée sur l'évolution du peintre, qui épure peu à peu son œuvre des détails anecdotiques et des effets dramatiques du clair-obscur pour se concentrer sur l'analyse psychologique et la qualité de la matière. Excellente idée, puisque les trois tableaux acquis par les époux Jacquemart-André se situent à trois moments clés de sa carrière : les années de recherche aux effets spectaculaires à l’instar d’un Caravage des brumes (les Pèlerins d’Emmaüs, 1629), le succès du peintre des riches amstellodamois (Portrait de la princesse Amélie de Solms, 1632), et la maturité apaisée des dernières années (Portrait du Docteur Arnold Tholinx, 1656). En revanche, on comprend mal le titre accrocheur de l'exposition, "Rembrandt intime", que ne suffit pas à justifier une petite pièce qui veut nous faire pénétrer "dans l'intimité du dessin". Certes, il a peint ou gravé son père, sa mère, ses compagnes et son fils Titus. Mais les portraits officiels, les scènes de genre ou bibliques sont bien plus nombreux dans l'exposition et, pour beaucoup, préfèrent le monumental à l’intime. Fort heureusement, les commissaires n'ont pas cherché à décliner artificiellement ce thème accrocheur et se sont concentrés sur un panorama rapide, mais pédagogique de l'évolution du peintre.

Insolite : Une monumentale horloge chiffrée à l'envers (le 6 au haut du cadran) a été supprimée en passant du tableau à la gravure. À quelle heure s'est tenu l'Ecce homo ?

Ecce homo, 1655, Pointe sèche sur papier - Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. CB-13 Ft 3.
détail de l'horloge : grisaille préparatoire à la gravure, 1634, Londres, National Gallery

Du 16 septembre 2016 au 23 janvier 2017. Musée Jacquemart-André, Paris.

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Pascal, le cœur et la raison

Tourniquet janséniste           Chaque année, il y a des expositions attendues, en fonction des commémorations nationales : celles qui ne répondent pas aux diktats calendaires sont d'autant mieux venues, car elles semblent nées d'une passion. On ne voit pas trop ce qui justifie une exposition sur Pascal (1623-1662), sinon le simple plaisir de le redécouvrir. Nous en avons tous des souvenirs scolaires : le pari, les deux infinis, les raisons du cœur, le nez de Cléopâtre, l'abîme pascalien... Mais comment était le personnage ? L'exposition tente de le cerner à partir de trois mots issus de sa conception de l'homme – une adaptation, en fait, du vieux ternaire augustinien : le corps, l'esprit, le cœur. En l'occurrence : la vie, la pensée mathématique, la foi.
          L'option n'est pas évidente à tenir, car les trois domaines sont étroitement intriqués. Sa vie est faite de découvertes et d'applications de principes mathématiques, et sa foi même tient en partie de ses calculs de probabilité. L'autre difficulté, c'est que les pièces directement liées à Pascal sont rares, et bien connues. Certes, elles justifient l'exposition et valent à elles seules le déplacement : un exemplaire original de la fameuse machine à calculer, lointain ancêtre de l'ordinateur ; l'original du mémorial écrit durant sa crise mystique, ainsi que la copie (l'original étant perdu) de celui qu'il a gardé jusqu'à sa mort cousu dans ses vêtements ; les innombrables notes autographes qui constituent les Pensées ; le masque mortuaire... C'est à peu près tout. De Pascal, on n’a conservé aucune lettre, aucun manuscrit autographes. Pas un portrait réalisé de son vivant, tous s'inspirant du masque mortuaire. Aucun objet personnel, rien qui le fasse un peu revivre.
          Pour pénétrer plus avant dans sa personnalité sans (trop) recourir aux livres des contemporains ou à l'artifice d'œuvres de la même époque qui donnent l'esprit du temps (deux gravures de Rembrandt, un  tableau de Philippe de Champaigne, une lettre de madame de Sévigné...), le recours à l'image animée est nécessaire. Et la réalisation ingénieuse et didactique de la B.n.F. doit être saluée. Grâce à des écrans interactifs (ou non), si l'on veut en prendre la peine, on comprend les enjeux des triangles pascaliens, les difficultés d'édition des Pensées ou la logique du réseau de transports urbains qu'il a imaginé ! Ce n'est pas la moindre surprise, pour le néophyte, de découvrir ces cinq lignes de carrosses à 5 sols, à arrêts fixes, qui sillonnent Paris à horaires déterminés et dont trois font arrêt... près de son domicile ! Le projet, novateur, sera abandonné à sa mort.
          Il est sans doute banal de parler de la modernité de la pensée d'un grand homme. Rarement pourtant le cliché a été aussi approprié. Être à la foi l'ancêtre des réseaux de métro et de l'ordinateur, concevoir le monde comme un double infini, dans l'infiniment grand comme dans l'infiniment petit, utiliser la religion comme arme politique : on se demande plus d'une fois comment notre monde aurait accueilli son génie. Pour son époque, la réponse est claire. Mise à l'index des Provinciales, recomposition d'un portrait (aussi bien l'image que la biographie) sous le contrôle de la famille, perte de ses papiers personnels – un hasard, vraiment, quand on voit la manière dont ont été défigurées les Pensées, en particulier le fameux passage sur le pari, devenu un simple "choix" dans la version autorisée par la famille... La confrontation des premières copies et des premières éditions est en cela convaincante. Certains passages n'ont été découverts qu'en 1962, trois cents ans après la mort de Pascal. Peut-être cela fait-il après tout partie de cet abîme qu'il voyait en permanence s'ouvrir à ses pieds, dans laquelle sa pensée a puisé sa force, et dans laquelle elle est retombée ?

Insolite : un jeu de tourniquet qui fait apparaître dans une fenêtre découpée les portraits affrontés d'un jésuite et d'un janséniste prêts à entamer une dispute – ici, Pascal et le père Escobat. On peut, quand on le souhaite, choisir d'autres champions pour un autre débat.
Jeu de tourniquet janséniste, première moitié du XVIIIe siècle, gravure sur cuivre, Paris, bibliothèque de la Société de Port Royal. Paris, B.n.F., site François Mitterrand, du 8 novembre 2016 au 29 janvier 2017.

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Les temps mérovingiens

Stèle-Autel
Stèle-autel
          Les temps mérovingiens sont un vivier de mythes populaires qui en donnent une image colorée et falsifiée. Le bon roi Dagobert avec son grand saint Éloi, le baptême de Clovis et le vase de Soissons. Les rois fainéants et les reines cruelles... Mais qu'y a-t-il derrière ces clichés venus de chansons populaires ou de légendes plus politiques que pédagogiques sur la fondation de la France ? Quelques clins d'œil nous rappellent que derrière les clichés, il y a eu des hommes. Dagobert, c'est d'abord un trône, réalisé par saint Éloi à l'époque où il était orfèvre, un trône si prestigieux qu'il en est devenu un nom commun. Il ouvre l'exposition, prêté par le département des antiques de la Bibliothèque nationale. Mais que ne nous dit-il pas ! Le prestige de l'empire romain, d'abord, car sa base est un siège curule imité de l'antique. L'itinérance de la royauté, ensuite, car il est entièrement démontable. Le mythe des temps mérovingiens, aussi, car il a été restauré à l'époque carolingienne, romane, et sous l'empire, lorsque Napoléon s'en est servi pour remettre les premiers insignes de la Légion d'honneur ! Chaque objet de cette exposition, intelligemment commenté, contient soudain toute une histoire.
          Le parcours est conçu de manière thématique plus que chronologique. On le sait : les trois siècles ici résumés sont tellement traversés de guerres, de meurtres, d'alliances, de divisions et de recompositions territoriales qu'il est impossible de privilégier une approche historique. L'arbre généalogique qui s'étend sur un pan entier nous en convainc d'un coup d'œil. Le parti pris thématique est poussé jusqu'à l'extrême, puisqu'une des pièces les plus prestigieuses de l'exposition, le sacramentaire de Gellone, apparaît dépecé dans toutes ses parties ! Ce précieux manuscrit du VIIIe siècle, sans doute dérelié pour restauration, est connu pour son iconographie alors révolutionnaire, faisant une place plus importante à la figure humaine, foisonnant d'initiales animales, proposant des innovations thématiques pour le territoire franc (peut-être la plus ancienne crucifixion avec perisoma d'origine française). D'une manière générale, la collection de manuscrits ici rassemblée est riche et représentative, et constitue pour l'amateur un des temps fort de l'exposition : psautier écrit en lettres d'argent sur parchemin teinté de pourpre (VIe siècle) ; le pentateuque d'Ashburnham, une des plus anciennes versions illustrées de l'Ancien Testament (VIe-VIIe siècle) ; le sacramentaire de Chelles, prêté par la bibliothèque vaticane ; des recueils d'Isidore de Séville, de Grégoire de Tours, de Frédégaire, de saint Jérôme... Si cette collection n'est pas la plus spectaculaire, elle est sans doute la plus curieuse : pièces sur papyrus, sceaux mêlés de cheveux royaux, sans doute pour affirmer la puissance du texte contenant des parcelles du corps royal, documents diplomatiques ou comptables, ainsi qu'une charte privée signée par dame Clotilde, au VIe siècle, preuve que les femmes mérovingiennes bénéficiaient d'un statut juridique supérieur à celui du droit romain, et pouvaient disposer elles-mêmes de leurs biens...
          Beaucoup d'objets présentés proviennent de sépultures. On est toujours aussi fasciné par les sépultures royales et par les décors cloisonnés rehaussés de grenats — même si les plus belles pièces, souvent conservées dans des musées étrangers, ne figurent pas à l'exposition. Mais ici aussi, les historiens font parler les pièces exposées, qui en deviennent touchantes. La tombe d'un jeune garçon contient des armes non pas miniaturisées, mais conçues pour sa taille, de même que les objets du quotidiens conçus pour son âge. La tombe de la reine Arégonde, de la fin du VIe siècle, a surpris par des pièces de vêtement qui n'apparaissent pas avant le VIIe siècle dans les tombes connues : peut-être une preuve que les modes étaient, hier comme aujourd'hui, lancées par les femmes en vue. Une croix pectorale est gravée de formules magiques païennes alternant avec de petites croix chrétiennes.
          D'autres objets sont surprenants par leur datation ancienne bien plus que par leur beauté. Des fragments de vitrail du VIIe siècle, découverts en 1999, nous obligent à reconsidérer l'histoire de l'art du verre, car certaines formes évoquent des représentations humaines (jambe, pieds...) et les couleurs sont variées. Les chausses (bas) en lin de saint Germain sont remarquablement conservées et s'apparentent à l'art copte par leur technique de tissage, qui ne sera pratiquée en Europe que six siècles plus tard. La chasuble de la reine Bathilde, lorsqu'elle a abandonné son palais pour se faire moniale, porte brodés des dessins de bijoux lui rappelant quotidiennement sa splendeur ancienne et les richesses qu'elle a quittées. Il faut prendre le temps de pénétrer dans l'histoire de ces objets pour les faire parler d'un monde méconnu, bien plus savant et organisé qu'on ne le croit hâtivement, dont la violence, bien réelle, doit être réintégrée dans un contexte plus vaste de sentiments exacerbés, de calculs politiques, de foi superstitieuse mais sincère.
          Le visiteur grincheux n'est pas pour autant sans regrets. Que (mis à part certaines pièces exceptionnelles), l'exposition soit restée très franco-française, quand l'Allemagne, la Belgique, la Suisse fourmillent de trésors mérovingiens. Que la richesse thématique n'ait pas été mise à profit dans une vaste rétrospective au Grand Palais. Que les panneaux soient ingénieusement conçus pour qu'on ne puisse pas les lire, sur des fonds colorés qui réduisent le contraste des caractères, à contrejour de spots puissants, les textes s'achevant parfois au niveau du sol... Mais le visiteur patient franchira ces obstacles, et le visiteur ébloui les oubliera vite devant la richesse des pièces exposées.
         


Insolite : Un cippe (stèle) romain dédié "à la tutelle de Cassis, dieu ou déesse" (tutelae charsitanae SDSD) a été reconverti en autel chrétien sur l'autre face, avant d'être inclus dans un mur du presbytère.
Autel. Provence, IIIe et VIe-VIIIe siècle. Calcaire.
Musée municipal de Cassis

Paris, Musée national du moyen âge (Cluny), du 26 octobre 2016 au 13 février 2017
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